Collecter la parole, outils et méthodes pour un terrain-commun

Introduction

L'expérience de la rencontre occupe une place singulière dans le processus créatif de certains artistes. Elle agit comme un catalyseur, une étincelle créative qui, par un simple hasard, peut devenir le point de départ de leur processus de création et ainsi donner vie à leurs productions artistiques. A partir de la recherche-création{{Titre provisoire : « Collecter des matériaux-vie pour raconter plastiquement dans l’espace d’exposition », sous la direction de Sandrine Morsillo, Paris, École doctorale APESA 279, débutée en 2019}} que je mène actuellement, nous explorons le processus de Mohamed El Khatib et d’Eugenia Reznik dont les œuvres sont profondément ancrées dans l'expérience de la rencontre.

Pour Mohamed El Khatib par exemple, un projet naît toujours d’une première rencontre spontanée, fruit d’un hasard.  Il nous dit au sujet de sa performance « Moi, Corinne Dadat{{Moi, Corinne Dadat (2015), ballet documentaire réalisé en 2015 par Corinne Dadat et Mohamed El Khatib}} » : « Un jour, j’ai rencontré une femme de ménage, elle s’est moquée de moi, elle m’a interpellé, m’a dérangé. Très rapidement, j’ai su qu’un projet allait naître de notre rencontre{{Propos recueilli par Agathe Roux lors d’un entretien avec Mohamed El Khatib}} ». Quant à l’artiste plasticienne Eugenia Reznik, elle, décrit la collecte de la parole comme « le glanage boulimique{{Propos recueilli par Agathe Roux lors d’un entretien avec Eugenia Reznik}} » des récits de personnes qui se trouvent sur son chemin. Dans ma pratique artistique, les terrains de collecte sont également ceux du quotidien. Réunions de famille, files d’attente, terrasses de café, transports en communs et halls d’entrée sont des terrains inépuisables pour collecter la parole, élément fondateur des installations artistiques que je réalise. Nos processus respectifs reposent ainsi sur l’expérience de la rencontre. Celle-ci est au cœur de notre travail de collecte : sans elles, aucune création n’est possible.

Au regard de ces trois processus de création nous chercherons à comprendre ce qui se joue dans l'expérience de la rencontre et comment elle peut se rapprocher du concept Merleau-Pontien de terrain commun. Puis, nous examinerons les techniques et les outils utilisés par les artistes pour collecter la parole. Comment élaborent-ils leur propre méthode de collecte pour répondre aux contraintes de leurs terrains et de leurs outils ? Enfin, nous verrons comment mon processus de collecte artistique s'inspire du concept de terrain commun pour collecter la parole.

L’expérience de la rencontre

Sur les terrains de collecte de ces artistes, la matière collectée est principalement la parole. Le dialogue et l'échange sont alors indispensables à leurs processus. Ils sont constamment à la recherche de nouvelles rencontres pour de nouvelles perspectives. Toutefois, toute rencontre ne se traduit pas toujours par une production artistique. Nous pourrions ainsi nous demander pourquoi certaines rencontres donnent-elles lieu à une production artistique et d'autres non ?

Pour répondre à cette question, c’est d’abord vers Eugenia Reznik que nous nous tournons.

Lors de notre entretien, l’artiste franco-ukrainienne pluridisciplinaire a déclaré « Je ne sélectionne pas un certain type de rencontre. Je vais simplement parler autour de moi le plus possible pour glaner des récits ».  Cependant, au regard de ses œuvres, nous pouvons remarquer qu’un sujet réunit les rencontres de l’artiste : celui du déracinement.

Cette thématique ne restreint pas l’artiste dans son travail de collecte puisqu’elle l’envisage comme une arborescence. « Le déracinement m’intéresse en tant que rupture avec des lieux physiques » explique l’artiste. En effet, son installation « D’un récit à l’autre » est une réflexion sur l’exil, tandis que « Atlas de plantes déracinées » explore des récits de personnes dont les plantes ont été déplacées lors d’une immigration ou d’un déménagement. « Il y a une question qui m’habite, je vais travailler sur cette question pendant des mois voire des années et je vais récolter des récits qui répondent, du moins en partie, à cette question-là » conclut-elle. Je remarque ainsi que dans ma pratique, il n’existe pas de thème spécifique ou de question qui viendrait conduire mes choix, mais ce sont les rencontres elles-mêmes qui guident les sujets de mes productions.

Pour mieux comprendre ce phénomène, nous pouvons nous tourner vers la pensée des deux philosophes Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty.

