Dessin de migrants et vidéo humanitaire : des croisements fertiles ?

Perte de liens familiaux en migration

L’éloignement du pays d’origine alimente dans l’esprit de tout exilé des hantises relatives au lien avec sa terre et sa langue natale, sa culture, sa relation avec ses proches qui demeurent au pays. Tout au long de son parcours, il entretient un lien avec ses origines, qui va s’étioler au fur et à mesure que le temps passe. De plus, l’instabilité identitaire et affective se couple aux autres épreuves du parcours migratoire, nécessitant alors un effort d’adaptation et de remaniement des habitudes et représentations. En revanche, quand le projet de vie des migrants croise une certaine adhésion à leur nouvelle société, et ce « malgré séparations et pertes, la migration devient alors une expérience de vie dans leur histoire personnelle, des souvenirs sont accessibles et l’espoir renaît. »{{Granjon, Evelyn, « Migration : projet de vie ou rupture imposée ? », Humanitaire [En ligne], 37 | 2014, mis en ligne le 21 mars 2014, consulté le 24 octobre 2022. URL: http://journals.openedition.org/humanitaire/2913}}. Toutefois, si un individu esseulé se heurte à des incidents de violences physiques ou symboliques, l’accumulation de stress peut entraîner des conséquences dévastatrices tant au niveau corporel que mental. Pour les migrants en rupture de liens familiaux, c’est la possibilité d’une intégration à la société « hôte » et l’aboutissement du projet migratoire – projet de vie – qui se retrouve compromis, tant est si bien qu’une situation déjà complexe finit par sembler inextricable. Dans le contexte migratoire actuel qui polarise les opinions et accroît les clivages, quel rôle pourrait jouer le portrait en situation comme moyen de réintroduire des relations qui nourrissent la réciprocité, l’empathie et la sensibilité ? Comment le portrait peut-il favoriser la reconnaissance de l’étranger et donner une place à celui qui n’a plus sa place ? Le risque de perte du lien familial en migration, interprété par des pratiques de création, est au centre de cette étude. Le croisement entre ma pratique du portrait en situation dans des camps de migrants{{J’ai été bénévole pour le Dispositif Mobile de Soutien aux Exilés (DMSE) de l’unité locale de la Croix-Rouge de Lille, pour des actions de terrain sur différents sites de rassemblements de migrants dans le Calaisis, entre 2020 et 2023.}} et les opérations du dispositif d’enquête de Rétablissement des Liens Familiaux{{Le rétablissement des liens familiaux (RLF) est l’une des plus anciennes missions du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Il s’agit d’un service d’accompagnement et de soutien pour maintenir ou rétablir le contact entre proches. Cf : Rétablissement des liens familiaux - Croix-Rouge française à Paris}} m’a permis d’émettre des hypothèses favorables à la jonction entre l’art et l’action humanitaire. En effet, le recoupement des expériences sur le terrain et des projets de visibilisation des migrants menés avec la Croix-Rouge constitue un potentiel important pour des avancées artistiques, humanitaires et psychosociales. Nous verrons comment la rencontre entre ma pratique artistique et différents acteurs de l’organisme humanitaire précité a donné lieu à la conception et la réalisation d’un projet sur la base de différentes vocations qui caractérisent l’intention humanitaire et nourrissent ma création-recherche également. Articulé selon plusieurs volets – élaboration d’un scénario, ateliers participatifs avec de jeunes migrants, enregistrements de voix, dessin, montage et animation filmique, restitution auprès des migrants et diffusion de la vidéo sur des canaux – le projet a abouti à la réalisation d’une vidéo{{Cf : Retrouver un proche - RLF - Commun (youtube.com) Consulté le 23/11/2023}} décrivant le RLF, basée sur les rencontres effectuées avec des migrants, autour d’une pratique du dessin.
[caption id="attachment_7330" align="aligncenter" width="300"] Magali Massoud, Bakri et sa mère, à partir d’une photo trouvée sur Facebook, Calais, 23/02/2023, crayon sur papier[/caption]

