Le 28 mars 1975, le critique Jean de Baroncelli commente, dans
Le Monde, et à l’occasion de sa projection en salle, le deuxième long-métrage de Bertrand Tavernier,
Que la Fête commence{{Bertrand Tavernier
, Que La Fête commence, 1975, CIC, : couleurs - 1,85 :1 - 35 mm – mono.}} :
« Il y a cinq ans que la guerre était finie, quatre ans que le vieux roi était mort, les années folles de la Régence battaient leur plein. À la cour et à la ville, la licence, le vice, la corruption, les appétits de toute sorte, s’étalaient au grand jour, avec d’autant plus de cynisme que l’hypocrisie les avait longtemps contenus. Chez les humbles, c’était la misère, chez les riches un besoin frénétique de s’étourdir et d’oublier la lugubre fin du règne de Louis XIV{{Jean De Baroncelli, « “La Fête commence’’ de Bertrand Tavernier »,
Le Monde, 28 mars 1975 [en ligne],
https://www.lemonde.fr/archives/article/1975/03/28/que-la-fete-commence-de-bertrand-tavernier_2580456_1819218.html, consulté le 09 octobre 2021.}} ».
Cette hypotypose présente le règne de Philippe d’Orléans (1715-1723) en des termes antithétiques. Assimilée à une fête, la Régence offre l’image d’une parenthèse licencieuse contrastée : sa libéralité, son insouciance, son opulence ne cesseraient d’être menacées par la pauvreté, la corruption et la conspiration. Loin d’être décontextualisé, le propos de Baroncelli renoue avec la bande-annonce du film de Tavernier{{«
Que La Fête commence (1975- bande-annonce) », YouTube [en ligne],
https://www.youtube.com/watch?v=2CG7pz-gJpA, consulté le 09 octobre 2021. }}. La narration simultanée emprunte à l’art de la chronique. Elle insiste particulièrement sur le « libertinage{{
Ibid., 0 : 39.}} », l’oisiveté festive, le badinage, « l’amour{{
Ibid., 0 : 59.}} », et le chaos. À ces termes sont associés des plans descriptifs et narratifs jouant d’effets d’amplification permettant de moduler le récit. Dans son film, Tavernier a dressé le portrait haut en couleurs d’une époque délibérément polémique{{« INA éclaire l’actu », INA [en ligne],
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i19077263/que-la-fete-commence, consulté le 09 octobre 2021. }}.
Il se nourrit d’une pluralité de sources documentaires, tel qu’il le précise dans son interview datée du 19 janvier 2019{{« ‘’Que la fête commence’’— Rencontre avec Bertrand Tavernier », Arte [en ligne],
https://www.arte.tv/sites/olivierpere/2018/01/19/fete-commence-rencontre-bertrand-tavernier/, consulté le 09 octobre 2021. }}. Si le premier état du scénario est une adaptation du roman d’Alexandre Dumas,
La Fille du Régent (1845), Tavernier s’en détache progressivement. Supprimant toute intrigue de prime abord, il sélectionne, parmi ses lectures{{
Ibid. Tavernier cite notamment Louis de Rouvroy de Saint-Simon, Élisabeth-Charlotte de Bavière (la princesse Palatine), et Pierre de la Condamine. }}, des scènes plaisantes, qu’il accumule selon son goût. Le film a d’abord été pensé comme une succession de tableaux{{Sur le sujet,
cf. Joëlle Moulin,
Cinéma et peinture, Paris, Citadelles et Mazenod, 2019. }} ayant pour objectif d’offrir une « description de l’époque extraordinairement vive et drôle{{« Que La Fête commence— Rencontre avec Bertrand Tavernier »,
op. cit., 0 : 36- 0 : 40.}} ». N’ayant pas l’absolue vocation de la fidélité historique,
Que La Fête commence invite surtout à un spectacle de plaisir et de jouissance qu’ouvre ce début de siècle.
