Après le pire

LE MENDIANT : Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. Jean Giraudoux{{Il s’agit de la phrase conclusive d’Électre.}}   Quand on s’appelle Claude Lévi-Strauss, on peut vivre centenaire et désespérer de l’homme. La noirceur des dernières pages de Tristes tropiques n’a pas d’équivalent, il me semble, dans toute l’anthropologie du vingtième siècle. Quel avenir pour une espèce qui s’ingénie avec tant d’opiniâtreté à gaspiller ses atouts, au point de les renverser en handicaps rédhibitoires ? Notre civilisation fabrique à l’envi « ce que les physiciens appellent entropie », rappelle l’auteur, qui suggère de mettre le signe « égal » entre anthropologie et entropologie ; car, un jour, continue-t-il, « l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur{{Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques [Plon, 1955], Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2008, p. 444.}} ». Ainsi, dès les années cinquante, Claude Lévi-Strauss, retour{{Titre de l’ultime chapitre de l’ouvrage.}} d’une édifiante exploration, ne voyait d’autre horizon pour l’humanité que la désintégration, faute d’une pratique mesurée de la production et, surtout, de la reproduction (« Un monde dont j’ai vu la population sextupler m’apparaît sans espoir{{Wiktor Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices – Le monde selon Lévi-Strauss, Hermann, 2008. La phrase citée est tirée d’une lettre de Lévi-Strauss à l’auteur de ce livre. La surpopulation est qualifiée de « cataclysme », car la promiscuité des groupes s’irritant réciproquement par ce que Freud appelle les « petites différences » est source d’une agressivité généralisée et incontrôlable.}} », écrivait-il en novembre 2004). J’ai placé en tête de ces réflexions l’évocation de la vision du monde de Claude Lévi-Strauss parce que, bien antérieure aux hantises qui nous assaillent ces dernières années en trouvant toujours plus de motifs d’inquiétude, elle désigne par avance les racines d’un mal qui paraît impossible à contenir : une fureur faite d’excès en tout genre, de violence, de prédation, de surenchère dans l’activisme. On objectera que le leitmotiv tragique de l’ubris qui parasite les meilleurs n’est pas neuf : à telle enseigne qu’il est développé par Sophocle dans le chœur d’Antigone à travers l’idée d’un mortel (brotos) exposé à devenir deinos, dès qu’il s’entiche lui-même de ses prouesses, dans l’ignorance de leurs conséquences et des fins qui devraient guider les hommes. Comment rendre deinos ? La connotation d’effroi s’y marie avec une nuance d’admiration devant l’extraordinaire. Le deinon sème l’inquiétude en frappant l’imagination ; il mêle terreur et prodige. L’homme qu’on dit deinos est un enfant terrible « intenable », capable par ses facultés hors gabarit et son infatuation sans borne d’obscurcir ses actes éclatants d’autant de menaces pour lui et pour les autres. S’il faut, pour traduire, choisir un seul mot : effrayant. Sans doute ce que vise le poète tragique, c’est à exprimer le hiatus entre le pouvoir et le savoir : en l’espèce entre l’inventivité et l’efficacité techniques et la connaissance des fins de l’action humaine en considération du juste. Le deinon met cruellement à nu la béance entre les tekhnai et Dikè, il installe en l’homme une aporie, par exclusion réciproque de ce qui, pour bien faire, devrait se conjuguer. Tout se passe comme si la dimension d’effraction de la technique forçait à refouler le souci, tourné, lui, vers le juste et la mesure. Pour le dire selon les termes traditionnels, l’action et la contemplation ne font pas bon ménage. Où l’une étend son règne, l’autre s’en est allée. Il n’y a pas, en somme, de proportion de l’action. Qu’il s’agisse de techniques, de politique, d’économie, l’action se porte aux extrêmes, l’ivresse lui monte au cerveau : la chaîne des percussions pour le geste technique par nature vulnérant ; l’emballement de l’opinion, l’appât du gain, l’inflammation du désir et de la vanité dans les sphères économique et politique. Un livre récent{{Gabriel Martinez-Gros, La traîne des empires (Impuissance et religions), Passés/Composés, 2022. Voici quelques énoncés condensant la thèse du livre : « L’idée centrale à laquelle nous avons abouti, c’est que les religions universelles subliment les valeurs sédentaires de l’empire, au moment où l’empire peine à les satisfaire après les avoir posées en principe…/…La religion consacre la dissociation de l’action politique et des valeurs humaines…/…La religion transforme l’impuissance historique croissante de l’empire en impuissance ontologique, en volonté d’impuissance politique, en dégoût de l’action », p. 73.