L’enquête ethnographique, un outil précieux pour un art engagé en faveur de la transition socio-écologique ?
Introduction
En 1824, l’ingénieur Sadi Carnot, étudiant l’économie des machines à feu, mit à jour le caractère irréversible de certains transferts d’énergie. Cette découverte, à l’origine du principe d’entropie, présente d’un point de vue écologique deux intérêts majeurs. D’une part, elle contredisait cette idée d’une «nature» pensée comme une succession de cycle perpétuellement répétés et prodiguant des ressources illimitées{{Voir Say, Jean-Baptiste, Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent ou se consomment les richesses. Livre I : De la production des richesses, 1803}}. D’autre part, elle conduisit Joseph Fourier à s’interroger sur le devenir de cette chaleur produite et dissipée dans l’atmosphère. Près de deux siècle plus tard, malgré le consensus scientifique sur l’impact délétère d’une activité humaine déraisonnée, et bien que la question de la finitude des ressources sur le territoire limité qu’est notre planète relève aujourd’hui de l’évidence, les modernes peinent à prendre collectivement et individuellement les mesures nécessaires à endiguer ce processus mortifère et initier une transition socio-écologique effective. Pourtant, il paraît difficile aujourd’hui, indépendamment de toute considération éthique ou morale concernant le respect du vivant non humain, de fermer les yeux sur les enjeux environnementaux à venir. Dans ce contexte, l’art et plus généralement la culture ont assurément un rôle essentiel à jouer afin de fournir, au-delà des données et rapports, de nouveaux imaginaires émancipateurs à même de solidariser l’ensemble du vivant. Pour cette mission, si elle est acceptée, l’enquête ethnographique peut constituer un outil précieux pour les artistes.
Une création plus robuste
Cette situation à laquelle nous sommes toutes et tous confronté·es à différents degrés n’est pas étrangère à la conception moderne d’une opposition entre une « nature » incluant les milieux, les animaux et les végétaux envisagés de façon autonomes et spontanés, et de « culture », rassemblant les faits humains, les civilisations et sociétés. Cette séparation entre faits « naturels » et faits « culturels » est, sans s’y restreindre, le fruit d’un processus de réification et par là même de hiérarchisation du vivant justifiant son exploitation. Cette thèse se trouve d’ailleurs au coeur de l’ouvrage, Les Lumières à l'âge du vivant de Corine Pelluchon qui écrit « Le coeur du problème réside dans le rejet de l’altérité : ne reconnaissant pas la positivité de la différence, le sujet fait de l’autre, de la nature, des animaux où des êtres ayant des modes de vie différents des siens, des subordonnés ou des moyens au service de ses fins{{Pelluchon, Corine, Les Lumières à l’âge du vivant, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2021}} ». C’est en premier lieu dans l’optique de dépasser ce paradigme que l’enquête ethnographique peut s’avérer un outil pertinent. En effet, se libérer du poids de cet héritage sans prêter une attention accrue aux spécificités propres à chaque région, groupe, voire individu, présente le risque de porter une vision de l’écologie désincarnée à force d’idéalisation et d’abstraction. Les artistes, aussi bienveillant·es puissent-iels être, ont, comme tout individu des opinions, croyances, préjugés et systèmes de valeurs. Ils sont soumis à des biais (notamment les biais de confirmation et de disponibilité) qui peuvent conduire à occulter, même inconsciemment, certaines informations ou réalités vécues au profit d’une histoire cohérente avec leurs attentes.
En effet, les nombreuses recherches en psychologies cognitives conduites par Daniel Kahneman, lui permirent de constater que nous avons une tendance spontanée à nous satisfaire des informations déjà en notre possession pour concevoir une vision du monde crédible, indépendamment des lacunes que nous pourrions avoir sur le sujet. Selon Kahneman, « La confiance qu’ont les individus dans leurs convictions dépend essentiellement de la qualité de l’histoire qu’ils peuvent raconter sur ce qu’ils voient, même s’ils ne voient pas grand-chose. Souvent, nous ne prenons pas en compte le fait que des informations qui devraient peser d’un poids crucial sur notre jugement nous font défaut – on tient compte de ce qu’on voit et rien d’autre. Par ailleurs, notre système associatif a tendance à se fixer sur un schéma cohérent d’activation et à neutraliser le doute et l’ambiguïté{{Kahneman, Daniel, Système 1 Système 2: les deux vitesses de la pensée, Flammarion, coll. « Champs », 2011}}. ». Dans ce contexte, adopter et adapter au sein d’un projet de création la démarche d’enquête ethnographique, c’est à dire définir un terrain et des hypothèses de recherche, effectuer des recherches interdisciplinaires préalables, investir ce terrain pour aller au contact des gens, suspendre notre jugement pour porter attention aux interactions, aux pratiques, aux discours et tout particulièrement aux points de tensions et de décalages entre les pratiques et les discours, collecter du matériel ethnographique, qu’il soit au final restitué ou non au public, peut permettre aux artistes de complexifier voire décentrer leur perception du monde et de ses enjeux afin de nourrir une pensée plus robuste et critique. Le pas de côté nécessaire à l’enquête ethnographique peut contribuer in fine à une reconnaissance positive de l’altérité.
