Filmer des travailleur·ses mobiles pour en-quêter la question de l’habiter dans les Zones Économiques Spéciales (ZES)
Introduction : « Habiter la zone », un projet de recherche-création en cours
Cet article repose sur une recherche en cours intitulée « Habiter la zone », réalisée dans le cadre du programme doctoral de recherche et de création artistiques RADIAN{{Doctorat RADIAN : Recherches en Art, Design, Innovation, Architecture en Normandie.}}, dont l’avancement a été présenté lors du colloque En-quête de terrains : l’art de croiser les gens organisé par Magali Massoud, Agathe Roux et Laurine Wagner, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en janvier 2023. Le projet de recherche-création développé se fonde en effet sur une approche empirique par le terrain pour explorer les modes d’habiter générés par la mobilité du travail dans les Zones Économiques Spéciales (ZES), modèles de zones franches fonctionnant comme des enclaves économiques et fiscales. La thèse est constituée de plusieurs types de productions : une recherche académique, des productions audiovisuelles et un journal de bord, sous la forme d’une carte interactive et évolutive, permettant de spatialiser les observations, réflexions, hypothèses, tout comme les images et les sons, issus du travail hybride de recherche et de création en cours.
La recherche adopte comme hypothèse que les personnes qui travaillent et habitent dans ces espaces industriels sont porteuses de connaissances spécifiques, à la fois contextuelles et intimes (Mai, 2016). Pour aller à la rencontre de ces « gens » et aborder l’espace habité dans les ZES, un dispositif filmique est alors mis en place, dans le but de répondre aux enjeux de représentation liés à l’invisibilisation des territoires industriels et des travailleur·ses mobiles qui s’y rattachent.
Cette recherche impliquée dans le « faire » (Huyghe, 2017) sera présentée selon trois « actes » – cartographier, tourner, monter – mobilisés successivement dans le processus de création filmique. Ils permettent de développer des outils pour s’adapter aux différentes contraintes propres à chaque terrain d’étude : à Port-Jérôme, des cartes à trous noirs illustrent les enjeux de représentation de ces zones ; à Flamanville, des images tournées dans différents lieux de vie fréquentés par des personnes en déplacement permettent de questionner le rapport à la famille et la place des rôles féminins dans le déplacement ; en Pologne, des vidéos YouTube réalisées par des ouvrières étrangères ouvrent des pistes de réflexion pour penser l’espace habité numérique comme une échelle d’analyse significative.
Acte 1 : à Port-Jérôme-sur-Seine, « cartographier » des territoires hors-sols pour donner à voir des espaces invisibilisés
La recherche prend comme point de départ l’étude de Port-Jérôme-sur-Seine (Normandie), entre Rouen et Le Havre, où a été implantée la première ZES française depuis février 2018. La création d’une ZES à Port-Jérôme s’inscrit dans la continuité du développement de la zone industrialo-portuaire existante. Cette ZES a pour objectif de renforcer la structuration du réseau de sous-traitants sur place, en favorisant l’implantation d’entreprises nationales et internationales, qui pourront ainsi bénéficier d’aides financières et d’exonérations partielles des taxes foncières. Le site de Port-Jérôme a été choisi en raison de sa grande réserve foncière, de sa position stratégique sur l’Axe Seine, et pour la présence d’importantes raffineries et industries pétrochimiques. En effet, l’entre-deux-guerres marque le développement des grandes raffineries pétrolières en France. En 1928, deux lois sont adoptées pour détaxer l’importation du pétrole brut et favoriser l’implantation des raffineries. C’est également à cette époque qu’apparaît la notion « d’usine exercée » (Réal, 2008), un outil économique permettant de suspendre la fiscalité normalement appliquée dans le reste du pays sur l’importation de produits pétroliers bruts. Tout comme pour les ZES, les terrains sur lesquels sont implantées ces raffineries bénéficient d’un statut d’exceptionnalité. L’importance de l’installation des premières raffineries de pétrole Mobil et Esso dès les années 1930 sur la commune de Notre-Dame-de-Gravenchon lui confèrera alors le surnom de « cité du pétrole ».
