Introduction : Actes du colloque « En quête de terrains : l'art de croiser les gens », 30 novembre 2024

Le terrain comme espace de responsabilité politique

Dans un article de 1995 intitulé « L’artiste comme ethnographe », l’historien de l’art Hal Foster conceptualisait, à la fin du XXe siècle, ce qu’on a appelé un « tournant anthropologique de l’art contemporain ». Il s’opérait dans le même temps où les sciences sociales, de façon convergente, orientaient leurs recherches vers ce qu’on appellera « l’anthropologie visuelle ».

Le terrain devient ainsi, au tournant du XXIe siècle, le lieu de croisement de l’art et des sciences sociales, manifestant l’évidence de leur complémentarité. Il inscrit l’art contemporain dans la direction de ce que Foster nomme, dans son ouvrage éponyme de 1996, Le Retour du réel. Mais il inscrit aussi les sciences sociales dans les nécessités de plus en plus pressantes d’un recours à l’image. De ce point de vue, si l’émergence corrélative, au XIXe siècle, de la photographie et des sciences sociales constitue un double phénomène historique incontestable, dont les travaux photographiques de Lévi-Strauss et de Bourdieu attesteront au milieu du XXe siècle, ce premier quart du XXIe siècle nous offre autre chose à penser qu’une simple corrélation. Il s’agit bien plutôt d’une véritable porosité des deux types de pratiques. Porosité qui nous dit quelque chose du monde contemporain et des réalités politiques au sein desquelles artistes et chercheurs sont immergés.   

C’est d’une telle porosité, et de ses orientations les plus actuelles, qu’attestait le colloque de janvier 2023 En-quête de terrain : l’art de croiser les gens.

1. Quête, anthropologie et philosophie de terrain

Dans ce titre-même, la simple dissociation du mot « enquête » en deux nous en dit déjà long, le retournant en quelque sorte contre lui-même. Si le terme d’enquête connote en effet clairement la position investigatrice du policier assignant les témoins à lui répondre, le terme de quête, au contraire, place le chercheur en situation de quémandeur, sollicitant l’aide de celui auquel il s’adresse. Deux positions radicalement opposées du point de vue de la verticalité qu’elles supposent : dans le premier cas, le chercheur est dans la position de surplomb du juge, alors que dans le second cas, il est dans la position d’attente du solliciteur. Une inversion aussi de l’expertise : du côté du chercheur dans l’enquête, elle passe du côté de son interlocuteur dans la quête. C’est le sens, en particulier, de la philosophie de terrain{{Je renvoie ici notamment à trois ouvrages généraux parus sur la question : - Christiane VOLLAIRE, Pour une philosophie de terrain, Créaphis, 2017 - Sophie Djigo, Isabelle Delpla, Olivier Razac, Christiane Vollaire, Des Philosophes sur le terrain, Créaphis, 2022. - Maud Bénétreau, Marion Bérard, Brenda Bogaert, Damien Delorme, Margaux Dubar (dir.), Manifeste pour une philosophie de terrain, Presses Universitaires de Dijon, 2023.}}, apparue dans ce premier quart du XXIe siècle pour renouveler les objets et les méthodes de la recherche philosophique, de procéder à cette inversion des verticalités, ou, plus simplement, d’horizontaliser la relation du chercheur à ses interlocuteurs. Et ce choix s’accompagne lui-même d’une porosité entre philosophie et sciences sociales, car il suppose également de faire quitter à la philosophie elle-même sa distance de surplomb à l’égard des sciences sociales. Que la philosophie, comme exercice de la réflexion rationnelle, ne soit pas une science, nous dit précisément les complémentarités nécessaires entre philosophie et sciences sociales. Que l’émergence du terme d’anthropologie se fasse au cœur de la philosophie du XVIIIe siècle, dans L’Anthropologie au point de vue pragmatique de Kant, nous dit combien la philosophie des Lumières était déjà tributaire de ce « retour au réel » dans lequel Hal Foster inscrit les avant-gardes artistiques. Que cette philosophie de Lumières ait aussi été le creuset de l’engagement d’une réflexion sur l’art – notamment à travers l’invention du mot « esthétique » par Baumgarten dans son ouvrage éponyme – nous dit combien une pensée de la représentation esthétique se lie étroitement à ce moment fondateur de la critique politique.

La question du terrain se trouve précisément, comme en attestent les textes de cet ouvrage, à ce croisement historique de la pratique des sciences sociales, de la pensée philosophique, de l’activité esthétique et de la critique politique, dans leur pleine actualité commune.