[caption id="attachment_7242" align="aligncenter" width="300"]Camors Salomé-Charlotte, Territoire #3 Drêe : Grand Lac (version Quadriptyque), photographie sur acier, 100x200cm, 2020[/caption]
[caption id="attachment_7205" align="aligncenter" width="300"]Camors Salomé-Charlotte, Territoire #3 Drêe : Mont de Yaté, photographie sur acier, 50x100cm, 2020[/caption]
Pour appuyer mon propos, je prendrai en exemple un de mes projets artistiques, initié en 2016. Il s’agit d’un travail photographique auto-destructif sur les écosystèmes menacés. Après un premier volet réalisé au Costa Rica et un second au Groenland en 2019, j’ai eu l’opportunité en 2020 de séjourner quatre mois à Waho, commune de Nouvelle-Calédonie au carrefour des districts coutumiers de Goro, Touaourou et Unia.
[caption id="attachment_7243" align="aligncenter" width="300"]Zone de recherche en Nouvelle-Calédonie (Réal. : S.C. Camors)[/caption]
Désireuse de mettre à profit le temps à ma disposition ainsi que l’absence de barrière de la langue, j’ai décidé de compléter mes recherches effectuées auprès d’organismes de veilles environnementale, par des interviews vidéos de résident·es afin d’approfondir ma compréhension des enjeux locaux et apporter une dimension documentaire à mon travail plastique.
[caption id="attachment_7244" align="aligncenter" width="300"]Camors Salomé-Charlotte, Entretien avec André Vama, 2020, vidéo 41’18[/caption]
L’idée derrière cette démarche était de dépasser les données scientifiques brutes pour m’intéresser à la façon dont les problématiques environnementales pouvaient être perçues et vécues au quotidien. J’ai donc fait appel à mes quelques contacts au dispensaire local et ai investi le seul lieu public qui m’était aisément accessible, le marché bi-hebdomadaire dans lequel les particulier·es venaient vendre leurs productions puis jouer au bingo pour redistribuer les invendus. J’ai assez rapidement été questionnée sur les raisons de ma présence et ai pu trouver une dizaine de personnes désireuses de participer à mon projet. Afin d’éviter d’influencer les participant·es, je décidai d’opter pour des entretiens peu structurés avec pour seules consignes d’inviter à se présenter pour parler de l’importance de la biodiversité dans leur quotidien, des évolutions constatées au cours des années précédentes avec, en fin d’entretien, la possibilité de laisser un message au public de la future exposition. Malgré le peu de consignes, ou peut-être grâce aux faibles contraintes, certains entretiens durèrent plusieurs heures et se poursuivirent hors caméra. Parmi les sujets évoqués, outre ceux auxquels je m’attendais, tel que la disparition progressives des mangroves, la sécheresse, les incendies, la montée des eaux, il fut également question de l’importance de la faune et de la flore dans la culture kanak, de la folklorisation de cette culture et plus encore de l’influence délétère des bouleversements écologiques sur le tissu social local au détriment des clans les plus pauvres puisqu’une grande partie de la coutume kanak repose sur une culture à la saisonnalité perturbée. D’autres aspects intéressants qui furent abordés sont l’inadéquation entre les réglementations de protections environnementales et les pratiques culturelles locales notamment au niveau de la pêche et de la traversée de certaines zones maritimes coutumières, ainsi que le sentiment d’injustice vis à vis de la destruction et de la pollution induite par les exploitations minières de nickel.