[caption id="attachment_7279" align="aligncenter" width="300"]Misia Forlen, Industrialisation de la Vallée de la Seine, 2022. Vues depuis le bac qui relie Port-Jérôme à Quillebeuf[/caption]
Parallèlement à la construction des premières raffineries, la cité Esso est édifiée pour loger ses employés, sur le modèle des cités ouvrières du XIXe et XXe siècles (Le Bellégo et al., 2017). Lieu stratégique où se mêlent bien-être et contrôle, elle traduit une volonté de prise en charge de la spatialité domestique à des fins de productivité, en renforçant de manière tacite l’acceptation des conditions de travail. Des textes signés de Gérard Soudais et Claude Leroy, membres du conseil des sages de la ville de Port-Jérôme, apportent un contre-champ à cette histoire du logement ouvrier. Ils évoquent la présence d’une population ouvrière qui n’avait pas vocation à être stabilisée sur le territoire, dénommée par la population locale « baraqueux » et vivant à proximité des usines dans les années d’après-guerre. « Qui étaient-ils ? Des hommes jeunes, célibataires ou éloignés de leur foyer, vivant en quasi-collectivité dans une espèce de caserne située à l’extrémité Sud du hameau de St-Georges, près du passage à niveau. Ces bâtiments construits vers 1946 pour abriter les prisonniers de guerre qui travaillaient à la reconstruction des raffineries, étaient dénommées « Baraques SFP », sans doute « à cause de l’appellation anglo-saxonne de barracks = caserne et SFP = Standard Française des Pétroles, devenue Esso {{Texte signé de Claude Leroy et Gérard Soudais sur le site de la ville de Port-Jérôme, consulté en novembre 2020 à l’adresse suivante : https://www.pj2s.fr/mongravenchon/article.php?id_page=6. Il n’est plus en ligne aujourd’hui.}} ».
Pour trouver traces de ces « baraques », des photographies aériennes prises de 1947 à 2012 ont été assemblées. Les « cartes à trous noirs » qui en résultent révèlent une enclave opaque qui masque la zone industrielle. Cette absence de clichés photographiques souligne la capacité de ces zones à pouvoir s’affranchir du territoire et met en exergue les enjeux de sa représentation. Par ces cartes, le manque d’images « s’éprouve, se donne à voir, devient sensible », lui conférant une dimension dramatique (Zabunyan, 2012), mais aussi narrative. Ces images manquantes viennent esquisser la forme de l’enclave.
[caption id="attachment_7280" align="aligncenter" width="300"]Misia Forlen, La zone industrielle de Port-Jérôme-sur-Seine en 1978 (alors Notre-Dame-de-Gravenchon), extrait de la série « Cartes à trous noirs ». Source des photographies aériennes : https://remonterletemps.ign.fr/[/caption]
En réponse à ces trous noirs, le journal de bord sous forme de carte interactive permet de donner du sens aux seules coordonnées géographiques, par l’ajout de contenus textuel, graphique, sonore et vidéo, issus d’observations directes mais aussi tirées de commentaires laissés sur des applications de travailleurs mobiles telles que Truckfly, TransParking, Park4Night et Googlemaps. Elle forge ainsi un outil de contestation permettant de croiser plusieurs dimensions sensibles et d’opposer au récit officiel « un contre-récit qui corrige ou étend les connaissances établies sur un sujet » (Zwer, 2023).
Elle donne lieu à une réflexion spatialisée, faisant apparaître différents lieux de vie – bien souvent niés comme tels en raison de leur caractère temporaire – habités par différents types d’habitants-travailleurs mobiles et de nationalités variées : routiers, travailleurs détachés, intérimaires, grands déplacés dans le secteur du bâtiment ou de l’industrie, habitant soit en gîte, en squat, à l’hôtel, en caravane, en mobile home, en camion, en camping-car, dans des campings ou sur des parkings… Naviguer par la carte donne accès à une relecture du territoire non linéaire, par la mise bout à bout d’événements, de concepts et de discours a priori discontinus (Forlen, 2022). Initialement réalisée via le site uMap, cette carte fait aujourd’hui l’objet de la construction d’une plateforme dédiée en ligne.
[caption id="attachment_7281" align="aligncenter" width="300"]Misia Forlen, Extraits du journal de bord, 2021. Crédits fond de carte : les contributeurs d’OpenStreetMap[/caption]
Acte 2 : à Flamanville, « tourner » dans différents lieux de vie pour questionner la place du genre et des rôles féminins dans le déplacement
Dans le Cotentin, des milliers d’ouvrier·es se relaient pour réaliser des activités de maintenance industrielle ou oeuvrer sur le chantier de l’EPR, démarré en 2007 et qui s’inscrit dans une grande lignée de « grands chantiers » industriels qu’a accueilli le Cotentin depuis le XIXe siècle (Zonabend, 1989). Ce chantier de l’EPR se structure comme un territoire offshore, notamment via le recours massif au travail détaché, ce qui le rapproche du fonctionnement des ZES (Lillie et Sippola, 2011) et en fait un terrain de comparaison privilégié à l’échelle régionale (Normandie). La présence massive d’une main d’oeuvre multiple, sur des temps plus ou moins longs, engendre une importante pression foncière, les prix des locations saisonnières et des gîtes augmentant de manière fulgurante. Une partie des ouvrier·es est alors logée dans des campings, pour certains gérés par les entreprises sous-traitantes elles-mêmes, via la création d’une Association Inter-Entreprises (AIE). Ces mobil-homes constituent une forme de logement ouvrier contemporaine, parfaitement intégrée à la sphère du travail.