Au fond, la Régence est appréhendée selon un certain prisme idéologique dont le film n’est autre qu’une icône. L’intégralité du XVIII
e siècle n’y échappe d’ailleurs pas. En effet, Tavernier suggère que ce règne festif porte les germes de la Révolution, qu’il la préfigure. Il a pris soin d’opposer son faste à la pauvreté du peuple qu’il met en scène{{Cf. Annie Duprat, « Révoltes suggérées et annonce de la Révolution française :
Que La Fête commence de Bertrand Tavernier »,
in Stephanie Haffemayer (dir.),
Révoltes et révolutions à l’écran, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 133-145. }}. Cette lecture s’appuie sur un cliché propre au XVIII
e siècle. Les Goncourt l’assimilent, dès 1879, à une « délicieuse décadence{{Edmond et Jules De Goncourt, « L’Art du XVIII
e siècle— François Boucher », op. cit., p. 210.}} ». Cette vision est loin de se restreindre aux seuls Goncourt. Pour Jean Starobinski, ce mythe est consubstantiel à la société du XIX
e siècle : « il faut reprendre le XVIII
e siècle à sa légende. L’Europe bourgeoise, dès le début du XIX
e siècle, a rêvé l’image d’un XVIII
e siècle élégant et frivole, libre de mœurs, vif d’esprit, voué coupablement et délicieusement à une fête insouciante […] À partir de 1850, le malaise et la fausse conscience des classes aisées ont élaboré leur philosophie de l’histoire sous la forme d’une mythologie de l’Ancien Régime. Il n’était pas impossible d’y projeter tous ensemble la nostalgie d’un bonheur sans interdits et l’accusation de légèreté fatale. »
Notre contribution interrogera précisément la généalogie et la propagation de cette légende persistant au XXI
e siècle. Comment s’est-elle forgée et a-t-elle été diffusée par les arts ? Loin d’avoir la prétention de l’exhaustivité, notre démarche tente avant tout de révéler cette « pathologie herméneutique », qui continue à biaiser l’appréciation du XVIII
e siècle, ce en dépit de ses relectures. Nous mettrons donc en évidence l’invention de cette légende, ses moyens de transmission, ce afin de questionner ses formes de survivances au XXI
e siècle.
L’ « époque » et son « style » : l’invention d’un XVIIIe siècle « rococo »
Dans le premier quart du XIX
e siècle, s’opère un véritable changement de paradigme dans la considération de l’Ancien Régime. Il est déprécié sous la Révolution, durant laquelle se forge cette image péjorative{{Jean-Jacques Tatin Gourier, « La constitution d’une mémoire de l’Ancien Régime, 1789-1815 »,
Lumen, vol. 25, 2006, p. 197-220.}}. Pourtant, la Restauration renoue avec le passé monarchique, l’établissant en objet de mémoire. L’intérêt pour le siècle précédent est soutenu par un vaste réseau d’amateurs, collectionneurs, et antiquaires faisant circuler bibelots, objets et œuvres d’art. Dans sa thèse de doctorat{{Seymour O. Simches,
Le Romantisme et le goût esthétique pour le XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1964.}}, Seymour O. Simches montre que certains artistes, qu’il qualifie de « romantiques », s’inscrivent dans ce processus. Ils utilisent le XVIII
e siècle comme une référence provocatrice, délibérément licencieuse, que Simches nomme l’« esthétique rococo ». Loin d’être désintéressé, l’engouement pour le XVIII
e siècle s’ancre dans une dimension politique particulière, cautionnant précisément son approche esthétique. En témoignent les propos d’un critique d’art, Charles Delescluze, à l’occasion du Salon de 1824 : « [La] médiocrité s’engraisse et le mauvais goût menace d’envahir l’École [des beaux-arts]. Au moment où chacun parle de la crise où se trouvent les arts en France aujourd’hui, j’aurois désiré que l’on exposât comme appendice instructif, quelques tableaux faits à l’époque où le goût en peinture s’est successivement corrompu chez nous. Si donc j’en étois le maître, je placerois un Jouvenet, un Restout, un Pierre, un Boucher, un Vanloo, un Watteau même à la suite de l’Exposition qui a lieu en ce moment{{Charles Delescluze, « Beaux-arts. Exposition du Louvre »,
Le Journal des débats, 21 octobre 1824, p. 1.}} ».
Delescluze fustige ce goût pour le XVIII
e siècle présent au Salon de 1824, lui assénant un double-reproche : la corruption et la médiocrité, à rebours de tout
exemplum virtutis. La critique d’amoralité rejoint celle de canons jugés décadents par Delescluze.
