Politique de l'image élémentaire.
 David Wojnarowicz entre Aby Warburg et Pier Paolo Pasolini

    En mars 1987, Gilles Deleuze donna la conférence Qu'est-ce que l'acte de création?, une discussion de sa notion de « société de contrôle ». Décrivant le processus de transformation induit par la dérèglementation, la mondialisation et une mise en réseau croissante, il y accorde une place centrale à l'art comme possible résistance : « L'acte de résistance, il me semble, a deux faces: il est humain et c'est aussi l'acte de l'art. Seul l'acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d'une œuvre d'art, soit sous la forme d'une lutte des hommes. » Son lien le plus étroit avec la résistance consiste en son appel à un peuple futur : « Il n'y a pas d'œuvre d'art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n'existe pas encore. »{{Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création? », Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis, Paris, 17 mars 1987, transcription dans https://www.webdeleuze.com/textes/134 (28.6.2021).}} Dans Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle (1990), il constate le marketing interminable et les mécanismes de contrôle: « on nous apprend que les entreprises ont une âme. » Il résume un scénario vendu aujourd’hui comme réalité.{{Id., « Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle », dans Pourparlers (1972–1990), Paris, Minuit, 1990, p. 240–247, p. 245.}}  À peu près au même moment, David Wojnarowicz (1954–1992) travaille à New York, en 1987, à une série de tableaux dédiés aux quatre éléments, dans lesquels il porte également un regard critique sur le présent. Il le fait conscient de la mort de nombreuses personnes autour de lui à cause du sida et de sa propre contraction du virus (il se fait tester positif au début de l'été 1988). Enragé par l’apathie et la société de consommation, il crée un appel qui se révèle un acte de résistance à la mort au double sens deleuzien: à la fois comme œuvres d'art, et comme lutte – un militantisme pour une politique sociale éclairée. Félix Guattari, avec qui Deleuze cosigne les études novatrices sous-titrées « Capitalisme et schizophrénie »{{Wojnarowicz possédait leur volume, édité par Sylvère Lotringer, On the Line, New York, Semiotext(e), 1983, avec entre autres, « Rhizome ». David Wojnarowicz Papers, Fales Library & Special Collections, New York University, MSS.092, Series XII: Library, Box XII.10.}}, écrit dans le catalogue de l'exposition de Wojnarowicz, In the Shadow of Forward Motion, début 1989: « The image is not only meant to exhibit passively significant forms, but to trigger an existential movement, if not of revolt, then at least of existential creativity. »{{Félix Guattari, « David Wojnarowicz », dans In the Shadow of Forward Motion, catalogue d'exposition, P·P·O·W Gallery, New York, 1989, cité par Lucy Lippard, « Out of the Safety Zone. The raw, iconoclastic imagery of David Wojnarowicz mirrors the artist's own struggle for survival and self-transformation », dans Art in America vol. 78, n° 12, 1990, p. 130–139, 182 et 186, p. 182.}} Peu après, Wojnarowicz ajoute à cet acte la face humaine complémentaire sous la forme de son autoportrait Untitled (Face in Dirt). [fig. 1]
[caption id="attachment_2899" align="alignleft" width="300"] David Wojnarowicz
Untitled (Face in Dirt)
1991
photographie
Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
Dans leur histoire culturelle des quatre éléments, Hartmut et Gernot Böhme montrent que leur théorie est exclue des sciences autour de 1800, car : « L'oubli des éléments marche sur les talons du progrès technique ». Tout à la fois, ils conservent leur « importance primordiale » dans « les rêves et le monde des images culturelles ».{{Gernot Böhme et Hartmut Böhme [1996], Feuer Wasser Erde Luft. Eine Kulturgeschichte der Elemente, Munich, Beck, 2014, p. 19, mes traductions.}} Ils constatent, dans les années 1990, un nouvel art dit « élémentaire », les rendant à nouveau tangibles.{{Ibid., p. 299 et suivantes.}} De ce mouvement, David Wojnarowicz se distingue sensiblement. Il actualise les quatre éléments non pas comme valeur matérielle ou à éprouver, mais de façon unique: Pour une critique sociale contemporaine. En un peu moins de dix ans, Wojnarowicz créa une œuvre captivante, vivement critique de la désindividualisation de la société de consommation. À l'instar d'Andres Serrano et de Robert Mapplethorpe, il devient la cible d'organisations et d'hommes politiques de droite et de populistes dans les guerres culturelles des années 1980, puis se trouve victime de censure.