Enquêtes de paroles

Introduction

Au début des années 2000, théoricien·nes, critiques et historien·nes de l’art (Grant H. Kester{{Kester, Grant H., Conversation Pieces. Community + Communication in Modern Art, Berkeley, University of California Press, 2004.}}, Homi K. Bhabha{{Bhabha, Homi K.,« Conversation art », in Jacob, M. J. & Brenson, M. (eds.), Conversations at the Castle: Changing Audiences and Contemporary Art, Cambridge, MIT Press, 1998, p. 38-49.}}, Monika Szewczyk{{Szewczyk, Monika, « Art of conversation », e-flux journal, n°3 et 7, 2009.}}) s’accordent sur l’observation de la prolifération récente de conversations – sur scène, enregistrées, scriptées – dans le monde de l’art. De nombreux·ses artistes proposent en effet des pièces (performances, sculptures, installations, vidéos, éditions, etc.) s’articulant autour d’un échange discursif, faisant œuvre à partir d’une collecte de paroles. Camille Bondon est une jeune artiste dont l’œuvre naît de rencontres, de collectes de paroles et de récits. Elle explore dans son travail plastique le langage comme surface d’inscription de notre rapport aux autres et au monde, à travers des conférences-performances, installations et éditions. Dans le vaste champ de l’« art conversationnel » (Bhabha, 1998), le processus de création comporte souvent, préalablement à la production de la pièce finale, une phase d’enquête de terrain. Dans cette perspective, les artistes parcourent un territoire, à la recherche de personnes avec lesquelles converser. Iels empruntent, adaptent et parfois détournent conséquemment des outils méthodologiques (enquête et entretien) propres aux sciences humaines et sociales. Cet article abordera, à partir d’exemples puisés dans l’œuvre de Camille Bondon, quelques aspects d’une enquête de paroles, des devenirs œuvre de la conversation, ainsi que des pistes réflexives offertes par ceux-ci quant à nos rapports au savoir et à l’écoute.

Partir sur le terrain, récolter des paroles

L’artiste collecteur·trice de paroles s’engage dans une enquête{{À l’instar d’Aline Caillet, « On peut regrouper, sous le nom générique d’enquête, l’ensemble des pratiques et procédures qui consistent à investir un terrain, arpenter un territoire, effectuer des prélèvements, collecter et exploiter des archives, recueillir des témoignages ou encore produire des documents ». Caillet, Aline, L’art de l’enquête. Savoirs pratiques et sciences sociales, Paris, Éditions Mimésis, 2019, p. 15.}} par entretien rejoignant des procédures méthodologiques usitées en anthropologie, sociologie ou psychologie entre autres, visant à collecter des informations qualitatives sur les expériences et éventuellement les ressentis des personnes interrogées. Dans la lignée de la posture définie par Hal Foster de « l’artiste comme ethnographe{{Foster, Hal, The Return of the Real, Cambridge / London, The MIT Press, 1996, p. 182.}} », caractérisée, entre autres, par un intérêt pour l’altérité et une aspiration au travail de terrain, des artistes partent à la rencontre d’autres qu’elleux-mêmes, pour recueillir leurs paroles et en proposer ensuite des mises en forme et en scène. Les protocoles d’enquête induisent au préalable la détermination d’un terrain d’investigation. Pour Le programme du futur (2019), Camille Bondon a arpenté pendant six mois le territoire de Château Gontier pour y animer des « clubs du plaisir, dans une école, un collège, un centre d’art … Des gens de tous âges y sont venus pour énoncer leurs désirs{{Bondon, Camille, Le programme du futur, 2019, présentation en ligne : http://www.camillebondon.com/le-programme-du-futur/}}», et récoler une liste de souhaits à mêmes de constituer « le programme d’un futur utopique et juste{{Bondon, Camille, ibid.}} ». Pendant une résidence de transmission dans le Vercors (Les Nappées, 2020-2021), avec sa complice Adrianna Wallis, elles « sont allées à la rencontre d’habitant.es pour récolter des histoires de nappes, repas, tables et grandes fêtes. Des lettres ont circulé pendant le confinement entre des écoles, des lycées, des maisons et leurs ateliers pour se raconter les habitudes des unes et des autres{{Wallis, Adrianna et Bondon, Camille, Les nappées, 2021, présentation en ligne : https://www.camillebondon.com/les-nappees/}} » . Ces enquêtes sont spécifiques à un site, et ce dernier n’est pas seulement pensé comme la configuration d’un lieu, mais, davantage, comme un cadre social. L'espace intersubjectif créé par ces projets devient l’objectif – et le moyen – de l'enquête artistique.