Souvent, lors d’un parcours migratoire, une difficulté communicationnelle s’installe entre le migrant et sa famille. En effet, en dépit de la relative accessibilité des moyens de communication, « maintenir le lien, malgré l’accès à Skype, constitue toujours un défi. Il est très difficile, entre autres, de communiquer ses échecs […] aux membres de la famille demeurés au pays d’origine : beaucoup répètent que “tout va bien” ou pire se taisent{{Métraux, Jean-Claude, « Les liens familiaux à l’épreuve de la migration », Paediatricia, N° spécial sur les migrants. Formation continue, 2016, p.19}}. Entre sentiments de loyauté, de responsabilité, de culpabilité, d’impuissance et situation de précarité, de dépendance, de survie, de rétention et de stagnation, les raisons de vivre dans le déni ou de couper contact sont nombreuses. Or, c’est justement dans ces situations d’impasse que le fait de « bénéficier d’un soutien familial permet de mieux affronter les souffrances de l’acculturation...{{Batista Wiese, Elizabeth, Van Dijk, Marina et  Seddik, Hacène : « La matrice familiale dans l'immigration : trauma et résilience », Dialogue, vol. 185, no. 3, 2009, pp. 67-78}} ». Outre les raisons psychologiques qui mettent à mal la communication entre les migrants et leurs proches restés au pays, il est des concours de circonstances – égarement ou confiscation du téléphone  portable, passage de frontière ou arrestation etc. – qui peuvent briser le contact entre des individus de façon durable et même parfois définitive. Il n’est pas anodin que des membres d’une même famille voyageant ensemble se perdent en cours de route, les rendant plus vulnérables à des enlèvements, des trafics illicites, des détentions prolongées, des décès sans identification... La disparition étant une forme ultime de rupture de liens, ces affaires tragiques réclament d'être résolues, car l’incertitude prolonge la souffrance et empêche le deuil.

Conscients de ces enjeux, les humanitaires du mouvement international de la Croix- Rouge n’ont pas tardé à inclure la préservation du lien familial aux autres missions d’importance vitale qu’ils tentent de remplir dans des situations de violence et de misère. Dans le fascicule sur le RLF publié par le Comité International de la Croix-Rouge, le chapitre introductif affirme la vision de l’organisme qui considère que « le respect pour l’unité familiale va de pair avec le respect pour la dignité humaine. Le bien-être d’une personne dépend grandement de sa capacité à rester en contact avec ses proches, ou du moins à recevoir des informations sur ce qui leur est arrivé{{ICRC, Restoring Family Links Including Legal References, 2008-2018, Geneva, 2007, p.15. Citation traduite de l’anglais}} ». Pour faire face à la dispersion des familles, ce pôle développe divers outils d’information et plusieurs systèmes d’enquête, dont le RLF, que j’ai découvert lors de mes actions bénévoles sur le DMSE. Il s’agit en effet d’un des principaux services prodigués par les équipes qui opèrent dans les campements de migrants. Au cours des déploiements sur le terrain, sa mission consiste, par exemple, à prêter des téléphones portables pour effectuer des appels à l’étranger et mettre à disposition des bornes de rechargement. Elle vise également à appliquer une politique de prévention en communiquant des informations sur le dispositif et en identifiant les personnes potentiellement en rupture de lien. Néanmoins, cet appareil peine à atteindre les individus fragilisés et qui n’osent pas entreprendre ce genre de démarche pour diverses raisons. La communication et le partage d’informations sensibles{{Données confidentielles qui pourraient leur porter préjudice (informations personnelles identifiables, croyances religieuses, opinions politiques etc.)}} étant les principes fondamentaux de cette plate-forme, il est primordial d’établir un lien de confiance avec les personnes qui pourraient en bénéficier. C’est ici qu’intervient, à son échelle, ma pratique du portrait dans les camps de migrants. Comment cette pratique du dessin, en sollicitant un échange de regard et en invoquant une prise de conscience de sa propre force et vulnérabilité, favorise-t-elle un rapprochement avec les migrants ?

[caption id="attachment_7505" align="aligncenter" width="300"] Magali Massoud, Migrants appelant leurs proches avec des appareils prêtés par le dispositif RLF, Calais, 2023, crayon sur papier[/caption]
 

Portraits de migrants sur le terrain