{{Peter F. Spooner, « David Wojnarowicz: A Portrait of the Artist as X-Ray Technician », dans Elizabeth C. Childs (dir.), Suspended License. Censorship and the Visual Arts, Seattle, University of Washington Press, 1997, p. 333–365.}} En 2010 encore, son film A Fire in My Belly (1986–87), dans lequel des fourmis traversent brièvement un crucifix, fut retiré, contre la volonté des commissaires de l'exposition Hide/Seek. Difference and Desire in American Portraiture à la National Gallery de Washington, D.C., à la suite des attaques de la Catholic League et de membres républicains du Congrès.{{Jonathan D. Katz et David C. Ward (dir.), Hide/Seek. Difference and Desire in American portraiture, catalogue d'exposition, National Portrait Gallery Washington, D.C., Smithsonian Books, 2010; Jonathan D. Katz, « Queer Curating and Covert Censorship », dans Oncurating n° 37, 2018, p. 33–38, https://www.on-curating.org/issues.html (28.6.2021).}} Sans autre formation artistique ou académique à part la fréquentation de la High School of Music and Art de Manhattan, il s'impose, après des débuts sur la scène littéraire indépendante des années 1970 et suivant les encouragements de son mentor Peter Hujar (1934–1987){{De son vivant, le photographe Hujar n'a connu la publication d'un seul livre personnel, Portraits in Life and Death, New York, Da Capo Press, 1976 (avec une préface de Susan Sontag). Récemment, il a bénéficié d'un regain d'attention, cf. Danh Vō, Julie Ault, Caroline Bourgeois, Heinz Peter Knes et Stefan A. Pedersen (dir.), Slip of the Tongue, catalogue d'exposition, Punta Della Dogana, Venise, François Pinault Foundation, 2015 ; Danh Vō et Yilmaz Dziewior (dir.), Danh Vō - Ydob eht ni mraw si ti, catalogue d'exposition, Museum Ludwig, Cologne, Walther König, 2016 ; Peter Hujar. Speed of Life, catalogue d'exposition, Fundación MAPFRE, Barcelone / Fotomuseum, La Haye / Morgan Library and Museum, New York / Berkeley Art Museum & Pacific Film Archive, New York, Aperture, 2017.}}, comme l'une des figures de proue de la scène artistique new-yorkaise et réussit en tant qu'auteur du recueil de monologues de marginaux sociaux Sounds in the Distance (1982) et du livre d'essais autobiographique Close to the Knives: A Memoir of Disintegration (1991).{{David Wojnarowicz, Sounds in the Distance, Londres, Aloe Books, 1982; id., Close to the Knives: A Memoir of Disintegration, New York, Vintage Books, 1991.}} Il fut l'un des premiers à faire un usage artistique de l'espace (sexuellement) libéré des entrepôts abandonnés sur les quais de New York. En 1983, il se fait connaître en invitant, avec Mike Bidlo, à la participation au collectif Ward Line Pier Project au Pier 34 sur la Hudson River.{{Fiona Anderson, Cruising the dead river. David Wojnarowicz and New York’s ruined waterfront, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2019. Au sujet des piers, cf. Jonathan Weinberg, Pier groups: Art and sex along the New York Waterfront, University Park, Pennsylvania State University Press, 2019.}} Ses œuvres se concentrent souvent sur des récits personnels et une réception ouverte de l'art et de la culture. Dans ses images, photographies et films super-8, il développe une iconographie récurrente dont il trouve les motifs lors de nombreux voyages dans le Sud-Ouest américain, au Mexique et en Europe.{{Wojnarowicz a traversé les États-Unis en auto-stop lorsqu'il était jeune, puis a voyagé en Argentine et souvent dans l'Ouest et le Sud-Ouest des Etats-Unis ainsi qu'au Mexique. Il avait des liens personnels avec la France (il a d'abord passé plusieurs mois à Paris en 1978 avec sa sœur qui y vivait et y rencontre son partenaire de longue date, Jean-Pierre Delage), et professionnels avec Amsterdam, Cologne, Berlin et Madrid, entre autres.}} Après une rétrospective de son vivant en 1990{{David Wojnarowicz: Tongues of Flame, catalogue d'exposition, University Galleries of Illinois State University (23 janvier – 4 mars 1990), Normal, IL, New York, D.A.P., 21992. Stations successives: Santa Monica Museum, 27 juillet – 5 septembre 1990; Exit Art, New York, 17 novembre 1990 – 5 janvier 1991; Temple Gallery et Tyler Gallery, Philadelphie, 1 février – 2 mars 1991.}}, son œuvre fait aujourd'hui partie des collections du MoMA, du Whitney Museum et d'autres importants musées. Une attention particulière lui a été portée lors de deux rétrospectives posthumes en 1999 et 2018, la biographie très remarquée de Cynthia Carr en 2012, et récemment, un long métrage documentaire.