Pour Camille Bondon, une recherche artistique consacrée aux mots constitue une occasion d’entrer en contact avec l’autre et d’explorer plus avant les relations que nous entretenons avec le langage. Choisir de « Faire des choses avec des mots{{Baudier, Marie-Pierre,  « Faire des choses avec des mots », Hors d’œuvre n°41, 2018, p. 5.}} », avec ceux des autres précisément, demande de s’arrêter sur des orateur·trices à convier. Les artistes que l’on peut regrouper dans le vaste champ des pratiques participatives, et a fortiori conversationnelles, s’adressent pour leurs enquêtes à des ami·es, des inconnu·es ou des complices. Camille Bondon explique : « dans les commencements, je fais souvent appel à mon cercle amical-familial, parce que l’on peut être fragile avec eux. […] Par la suite, c’est maintenant ce que j’attends des invitant.es : élaborer depuis leur territoire un premier cercle de complices qui puisse embarquer un deuxième cercle élargi{{ Bondon, Camille, entretien par correspondance, 23/02/2022, archive personnelle.}} » . Certaines personnes peuvent être invitées à raconter parce qu’elles possèdent une particularité qui intéresse l’artiste, comme se souvenir de ses rêves (Le goût des rêves, 2018-2020), ou appartenir à une communauté (résident·es d’une EPHAD, collégien·nes, etc.). Chacune des œuvres propose une communauté inventée, c’est-à-dire qui apparaît au fur et à mesure de l’élaboration du projet artistique. Ces communautés fictives se déploient comme autant de communautés élaborées par les artistes-enquêteur·trices, mouvantes durant le processus de création ; des « je » singuliers rassemblés en un « nous » aux voix multiples. Les participant·es sont présent·es dans le projet en tant que personnes singulières ; ce sont des « individus-histoires » comme les désigne Estelle Zhong, « singulier[s] de par [leur] trajectoire de vie personnelle{{Zhong-Mengual, Estelle, L'art en commun – Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Dijon, Les Presses du réel, 2020, p. 268.}} » , auxquel·les l’artiste demande de s’exprimer individuellement : raconter une expérience, un souvenir, un désir, etc. Au sujet de « Qui parle ? » dans ses Pièces, Camille Bondon distingue « des gens [qui constituent un groupe, une communauté, éclatée, dispersée] », et « des individus [avec leurs singularités] et des personnes [une histoire d’échelle : faire parler une personne depuis ce qu’elle est vit pense, ressent{{Bondon, Camille, correspondance avec l’autrice, 23/02/2022.}}]»  .

Dans le contexte des sciences humaines et sociales, l’enquête par entretien s’inscrit dans une longue tradition de la recherche scientifique en tant que méthode d’investigation visant la collecte d’informations afin de livrer une image objective de phénomènes sociaux, culturels, etc. Les artistes prennent quant à elleux quelques libertés avec les sujets investigués. Camille Bondon enquête sur des Souvenirs heureux (2017), « ce que l’on souhaite pour un futur commun » (Le programme du futur, 2019), « des rituels de repas et de fête » (Les nappées, 2021), « comment se draper et pourquoi ?» (Gymnastique textile, 2023), etc. Dans ces œuvres, pas d’enjeu démonstratif ; il ne s’agit pas de mettre des théories générales à l’épreuve de la réalité empirique. Les sujets des enquêtes artistiques se détournent d’une ambition d’éclairage de nos réalités sociales pour opérer un décalage, nous amener à regarder et écouter le monde qui nous entoure sous un nouveau jour, ou, comme l’écrit Camille Bondon, « partir de ce que l’on connaît pour tendre vers l’inconnu{{Bondon, Camille, correspondance avec l’autrice, 23/02/2022.}} ».