Cette perception n’est pas l’apanage de ce seul critique. Elle s’ancre dans une conception de l’histoire cyclique, selon la théorie de Johan Joachim Winckelmann{{Sylvie Thorel-Cailleteau, « Winckelmann, la décadence de la grâce »,
in Valérie André, Bruno Bernard (dir.),
Le XVIIIe siècle, un siècle de décadence ? Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2006, p. 151-160.}}. Chaque civilisation suit un même mouvement selon lequel elle s’affaisse après avoir atteint son apogée, sombrant dans sa décadence. De la sorte, le XVIII
e siècle, tel que l’a montré Jean-Jacques Tatin-Gourier, est associé à la notion de « fin d’Ancien Régime{{Jean-Jacques Tatin Gourier, « La constitution d’une mémoire de l’Ancien Régime, 1789-1815 »,
op.
cit.}} », qui s’élabore de 1789 à 1815. Il est donc cohérent, pour Delescluze, que les arts soient les miroirs de cet effondrement sociétal. Nonobstant, cette conception perdure au fil du XIX
e siècle, faisant figure de
fait historique. En effet, l’histoire se constitue alors en une discipline dotée de ses propres règles et méthodes. Dans ce contexte, des historiens véhiculent ce stéréotype. Ainsi, en 1833, Jules Michelet écrit dans son
Histoire de France : « passer de la Régence à Fleury et Louis XV, c’est, ce semble, passer de la pleine lumière aux arrières cabinets de Versailles, cachés dans l’épaisseur des murs, sans air ni jour que ceux des petites cours qui ont sont des puits. […] La décadence en tout commence en 1760{{Jules Michelet,
Histoire de France, t. 18, Paris, A. Lacroix, 1877, p. 1.}} ».
Michelet, figure d’autorité scientifique, passant pour l’« inventeur de l’histoire de France{{Jean-François Dortier,
Une Histoire des sciences humaines, Paris, Édifions des Sciences Humaines, p. 69-73.}} », accrédite la légende d’un XVIII
e siècle rongé par le vice. L’image des « petites cours » évoque les soupers fins filmés par Tavernier. L’histoire est ramenée à des plans intimes et obscurs.
Cette idéologie investit également l’histoire des styles, dont le théoricien principal est Gottfried Semper{{Gottfried Semper
, Du style et de l’architecture : écrits, 1834-1869, Marseille, Parenthèses, 2007.}}. C’est en 1842 qu’apparaît le terme de rococo dans le dictionnaire : « rococo :
adj[
ectif ]
et s[
ubstantif ]
m[
asculin] (
beaux-arts). Il se dit trivialement du genre d’ornement, de style et de dessin qui appartient à l’école du règne de Louis XV et du commencement de Louis XVI{{Louis Barre,
Complément du dictionnaire de l’Académie française, t.2, Bruxelles, 1839, p. 1058.}} ».
Dès lors, le « rococo » devient un « type » symptomatique associé au XVIII
e siècle. L’étymologie de ce vocable n’est pas connue. Pour autant, il revêt un second sens, pouvant être utilisé tel un sobriquet désignant quelque chose de vieux et de suranné{{Marie-Pauline Martin, « ‘’Rococo’’ : du jargon à la catégorie de style »,
in Carl Magnusson, Marie-Pauline Martin (dir.),
Penser le rococo (XVIIIe-XXIe siècles), actes d’un colloque tenu à l’Université de Lausanne les 5 et 6 novembre 2015 [en ligne],
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01783129/, consulté le 08 octobre 2021.}}. D’après Delescluze, il aurait d’abord été utilisé dans les ateliers de Jacques-Louis David afin de se moquer de l’art de l’Ancien Régime{{
Ibid.}}.
Dans les années 1830, ce terme devient une catégorie stylistique défendue par un noyau d’artistes et critiques d’art{{
Cf. Seymour O. Simches,
Le Romantisme et le goût esthétique pour le XVIIIe siècle,
op. cit.}}. Théophile Gautier contribue au réinvestissement sémantique du « rococo », faisant l’apologie artistique du XVIII
e siècle. En 1856, il clame son triomphe : « ce dix-huitième siècle si malmené par les pédants n’en a pas moins produit un nouveau style, une forme inconnue de l’art, adaptée avec enthousiasme de toute l’Europe, et qu’on a essayé vainement de flétrir en l’appelant « rococo » : forme originale, charmante, flexible, se prêtant à tout, d’une invention et d’un caprice inépuisables{{Théophile Gautier, « Beaux-Arts : Galerie de M. Boittelle »,
Le Moniteur Universel, 20 avril 1866.}} ».