[caption id="attachment_7245" align="aligncenter" width="300"]Usine Vale NC 2020, janvier 2020 (crédit S-C Camors)[/caption]
Neutralité et scientificité
[caption id="attachment_7246" align="aligncenter" width="300"]Coutume d’ouverture de réunion entre les chefs des tribus du sud et la direction de l’usine Vale-Inco, mars 2020 (crédit S-C Camors)[/caption]
Au fil des entretiens et des rencontres, je fus invitée par un acteur éminent de la lutte pour la protection de l’environnement à une réunion de reprise entre les dirigeants de l’usine de nickel Vale et les chefs de tribu. A la sortie de la réunion, alors que je naviguais sur le site en tentant de repérer des personnes susceptibles de m’en apprendre davantage sur la situation, un de mes interlocuteurs me demanda ce que je pensais de la réunion. Ne disposant que de peu d’informations et ne souhaitant pas compromettre mon enquête par un manque de neutralité, je mis en avant mon statut d’observatrice, étrangère de surcroît, pour me soustraire à la question. On me fit cependant comprendre que la discussion cesserait si je ne répondais pas franchement. Je me prononçais donc et fut immédiatement embarquée en manifestation puis en conseil de résistance. L’expérience, débouchant sur de nouvelles rencontres, fût très enrichissante mais souleva la question de l’influence de l’artiste sur le terrain et indirectement, de la valeur à accorder aux données récoltées.
En effet, la valeur des données récoltées est souvent corrélée à une exigence de neutralité qui même lorsqu’elle est partie intégrante de la méthodologie de l’artiste n’est pas toujours soutenable sur le terrain. Cette question ne peut bien sûr être totalement écartée mais elle me semble être à pondérer par plusieurs éléments relativisant l’importance de la neutralité attendue pour valider la scientificité du matériel récolté. D’une part, le choix d’un terrain en lui-même n’est jamais neutre et relève déjà d’un choix politique. S’il ne fait aucun doute à cela dans le cadre d’un terrain sensible, au sein duquel se jouent ou s’exercent les mécanisme de domination, de violence et de détresse, l’évitement de ces terrains par soucis de « neutralité » l’est tout autant de par l’invisibilisation ou l’aveuglement qu’il perpétue.
De plus, comme l’écrivait Kilani en 1994, « Le terrain n’est pas une entité “déjà là” qui attend la découverte et l’exploration du (...) chercheur{{Mondher, Kilani, Du terrain au texte. In: Communications 58, L’écriture des sciences de l’homme, sous la direction de Martyne Perrot et Martin de la Soudière. 1994, pp. 45-60.}}. » et croire le contraire serait occulter le fait que toute récolte de matériel ethnographique, indépendamment du traitement dont il fait l’objet, est déjà en soit une construction. Il est également intéressant de rappeler que l’ethnographie n’a pas été exempte de crise de scientificité. Nous pouvons à ce titre rappeler la polémique « Mead-Freeman » ou encore la publication posthume du journal intime de Bronislaw Malinowski révélant le décalage entre l’écriture ethnographique et le vécu de l’ethnographe. Ces crises ayant contribué à mettre en exergue le caractère construit de l’enquête et de l’écriture ethnographique n’ont en rien altéré la valeur du travail de l’ethnographe qui, tout comme l’artiste, doit articuler objectivité et subjectivité aussi bien sur le terrain que dans la restitution du matériel.
D’autre part, cette question de neutralité est intimement liée à la persistance d’une hiérarchisation entre une conception des sciences dites dures comme objectives et neutres, par rapport aux humanités. Or, l’apport des penseurs poststructuralistes nous ont permis de mettre à jour le caractère historiquement et socialement situé du discours scientifique ainsi que son caractère politique et normatif. Dimension confirmée par les travaux de Latour et Woolgar qui iront jusqu’à comparer le laboratoire à une « usine où des faits étaient produits à la chaîne{{Latour, Bruno et Woolgar, Steve, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, 1979, trad. fr. 1988, rééd. La Découverte, coll. « Poche », 1996}} », altérant un peu plus la croyance en une objectivité affirmée des sciences dites dures sur les humanités.
Distanciation et engagement
L’engagement s’oppose par définition au concept de neutralité illusoirement coextensive à la démarche scientifique, mais si l’on s’en réfère à la définition de l’engagement de Becker, comme situation dans laquelle la décision d’un individu « au regard de certaines trajectoires d’action particulières, a des conséquences sur d’autres intérêts et activités pas forcément liées à celle-ci{{Becker Howard S, Sur le concept d’engagement, SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, mis en ligne le 22 octobre 2006}} », il apparaît évident que toute forme de production de savoir est un engagement puisqu’il contribue à façonner notre compréhension du monde. Dès lors, un questionnement peut-être plus pertinent pourrait-être celui de l’enjeu de l’articulation entre distanciation et engagement. Plus encore dans le cadre d’un engagement en faveur de la transition socio-écologique, il peut être tentant pour l’artiste de profiter de son enquête pour s’investir directement dans des actions de terrain, ou, inversement, de choisir comme terrain d’enquête un temps et un lieu correspondant à son investissement dans une cause spécifique, opérant ainsi un basculement de l’« engagement pour » vers l’« engagement avec » en dépassant le cadre de l’observation pour s’engager dans l’action.