Au-delà du thème dominant des récits à collecter, les artistes conçoivent des orientations particulières pour ceux-ci, lisibles dans la communication à destination des futur·es participant·es. À l’occasion de l’exposition Tentatives de bonheur, nous pouvions lire l’invitation suivante :

« Et si on décidait de placer une journée entière sous le signe du plaisir ? ​De quoi serait-elle faite, que changerait-elle à notre ordinaire ? A quoi ressemblerait celle d’une autre personne ?

C’est cette expérience que l’artiste Camille Bondon vous propose de vivre à travers une correspondance par sms, le temps d’une journée. Du lever au coucher, vous noterez et lui partagerez toutes les heures 3 choses qui vous ont procuré du plaisir. L’artiste fera de même, en vous partageant ses propres plaisirs au fil de la journée. Une manière de goûter aux plaisirs de l’autre en lui offrant les vôtres, et de cultiver, ainsi, un peu de bonheur ensemble […]{{Bondon, Camille, 65 jours de plaisir, 2019, annonce en ligne : https://programmation.maifsocialclub.fr/evenements/les-journees-du-plaisir-avec-camille-bondon/}}. »

Les appels à récits sont diffusés par le biais des structures artistiques accueillantes, des réseaux sociaux et sont distribués dans l’espace public.

[caption id="attachment_7353" align="aligncenter" width="300"] Camille Bondon, Le goût des rêves, annonce marabout, 2020[/caption]

La récolte de paroles s’effectue le plus souvent par entretien enregistré (discussion Skype enregistrée : Adventices #IMG_4994 : Mise en mots, 2017), mais les conversations peuvent aussi se dérouler via messages (par répondeurs interposés : 2 minutes papillon, 2015), complétion de formulaire, échanges de mails ou de courriers. L’artiste indique utiliser ainsi « la correspondance [comme] un premier pas vers l’autre, pour faire connaissance. Une stratégie d’embarcation{{Bondon, Camille, correspondance avec l’autrice, 23/02/2022.}} ».

Faire œuvre à partir d’une collecte de paroles

Dans les œuvres fondées sur des enquêtes de paroles, celles-ci ne constituent pas uniquement une étape préliminaire du processus de création, mais font partie intégrante de la pièce. Toutefois, les paroles ou récits audibles – ou lisibles – pour le·la spectateur·trice ne ressemblent pas à ceux glanés dans la vie quotidienne ; les artistes en construisent des mises en forme. De l’enquête de paroles à la pièce installée – ou performée – plusieurs étapes de construction entrent en jeu, ainsi qu’éventuellement plusieurs niveaux de fictionnalisation du récit. Les entretiens menés dans le contexte de la recherche scientifique imposent aux chercheur·es un nécessaire travail de transcription et de nettoyage, auquel souscrivent régulièrement les artistes, consistant essentiellement à réduire et clarifier le texte, ainsi qu'à effacer les marques d’hésitations orales. Pour 2 minutes papillon (2019), Camille Bondon précise que « la transcription [de cette conversation] a fait l’objet d’une réécriture par l’estompe de passages en vue de resserrer le récit{{Bondon, Camille, 2 minutes papillon, 2019, présentation en ligne : http://www.camillebondon.com/co-co-co/}} ». Dans Adventices #IMG_4994 : Mise en mots (2017), la conversation skype a été « transcrite et nettoyée par éclaircissements{{Bondon, Camille, Adventices #IMG_4994 : Mise en mots, 2017, présentation en ligne : http://www.camillebondon.com/co-co-co/}} ». La parole devient le « lieu d’écriture{{Bondon, Camille, correspondance avec l’autrice, 31/01/2022.}} » , mettant progressivement en valeur les mots qui en constituent la matière première, et la transcription opère comme un moyen d’« écrire sans écrire, écrire en parlant{{Ibidem.}} ». Néanmoins, l’artiste précise que ce sont « l’oralité et ses créations, disfluences, qui [la] touchent{{Ibidem.}}  », et décide parfois de conserver dans la transcription les marques de la conversation initiale.