Gautier nous invite à questionner le rôle des historiens des arts dans la transmission des stéréotypes associés au terme de « rococo ». Ce dernier n’est plus considéré comme un adjectif, mais comme un style, soit une forme artistique spécifique associée à une « époque », une « période{{Gautier a opéré une périodisation d’un XVIII
e siècle délimité par des formes qui lui seraient propres.}} », celle du XVIII
e siècle. Dès lors, il convient d’interroger cette acception du « rococo » à la manière dont certains historiens des arts du XIX
e siècle ont écrit l’histoire des artistes du siècle passé.
Une « pathologie herméneutique » transmise par l’histoire des arts ?
L’art s’est particulièrement prêté à la transmission de ces clichés, qui relèvent d’une véritable « pathologie herméneutique{{« Interprétation, surinterprétation, post-interprétation (journées doctorales, Paris 1) », Fabula [en ligne],
https://www.fabula.org/actualites/journees-d-etudes-doctorales-interpretation-surinterpretation-post-interpretation_99246.php, consulté le 08 octobre 2021.}}. En effet, l’historiographie des arts a particulièrement œuvré par ses choix et ses discours à conforter la représentation d’un XVIII
e siècle sulfureux. Deux artistes forment un duo antithétique occupant une place privilégiée dans cette historiographie : François Boucher et Antoine Watteau. Boucher n’a bénéficié d’aucune biographie, ni étude historique au XVIII
e siècle. En 1843, le critique d’art Arsène Houssaye lui dédie, le premier, une étude publiée dans un journal à grand tirage,
La Revue des Deux Mondes{{Arsene Houssaye, « Boucher et la peinture sous Louis XV »,
Revue des Deux Mondes, période initiale, t. 3, 1843, p. 72.}}
. Plus qu’une étude, l’article recèle d’anecdotes intimes et traits personnels forgeant la légende du peintre. De prime abord, Boucher est présenté comme l’« incarnation{{
Ibid. }} » de son siècle, son illustration. Cette association est reprise par les frères Goncourt en 1862{{Edmond et Jules De Goncourt, « L’Art du XVIII
e siècle— François Boucher »,
La Gazette des Beaux-Arts,
op. cit., p. 210.}}. L’analogie ne s’arrête pas là, puisqu’Houssaye établit un point commun entre les deux : l’art de la tromperie, du simulacre
. En contrepoint, le critique rapporte une légende, qui occupe la plus grande partie de sa publication : rencontrant une belle jeune femme pure, ingénue, et naïve, Rosine, Boucher s’en serait passionnément épris. Il en aurait fait son modèle, capturant sa fraîcheur, avant de la délaisser. Rosine serait morte de chagrin. Malgré sa beauté, cette fable n’est que le pur fruit de l’imagination d’Houssaye{{Arsene Houssaye, « Boucher et la peinture sous Louis XV »,
Revue des Deux Mondes,
op. cit., p. 72.}}. En effet, Christine Gouzi rappelle qu’Alaster Laing a mené, en 1986, la relecture critique des sources bibliographiques du XVIII
e siècle sur l’artiste. Si l’anecdote rapportée par Houssaye n’y figure pas, des accusations portant sur les mœurs de Boucher sont portées dès le Salon de 1765. Diderot fustige l’indécence de ses « plates marionnettes{{
Ibid.}}
. » La même année, Antoine-Etienne-Nicolas Fantin-Desodoards reproche au peintre de fournir de jeunes modèles à Louis XV pour ses distractions du Parc-aux-Cerfs, propos dont Laing démontre l’imposture{{
Ibid.}}
. Il s’agit donc de calomnies proches de la diffamation. Houssaye s’en serait peut-être inspiré, en les transposant dans son récit, soulignant par le biais de l’anecdote les mœurs de Boucher. De fait, l’anecdote rapportant la rencontre entre Rosine et l’artiste a une portée morale. Elle évoque le mythe de la « décadence » imputée au XVIII
e siècle que nous avons précédemment exposé. La critique sous-jacente d’Houssaye porte non seulement sur le caractère de Boucher mais aussi sur son art, lui-aussi jugé licencieux. Cette lecture morale de l’art peut, à ce titre, être considérée comme une interprétation abusive voire caricaturale d’une production artistique pourtant riche et diversifiée.