}} a pu montrer comment, à défaut d’une impossible gestion simultanée des sociétés historiques, la religion (l’impuissance contemplative) succédait à l’empire (le pouvoir en acte). L’action (vive) et le regard (posé) se fuient. Voilà le tragique : la solution ne peut être qu’indéfiniment reportée. En quoi, dit le Faust de Valéry, l’histoire n’est que « l’art de reconstituer les catastrophes ». Pourquoi, cependant, ces préfigurations, à fin plus ou moins préventive, de l’actuelle conjuration{{Dans le fait, le stress et l’anxiété répandue s’expriment malheureusement plus sous formes de rites et de formules magiques que par des actions concrètement efficaces.}} de la catastrophe, au nombre desquelles il importe de mentionner les livres majeurs d’Ulrich Beck{{Ulrich Beck, La société du risque, trad. de l’allemand, Flammarion 2001.}} et de Jared Diamond{{Jared Diamond, Le Troisième Chimpanzé (Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain), trad. de l’anglais (États-Unis), Gallimard, 2000.}}, demeurent-elles en deçà de la dramatisation d’un choc fatal (d’un collapse général, bref d’un blast sans retour), telle qu’on la connaît aujourd’hui, en particulier après la pandémie du Covid 19, la guerre russe sur le sol européen et les preuves flagrantes d’un réchauffement climatique menaçant la possibilité pour la vie de s’adapter à des conditions par trop drastiques ? Ces dangers mortels n’avaient-ils pas, au moins dans leur tendance, été identifiés ? Ils restaient pourtant lointains et abstraits, l’effet de rassemblement ne jouait pas encore pleinement. Tant le sujet que l’objet de la perception ont changé depuis une vingtaine d’années ; la sidération induite par les spectaculaires attentats islamistes du 11 septembre 2001 à Manhattan et la tuerie qu’ils ont provoquée au cœur de la première puissance mondiale ont marqué un basculement. Si cela était possible, alors tout pouvait arriver. Ce qui se passait concernait la société humaine, confrontée à une explosion (de haine autant que de béton) inouïe ; de surcroît cet événement, inopinément paroxystique, proprement incroyable, inscrivait dans une réalité archi-dramatique, partagée en images à travers la planète, le code de la « société du risque » : quoi que nous fassions désormais, « nous nous attendons à des conséquences inattendues{{Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, trad.de l’allemand, Alto-Aubier, 2003, p. 207.}} ». Nos yeux éberlués voyaient ce que le moraliste le plus morose et le métaphysicien le plus désespéré n’auraient osé articuler discursivement. S’attendre à l’inattendu – tel est le schème dont le 11 septembre constituait l’exemplification : « La société du risque est une société de la catastrophe. L’état d’exception menace d’y devenir un état normal{{Ulrich Beck, La société du risque, op. cit., p. 43.}} ». Nous voici rassemblés dans une « communauté de peur{{Ibid., p. 90.}} », en état de « frustration sécuritaire{{Robert Castel, L’Insécurité sociale, Seuil, 2003.}} ». Les frontières ont craqué, à commencer par celles qui délimitaient le réel et le virtuel, les éléments censément solides auxquels nos sens s’accrochent et la liquidité imaginaire emportant tout dans son flux. On n’en croit ni ses yeux ni ses oreilles, tant on peine, à la lettre, à réaliser (à défaut de comprendre) ce qui se passe. La « finitude planétaire » (Beck) fait bloc pour le meilleur et pour le pire. Un drame en cache un autre, puisque le principe d’incertitude – l’univers de l’aléatoire décrit par André Malraux dans son dernier livre, publié après sa mort{{André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, Gallimard, 1977.