[caption id="attachment_7354" align="aligncenter" width="300"] Camille Bondon et Isabelle Henrion, 2 minutes papillon, 2018[/caption]

Lorsque les récits se déploient sous une forme conversationnelle, l’écriture intervient dès l’élaboration du script. Pour Une histoire des histoires (2018), Camille Bondon diffuse un fascicule rendant accessible le protocole :

« Une histoire1 est lue2 en public à un premier rapporteur3 attentif. Un second rapporteur entre ensuite dans l’espace. Le premier raconte l’histoire au deuxième et ainsi de suite4...

Changer d’histoire, changer d’ordre.

1 récit trouvé ou commandé de 3000 caractères ou 4 minutes environ avec un début et une fin

2 par le porteur de l’exercice

3 équipe de 7 à 10 personnes volontaires réunies en amont et ignorant les histoires

4 jusqu’à reformulation d’une nouvelle histoire{{Bondon, Camille, Une histoire des histoires I-histoire de Bang bang, 2018, publication en ligne : http://www.camillebondon.com/une-histoire-des-histoires/}} »  

La possible dimension fictionnelle du récit est ici prise en charge par la succession des rapporteur·trices. Pour certaines œuvres, les artistes s’autorisent des interventions sur les paroles collectées en opérant un travail de réécriture plus élaboré. Pour Camille Bondon, la fiction « tu la fabriques entre ce qui se dit. Tu complètes. Tu brodes. Parfois, il faut trouer le texte, lui faire des ouvertures{{Bondon, Camille, entretien par correspondance, 23/02/2022.}} ». Durant la phase de réécriture, les éléments issus de l’enquête sont agencés pour faire récit, mis en relation par un procédé proche de celui de la « mise en intrigue{{Ricœur, Paul, Temps et récit, 1. L'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 66-104.}} » telle que pensée par Paul Ricœur dans Temps et Récit. Le philosophe décrit cette opération comme « consist[ant] principalement dans la sélection et dans l’arrangement des événements et des actions racontées, qui font de la fable une histoire complète et entière, ayant commencement, milieu et fin{{Ricœur, Paul, Du texte à l’action, Paris, Esprit/Seuil, 1986, p. 13.}} » . Une fois mis en intrigue, selon des règles uniquement liées à une intentionnalité artistique singulière, le récit participe à une forme de fictionnalisation de l'expérience. Les paroles collectées, dans leurs versions exposées, comprennent conséquemment une part de fiction, non pas au sens d'invention, mais de façonnage, de construction et ainsi de configuration narrative.

Au-delà de donner une forme textuelle aux paroles recueillies, les artistes s’appliquent à leur donner visibilité et matérialité dans l’espace d’exposition et plus loin. Ces nouvelles formes apportent aux paroles éphémères et insubstantielles une existence matérielle : Faire des choses avec des mots (2016).

Camille Bondon construit régulièrement des dispositifs présentant mots et récits collectés, ceux-ci sont alors matérialisées dans la galerie ; sous formes sculpturales, par exemple les néons des 65 jours de plaisir (2017-2019), d’objets disséminés dans la rue, tels des tracts (10 mots doux à partager, 2017-2019), d’affiches ((se) raconter des histoires, 2017-2018), de banderoles (Les rendez-vous des désirs, 2021). Les mots s’échappent du contexte privé de l’échange avec l’artiste pour un essaimage dans l’espace public, exposant pensées intimes, désirs et souhaits dans une forme d’extimité textuelle sensible et subtile.