Antoine Watteau a, davantage que Boucher, les faveurs des historiens de l’art. Les écrits que lui consacrent Charles Blanc{{Charles Blanc,
Les Peintres de la vie galante, t. 7, Paris, J. Renouard et Cie, 1854, p. 24.}}, Théophile Gautier{{Alain Montadon, « Gautier et Watteau »,
in François Moureau (dir.), Antoine
Watteau (1684-1721), le peintre, son temps et sa légende, Genève, Champion Slatkine, 1987, p. 302.}}, et les frères Goncourt{{Edmond et Jules De Goncourt,
L’Art du XVIIIe siècle, 5
e fascicule, Paris, Dentu, 1859, p. 26.}} s’accordent à faire de lui la véritable et seule égérie du XVIII
e siècle. Sa position est plus ambiguë. A l’instar de Boucher, il passe pour un artiste libertin, qui, pour Blanc, n’est « pas sans ressembler à sa peinture. Jeunesse, imprévoyance, inspiration toujours prête, travail facile{{Charles Blanc,
Les Peintres de la vie galante, op.
cit.}} ». Charmant peintre de la galanterie{{
Ibid.}} », Watteau est l’un de ces « aimables historiens de l’anecdote et du plaisir{{
Ibid.}} » Ainsi Blanc le considère-t-il comme un historien témoignant de son « époque{{
Ibid.}} ». Assimilé aux fêtes galantes, il caractérise l’époque de la Régence, son train de vie. En 1859, les frères Goncourt réitèrent cette vision dans
L’Art du XVIIIe siècle. Watteau y apparaît en « grand peintre poète du XVIII
e siècle{{Edmond et Jules De Goncourt,
L’Art du XVIIIe siècle,
op. cit., p. 26.}} », incarnant un « mode idéal{{
Ibid.}}
», peuplé de « visions enchantées{{
Ibid. }} », une sorte de « paradis galant{{
Ibid.}} », où triomphent l’amour et la grâce. Cette grâce, pour les deux frères, « s’agite sur un rythme{{
Ibid.}} »
d’une « danse menée avec harmonie{{
Ibid.}} ».
Watteau est donc présenté par le biais même de la poésie. En 1857, Charles Baudelaire, dans son poème
Les Phares, reprend une image analogue, transformant l’artiste en un « carnaval{{Charles Baudelaire, « Les Phares »,
in Les Fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1857, p. 23.}} » dont les figures assistent à un « bal tournoyant{{
Ibid.}} ».
Cette étude historiographique révèle l’investissement de l’histoire des arts par cette idéologie, Watteau et Boucher n’en étant que des archétypes. Dès lors, l’art serait, en reprenant les termes de Starobinsky, lui-aussi « voué coupablement et délicieusement à une fête insouciante{{Jean Starobinski,
L’Invention de la liberté. 1700-1789, suivi de Les Emblèmes de la Raison,
op. cit.}} ». Or, cet effet de miroir peut être réfuté à bien des égards. Boucher, dont la protectrice n’est autre que Madame de Pompadour, « marraine […] et reine du rococo{{Edmond et Jules De Goncourt,
Les Maîtresses de Louis XV, 2 vol., Paris, Charpentier, 1860, vol. 2, p. 110.}} » pour les frères Goncourt, n’a pas uniquement eu pour idéal « la volupté{{
idem.,
L’Art du dix-huitième siècle, t. 1, Paris, Rapilly Libraire & Marchand d’estampes, 1873, p. 200.}} », déclinée en scènes pastorales aux nus sensuels. Il a aussi participé à étendre le goût pour l’antiquité latine{{Cf. Guillaume Faroult (dir.),
L’Antiquité rêvée : innovations et résistances au XVIIIe siècle, cat. exp. (Paris, musée du Louvre, 2 décembre 2010-14 février 2011), Paris, Louvre Éditions, 2010.}}, goût aussi partagé par sa bienfaitrice. L’œuvre de Boucher, passant pour l’épigone du « joli{{Edmond et Jules De Goncourt,
L’Art du dix-huitième siècle, t. 1,
op. cit., p. 77.}} », peuplée de pastorales champêtres, est en réalité pétrie d’érudition. De même, l’art de Watteau ne peut-il pas être réduit au cliché qu’en donnent les frères Goncourt. L’artiste s’empare des thèmes de la mélancolie, de la tristesse et d’une forme de pesanteur{{Cf. Etienne Jollet,
Figures de la pesanteur, Newton, Fragonard et les hasards heureux de l’escarpolette, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1998.}} complexifiant la compréhension de ses œuvres. Prenons le cas du
