Cinéma documentaire en terres bureaucratiques : observation participante et non participante dans la mise en espace et en images des politiques bureaucratiques frontalières 

Introduction 

"Bentham’s Panopticon, Weber’s Iron Cage, Kafka’s Castle – since the beginning of the modern era, these buildings have darkened our skyline. Even as the crowds were tearing down the Bastille, that monument to tyranny, officials were busy erecting still more formidable institutions from which to tax and spend, protect and serve, discipline and punish. Shut your eyes for a moment and summon up images of the interiors: the waiting rooms, hallways, doorways, and offices where clerks sit writing, copying, calculating, or staring off into space. Memos, forms, files, registers spilling out of desks, drawers, shelves, cabinets{{Kafka, Ben, The Demon of Writing, Powers and Failures of Paperwork, Princeton University Press, 2020.}}"

 

Le constat est sans appel, le parcours administratif et juridique de la demande d’asile – en France, à tout le moins – cristallise de multiples « frontières intérieures{{Fassin, Didier, « Introduction. Frontières extérieures, frontières intérieures » ("Introduction. External borders, internal borders"), Didier Fassin éd., Les nouvelles frontières de la société française. La Découverte, 2012, pages 5-24.}} » – juridiques, bureaucratiques, intimes – qui demeurent pourtant extrêmement invisibilisées. Formulaires papier et en ligne, appels téléphoniques, files d’attente, courriers, rendez-vous, entretiens, éventuel recours à la Cour Nationale du Droit d’Asile, etc., The Demon of Writing domine indéniablement les procédures de demande d’asile. Si beaucoup de réflexions ont été menées sur le tropisme de la frontière en tant que « spectacle{{De Genova, Nicholas, « Migrant “Illegality” and Deportability in Everyday Life », Annual Review of Anthropology, Vol. 31, pp. 419-447, 2002. URL : https://www.jstor.org/stable/4132887}} » (De Genova, 2002 ; 2013), c'est-à-dire à la mise en évidence de l'illégalité et de la déportabilité des exilé.es, ainsi que celui des « Mediterranean Crisis-Scapes{{Boletsi, Maria, Minnaard Liesbeth, Houwen Janna, Languages of Resistance, Transformation, and Futurity in Mediterranean Crisis-Scapes: From Crisis to Critique, Palgrave Macmillan, 2020.}} », il apparaît crucial de réfléchir aux angles morts de la représentation des mouvements transnationaux, des carrières et expériences vécues des personnes exilées. Alexis Spire, notamment, s'est intéressé à l'asile au guichet{{Spire, Alexis, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir, 2008.}} en France, sociologie des actes administratifs pris au niveau de l’interaction entre les fonctionnaires « de terrain » et le public ciblé. De fait, faire l’expérience des guichets de l’immigration constitue l’un des moments-clés du parcours de la demande d’asile, et incarne – symboliquement du moins – la confrontation de deux mondes : celui des usager.es – en l’occurrence extrêmement précarisé.es puisque dans l’attente d’une reconnaissance légale de leur existence et de leur droit à résider dans un territoire donné – et celui d’une Street-Level Bureaucracy{{Lipsky, Michael, Street-Level Bureaucracy, Dilemmas of the Individual in Public Services, Russell Sage Foundation, 2010.}} – celle de la migration – elle-même très précarisée{{En effet – nous y reviendrons – la bureaucratie de la migration souffre, selon Alexis Spire, d’un manque de considération symbolique et de conditions matérielles de travail très précaires.}}. Si loin, si proche : bien que l’imaginaire de la bureaucratie nous soit relativement familier, la bureaucratie de la migration est néanmoins caractérisée par une certaine insularité dans la mesure où il est extrêmement difficile d’y accéder et où les personnes qui y travaillent sont tenues au secret professionnel. Se rendre en terres bureaucratiques, si l’on peut dire, est donc un exercice assez ardu.