L’édition est en outre un support de choix, le livre et ses corollaires permettant la circulation des récits au-delà des espaces de monstration artistiques traditionnels et de son public étriqué, sous une forme élaborée selon une économie de production plus légère et autonome. L’édition a une importance particulière dans la réflexion et l’œuvre de Camille Bondon, existant sous des formes variées (ramette, éphéméride, protocoles de conversation édités, revues, inserts, etc.), et souvent en collaboration – en complicité – avec d’autres artistes.

Outre la présence des paroles collectées rendues visibles dans l’espace d’exposition, les artistes peuvent imaginer des espace-temps susceptibles d’accueillir de nouvelles conversations ou d’instaurer des conditions propices à l’écoute. Pour Une histoire des histoires (depuis 2015), une scène de parole est conçue à l’occasion. Celle-ci se compose du strict minimum pour que deux personnes aient un échange : deux chaises ; l’une destinée à celle qui prend la parole et la seconde à celle qui écoute. Pourtant, l’espace fait scène à l’intérieur de l’espace muséal, personne n’est dupe : nous ne sommes pas face à une conversation ordinaire mais face à une performance artistique ; un espace-temps particulier entièrement dévolu aux activités de parole et d’écoute et circonscrit formellement hors des espace-temps quotidiens. Des éléments – ici deux simples chaises – sont disposés ça et là pour indiquer aux spectateur·trices que quelque chose à lieu, provoquant une rencontre dans un espace entre-deux, non pas seulement physique, mais aussi symbolique, produisant une rupture dans le déroulé continu de l’existence. Les scènes de parole conçues reprennent parfois les codes visuels (mobilier, motifs, placements des corps, etc.) de nos échanges communicationnels familiers (rendez-vous, réunion, débat politique, consultation, etc.). Le repas collectif et ses formes implicites latentes (grandes tablées, vaissellerie, etc.) font dans cette perspective preuve d’un fort potentiel de mise en forme spectaculaire et décorative. À partir de leur enquête relative aux histoires de repas, Camille Bondon et Adrianna Wallis ont composé une dizaine de protocoles de nappes et de repas potentiels, comme autant d’« invitations à fabriquer de nouvelles histoires par les repas et fêtes dont elles seront le décor{{http://www.camillebondon.com/les-nappees/}} »

[caption id="attachment_7355" align="aligncenter" width="300"] Camille Bondon et Adrianna Wallis, Les nappées, 2021[/caption]

De la mise en forme spectaculaire du banquet aux échanges intimistes, les artistes faisant œuvre à partir d’un échange de paroles privilégient des mises en scène dans lesquelles l’horizontalité de la parole prime, ainsi que l’égalité de posture entre cellui qui parle et cellui qui écoute. Pas d’estrade, pas de position surplombante, pas de mise à distance spatiale, mais les créateur·trices œuvrent au contraire à construire des situations favorables à l’échange verbal. La plupart de ces pièces fonctionnent selon les indications fournies par l’anthropologue américain Edward T. Hall{{Hall, Edward T., La dimension cachée, Paris, Points, [1971] 1978.}}, adoptant la distance proxémique des situations de communication personnelles. Aussi, la forme du cercle, induisant une structure égalitaire de parole, apparaît régulièrement, empruntant en cela à une longue tradition d’expérimentations féministes telles que celles menées par Judith Chicago et Miriam Shapiro, et mais aussi aux pratiques rituelles, que celles-ci relèvent de la militance, de la pédagogie, de la magie ou de la thérapie (cercles de parole, supervision, etc.).

[caption id="attachment_7356" align="aligncenter" width="300"] [de gauche à droite] Camille Bondon, Gymnastique textile, 2021 ; Camille Bondon, Le goût des rêves, Bataville, 2020[/caption]

L’élaboration d’une scène de parole appelle aussi parfois sa réciproque : celle d’un espace d’écoute spécialement dédié. Pour Le goût des rêves (2018-2020), Camille Bondon a produit plusieurs scènes ; dans des espaces boisés (« Clairière d’écoute dessinée dans la forêt autour d’un arbre couché, Bataville »), ou dans le calme bleuté du salon d’écoute réalisé à Valence en 2018. Ces espaces naturels ou artificiels visent alors à produire les conditions propices à une écoute attentive : calme, isolement visuel et/ou sonore vis-à-vis de l’environnement.