Pèlerinage à l’île de Cythère, peint en 1717{{Antoine Watteau,
Pèlerinage à l’île de Cythère dit aussi
Retour de Cythère, dit aussi
Une Fête galante, 1717, huile sur toile, 129 x 194 cm, Paris, Musée du Louvre, INV. 8525.}}. Cette toile est aussi connue sous deux autres titres qui orientent son interprétation :
Retour de Cythère et
Une Fête galante. Ainsi l’œuvre représenterait-elle une procession de personnages vers l’île de Cythère, qui, dans la Grèce antique, abrite un temple dédié à Aphrodite. Dans leur article sur Watteau, les frères Goncourt privilégient cette lecture : « éternelle variante du verbe aimer, l’œuvre de Watteau n’ouvre jamais que des perspectives heureuses. Elle éveille le désir, promet la volupté et fat penser à l’amour. La vie humaine y apparaît comme le prolongement sans fin d’un bal masqué […] si l’on s’embarque, c’est le départ pour Cythère{{Edmond et Jules De Goncourt,
L’Art du XVIIIe siècle,
op. cit., p. 26.}} ».
La danse apparaît comme une métaphore de l’amour et de l’enivrement des sens. Pourtant, cette interprétation est aujourd’hui discutée. En faisant abstraction du titre, aucun élément de la composition n’indique résolument s’il s’agit d’un aller, ou d’un retour à Cythère. Pierre Rosenberg a d’ailleurs démontré l’ambiguïté de cette toile empreinte de rêverie, hors du temps{{Pierre Rosenberg, « Peintures »,
in Margaret Morgan, Pierre Rosenberg (dir.),
Watteau. 1684-1721, cat. exp. (Washington, National Gallery of Art, 17 juin-23 septembre 1984 ; Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 23 octobre 1984- 28 janvier 1985 ; Berlin, Château de Charlottenbourg, 22 février- 26 mai 1985), Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1984, p. 241-245.}}. En suspendant la narration, Watteau a aussi suspendu le sens de son œuvre : s’agit-il d’une invitation à l’amour ou de l’évocation nostalgique d’une Arcadie perdue ? Quoiqu’il en soit, l’interprétation de l’œuvre se heurte, elle-aussi, à ce mystère, n’en déplaise aux frères Goncourt.
Pourtant, certains artistes s’inspirent, à leur tour, des historiens des arts. Ainsi, le mythe d’artistes « rococos » s’incarne-t-il à travers des artefacts{{Cf. Roland Barthes,
Mythologies, Paris, Seuil, collection Points Essais, 2012.}}. La légende de Boucher, rapportée par Houssaye, est, par exemple, illustrée par Faustin Besson. En 1881, il peint
Boucher et Rosine{{Faustin Besson
, Boucher et Rosine, dit aussi
Un Amour de Boucher, 1881, huile sur toile, s.d., collection particulière
.}}
représentant la rencontre du peintre libertin et de sa muse autour d’un panier de cerises. L’iconographie est conforme au discours même d’Houssaye. Ce dernier précise que Boucher demande à Rosine « une poignée de cerises{{Arsene Houssaye, « Boucher et la peinture sous Louis XV »,
op. cit., p. 72.}}», pour les « manger avec un certain charme{{
Ibid.}} ». Bien sûr, la présence des cerises n’est pas un hasard, ce fruit ayant lui-même un symbolisme ambivalent : symbole charnel, il est un appel aux sens mais évoque aussi la Passion du Christ{{L’iconographie religieuse mobilise notamment ce motif. Voir, par exemple, Sano Di Pietro,
La Vierge à la cerise, 1445, tempera et or sur panneau de bois, 50 x 40 cm, Aléria, musée départemental.}}, le sacrifice ; préfigurant peut-être celui de Rosine. Mais Besson ne s’est pas contenté d’illustrer les propos d’Houssaye. Le marché devient, sous son pinceau, un espace champêtre peuplé de ruines, de dames aux toilettes raffinées, et même d’hommes en conversation galante. A cet égard, Besson apparaît en adéquation avec les frères Goncourt, qui rappelons-le, font des pastorales galantes et de la volupté des thèmes de prédilection de l’artiste. De la sorte, Besson accrédite le mythe de Boucher qui a d’abord été élaboré par des historiens des arts, pour s’ancrer dans la société du XIX
e siècle.