Plusieurs résidences ont ainsi été réalisées entre avril et décembre 2022, permettant le tournage dans différents lieux de vie fréquentés par des personnes en déplacement afin d’incarner, à l’échelle de l’individu, les mutations du travail et de ce territoire (Chenet, 2019). Cet engagement visuel matérialise une posture située sur le terrain (Clair, 2016), où l’enquêtrice n’est pas extérieure aux données qu’elle produit. Cette lecture féministe du terrain d’étude ainsi encouragée a fortement influencé la manière de repenser les enjeux de l’hébergement temporaire en lien avec la mobilité du travail, au prisme des questions de genre et de care. Cela m’a amené à me confronter à une autre zone jusqu’à présent aveugle, à savoir la place des femmes autour du chantier de l’EPR de Flamanville, espace majoritairement masculin : qu'elles y travaillent ou y aient travaillé ou qu'elles gravitent autour, qu’elles soient des compagnes d’hommes en déplacement ou que leur métier soit relié à l’activité du chantier et à l’accueil de cette main d’oeuvre…
[caption id="attachment_7282" align="aligncenter" width="300"]Misia Forlen, Habiter/Travailler dans le nucléaire, 2022. Portraits féminins extraits d’entretiens filmés à Flamanville[/caption] [caption id="attachment_7283" align="aligncenter" width="300"]
Misia Forlen, Habiter/Travailler dans le nucléaire, 2022. Portraits féminins extraits d’entretiens filmés à Flamanville[/caption] [caption id="attachment_7284" align="aligncenter" width="300"]
Misia Forlen, Habiter/Travailler dans le nucléaire, 2022. Portraits féminins extraits d’entretiens filmés à Flamanville[/caption] [caption id="attachment_7286" align="aligncenter" width="300"]
Misia Forlen, Habiter/Travailler dans le nucléaire, 2022. Portraits féminins extraits d’entretiens filmés à Flamanville[/caption] [caption id="attachment_7285" align="aligncenter" width="300"]
Misia Forlen, Habiter/Travailler dans le nucléaire, 2022. Portraits féminins extraits d’entretiens filmés à Flamanville[/caption]
Des portraits de ces personnes ont été filmés dans différents lieux de vie. Ils sont en cours de montage et seront montrés aux protagonistes, après quoi d'autres portraits seront réalisés. L’objectif ici est de documenter à travers le prisme du genre, les modes d’habiter des travailleur·ses à la périphérie du chantier : dans différents campings habités à l’année, dans un bar, lieu clé de rencontres entre locaux et travailleur·ses temporaires, ou encore sous une ligne à haute tension, dans une petite cabane de jardin transformée en salon d’esthétique, lieu de détente et de sociabilité pour des femmes ouvrières sur le chantier. Le film documentaire en cours de réalisation souhaite ainsi souligner la place des rôles féminins, le rapport à la famille ainsi que les liens, à la fois fragiles et profonds, qui se tissent entre cette communauté de travailleur·ses. Il permet d’analyser la manière dont des systèmes économiques hautement capitalisés reposent aussi sur une main d’oeuvre gratuite et invisible (New Dagget, 2023), notamment à travers le soin aux personnes et le travail domestique.
Dans cette démarche de recherche-création, l’interaction et la complicité avec les personnes interrogées sont essentielles. Cela repose sur une présence in situ lors de temps longs, permettant d’accéder à « d’autres histoires, d’autres paroles et d’autres scènes » (Ott, 2019). Lors d’une performance organisée durant la journée de colloque, des mots imprimés sur des petites étiquettes étaient distribués au public et aux participant·es, puis lus à haute voix par les organisatrices. Je me souviens avoir reçu une petite étiquette rose sur laquelle était écrit « écoute ». Ce mot m’a interpellée et m’a renvoyée à l’expérience de l’écoute des différents récits des personnes rencontrées à Flamanville, qui a marqué et conditionné mon entrée sur le terrain. Observer et écouter avec une caméra permet d’être au plus proche de la personne filmée, mais aussi, paradoxalement, de créer une certaine distance. Au-delà des informations récoltées, filmer ces entretiens m’a permis de créer un cadre singulier au sein duquel une relation a pu se tisser. C’est ce lien privilégié aux personnes filmées qui me permet aussi de pouvoir revenir régulièrement sur le terrain, pour approfondir certaines thématiques et vérifier des hypothèses, mais aussi poursuivre le tournage du film documentaire en cours.