[caption id="attachment_7357" align="aligncenter" width="300"] Camille Bondon et Michel Dupuy, Le goût des rêves, installation, Art3, Valence, 2018[/caption]

De la circulation des récits à l’écoute attentive

Camille Bondon porte une attention particulière à la circulation des récits, et, certainement pour cette raison, l’édition joue un rôle majeur dans les choix de diffusion de son travail. Souvent les textes s’envolent, sont destinés à être lus, regarder et entendus ailleurs, au-delà des seuls musées et galeries. Pour les 10 mots doux à partager (2017-2019), « des mots doux sont édités et diffusés de main à main, sous les balais d'essuies glaces et par d’autres systèmes (en boîte aux lettres, insérés dans des livres, affichés, …). Ils deviennent une réserve pour énoncer et partager de la douceur{{Bondon, Camille, 10 mots doux à partager, 2017-2019, présentation en ligne : http://www.camillebondon.com/10-mots-doux-a-partager/}} ». Cette dissémination des histoires au-delà de l’œuvre-même, dans d’autres espaces et avec d’autres personnes, rend alors possible l’ouverture de la discussion au-delà de l’activation performative, comme lorsque nous découvrons dans nos casiers professionnels de l’Université de Lorraine ce petit encart vert.

[caption id="attachment_7358" align="aligncenter" width="300"] Camille Bondon, Erratum, édition et action collective, 2023[/caption]

« Parce qu’il y a des faits que l’Histoire ignore. Ou bien qu’elle s’est construite alors qu’ils étaient dissimulés. Parce que l’Histoire est une forme d’interprétation des faits, il s’agit alors de dissocier et de les dire pour que d’autres histoires puissent apparaître{{Bondon, Camille, Erratum, 2023, présentation en ligne : https://www.camillebondon.com/erratum/}}. »

Dans les œuvres de l’artiste bretonne, ça parle d’art parfois ; d’une performance d’Aurélie Ferruel et Florentine Guédon (Allez, allez, 2017), de reproductions d’œuvres d’art – que nous ne verrons jamais – ((Se) raconter des histoires, depuis 2016), mais d’autres savoirs sont aussi convoqués : la commensalité (Les nappées, 2023), les figures drapées (Gymnastique textile, 2021), la littérature (André Gide : De l’influence en littérature, 2014), etc. Au-delà des seuls savoirs « académiques », ces projets reconnaissent et mettent en avant les connaissances et les savoir-faire issus de la vie quotidienne, des expériences individuelles signifiantes, approches dilettantes ou amatrices, et ainsi des expériences habituellement non considérées comme des savoirs. Si les formes du savoir intéressent l’artiste, elle explore en outre leurs modalités d’expression et de présentation à travers la création d’espace-temps de conversation, de partage et d’expérience. Ces conversations didactiques font écho au « tournant pédagogique » observé dans les réalisations artistiques et curatoriales dès le milieu des années 1990{{Le terme recouvre des pratiques processuelles engageant des relations expérimentales et/ou critiques à la pédagogie et aux phénomènes de transmission de connaissances et savoirs, largement discutées dans la littérature anglophone, notamment par Claire Bishop, Henry A. Giroux ou Irit Rogoff. Voir à ce sujet les ouvrages documentés de Allen, Felicity