Entre révision et survivances : un imaginaire stéréotypé vivant
A-t-on, depuis le XIX
e siècle, remis en question le poncif du « rococo » qui entache l’interprétation des arts de Watteau et de Boucher ? L’histoire des arts a une position ambivalente sur ce sujet.
Dans les années 1980, s’amorce la révision de ces interprétations stéréotypées dans le contexte d’une mondialisation culturelle favorisant l’enrichissement des collections, et une recherche désormais internationale. Ainsi, la première exposition monographique sur Watteau (1984){{Cf. note n° 55.}} s’inscrit-elle dans cette démarche. Elle témoigne d’un riche corpus et d’une diversité d’analyses laissant délibérément place à l’ambiguïté de l’interprétation du peintre et de son œuvre. En 1987, sont publiés les actes d’un colloque{{François Moureau, Margaret Morgan Grasselli (dir.),
Antoine Watteau (1681-1721), le peintre, son temps et sa légende, actes du colloque tenu au Grand-Palais du 29 au 31 octobre 1984, Genève, Éditions Clairefontaine, 1987.}} s’étant tenu pendant cette même rétrospective. Pierre Rosenberg, son directeur, reconnaît que l’une des difficultés est « l’interprétation de son œuvre. Watteau voulait-il des sujets à sa peinture ? Ou souhaitait-il qu’ils soient perçus comme de simple pastorales. La question divise les spécialistes{{Pierre Rosenberg, « Quatorze questions autour d’un nom »,
in Margaret Morgan, Pierre Rosenberg (dir.),
Watteau. 1684-1721,
op. cit., p. 13.}}
». Mystérieux, Watteau passe alors pour le maître de l’indécision. Boucher lui-aussi gagne du crédit, grâce à une rétrospective organisée en 1986. Loin d’être futile et de se livrer à la débauche, le peintre est salué pour la prolixité d’une œuvre multi-aspectuelle. Il est tout aussi loué pour son habileté de dessinateur. Sa moralité n’est plus le sujet de l’historiographie.
En dépit de ces nouvelles études, certains chercheurs et conservateurs restent encore dans le sillage historiographique du XIX
e siècle. En témoigne le troisième volume de
L’Art français, d’André Chastel, publié en 1996— un ouvrage servant, aujourd’hui encore, de référence. Or, sa structure révèle la survivance de clichés issus du XIX
e siècle. Il découpe l’art sous l’Ancien Régime en périodes correspondant aux règnes successifs. De la sorte, Chastel brosse un tableau pittoresque de la Régence, où « le libertinage s’épanouit sans ménager les apparences […] dans un climat d’hédonisme{{Andre Chastel,
L’Art français : ancien régime (1620-1775), t. 3, Paris, Flammarion, p. 244.}} ». Constatons qu’il y associe des œuvres jugées emblématiques et en particulier
Le Pèlerinage à l’île de Cythère. Car, selon lui, « on attendait de l’artiste et du poète la jouissance fugitive de la grâce{{
Ibid.}} ». Chastel enchaîne ce portrait historique avec un chapitre dédié à Watteau, qu’il isole des autres artistes académiciens. Watteau occupe une place à part, puisqu’il permet à Chastel d’illustrer ses précédents propos. Bien qu’il souligne ses talents de dessinateur, il regrette que ce soit « l’artifice et la ‘’réalité fictive’’ du théâtre qui le monopolise le plus{{
Ibid., p. 248.}} ».