}}. porte que tout (aussi bien : n’importe quoi) arrive. La peur, se propageant, semble attirer la foudre d’événements « énormes ». L’angoisse climatique qui monte est, en ce sens, à la fois un des ingrédients du risque civilisationnel et la métaphore de l’atmosphère générale où se suspendent nombre de menaces difficilement parables. Ce que recèle de particulier la période d’après-11 Septembre, soit les premières décennies du vingt-et-unième siècle, prend figure de paradoxe ; il nous étonne moins dès qu’on le rapporte à l’é-normité de ce qui sur-vient. On s’attend à des répliques sur fond d’un cousinage des maux, car l’événement, pourtant réputé monadique et contingent, est flanqué de ses ménechmes. Au drame localisé dans l’espace-temps s’ajoute une dramatisation allégorique. Tout danger, ressenti comme extrême, est potentiellement emblème d’apocalypse. C’est cette bipolarité de l’événement archi-dramatique, partagé entre l’imprévisible et l’inéluctable, témoignant d’une alliance bizarre de la contingence et de la nécessité poussées dans leurs dernières limites, qui crée le stress singulier de la période. L’événement, saisi aussitôt dans un vertige d’allégorisation, grain du drame cosmique, rejoint la grappe de ses pareils et celle-ci potentialise l’incertitude. Ce qui fait l’appartenance au tragique, c’est la suggestion hypnotique qui émane d’un événement et le dote d’un pouvoir magnétique d’en attirer d’autres. Cette polarisation est-elle seulement dans notre esprit – signe d’une angoisse qui ne dort que d’un œil et qu’un mince indice est capable de réveiller – ou bien traduit-elle un état réel des choses, si critique qu’un choc de trop, quelle qu’en soit l’ampleur, pourrait précipiter l’explosion ? Parmi toutes les incertitudes qui pendent au-dessus de nos têtes, nous qui « vivons aveuglément dans [cette] métamorphose{{André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, op. cit., p. 316. Notre époque, pense l’auteur se révèle efficace comme jamais pour « élever à tâtons une civilisation, qu’elle se montre prodigieusement inapte à ordonner ». Elle additionne des montagnes de « certitudes limitées » à l’aide d’instruments dont ont rêvé en vain les époques précédentes, mais elle repousse toujours plus la gageure consistant à identifier le sens de tels efforts ; si bien que l’accumulation de savoirs et de pouvoirs a pour effet paradoxal de repousser, pour la hisser au sommet, « une incertitude englobante ». Si la bibliothèque et le musée ont pu être paradigmes formateurs des époques à peine révolues, celui de l’aléatoire qui convient à la postmodernité « n’est pas formateur de valeurs ». L’absence de cadre sémantique, concomitant à une prolifération sémiotique, justifie que la « métamorphose », pour reprendre un signifiant cher à l’auteur, soit sans pilote.}} » qu’est l’aléatoire, aucune n’est plus incertaine que celle qui, justement, rend indécise la limite entre ce que produisent nos têtes et ce que la réalité extérieure impose de regarder en face. Rien n’est plus angoissant que d’être condamné à ignorer si c’est le monde qui est malade ou bien notre âme. À moins qu’ils ne soient l’un et l’autre touchés par le même virus ? Le cumul des menaces qui nous assaillent nous place en état de perpétuelle précarité psychique. Nous avons plus ou moins conscience d’une position singulière de notre génération : elle est la première à se poser sérieusement la question de l’avenir de l’espèce{{Jared Diamond, Le Troisième Chimpanzé, op. cit., p. 407.