Acte 3 : en Pologne, « monter » des vidéos YouTube réalisées par des ouvrières pour analyser les modes d’habiter temporaires en lien avec les conditions de travail
La création d’une ZES à Port-Jérôme par la Région Normandie est un projet test dont le modèle pourrait être reproduit dans d’autres territoires industriels. Face à ce contexte inédit en France, il a été nécessaire de trouver des situations analogues pour appréhender l’impact de cette ZES et anticiper ses effets à plus long terme. Au niveau européen, la Pologne est le premier pays d’Europe à avoir implanté des ZES dans les années 90, après l’effondrement du bloc soviétique (Bost, 2007). Elles se distinguent d’autres zones franches développées à la même époque dans d’autres pays d’Europe centrale et de l’est, par leur impact et leur rôle à l’échelle régionale (Coudroy de Lille, 2010). 17 ZES ont ainsi été créées afin d’attirer des investissements étrangers, grâce notamment au réseau routier et au grand nombre de main d’oeuvre présente sur place. Il ne reste aujourd’hui que 14 ZES, ainsi que des centaines de sous-zones, développées après 2004, date de l’entrée de la Pologne dans l’UE.
Pour commencer l’analyse de ce contexte, une enquête de terrain a été menée en novembre 2021 dans deux ZES polonaises situées en Basse-Silésie, au sud-ouest de la Pologne. Lors de cette enquête, un événement marquant s’est produit en périphérie de Wrocław, dans la ZES de Wrocław- Kobierzyce où s’est installée l’entreprise sud-coréenne LG et ses sous-traitants : la zone est accessible depuis le centre-ville par un bus qui fait le trajet trois fois par jour (les 3-8) ; à l’approche de la zone, des constructions aux allures de pagodes sortent de terre ; le bus entre dans la zone, Welcome to LG ! ; je descends du bus et marche le long des usines ; je commence à filmer les différents arrêts de bus qui portent le nom des différentes usines de LG ; trou noir !
[caption id="attachment_7287" align="aligncenter" width="300"]Misia Forlen, You can’t film here!, 2021. ZES de Wrocław-Kobierzyce, Biskupice Podgórne[/caption]
Alors que je filmais, un membre du personnel d’une des usines vient à ma rencontre pour me signifier qu’il est interdit de filmer dans la zone. Des images manquantes à Port-Jérôme aux images impossibles en Pologne, l’interdiction de tourner dans ces zones renforce à nouveau les enjeux d’invisibilisation initiaux de cette recherche. Dans un premier temps, cette expérience m’a permis d’appréhender les limites et les frontières (invisibles) de ce territoire. Dans un second temps, elle m’a poussé à envisager d’autres pistes de représentations et à chercher d’autres images : sur YouTube, des centaines de vidéos sont mises en ligne par des ouvrier·es étranger·es, documentant les conditions de vie et de travail en Pologne. La première vidéo que je visionne s’intitule « Work in Poland LG Electronics ». Elle est réalisée par un ouvrier ukrainien lorsqu’il travaillait dans l’usine LG devant laquelle il m’avait été interdit de filmer. « Le réel advient d’abord comme ce qui résiste. Comme ce qui est opaque, obtus, et sur quoi l’acte photographique vient buter » (Baqué, 2009).