2. Responsabilité politique et stratégies du commun

Ces textes nous obligent donc à penser le terrain non pas comme un simple espace d’investigation, mais comme ce qui renvoie la réflexion théorique – aussi bien philosophique que sociale et esthétique – à sa responsabilité politique. Aller sur le terrain, ce n’est pas seulement arpenter une certaine portion de territoire, mais c’est aller à la rencontre de personnes qui l’habitent, et avec lesquelles nous partageons, à un niveau ou à un autre, dans un monde désormais globalisé, une destinée commune. La question du commun est donc aussi posée. Mais, pour cela, on n’oubliera pas que le sens originel du mot terrain est un sens militaire : la réalité du terrain engage avec la carte d’état-major un véritable rapport dialectique, puisque sur le terrain doivent prendre corps et se réaliser les figures stratégiques théoriquement élaborées sur la représentation cartographiée. Mais ces figures elles-mêmes sont amenées à prendre de nouvelles formes selon les reconfigurations imposées par la réalité du terrain.

En ce sens, pour le chercheur, la relation avec ses interlocuteurs a aussi valeur stratégique : quelle orientation veut-il donner à son travail avant même d’accéder au terrain ? Comment le terrain reconfigure-t-il ou prend-il à revers cette orientation initiale ? Quelles représentations va-t-il en tirer, qui à leur tour peuvent servir ou trahir cette réorientation ? Et, puisqu’il s’agit d’un rapport de la recherche au réel, quel impact cette recherche peut-elle précisément avoir sur un réel qu’elle vise originellement à analyser et à comprendre ? Comment le concept de compréhension, élaboré par Dilthey pour distinguer les sciences « humaines » des sciences « de la nature » (relevant, elles, de l’explication), va-t-il devenir la condition d’une possibilité d’agir sur ce réel ? De ce dernier point de vue – celui de l’action sur le monde –, demeure fondateur le texte des Thèses sur Feuerbach de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer{{Marx, Thèses sur Feuerbach, Œuvres III – Philosophie, Gallimard, Pléiade, ed. Maximilien Rubel, 1982, p. 1033.}} ».

3. Engagement et recherche

Le texte d’Estelle Boucheron pose ce projet, de façon frontale, dans son titre-même : Des pratiques artistiques collectives et engagées : œuvrer pour tenter de « changer le monde », désignant la dimension combative de la pratique artistique, tout autant que sa visée utopique. Elle propose pour cela une méthode de démarche participative, incluant les interlocuteurs de terrain comme acteurs du projet, et non comme objets de l’action du chercheur ou de l’artiste. C’est dans cette perspective que Salomé-Charlotte Camors, dans L’enquête ethnographique, outil précieux pour un art engagé en faveur de la transition socio- écologique ? va porter un regard critique sur les exigences de « neutralité » et de « scientificité » imposées au chercheur. Elle montre clairement, notamment à partir de son expérience en Nouvelle-Calédonie, comment l’engagement du chercheur peut être au contraire la condition de sa crédibilité sur le terrain et de la confiance que lui accordent les acteurs. Autrement dit, c’est l’engagement qui devient la condition de possibilité d’une pensée objectivable du terrain, construisant une réflexion écologique commune avec les premiers concernés.

Dans ce motif de l’engagement, c’est le rapport à l’histoire qui est interrogé par Paul-Thomas Césari dans Les gens ordinaires au service d’une folk contestataire, exemple des enregistrements de terrain d’Alan Lomax, à partir de la figure de l’ethnomusicologue américain Alan Lomax, partant sur tout le territoire à la récolte des traditions musicales populaires, à la manière dont les frères Grimm, dans l’Allemagne du XIXe siècle, ont fait une moisson des contes, récits et légendes d’un monde rural menacé.

L’historicité est aussi présente dans le travail de Myriam Ducoin sur La mystérieuse disparition de La Capounado de Lézignan-Corbières, une enquête en images, où c’est la bande dessinée qui relate un épisode de la Deuxième Guerre mondiale dont la dimension sociale est interrogée. La quête repose ici sur une investigation de la mémoire des lieux.

4. Violences de l’exploitation, de l’expropriation et des politiques migratoires

C’est au contraire dans l’inquiétant du présent que s’inscrit le terrain de Misia Forlen, Filmer des travailleur·ses mobiles : en-quêter la question de l’habiter dans les Zones Économiques Spéciales. Architecte, elle explore la réalité de ces ZES (en France et en Pologne), véritables enclaves de non-droit et d’exploitation du travail, pour aller précisément, par l’entretien et par l’image, à la rencontre des travailleurs qui les habitent, des exigences d’« adaptation » auxquelles ils sont soumis dans leur assignation à la mobilité constante et à la précarité. L’« adaptation » étant, comme l’a clairement montré le travail philosophique de Barbara Stiegler{{Stiegler, Barbara, « Il faut s'adapter » : Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.}}, l’impératif néolibéral de la soumission à un monde économique de part en part inadapté à la vie sociale.