}}. Le sentiment d’être acculé dos au mur est de nature à inhiber, chez des individus jeunes, le courage ou le goût de se représenter un avenir personnel ; et l’on sait quels ravages ont causé, durant le confinement lié à la pandémie de Covid 19, les maladies psychiatriques. Toutes les époques, tempérera-t-on, ont été confrontées à des drames affreux. L’histoire du vingtième siècle aura pulvérisé tous les records d’inhumanité, annihilant des millions d’êtres humains en une courte période. Des siècles de civilisation étaient capables d’enfanter la barbarie la plus cynique, déguisant sa cruauté sous un alibi idéologique où bêtise et folie s’entre-pénétraient. Des moyens gigantesques ont été mis au service d’une pulsion destructrice armée de techniques industrielles pour opérer en masse. La découverte des camps d’extermination nazis suscite une horreur sans commune proportion avec l’effet qu’ont dû produire les pires exactions du passé. S’efforçant de panser leurs plaies, les peuples se jurèrent que pareilles choses, relevant de l’innommable, ne devraient plus se reproduire ; comme si l’humanité, ayant payé à un prix astronomique d’avoir pu survivre à l’holocauste, s’était à jamais purgée de la violence historique : le mal radical ayant eu lieu, le pire ne pouvait plus hypothéquer l’avenir. Nous savons désormais qu’il y a un après au pire. Est-ce seulement une affaire d’échelle ? Dans le fait, la « routinisation » accélérée du progrès technique s’étendant à tous les territoires de l’existence entraîne une fuite en avant par abdication des contrôles. S’il est patent que la décision critique (quant aux us et abus des énergies et appareils potentiellement disponibles) échappe à l’individu, nous soupçonnons qu’il en va pareillement aux niveaux politique et cosmopolitique, malgré les efforts déployés par une petite avant-garde pour appeler la collectivité planétaire à se constituer en poste de commandement pour la prévention des risques majeurs. Or, comme on ne le voit que trop pour la COP sur le changement climatique, il paraît utopique – pour ne pas dire illusoire – de synchroniser les tempi de la politique intérieure des États et des intérêts à court terme, presque toujours contradictoires, avec la prise en compte pressante et sans réserve, unanime, d’un enjeu vital commun résumé en l’alternative archi-simple : (continuer d’) être ou ne pas (plus) être. La structuration à marche forcée de temps collectifs hétérogènes pour hiérarchiser lucidement les buts de l’humanité et faire pression sur ses membres afin qu’ils renoncent à leur égoïsme invétéré est par elle-même une gageure. Il faut encore que la parasite le désastre d’une guerre (potentiellement mondiale) qui, non contente de semer la ruine et de mobiliser des énergies mauvaises, détourne l’attention due à l’essentiel au profit d’objectifs chimériques (reconstituer l’empire fero et igni) ? L’image qui vient à l’esprit est celle d’hommes luttant contre le flot menaçant de submerger leur embarcation : ils écopent ici, puis là et quand ils croient le salut à portée, voici qu’une nouvelle trombe pense engloutir le navire – si bien que tout est à recommencer…tandis que le temps presse et que le mécanisme implacable de l’horloge fatale ne marque aucune pause, lui. Ce qui coupe les jambes à nos espoirs, c’est, encore une fois, la gravité insondable de menaces inédites, dont chacune, si elle devenait réalité (explosions nucléaires, apocalypse météorologique, carence d’eau potable), suffirait à effacer la vie de la surface terrestre et des fonds marins. Les risques ont l’air de former une manière de champ magnétique, de s’aimanter, de se fasciner mutuellement, comme pour dire : « Vas-y toi ! ». Comment, pour ceux qui sont aujourd’hui en charge de notre destin, faire tête partout ? Comment trouver la clef d’un ordre mondial qui serait en puissance de dompter les forces du chaos ? Comment ne pas observer que l’histoire humaine, longtemps tenue pour magistra vitae, se précipite pour se croiser avec les épisodes de la Terre ? Alors que la narration des res gestae n’entretenait jusqu’à nous qu’une relation lâche et implicite avec la Terre, l’aventure humaine pourrait bien s’interrompre dans l’éclat sombre d’un événement ultime et bâtard (humain et cosmique), le temps pour l’anthropocène d’apporter en guise d’adieu sa funeste contribution aux péripéties de l’univers, éternellement indifférentes et passant l’Homme par