Pour Jean-Paul Sartre, la rencontre est un surgissement{{Sartre, Jean Paul, L’être et le néant : essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p.324}} : l’autre apparaît brusquement dans mon champ de vision sans que j’y sois préparé. Je retrouve ici un premier point commun à toutes les expériences de rencontre faites par les artistes : celles-ci sont inattendues. C’est l’effet de surprise qui participe au bouleversement qu’elles provoquent en eux. « Par le regard d'autrui, je fais l'épreuve concrète qu'il y a un au-delà du monde{{Ibidem, p.309}} » nous dit Sartre. Symbolisée par le regard que porte autrui sur moi, la rencontre est un bouleversement, mais elle change aussi la nature du monde dans lequel je vis et la perception que j’en ai. Autrement dit, l’Autre nous force à adopter un nouveau regard et trouble l’idée que nous nous faisions du monde. Toutefois, chez Sartre, la rencontre est vécue comme un traumatisme, car l’autre me dépossède de mon monde : « Tout à coup, un objet est apparu, qui m'a volé le monde{{Ibidem, p.295}} » écrit-il. Il ne s’agit plus de mon monde, mais d’un monde commun, un monde dont finalement, je ne suis plus le centre. Sartre ajoute « Cette présence immédiate et brûlante du regard d'autrui […] m'a souvent rempli de honte ». Pour lui, le regard de l’autre est une menace, un danger potentiel qui, par son regard, me juge. Certes, la rencontre me sort de mon égoïsme, mais elle ne me permet pas de nouer une véritable relation avec l’autre. C’est donc ici que la conception de la rencontre chez Sartre s’éloigne de celle que vivent ces artistes dans leur pratique de la collecte. Chez eux, la rencontre, loin d’être un traumatisme, est au contraire vécue comme une expérience positive, donnant matière à une production artistique.

Maurice Merleau-Ponty quant à lui, nous dit à propos de l’expérience de la rencontre : « Mon regard tombe sur un corps vivant en train d'agir […]. Je dis que c'est un autre, un second moi-même et je le sais d'abord parce que ce corps vivant a même structure que le mien{{Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1952, p.411}}». Chez lui, la rencontre passe d’abord par le corps de l’autre, qui n’est pas celui qui vole mon monde comme l’affirme Sartre, mais quelqu’un qui m’est semblable. Le philosophe poursuit en disant « il y a, en particulier, un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception d'autrui : c'est le langage{{Ibidem, p.411}} ». Finalement, ce n’est que lorsque je passe par la tâche parfois difficile du dialogue que je fais réellement l’expérience de la rencontre. Grâce au dialogue « nous sommes l'un pour l'autre collaborateur dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l'une dans l'autre, nous coexistons à travers un même monde{{Ibidem, p.412}} » nous dit-il. Je retrouve alors un autre point commun aux rencontres des artistes, celui du dialogue qui est au cœur de leurs collectes puisque c’est la parole qu’ils récoltent.

Pour Merleau-Ponty, ce dialogue ne peut avoir lieu qu’à la condition que chacun y participe en partageant son point de vue tout en tenant compte de celui de l’autre. La rencontre s’opère dans un mouvement de glissement et non d’un surgissement comme l’évoque Sartre.  Par ce glissement, nos réflexions se complètent et se rectifient, notre point de vue est épousé par l’autre et inversement, pour construire un terrain commun{{Ibidem, p.412}}.

Cette conception de Merleau-Ponty, évoque alors le sentiment de dérangement que Mohamed El Khatib dit ressentir lorsqu’il assiste à une pièce de théâtre. « J’aime arriver au théâtre en étant rangé d’une certaine façon et en ressortir, rangé autrement » nous dit-il. Dans ma pratique, c’est ce sentiment de dérangement, au sens où Mohamed El Kathib l’entend, qui semble être le point commun à toutes ces rencontres créatrices. Ces rencontres me dérangent au sens où elles me poussent à remettre en question ce que je prenais pour acquis et ce que je n’interrogeais pas ou plus. La notion de dérangement trouve ainsi tout son sens dans la conception de la rencontre proposée par Merleau-Ponty. Je suis dérangée, car je suis face à un autre point de vue que le mien, mais ce dérangement est positif si je fais le travail d’un véritable dialogue. En effet, pour le philosophe, il ne s’agit pas d’adhérer trop rapidement au point de vue de l’autre, auquel cas le dialogue ne pourrait véritablement exister. Il s’agit plutôt de faire un pas vers l’autre tout en gardant sa position, jusqu’à ce que le dialogue nous mène vers un nouveau point de vue, que nous construisons ensemble{{

« L'objection que me fait l'interlocuteur m'arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour » Ibidem, p.412}}. Grâce à cette analyse de Merleau-Ponty, nous comprenons ainsi que c’est lorsque nous arrivons à ouvrir un terrain commun avec notre interlocuteur, que la rencontre devient le moteur d’une création pour les artistes.