(ed.), Education, London, Whitechapel Gallery, 2011 ; O’Neil, Paul, Wilson, Mick (eds.), Curating and Educational Turn, Amsterdam/London, De Appel, 2010 ; Henry A. Giroux, On Critical Pedagogy, New York, Bloomsbury Academic, 2011 ; Irit Rogoff, « Turning », e-flux Journal, 2008.}}. Ce tournant pédagogique de l’art est perceptible dans des champs théoriques, critiques et pratiques divers invoquant les notions de (re-)lecture, de transmission ainsi que d’échange de savoirs, de connaissances et d’expériences{{Cette tendance de l’art contemporain est particulièrement visible dans les conférences-performances (Kapwani Kiwanga, Louise Hervé et Clovis Maillet, Laboratoire de la contre-performance, etc.), ainsi que dans les projets artistiques proposant des modalités collectives de partage de savoirs (Ahmet Öğüt, The Silent University ; Jérôme Dupeyrat et Laurent Sfar, La Bibliothèque grise ; Suzanne Lacy, University of Local Knowledge, etc.).}}. Dans l’article « Crise d’identité ? », Tristan Trémeau précise que ces pratiques favorisent « une approche discursive de l’art et sur l’art, pour laquelle l’œuvre n’est plus ni noyau ni contenu de l’expérience, mais essentiellement le contexte, les dispositifs et les procédures d’énonciation, de discussion et d’intermédiation des positions{{Trémeau, Tristan, « Crise d’identité ? », L’art même, n°54, 2012, p. 5.}} ». Tout au long de notre vie, nous acquérons collectivement ou individuellement des connaissances via divers procédés : l’étude, l’observation, l’expérience, mais aussi via des discussions. À l’école comme dans la vie quotidienne, nous apprenons en grande partie grâce aux connaissances que d’autres nous transmettent et nous partagent oralement. De la même manière, dans le champ artistique, comme le met en évidence Irit Rogoff dans l’article « Turning », « la discussion est apparue comme une pratique, un mode de rassemblement, un moyen d'accéder à certaines connaissances et à certaines questions, de mettre en réseau, d'organiser et d'articuler certaines questions nécessaires{{Rogoff, Irit, « Turning », e-flux journal, Issue #00, November 2008, en ligne : https://www.e-flux.com/journal/00/68470/turning/}}».

Dans les histoires et conversations présentées dans les œuvres de Camille Bondon, les heurts, respirations, ellipses et autres interruptions sont omniprésentes. Le texte est troué, laissant le loisir au·à la spectateur·trice ou lecteur·trice à venir, d’imaginer d’autres histoires, d’en proposer des interprétations multiples. Dans L’entretien infini, Maurice Blanchot imagine un discours pluriel sur la conversation en tentant de perturber sa propre écriture, la faisant souvent ressembler à une conversation. Si le sens commun nous enjoint à considérer qu’il est impoli d’interrompre, Blanchot propose une autre hypothèse :

« La définition, je veux dire la description la plus simple de la conversation la plus simple pourrait être la suivante : quand deux hommes parlent ensemble, ils ne parlent pas ensemble, mais tour à tour ; l’un dit quelque chose, puis s’arrête, l’autre autre chose (ou la même chose), puis s’arrête. Le discours cohérent qu’ils portent est composé de séquences qui, lorsqu’elles changent de partenaire, s’interrompent, même si elles s’ajustent pour se correspondre. Le fait que la parole a besoin de passer de l’un à l’autre, soit pour se confirmer, soit pour se contredire ou se développer, montre la nécessité de l’intervalle. Le pouvoir de parler s’interrompt, et cette interruption joue un rôle qui semble subalterne, celui, précisément, d’une alternance subordonnée ; rôle cependant si énigmatique qu’il peut s’interpréter comme portant l’énigme même du langage : pause entre les phrases, pause d’un interlocuteur à l’autre et pause attentive, celle de l’entente qui double la puissance de locution{{Blanchot, Maurice, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 106.}}. »

Les histoires de Camille Bondon, en offrant ces pauses indéfinies, ouvrent des fenêtres sur la pensée des autres, et accordent la possibilité d’inclure d’autres voix à l’échange. Par l’usage de procédés tant textuels que plastiques, la suspension des récits et paroles invite le·la spectateur·trice à l’écoute. Aussi, fixer les mots, dans l’espace public, sur des éditions, des pistes audios etc., nous autorise à ralentir, à prendre le temps de lire/écouter la parole de l’autre, comme un doux et relaxant remède face à l’angoissante immédiateté communicationnelle de notre quotidien.