pertes et profits. Enfin l’humanité serait unie : dans la mort ! Il y a plus grave encore, tant il est vrai que survivre n’est pas une fin, si c’est à n’importe quel prix. Admis par hypothèse que l’humanité se tire du mauvais pas géo-cosmique, saura-t-elle vaincre ses démons indigènes, désormais de mèche avec des innovations (technologiques) qui, sous couvert de rassembler, pourraient bien se révéler diaboliques{{À prendre au pied de la lettre : le grec diaballein (antonyme de symballein) veut dire se mettre en travers (entre), d’où séparer, désunir, puis tromper. Tel est le diable (diabolos : celui qui abuse un chacun et sème la zizanie).}} ? Les technologies, qui propulsent sans limite des flux financiers et éclaboussent nos écrans d’une pluie incessante d’images folles et de signifiants erratiques, entendent nous offrir de nouvelles « facilités » en nous imposant des codes. pour chacun de nos gestes sociaux. Un hyper-individualisme infantile est alors complémentaire – et non pas antinomique – d’une gouvernance autoritaire. Dans les pays démocratiques, les populistes demandent à grand cri un roi fort ; dans les régimes autoritaires (Chine, Russie etc.), la dictature s’emploie à désapprendre aux administrés jusqu’au souvenir d’une conscience pensant par soi. Jamais n’ont été aussi performants les instruments pour rendre les peuples dociles, apathiques, gâtés jusqu’à l’imbécillité par une propagande aux relents nationalistes. Or, cet ordre (populiste, à l’état velléitaire et « trumpiste » ; conséquent et implacable dans l’empire du Milieu) se justifie du chaos qu’il induit. Il est ordre du désordre même. Décérébration des masses et gestion censément « optimale » de leurs corps-et-biens, jusqu’à ce fantasme de garagiste, réparateur halluciné, qu’est le transhumanisme: ce binôme résulte d’une expansion sans obstacle – suffisamment souple pour s’accommoder de variantes apparemment opposées – de ce qu’on appelle le néolibéralisme, sapant l’exercice d’une liberté vraie. Comment ne pas dénoncer, avec Bernard Stiegler, une « dénoétisation{{Voir Bernard Stiegler, États de choc (Bêtise et savoir au XXIe siècle), Mille et une nuits, 2012, et Qu’appelle-t-on panser ? Les Liens qui libèrent, 2018.}} » endémique, attentat perpétré contre ce que Valéry appelait « la valeur esprit » ? L’asymétrie criante entre la petite poignée de « milliardaires » (au siècle passé, on ne parlait que de « millionnaires » !), qui captent le plus gros de la richesse des nations, et le reste de la population planétaire est la matrice de tous les déséquilibres qui font verser le monde au jour le jour. Comment en finir avec la « sorcellerie capitaliste{{Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, La Découverte, 2007.}} », forme contemporaine (économico-computationnelle) du fameux Contr’un d’Étienne de la Boétie ? En tout cas, blast ou krach, rien n’empêche l’effondrement des choses et l’effacement du sens de marcher ensemble. La spéculation financière génère des krachs, la démonétisation des plus hautes valeurs aussi (c’est ce que Nietzsche nomme nihilisme). L’homme qui, comme on dit, « ne croit plus à rien », est mûr soit pour le divertissement dont le marché est prospère, soit pour cette bêtise endurante qui fait enfourcher à l’aveugle tel ou tel « dada ». Pour appréhender la précarisation de la raison et la mise en concurrence des opinions les plus extravagantes, à égalité avec les vérités prouvées, n’a-t-on pas dû forger la notion de « post-vérité » ? Ce tableau est bien noir et on lui reprochera de passer sous silence les avancées cognitives et les améliorations matérielles considérables qui signent également cette hypermodernité qu’est la postmodernité. Notre propos les implique à travers l’extrême ambivalence qui caractérise la contrariété intrinsèque du deinon : des pouvoirs prodigieux couplés à des menaces vertigineuses, aussi inséparables que pile et face. L’art détient-il l’antidote à la maladie mortelle qui frappe la race humaine ? Comment peut-il aider à vivre ? L’artiste dispose-t-il de l’aptitude à