Se pose dès lors nécessairement la question des modes d’enquête (artistiques ?) mobilisés par les artistes et cinéastes ayant souhaité appréhender ce ou ces terrains de recherche. Qu’il s’agisse de mises en scène audiovisuelles fondées sur le mode expositif (c’est-à-dire que le dispositif de tournage doit être doit être le moins interventionniste possible), ou bien ou de mises en scène relevant du mode interactif ou performatif, voire des modes poétique ou réflexif{{Ces six modes ont été définis par Bill Nichols, dans un ouvrage introductif au cinéma documentaire. Nichols, Bill, Introduction to Documentary, Third Edition, Indiana University Press, 2017 (2011).}}, celles-ci sont bien entendu significatives des modes d’accès, ou de non accès, aux terrains. Outre la question de l’accès, ces différentes mises en scène témoignent de la façon dont les cinéastes se situent, se positionnent relativement à leur terrain d’enquête : intervenir ou ne pas intervenir, notamment, dont l’équivalent sociologique serait observation participante, ou non participante. Notre analyse se concentrera, à travers une analyse critique de différents films documentaires français réalisés pour la plupart après ladite « crise des réfugiés » de 2015, sur les modalités de mise en scène audiovisuelle des politiques bureaucratiques frontalières. À notre connaissance, le seul projet audiovisuel ayant filmé « sur » le terrain de l’administration française de la migration est un film télévisuel, diffusé sur la chaîne Public Sénat en 2017 : Officier du droit d’asile de Pierre-Nicolas Durand.

Dans l’optique de développer une réflexion sur l’articulation entre le rapport au terrain d’enquête des cinéastes et les différentes mises en scène audiovisuelles des politiques bureaucratiques frontalières, il s’agira dans un premier temps de tenter de circonscrire conceptuellement ce que nous entendons par bureaucratie de la migration et frontière au guichet, dans un contexte marqué par une bureaucratisation croissante des administrations publiques, ainsi qu’un contrôle accru aux frontières extérieures comme intérieures{{Fassin, Didier, (Dir.) (2012) Les nouvelles frontières de la société française, nouvelle édition, Paris, Éditions La Découverte, 599 p., ISBN : 978-2-7071-7456-6}}. Nous employons délibérément le terme bureaucratie, plutôt qu’administration, en référence aux écrits de David Graeber et de Michael Lipsky sur la Street-Level Bureaucracy{{Lipsky, Michael, Street-Level Bureaucracy, Dilemmas of the Individual in Public Services, Russell Sage Foundation, 2010.}}, qui nous semblent rendre mieux compte des évolutions structurelles de la bureaucratie à l’ère néo-libérale. Il s’agira dans un second temps de développer une analyse critique du film Is it a True Story Telling{{Simon, Clio, Is it a True Story Telling?, France, 40 minutes, 2018, vidéo. Production : Ircam/Hors Pistes Centre Pompidou/Fresnoy Studio}} ? (Simon, Clio,  2018), lequel déploie un dispositif poétique d’écoute de témoignages d’expériences vécues, centré sur les street-level bureaucrats de la migration – en l’occurrence les agents officiers de protection de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides – et un juge assesseur de la Cour Nationale du Droit d’Asile.  Enfin, nous nous intéressons aux films Lundi prochain (Yaelle Kung, 2016), Les portes d’Arcadie (Carole Grand, 2015) et La Permanence (Alice Diop, 2016) qui exposent des situations de militantismes de guichet{{C’est-à-dire les associations et collectifs dits militants qui soutiennent les demandeurs et demandeuses d’asile dans leurs procédures in Avanza, Martina, Miaz, Jonathan, Pechu, Cécile, Voutat, Bernard, Militantismes de guichet, Perspectives ethnographiques, Antipodes, 2023.}} en intervenant le moins possible. Ces différents films témoignent de ce que peut être une esthétique du guichet de la migration, c’est-à-dire une esthétique nécessairement limitée dans son champ de vision, ces frontières du regard résonnant étrangement avec la réalité matérielle des politiques bureaucratiques frontalières.

Cinéma documentaire en terres bureaucratiques (de la migration)

D'après les investigations d'Alexis Spire en 2008{{Spire, Alexis, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir, 2008.}}, lors de recherches sur le terrain effectuées au sein des services d'immigration en France et dans un consulat d'un pays africain, il est courant de ne pouvoir accéder aux administrations s'occupant des questions d'immigration. Lorsque l’on fait une rapide recherche sur la base de données film documentaire{{URL : http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_accueil}}, on constate que là où il y a 1988 films références sous le hashtag « Immigration », il n’y a que 100 films référencés sous le hashtag « Institution administrative ». Quant aux films qui associent le hashtag « institution » et le hashtag « immigration », il n’en reste plus que 20. Parmi les films documentaires français et allemands récents qui conjuguent questions migratoires et questions administratives, nous pouvons citer des films aussi divers qu’Europe, de Philip Scheffner et Merle Kröger (2022), Face aux migrants : à la frontière des Alpes, d’Arnaud Mansir, Philippe Pichon et Thomas Johnson, (2020), ou encore It’s a Long Way from Amphioxus de Kamal Aljafari (2019).