Outils et méthode pour collecter la parole

Interrogeons-nous à présent sur la question des outils et des méthodes pour collecter la parole. Micro, caméra, prises de notes, plusieurs moyens sont à la disposition des artistes pour collecter la parole. Quels seront leurs choix et pourquoi ? A cette question, s’ajoute celle de la méthode : l’artiste organise-t-il des entrevues ou prélève-t-il la parole directement sur le terrain ? Se fixe-t-il des règles, un protocole à respecter ?

Chez Mohamed El Khatib, l’outil de collecte reste invariable : sa caméra Sony qu’il transporte en toute circonstance. En considérant ce choix, nous pourrions supposer que les réalisations de l’artiste sont essentiellement des œuvres cinématographiques, pourtant parmi ses nombreux projets, nous retrouvons seulement deux courts-métrages. Les projets qu’il développe s’étendent de la performance documentaire à l’installation artistique en passant par le théâtre et la littérature. Grâce à nos échanges, je comprends que Mohamed El Khatib n'a pas choisi la caméra en raison d’un attrait particulier pour l'image, mais plutôt pour sa capacité à collecter un grand nombre de données lui permettant de déterminer librement la forme finale de son projet. Autrement dit, la caméra lui permet de conserver et d’archiver ses rencontres le temps qu’une idée puisse mûrir.

En mai 2022, j'ai eu l'occasion de collaborer avec Mohamed El Khatib sur un projet de court-métrage au sein du service de gériatrie de l'hôpital Fernand Widal, à l’occasion d’une carte blanche proposé par Le Festival d'Automne à Paris en partenariat avec l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (APHP). Lorsque nous nous rendons pour la première fois sur le terrain, ni le sujet ni la forme de la réalisation n’ont été clairement définis. Toutefois, la responsable des animations du service nous propose de venir le même jour qu’un groupe de musique. Une fois sur place, nous rencontrons Valentine{{Les prénoms ont été changés pour garantir l’anonymat des personnes rencontrées}}. Débout dans le couloir, cette patiente se déhanche au rythme de la musique hawaïenne. Notre caméra semble l’intriguer et naturellement, une discussion s’amorce entre nous. Très rapidement, la notion de danse est au cœur de nos échanges. Cette rencontre donne alors le ton à toutes celles qui vont suivre et c’est ainsi que le sujet du projet s’installe : face à un corps usé qui altère jour après jour l’autonomie de nos mouvements, une nouvelle définition de la danse est-elle possible ?

Suite à cette expérience, je constate que Mohamed El Khatib agit en fonction des événements tels qu’ils se présentent à lui, il n’anticipe que très peu : il navigue à vue. Ainsi, je comprends que seule la caméra peut lui permettre une telle souplesse. Toutefois, l’artiste précise que l'utilisation de la caméra implique de laisser un temps long pour que la conversation puisse prendre forme et pour que les participants oublient la présence de l'appareil. Pour réaliser le film "Les Habitants", Raymond Depardon et Claudine Nougaret se confrontent à cette même contrainte. Ils choisissent ainsi de dissimuler la caméra derrière un écran, afin de capter une parole plus spontanée et sincère.

L’artiste Eugenia Reznik, quant à elle, privilégie le micro. Si elle choisit de travailler ainsi, c’est pour se concentrer uniquement sur la parole. Ce qui l’intéresse lors des enregistrements, ce sont bien sûr les mots, mais aussi les silences, les respirations et les hésitations qui participent aussi au récit. Pour l’artiste, ces éléments, loin d’être dépourvus de sens, témoignent de ce qu’elle appelle : « une parole en train de se faire ».

Eugenia Reznik est dans une recherche active de paroles en lien avec son sujet.  Elle explique que lorsqu’elle rencontre quelqu’un, elle évoque son travail artistique sur le déracinement et naturellement elle demande à son interlocuteur s’il n’a pas un récit à lui raconter à ce sujet.  Sa méthode est sensiblement la même à chaque fois : la première rencontre est toujours de l’ordre de la surprise, mais à la différence de Mohamed El Khatib, la collecte de la parole ne se fait jamais directement sur le terrain. En effet, l’artiste est toujours contrainte de proposer un second rendez-vous pour disposer de conditions d'enregistrement optimales.