renverser la situation, à tourner l’obstacle en chance ? Il suffit de remonter un peu le temps pour voir fleurir les variantes de l’art salvateur et de l’évasion « sur les ailes du chant » (Heine) ou par un rêve plastique ou musical émancipateur. Dans le célèbre « testament » d’Heiligenstadt, daté du 6 octobre 1802 et enfermé dans un tiroir jusqu’à la mort du compositeur (en 1827), Beethoven, dans le désarroi d’une surdité qui le frappe à 28 ans alors qu’il n’a écrit que ses deux premières symphonies, écrit à ses frères que « c’est l’art, et seulement l’art qui [l]’a retenu » de s’ôter la vie. À prendre au mot l’épigraphe de l’Élégie, dite de Marienbad, un dieu (ein Gott) a donné au poète (Goethe) de dire sa souffrance, là où l’homme s’y abîme de stupeur (in seiner Qual verstummt). Est-il besoin de rappeler l’ « ardent sanglot », que Baudelaire (Les Phares) veut entendre comme « témoignage…de notre dignité » dans la peinture des Vinci, Rembrandt, Goya, Delacroix ? Le leitmotiv récurrent au cours du deuxième dix-neuvième siècle est celui de la consolation (der Trost). Nietzsche le reprend à Schopenhauer, mais pour en inverser le sens. Selon l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation, l’art console de la vie, qui est vaine souffrance, parce qu’il dévoile par intuition l’origine de celle-ci : la Volonté. Connaître libère, et l’art est un mode de connaissance supérieur aux sciences, asservies à la causalité. Combattant cette thèse pessimiste, Nietzsche interprète la consolation, non comme un palliatif, mais comme l’affirmation même de la vie (Bejahung). Et la valeur de l’art, dans cette optique, tient à ce qu’il va dans le sens d’un plus de vie, qu’il exalte et couronne. Créer veut dire doubler l’intensité de vivre. L’art, écrit Nietzsche est la plus haute forme de la volonté de puissance. Il donne à la vie la forme suprême qu’elle réclame{{Je ne puis, dans les limites du présent propos, que résumer à trop grands traits une problématique que j’ai développée dans Le Fardeau du monde – de la consolation, Les Belles Lettres, collection « encre marine », 2011.}}. Que l’art soit remède ou voie royale, crédité d’une vertu thérapeutique, cathartique ou démiurgique, semblables représentations trahissent un art romantique, exaltant le génie (art de créer sans règles, de donner naissance) ou s’autorisant d’un démonisme (chez Goethe) qui fait saillir en l’homme une veine divine, éminemment réparatrice. Quand on laisse derrière soi la IXe Symphonie, on peut bien mourir ! L’art moderne, à la bascule des dix-neuvième et vingtième siècles, s’il s’est dégrisé de l’inflation symbolique des romantiques, ne s’agrippe pas moins à une transcendance : celle de la forme et du style. A la souche du génie, porté par une métaphysique de la nature (nascor/natura/gigno/genius), appartient – descendante pas si lointaine – l’originalité moderniste, dont l’ambition se borne, faute de décider des choses mêmes, à contrôler le prisme à travers lequel elles deviennent formes. L’art continue de « transcender » la vie, quitte à jouer subtilement au chat et à la souris avec elle : ainsi Robert Filiou définissant l’art comme ce qui rend la vie plus intéressante que l’art (de mémoire, il existe un propos très proche d’André Gide). C’est justement ce léger décalage, cette posture en quinconce qui permet à l’art d’offrir, dans des situations désespérées, une aération, une poétisation de la réalité par l’intervention d’un univers de rechange qui toutefois plaide pour elle, loin de l’abandonner. La « logique culturelle » du postmodernisme, dictée par le « capitalisme tardif » selon Fredric Jameson, sanctionne un alignement complet des pratiques se faisant connaître en tant quart sur le plan d’un réel nu, réduit à un présent coupé du passé comme de l’avenir. Rien ne décolle plus l’art du socle socio-culturel amplement déterminé par un ordre technologique qui, asséchant toute velléité de symboliser, promeut et généralise un réflexe ludique (pastiche, jeu-vidéo, interactivité etc.) S’il faut en croire Clement Greenberg, l’avant-garde, à