Il apparaît dans un premier temps nécessaire de balayer rapidement les différentes appréhensions conceptuelles de la bureaucratie, et ce plus spécifiquement au regard de la bureaucratie de la migration. L'acception première qui nous vient à l'esprit lorsqu'il est question de bureaucratie relève du sens commun et du langage populaire : celle-ci fait écho à une supposée lenteur et lourdeur des tâches administratives, et aux complications inutiles que subiraient les citoyen.ne.s au quotidien lorsque ceux.celles-ci doivent déclarer leurs revenus, prendre des assurances, remplir des formulaires, téléphoner pendant des temps démesurément longs pour obtenir une information qui finalement ne s’avérera pas utile, etc. Définie par les sciences politiques et les sociologues, la bureaucratie est considérée comme le gouvernement par les bureaux, « c'est-à-dire par un appareil d’État constitué de fonctionnaires nommés et non pas élus, organisés hiérarchiquement et dépendant d'une autorité souveraine. Le pouvoir bureaucratique, dans ce sens, implique le règne de l'ordre et de la loi, mais, en même temps, un gouvernement sans la participation des citoyens{{Crozier, Michel, « BUREAUCRATIE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 9 janvier 2020.}}. » La bureaucratie pose dès lors nécessairement la question de l'adhésion politique, de la part des citoyen.ne.s, à un certain mode d'exercice de l'autorité publique. Depuis la fin des années 1970, toutefois, la bureaucratie se verrait partiellement supplantée, dans le cadre d'un monde postindustriel, par le New Public Management, les formes bureaucratiques et la rationalisation des tâches étant considérées comme inefficaces dans une société qui n'est plus celle des Trente Glorieuses. La critique adressée par James Buchanan et David Tullock vis-à-vis des organisations d’État est la suivante : les différents programmes d’État donnant naissance à des agences et administrations sont destinés à recueillir les suffrages des citoyens en vue des élections suivantes.

C’est pourquoi, ces organisations ne pourraient pas prendre le risque de dilapider les ressources et d’être inefficaces, d’où l’alignement de leur fonctionnement sur la logique managériale du privé : rationalité, efficacité =ar l’incitation, introduction des outils de mesure de performance et objectifs chiffrés{{Grandjean, Julien, Les contributions de Downs, Tullock et Buchanan à la naissance de l’analyse économique du politique. Economies et finances. Université de Lorraine, 2020.}}.

Le rôle des agents administratifs au sein des politiques migratoires, bureaucrats en anglais – le terme bureaucrates étant teinté d’une vision très péjorative en français – a été relativement peu étudié en dépit de l’importance de leur pouvoir discrétionnaire à l’égard des demandeurs et demandeuses d’asile, comme l’a montré Alexis Spire dans son analyse de la « politique du guichet{{Spire, Alexis, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’agir, 2008, page 8.}} ». La Street-Level Bureaucracy a été définie par Michael Lipsky comme une forme d’interférence entre la façon dont les travailleurs et travailleuses du service public exécutent leur travail et fonctionnent de facto comme des policy-makers (décideurs politiques), et le fait que ces mêmes personnes manquent de temps, d’informations et de ressources juridiques, de telle sorte qu’elles ne sont pas à même de correspondre pas aux normes les plus élevées de prise de décision. Les street-level bureaucrats jouent en outre un rôle de « shock-absorbers » – littéralement, « amortisseurs », que nous traduisons par le terme d’individus-tampons – car ils.elles sont des agents intermédiaires et ont un pouvoir discrétionnaire significatif.

Couplée à la croissance d’une Street-Level Bureaucracy de la migration influencée par un contexte politique et économique néolibéral, la bureaucratie de la migration souffre, selon Alexis Spire, d’un manque de considération symbolique et de conditions matérielles de travail très précaires. Elle apparaît comme étant au plus bas de l’échelle symbolique et sociale de l’administration française : « La valeur d’un guichet étant proportionnelle au prestige des personnes qu’il accueille, les fonctionnaires de l’immigration se trouvent en quelque sorte déclassés par le déclassement des étrangers qui se pressent aux portes des préfectures{{ibid., p.15}}. » En outre, la frontière au guichet « assigne à l’étranger une position de sujet déférent et elle matérialise la relation de domination bureaucratique dans laquelle le street-level bureaucrat a un pouvoir monopolistique et unidirectionnel ainsi qu’une influence énorme sur la vie des usagers, en raison de l’importance des décisions qu’il prend{{Infantino, Federica, « La frontière au guichet », Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. VII | 2010, mis en ligne le 12 février 2019.}} ».