Au Sénégal, Laurence Grun et Pierre Vaneste forment un tandem journaliste photographe-réalisateur pour travailler dans une commune de la banlieue industrielle de Dakar, où des communautés de pêcheurs se retrouvent expropriées par la spéculation immobilière. Une autre manière d’interroger, dans le monde postcolonial, par l’image et par la parole, un monde devenu invivable, selon le modèle de ce que le philosophe Jean-Paul Dollé désignait comme L’Inhabitable Capital{{Jean-Paul Dollé, L’Inhabitable Capital, Lignes, 2010}}.

En France et en Allemagne, Coline Rousteau, dans Cinéma documentaire en terres bureaucratiques, pose un regard critique sur la technocratie des politiques migratoires, à partir d’un travail de terrain éclairé notamment par les ouvrages de David Graeber{{Graeber, David, La Bureaucratie, l’utopie des règles, Les liens qui libèrent, 2015.}} et d’Alexis Spire{{Spire, Alexis, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir, 2008.}}. Elle montre ainsi corrélativement comment l’épaississement des frontières va de pair avec l’opacification des procédures qui les régulent, et comment émerge ce qu’elle appelle un « militantisme de guichets » pour venir en aide aux migrants.

C’est également autour des frontières que travaille aussi, dans une tout autre direction et par un autre médium, Magali Massoud, à Strasbourg, Paris et Calais, utilisant le dessin comme « levier de réparation » par des portraits des migrants en situation, dans une collaboration avec des organisations humanitaires.

Un autre mode de rapport à l’image est la cartographie sensible utilisée par Margot Laudoux dans Création d’inter-cartes : méthodologie d’enquête pluridisciplinaire, permettant d’aborder la question des migrations par une autre forme de terrain, au confluent entre géographie, art et sciences sociales.

5. Usages de l’art et recherche-création

Enfin, c’est le médium artistique lui-même qui est questionné dans son rapport au terrain, permettant d’aborder par un autre biais les ouvertures offertes par la transdisciplinarité.

Ophélie Naessens, dans Enquêtes de paroles, questionne l’émergence des dispositifs de conversation dans l’art contemporain, considérant la parole non plus comme un moyen des sciences sociales, mais comme une fin de l’activité artistique et l’objet même de son élaboration.

Vincent Rauel, dans Enjeux de la vidéo documentaire pour la recherche-création en art, investigue les spécificités de l’art contemporain insulaire indianocéanique sur l’île de La Réunion, comme enjeu de transmission des savoirs autour d’un questionnement sur les mobilités.

Agathe Roux dans Collecter la parole, outils et méthodes pour un terrain-commun, travaille la collecte de paroles, notamment par le biais du théâtre, dans l’expérience de la rencontre autour d’une réflexion commune avec le metteur en scène Mohamed El Khatib, éclairée par la pensée phénoménologique de Merleau-Ponty et l’œuvre de Sartre.

Laurine Wagner réfléchit les dispositifs de création-recherche à partir du concept d’écosophie tel qu’il s’origine chez Arne Naess et Guattari, qu’elle fait muter en e-kairo-sophie pour en faire ressortir le concept d’occasion, ou de moment juste à saisir. La performance Solitudes partagées y fait écho.

La pluralité des formes de terrain est ici à l’image de la pluralité des médiums utilisés, comme des espaces géographiques où elle s’inscrit, des différentes régions de la métropole française à la Nouvelle-Calédonie, à la Pologne, à l’Allemagne, au Costa-Rica, aux États-Unis ou au Sénégal. Attestant par là d’une réelle vitalité de la recherche de terrain, dans ses usages les plus transdisciplinaires.

Mais tous ces travaux sont comme traversés par une commune inquiétude : celle du poids de responsabilité qui incombe, au chercheur(e) comme à l’artiste, à l’égard de ceux (et celles) avec lesquel(le)s il (ou elle) s’entretient. Responsabilité augmentée de la conscience des rapports de pouvoir au sein desquels s’inscrit tout terrain. Et de façon souvent plus brutale encore dans le monde contemporain, où la pensée critique s’expose à des formes de plus en plus pressantes de censure.

Récuser les prétentions à la neutralité, inverser les rapports de subalternité, font partie des exigences qui s’imposent à tout « chercheur critique en terrain critique », pour reprendre le titre d’un ouvrage récemment paru{{Le Roulley, Simon et Uhel, Mathieu (dir.), Chercheurs critiques en terrains critiques, Le Bord de l’eau, 2020.}}. Et les multiples usages des pratiques artistiques nous disent à quel point la question des représentations, dans la puissance de leur impact, est au cœur de ce questionnement.