l’opposé du kitsch suborné par une demande peu regardante, ne veut savoir que de l’offre, soit qu’elle s’exprime en manifestes, soit que la hardiesse de l’œuvre en clame haut et fort – et à ses risques et périls – l’absolue souveraineté. Or, l’immersion de l’art mondialisé dans la communication, qui assujettit l’œuvre à la réception (quitte à la dissoudre dans un bain médiatique financièrement conditionné) renverse l’opposition moderniste : c’est le kitsch qui paye ! Mais la célébrité (cotée) n’est pas la gloire (éclatante) et l’« idée » d’un créatif malin ne saurait s’élever à la puissance de déflagration d’une œuvre portée par un soulèvement viscéral, où fusionnent le sens de la vie humaine, la douleur des temps et la protestation de l’artiste. On aura reconnu Guernica. La comparaison avec l’encombrant bouquet de tulipes « offert » (!) par Jeff Koons à Paris pour rendre hommage aux victimes des attentats de novembre 2015 n’est pas seulement cruelle ; elle remue la lie d’une absence de vergogne qui éclabousse chaque contemporain. Sans atteindre à ce monument d’obscénité, le « tableau » géant de Jean-Pierre Raynaud pour lUkraine consistant en deux panneaux de sens interdit et deux lignes noires reste, à le dire d’une antiphrase, une prouesse d’insignifiance dans l’auto-citation. On sent bien que cet art-là, seul promu, ne franchit pas la peau étanche d’un tout petit monde et n’a pas le pouvoir de transmettre en les transformant de vraies émotions. Au contraire, il est glaçant. Comment laisserait-il filtrer la moindre lueur d’espoir, alors qu’il est compromis avec le nihilisme de ce j’appelle le krach, forme chroniquement implosive dont les pas précèdent notre hantise de l’explosion ? Il est partie intégrante du réel nu (ou réel en soi), qui, en l’espèce, est suffisamment divorcé du sens pour préférer le nom de l’art à quelque entité indomptable à sa place : on assiste aux noces barbares du réalisme et du nominalisme, réconciliés après des siècles de guerre, par le virtuel et la technologie{{Il vaudrait la peine de discuter l’analyse par Jameson de « la temporalité de l’ennui » de la vidéo, « forme artistique par excellence du capitalisme tardif », égrenant « le temps réel minute après minute » en « une expérience presque hallucinogène du présent de l’image ». Voir Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Les éditions Beaux-arts de Paris, 2007, p.132 et passim.}}. Trop de calculs (d’agencement de l’œuvre, de l’effet à produire, de la recette performante sous tous rapports), des médiums froids affins à une programmation lisse, tarissent l’expression de la sensibilité. Or, c’est elle, d’âge en âge, qui, quêtant la forme de sympathie qui la rend « esthétique », est le principe et la justification de l’art. Celui qui est aujourd’hui homologué (or, il y a beaucoup de candidats pour peu d’élus) et le monde tel qu’il va (ou plutôt ne va pas) étant à mettre dans le même sac, aucun espoir vraisemblable ne saurait être escompté ni de l’un ni de l’autre. Quand l’espoir est court, qui manque de hardiesse, entre en piste l’espérance, en la guise de cette « petite fille » qui marche toujours devant en sautillant, légère, épatant Dieu lui-même{{Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu. « Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance/Et je n’en reviens pas. /Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout./Cette petite fille espérance./Immortelle. », Œuvres poétiques complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 533.}}. Elle ne prend pas part aux travaux de réfection : bien trop libre et neuve pour cela. Elle ouvre en grand portes et fenêtres pour que l’avenir s’y engouffre. Elle ne détruit pas le passé ; plutôt l’ignore tranquillement, surtout hier. Elle n’a mémoire que de l’immémorial. Elle marche, c’est tout. Le reste, on verra après. L’art du monde et le monde de l’art, s’ils doivent échapper à la mort, emboîteront ensemble le pas de cette petite fille de rien du tout car, réduits à eux-mêmes, il n’y en a pas un pour sauver l’autre.