Si l’on considère le rôle significatif des politiques bureaucratiques frontalières dans les carrières des demandeur.ses d’asile, composées notamment par le pouvoir discrétionnaire des street-level bureaucrats, il nous paraît d’autant plus pertinent de questionner la sous-représentation de ces sujets dans le champ cinématographique. Ces différents constats nous amènent à nous interroger sur les modalités de mise en scène audiovisuelles de la question de la frontière au guichet{{En prenant appui sur les travaux de Federica Infantino, je prends comme hypothèse de travail la définition de la politique d'immigration comme politique frontalière, et plus spécifiquement comme politique de frontière au guichet. Federica Infantino, « La frontière au guichet », Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. VII | 2010, mis en ligne le 12 février 2019.}}, ou plus largement de la bureaucratie de la migration, alors même qu’il s’agit d’un terrain qui se caractérise avant tout par son inaccessibilité. Cette première question en amène simultanément une autre : de quelle manière est-il possible d’analyser ou d’appréhender des films et des œuvres qui traitent de de ce type de sujets, sans avoir un accès direct au(x) terrain(s) ?

Une esthétique liminale

Dans la série télévisée Severance, ou Dissociation, diffusée depuis le 18 février 2022 sur Apple TV, une partie des employé.es travaillant pour la mystérieuse entreprise Lumon Industries ont subi une dissociation, à savoir qu’ils.elles ont reçu une opération visant à séparer leur univers personnel et leur univers professionnel. Ce récit d’anticipation sur l’aliénation dans le monde de l’entreprise pourrait en réalité tout à fait constituer le script fictionnalisé du film Is it a true story telling? (Clio Simon, 2018). À défaut de filmer l’interaction de face-à-face aux guichets de l’immigration, le film est en effet centré avant tout sur les street-level bureaucrats de la migration à l’ère du New Public Management, ou individus-tampons (en référence à la notion de shock-absorbers), en s’appuyant en particulier sur les témoignages d’une ancienne officier de protection à l’OFPRA (Céline Aho-Nienne), d’un officier de protection anonymisé, et d’un ancien juge à la Cour Nationale du Droit d’Asile, Smaïn Laacher, qui se trouve être également sociologue. Or tous ces personnages, qui ne sont en l’occurrence nullement fictionnels, décrivent leur environnement de travail et relatent leurs états d’âme, voire leur sentiment de duplicité, si ce n’est de dissociation, entre, d’un côté, leurs convictions politiques et intimes et, de l’autre, leurs obligations professionnelles. Là où l’intime conviction – mobilisée par les juges dans le champ du droit pénal – est le dernier ressort leur permettant de trancher en faveur ou en défaveur d’un.e requérant.e de l’asile, leurs convictions personnelles ou intimes se voient néanmoins éconduites, car allant manifestement à l’encontre de leurs devoirs professionnels. Céline Aho-Nienne, ancienne officier de protection de l’OFPRA, a ensuite souhaité travailler pour la Cimade – association œuvrant aujourd’hui pour les droits des personnes exilé.es et proposant un certain nombre de permanences juridiques destinées à la fois aux personnes migrantes, aux demandeur.ses d’asile et aux personnes ayant déjà obtenu le statut de réfugié.es. Smaïn Laacher, ancien juge à la CNDA, a ensuite souhaité privilégier son travail de sociologue, spécialiste des enjeux migratoires. Si les juges et les officiers de protection ne subissent évidemment pas d’opération chirurgicale (irréversible dans Severance) visant à introduire une puce dans leur cerveau, Céline Aho-Nienne évoque néanmoins le fait qu’elle a été interdite de travailler pour la Cimade après avoir démissionné de ses fonctions, l’État conservant un droit de regard sur ses activités professionnelles et associatives pendant une durée de trois ans. Ces différentes frontières, entre la sphère intime et professionnelle, entre les espaces intimes, militants, juridiques et administratifs, entre le visible et l’invisible, ainsi que la manière dont les personnages construisent eux-mêmes des séparations entre leurs différents espaces mentaux relatifs à leurs différentes activités, se voient successivement incarnées dans le film de Clio Simon.