[caption id="attachment_7288" align="aligncenter" width="300"]Misia Forlen, Accommodations in Poland, 2022. Mosaïque de vidéos YouTube réalisées par des ouvrier·es étranger·es en Pologne[/caption]
Ces vidéos en ligne ouvrent des pistes de réflexion pour penser l’espace numérique comme un espace lui aussi habité par les personnes en déplacement et comme un terrain d’analyse significatif (Schmoll, 2020). L’enquête s’est alors orientée vers un terrain numérique et s’est concentrée sur l’étude de trois chaînes en particulier : celles de Becca, Carrie et Joy{{Ces trois personnes m’ont donné leur accord pour utiliser leurs vidéos dans le cadre de ce projet de recherche-création.}}, trois jeunes femmes originaires du Nigéria, du Zimbabwe et des Philippines, arrivées en Pologne pour travailler en usine. Elles (se) filment et mettent en scène leur quotidien dans des vidéos mises en ligne sur YouTube. Entre le journal intime et le tuto, elles racontent la difficulté des conditions de travail tout en détaillant leur parcours migratoire qui les a amenées jusqu’en Pologne : visas, recrutements, hébergement, mobilité, salaire... des journées de 12 heures rémunérées 3 euros de l’heure ! Les vidéos traversent différents lieux du logement : la chambre, la salle de bain, la cuisine, les espaces communs… Elles détaillent la manière dont elles se nourrissent, de l’approvisionnement dans les supermarchés et les produits choisis, jusque dans les cuisines communes où elles préparent leurs repas pour la journée suivante. Des bus et mini vans les transportent de leur hébergement au lieu de travail et les ramènent chez elles à la fin de leur journée.
Les vidéos rendent compte de la dimension morcelée de ces espaces, avec des lieux d’hébergement diffus, reliés entre eux par des vans d’entreprises et menant jusqu’à l’usine. Les différents lieux de vie et de travail sont paradoxalement éloignés géographiquement (environ une heure de trajet) mais rapprochés par une prise en charge totale par les entreprises des corps, ainsi que des espaces domestiques et de travail. Cela se matérialise notamment par un permis de travail et de séjour unique, rattaché à l’entreprise. C’est dans chaque détail de leur quotidien que l’on découvre peu à peu les mécanismes de notre économie contemporaine mondialisée, qui repose sur le travail de ces femmes étrangères. La dureté de ce système capitaliste global vient s’inscrire jusque dans leurs chairs, résonne dans chaque pièce de leurs logements et de leurs usines, transperce chaque cadre de leurs vidéos.
Les informations contenues dans ces vidéos et l’émotion qu’elles me procurent m’ont donné envie d’en faire un film. Ce film me paraît nécessaire pour donner à voir et à entendre la condition ouvrière actuelle, prise dans les enjeux de la mondialisation, et qui plus est d’un point de vue féminin. Par le regard de ces femmes, nous entrons dans la zone et ses usines mondialisées. Le montage de ces images est ainsi à la fois une méthode d’enquête et un moyen de faire dialoguer différents espaces, différentes temporalités et différentes situations entre elles. Leurs chaînes YouTube sont suivies partout dans le monde par une communauté de travailleur·ses migrant·es qui partage le rêve de pouvoir elle aussi venir vivre et travailler en Europe. Les commentaires laissés en hors-champ sous les vidéos représentent de précieux « outils de documentation sur la ville » (Jarrigeon et al., 2016). Ces vidéos en ligne passent du statut d’images-documents à celui d’images- réseaux, rendant compte de lieux et de personnes connectées entre elles. Elles incarnent parfaitement les dynamiques de ces territoires hors-sols, dans lesquelles droits du travail et d’urbanisme sont dérégulés{{Cette analyse fait l’objet d’un article à paraître dans la revue Le Journal des anthropologues.}}.
Conclusions : des films pour arpenter des terrains accidentés
La présentation de l’avancée de ce projet de thèse a permis d’illustrer les différents actes sur lesquels reposent le processus de création, propre au doctorat RADIAN, pour analyser les modes d’habiter en lien avec les conditions de travail dans les ZES. Les travaux cartographiques réalisés à Port-Jérôme-sur-Seine ont mené au constat suivant : les contre-histoires du logement ouvrier constituent un impensé des villes et échappent, de ce fait, aux planifications et aux représentations officielles. Images et représentations manquantes, invisibilisées ou encore impossibles à produire… La problématique d’accès aux terrains, souvent difficile voire parfois interdite, se trouve d’autant plus complexifiée lorsque la recherche s’accompagne d’une production d’images.
Les difficultés survenues pendant les travaux d’enquêtes de terrains ont néanmoins permis de forger de nouveaux outils et de nouvelles dynamiques permettant d’arpenter les différents terrains. Le dispositif filmique, élaboré au fur et à mesure, constitue le moyen par lequel dépasser les blocages rencontrés, tout en ouvrant à des connaissances nouvelles. Il est le prisme par lequel la rencontre avec les personnes concernées s’opère, rencontre qui conditionne l’entrée sur le terrain, voire en redéfinit les contours. Les projets de films documentaires en cours à Flamanville et dans les ZES polonaises ont pour ambition de documenter non pas seulement des lieux, mais les pratiques sociales qui façonnent et produisent ces espaces. Ils reflètent les accidents rencontrés sur les terrains pendant la recherche.