Cette vision moralisatrice d’un XVIII
e siècle artificiel et subversif perdure au XXI
e siècle. En 2007, Sabrina Cauchy, étudiante en histoire moderne à l’Université Paris XII, publie un article en ligne, sur le portail scientifique OpenEditions Journals{{Sabrina Cauchy, « Les bouquetières-chapelières en fleurs à Paris sous l’Ancien Régime », OpenEdition Journals [en ligne]
https://journals.openedition.org/genrehistoire/335, consulté le 08 octobre 2021.}}. Il s’agit de la présentation de son mémoire portant sur
Les bouquetières-chapelières en fleurs à Paris sous l’Ancien Régime. Or, analysant les liens entre Boucher et les boutiquières, elle précise que « François Boucher est l’un des principaux acteurs du mouvement « rococo ». Il peint de nombreuses scènes de plaisirs qui traduisent les mœurs relâchées de l’époque{{
Ibid.}} ».
Cette perception de l’artiste subsiste au sein de certaines expositions. En témoigne l’exposition
Chine, une des provinces du rococo. La Chine rêvée de François Boucher. Elle s’est tenue au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon en 2019. Son objectif est d’explorer le goût des chinoiseries chez le peintre à partir de ses propres collections d’objets. Dans sa contribution{{Pierre Rosenberg, « François Boucher, collectionneur passionné, collectionneur boulimique »,
in Yohan Rimaud, Lisa Mucciarelli (dir.),
La Chine rêvée de François Boucher : une des provinces du rococo, cat. exp. (Besançon, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, 9 novembre 2019- 2 mars 2020), Dijon, Éditions Faton, 2019, p. 14-15.}}, Pierre Rosenberg ne regrette que l’usage du terme « rococo », qu’il considère inadéquat. Pourtant, ce même mot est employé par un journaliste lors de la présentation de cette rétrospective sur la chaîne YouTube de France 3 Bourgogne-Franche-Comté. Il précise que ces « objets [donc les chinoiseries exposées] appartiennent au mouvement rococo, un mouvement artistique que l’on retrouve dans la décoration d’intérieur{{« Besançon : exposition François Boucher au musée des Beaux-Arts », YouTube [en ligne],
https://www.youtube.com/watch?v=D1lmeF2BL9I, consulté le 08 octobre 2021, 0 : 54- 0 : 58.}} ».
Le « rococo » n’apparaît plus comme une catégorie artistique, mais comme un mouvement, autrement dit un réseau d’artistes bien défini, et ayant un intérêt commun. Dans cette conception, l’œuvre n’est pas étudiée dans sa complexité, mais exemplifie une théorie qu’elle illustre. Loin de disparaître, le terme de « rococo » et ses connotations péjoratives perdurent au XXI
e siècle. Sa force de survivance tient aux mythèmes que ce mot évoque, et qui rencontrent l’engouement du public. Mais elle s’appuie surtout sur une variété de médiums tel que nous l’avons constaté.
À l’issue de ce travail, sortir du spectre des beaux-arts s’impose : les symptômes et variations du « rococo » survivent et ne cessent d’être actualisés dans notre culture visuelle. Jean-Claude Bonnet mène une réflexion originale sur le « XVIII
e siècle à l’écran{{Jean-Claude Bonnet, « Le XVIII
e siècle à l’écran »,
Cinéma, vol. 4, n° 1, automne 1993, p. 48-58.}} ». Il y étudie l’appropriation d’objets complexes tels que la Révolution et le libertinage par des réalisateurs tels que Federico Fellini, Alexander Volkoff, Sergueï Eisenstein. Cependant, Bonnet confronte leur démarche à la « fragilité ontologique{{
Ibid., p. 58.}} » du cinéma cherchant, par la réactualisation d’un mythe, à asseoir une poétique propre. L’appropriation d’objets complexes, se caractérisant par leur pluralité, contraint « le cinéma à prendre ses distances et à s’émanciper d’une routine illustrative en inventant son propre cheminement singulier{{
Ibid.}} ».
En s’affranchissant de la fonction d’illustration, le cinéma doit chercher, par les moyens propres à son art, à traduire les multiples nuances d’un siècle bien loin de n’être qu’une « charmante époque{{Thoré Bürger
Allias Théophile Thoré-Bürger, Salons, 2 vol., Paris, Renouard, 1870, p. 208.}} ».