Cette position, qui sans faire l’unanimité dans la communauté des anthropologues, est âprement défendue par Nancy Shepherd-Hugues qui déclare qu’« à l’observation devrait se substituer l’action, dirigée par des principes moraux supérieurs qui dépasseraient la singularité des contextes, des groupes et des moments{{Scheper-Hugues Nancy et Roux, Sébastien, La primauté de l’éthique , Didier Fassin éd., La question morale. Presses Universitaires de France, 2013, pp. 490-503.}} » et exhorte les anthropologues à prendre leurs responsabilités. Loin de s’arrêter aux déclarations, elle a mis en pratique cette posture d’observatrice-actrice sur de nombreux terrains, notamment lors de l’affaire Rosenbaum ou de sa collaboration avec le FBI et la police Sud Africaine suites à ses découvertes sur les trafics d’organes.
Il me semble cependant important de noter que paradoxalement, faire preuve de distanciation vis-à -vis de son terrain, peut parfois conduire à davantage d’engagement ou, en d’autres termes, que l’« engagement avec » puisse parfois nuire à l’« engagement pour ».
C’est ce point que porte à notre attention Didier Fassin, médecin et anthropologue engagé dans la lutte contre le SIDA en Afrique dans les années 90, en confrontant d’une part une enquête sur les pratiques sexuelles des africains pour optimiser les politiques de prévention contre le SIDA, et, d’autre part, une analyse dénonçant les relations de domination à travers les politiques internationales de lutte contre le sida en Afrique. En effet, si les deux approches comportent chacune un certain degré d'engagement, on constate clairement que le propos n’est pas le même. Il précise ainsi que « Dans le premier cas, le chercheur semble peu “distancié”, adoptant les présupposés de la santé publique, pas plus du reste qu’il n’apparaît comme “engagé” dans l’acception habituelle du mot. Dans le second, c’est paradoxalement au moment où il prend ses “distances”, en mettant en cause les présupposés de l’action, que, dans le sens commun, on le représentera comme “engagé{{Fassin, Didier, L’éthique, au-delà de la règle. Réflexions autour d’une enquête ethnographique sur les pratiques de soins en Afrique du Sud , Sociétés contemporaines, vol. 71, no. 3, 2008}}”».
En effet, certaines manifestations d’engagement, quelque soit l’intensité, l’objet, ou la forme d’expression que prennent ses manifestations, portent en elles le risque de voir occulter la pression structurelle pour stigmatiser des prises de positions ou pratiques d’individus ou de groupes, parfois même de façon totalement décontextualisée.
[caption id="attachment_7247" align="aligncenter" width="300"]Camors Salomé-Charlotte, Territoire #1 PACUARE : Sleepy Hollow, photographie sur acier, 50x100cm, 2016[/caption]
C’est une situation à laquelle j’ai été moi même directement confrontée en 2016 lors de la réalisation du premier volet de ma série territoire au Costa Rica, puisque j’opérais dans le cadre d’un volontariat au sein d’une association de protection environnementale. Notre mission consistait en journée à nettoyer la côte des nombreux déchets plastiques rejetés par le courant et à patrouiller la nuit afin de protéger du braconnage les tortues marines venues pondre. Je n’ai pas eu de contact direct avec des personnes pratiquant le braconnage, les règles très strictes auxquelles nous étions soumis nous interdisant de quitter le camp en dehors des patrouilles, mais un premier élément vint m’interroger sur la pertinence de la démarche.
[caption id="attachment_7248" align="aligncenter" width="300"]Protection d’une tortue Luth durant la ponte (Croquis d’après photographie officielle de la mission)[/caption]
Qu’il s’agisse des réunions d’informations internes ou des éléments de communication, une rhétorique et un champ lexical très stigmatisant étaient utilisés vis-à-vis des personnes pratiquant le braconnage. Elles étaient couramment associées à d’avides meurtriers, tuant par appâts du gain, prêts à user de violence sans limites pour arriver à leurs fins et surtout étaient uniquement définis à travers cette pratique.
Un film soutenant une campagne d’appel au don mis en ligne récemment est à ce propos très explicite. Souligné par une musique martiale, les sous-titres mentionnent l’arrivée de deux braconniers armés de machettes et prêts à tuer plusieurs tortues{{Vidéo consultée le 12 aout 2023 https://www.youtube.com/watch?v=GjRLqHA6KLQ}}. Or, alors que nous traversions la forêt pour rejoindre une zone de patrouille éloignée, j’apercevais au loin une cabane délabrée qui, je l’appris plus tard, était le domicile d’un·e braconnier·e. Domicile semblant correspondre davantage à celui d’un individu exerçant une activité de subsistance que bénéficiant d’un trafic lucratif.