Bien que ces outils soient efficaces pour capturer fidèlement la parole, nous pouvons constater qu’ils sont aussi contraignants. En effet, chez Mohamed El Khatib, la caméra fait écran, autrement dit elle est un obstacle entre l’artiste et son interlocuteur. L’outil crée ici une distance entre les deux, par pudeur, le sujet retient sa parole rendant les échanges moins naturels. Eugenia Reznik en fait également le constat. Elle explique, à ce propos, que la caméra, trop imposante, peut intimider. Ce n’est donc qu’à titre très exceptionnel qu’elle l’utilise, c’est-à-dire lorsqu’elle collecte la parole des personnes qui lui accordent une grande confiance, ses proches par exemple.  C’est donc pour pallier ces contraintes que les artistes vont chercher à effacer la présence de la caméra. Le micro, quant à lui, est certes plus discret mais impose, à Eugenia Reznik, de proposer un second rendez-vous. Celui-ci rend la rencontre plus formelle, le participant s’y prépare et la parole en devient moins spontanée.

Dans ma pratique artistique, je cherche à collecter des paroles dites à chaud, au cours de conversations ordinaires : celles que nous pouvons par exemple avoir dans le métro avec notre voisin. Les outils comme la caméra et le micro ne semblent pas adaptés à ces situations et me contraindraient à interrompre mes interlocuteurs pour avoir leur consentement, rendant alors leur parole moins naturelle. Par conséquent, j’ai recherché une méthode plus souple qui me permettrait de collecter une parole spontanée de manière respectueuse, tout en m’offrant une certaine liberté d'action.

En me confrontant à ces contraintes, j'ai finalement trouvé ma propre méthode en 2014, alors que l’une de mes proches me racontait les épisodes marquants de son enfance et de sa vie actuelle, mêlés à des enjeux de société. Comme Mohamed El Khatib, je ne savais pas quelle installation pourrait naître de ces échanges. Cependant, j'ai voulu les conserver pour laisser la possibilité à un projet d’émerger. Je n'avais, sur moi, que mon téléphone, ainsi dès que nos échanges prirent fin, j’ai rapidement écrit dans mes notes tout ce que j’avais retenu de nos échanges.

En faisant appel à ma mémoire immédiate et en jouant avec la mise en page et la typographie, j’ai, sans m’en rendre, compte chercher à transcrire l'oralité des paroles entendues. Un long silence, par exemple, pouvait se traduire par plusieurs retours à la ligne pour donner de l'ampleur à la pause. Ainsi, j'ai pu écrire des textes à la première personne, dont la forme reflète les marques d’oralité, qui, comme le soulignait Eugenia Reznik, font partie intégrante du discours.

Quelques mois plus tard, suite à une rencontre dans le hall d’un immeuble, l’opération se répète. J’écris les paroles de cette inconnue dans les notes de mon téléphone, et naissent pour la deuxième fois une série de textes écrits à la première personne et à la mise en page non-conventionnelle. C’est donc finalement cette méthode, que j’ai appelée : « la prise de note ultérieure », qui m’accompagne à chaque fois que je souhaite collecter la parole. Cette méthode souple et adaptée à mon terrain de collecte, n’impose aucune contrainte à mon interlocuteur, il est libre de s’exprimer dans la plus grande spontanéité : aucun outil ne s’interpose entre nous, aucun rendez-vous ultérieur n’est nécessaire.

En adoptant cette méthode, j’apprends au fil du temps à devenir plus vigilante aux paroles et aux histoires racontées, mais surtout à me mettre à la place de l’autre. Ces textes sont le fruit du terrain commun que notre dialogue a permis d’ouvrir. En écrivant à la première personne, il est possible de mettre en avant le point de vue de l’autre, tout en gardant la place pour sa propre vision. Autrement dit, ces textes épousent la vision de chacun tout en faisant apparaître un point de vue commun, comme une position d’égalité obtenue par deux poids qui s’opposent. 

Conclusion

À partir des processus créatifs d'artistes tels qu'Eugenia Reznik, Mohamed El Khatib et moi-même, nous pouvons affirmer que la rencontre est au cœur de nos pratiques. Nous collectons la parole à travers des rencontres inattendues de la vie quotidienne, guidées par nos propres questionnements.

Ces rencontres bouleversent notre perception du monde, car celle-ci s’enrichit, grâce au dialogue, de la perception de l’autre. Ainsi, l’artiste et son interlocuteur construisent ensemble un terrain commun qui conduit l’artiste à collecter la parole. Selon les outils choisis, l’artiste met en place une méthode adaptée à son terrain pour collecter la parole. Que ce soit par la vidéo, le son ou l’écriture, cette matière donnera forme au terrain commun expérimenté lors de leur échange.

C’est ensuite à partir de ces textes, de ces vidéos ou de ces enregistrements sonores, que les artistes vont façonner leur œuvre avec un nouveau défi : comment rendre compte de ce terrain commun par ses choix plastiques ?