[caption id="attachment_7249" align="aligncenter" width="300"]Habitation à l’embouchure du fleuve Pacuare, 2016 (crédit S-C Camors)[/caption]
Outre ce décalage entre la présentation des braconnier·es et ce qu’il était possible de constater de leur quotidien, je m’interrogeais sur le coût environnemental du braconnage comparé au transit mensuel de plusieurs dizaine d’européen·nes, australien·nes ou nord américain·es censés assurer la protection des tortues.
J’abordais ainsi le sujet au camp avec les volontaires et les responsables de la sécurité locaux et il m’apparut assez rapidement qu’en dépit de la sincère empathie des volontaires à l’égard du sort des tortues, ce qui se jouait relevait davantage de relations de domination inconscientes que de la préservation effective des espèces menacées qui pourrait être assurée de façon bien plus durable si des mesures gouvernementales étaient prises pour garantir aux populations éloignées des centres urbains des conditions de subsistance satisfaisantes.
J’ai finalement décidé de ne pas exploiter les données récoltées sur ce sujet et d’axer mon travail plastique sur l’impact de l’activité humaine globale sur les écosystèmes locaux. Réaliser un travail d’enquête sur les conditions de vie des braconniers et les causes structurelles de cette pratique m’aurait paru être un angle intéressant mais ce dernier n’étant pas possible pour les raisons évoquées précédemment, le seul autre axe envisageable pour moi aurait été un positionnement critique vis à vis du volontariat international et ce sont des raisons éthiques qui m’ont poussée à écarter cette possibilité. En effet, outre le respect des règles de confidentialité que les volontaires s’étaient engagé·es à signer et qui aurait forcément limité les possibilités de restitution au public, n’ayant pas envisagé de travailler avec cet angle d’attaque dès le début de mon terrain, je n’en avais pas informé mes interlocuteurs·rices lors de nos échanges et n’avait donc pas obtenu leur consentement libre et éclairé.
L’éthique du projet artistique
Tout comme pour l’ethnographe, l’obtention du consentement libre et éclairé peut s’avérer contraignant pour l’artiste, voire dans certains cas impossible mais il me semble primordial, d’autant plus dans le cadre d’une pratique engagée en faveur de la transition socio-écologique, de faire preuve d’une réflexivité éthique accrue à tous les niveaux du projet. Cela concerne évidemment l’obtention du consentement libre et éclairé des interlocuteur·rices sur notre projet, sur le traitement plastique envisagé, les modalités de diffusion, mais également le respect du principe de bienfaisance, une attention accrue aux relations de pouvoir et à la retranscription fidèle de l’articulation entre influence structurelle et agentivité des individus. Laurence Hérault mentionne d’ailleurs à ce propos l’importance de rendre justice à nos partenaires, de « reconnaître qu’en tant que “traductrice” de leur monde, leurs expériences m’obligent, c’est-à-dire qu’elles me forcent à apprendre, à hésiter et à complexifier sans cesse la version que je propose{{Herault, Laurence, Faire de l’anthropologie en « terrain transsexuel ». in Bouju J., Gruénais M -E.,Leservoisier O., Vidal L., L’anthropologie face à ses objets : nouveaux contextes ethnographiques. Paris, Editions des Archives Contemporaines, 2007 p. 97-108.}} ».
Nous pouvons donc constater que le recours à l’enquête ethnographique est un outil de choix pour prendre en compte, si ce n’est rendre compte, de la complexité et de la diversité des rapports à l’environnement et nourrir ainsi une approche exigeante des enjeux socio-écologiques de notre temps.
Multiplier les points de vues, se concentrer sur les points de frictions et de variations entre les discours et les pratiques, sont autant d’éléments à même de contribuer à développer une pensée plus robuste et une conception bienveillante de l’altérité, proche ou lointaine.
Cependant, que le matériel récolté au cours de l’enquête ne soit qu’un terreau pour la création, ou que celui-ci soit restitué plastiquement par l’artiste à travers un travail de construction souvent plus assumé que ne l’est le travail d’écriture ethnographique, le recours à cet outil dans le cadre d’une pratique plastique engagée en faveur de la transition socio-écologique ne peut se dédouaner des mêmes exigences de rigueur réflexive quant à la méthodologie mise en place, à l’articulation entre distanciation et engagement et surtout à l’éthique.