{{Fever. The Art of David Wojnarowicz, catalogue d'exposition, New Museum, New York, Rizzoli, 1998; David Wojnarowicz: History Keeps Me Awake at Night, catalogue d'exposition, Whitney Museum of American Art, New York, Museo Reina Sofia, Madrid et MUDAM, Luxembourg 2019, New Haven, Yale University Press, 2018. Les KW Berlin montrèrent au même temps David Wojnarowicz: Photography & Film 1978–1992, cf. https://www.kw-berlin.de/david-wojnarowicz/ (23.6.2021). Cynthia Carr [2012], Fire in the Belly. The Life and Times of David Wojnarowicz, New York, Bloomsbury, 2013. Wojnarowicz: F**k You F*ggot F**ker (USA 2021, 105 min, dir. Chris McKim) est à voir en stream, cf. www.fuckyoufaggotfucker.com (23.6.2021).}} Sa série d'œuvres sur les quatre éléments, développée en 1986 et 1987, fera l’objet de notre attention ici avec Untitled (Face in Dirt), créé lors de son dernier voyage dans le Sud-Ouest américain. Il est important de voir comment, dans l'affrontement iconographique des quatre éléments, terre, vent (air), feu et eau, la négociation visuelle des possibilités de relations entre l'homme et l'environnement est actualisée pour la société postindustrielle. Wojnarowicz la court-circuite par une affinité élective mythique avec les cultures précapitalistes proches de la nature, en particulier les Hopis, se faisant ainsi, inconsciemment mais d'une même motivation épistémologique, le parent électif intellectuel du fondateur de la science moderne de l'art, Aby Warburg. Il étend ce champ d'expérience à une idée plus globale du Sud, ce qui le place dans le voisinage intellectuel de l'attitude artistique et poétique de Pier Paolo Pasolini, qui constitue une référence importante pour Untitled (Face in Dirt) avec un motif d'image du film Teorema (1968). L'autoportrait, délibérément conçu comme « œuvre ultime »{{Carr 2013, p. 120.}}, reprend les préoccupations centrales des tableaux des quatre éléments et les transcende en tant qu'expérience existentielle entre nature et culture.

« Other possibilities » : Les peintures aux quatre éléments de David Wojnarowicz

La force incontrôlable des éléments, inscrite dans les mythologies, symbolise un effet libérateur pour David Wojnarowicz, qui a grandi dans une famille perturbée et a connu très tôt la violence dans la rue: « I love mythology, whether it's personal mythology or it's something from a lost civilization. […] Ever since I was a kid, anything we had no control over – natural events like tornados or floods – signalled [sic] other possibilities. That the world wasn't just the family structure or the governmental structure – that there were things in the world that could possibly change the face of what we've come to know and accept as given. »{{Barry Blinderman, « The compression of time: An interview with David Wojnarowicz » [octobre 1989], dans David Wojnarowicz: Tongues of Flame, p. 49–63, p. 58.}}
[caption id="attachment_2900" align="alignleft" width="300"] David Wojnarowicz
Earth, Wind, Fire, and Water
1986
acrylique et peinture à l'aérosol sur toile
200 x 400 cm.
Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
Il consacre pour la première fois un grand tableau (2 x 4 m, acrylique et peinture en aérosol sur toile) aux quatre éléments à l'occasion de son exposition à la galerie Anna Friebe de Cologne en 1986. [fig. 2] De gauche à droite, sont représentés, un globe comme symbole de la terre, le vent (l'air) sous la forme d'un nuage soufflant avec un visage, un diable comme symbole du feu et un bonhomme de neige pour l'eau.{{David Wojnarowicz. History Keeps Me Awake at Night, p. 214 et suivantes. Il les peint d'abord sur une affiche de supermarché comme cadeau pour l'artiste Rilo Chmielorz qui s'occupe de lui à Cologne, cf. Carr 2013, p. 334.}} Dans la moitié droite de l'image, d'énormes nuages de fumée et de cendres se poussent devant un ciel bleu avec de gros nuages. Nous voyons une explosion de rochers et des flammes jaillir de deux maisons. Au-dessus d'eux s'élève le diable de feu. À gauche, le globe éclate au-dessus de l'Amérique du Nord, révélant un cerveau gris couvert de courants électriques rouges. Sur un troisième plan se trouve un paysage de cinq mesas, dont la plus grande porte un village Pueblo. Les bâtiments à deux étages superposés avec des échelles en bois se fondent dans les contours de la montagne. Devant lui, le nuage gris souffle à pleine force vers la droite en direction du diable et semble attiser le feu. En dessous du bonhomme de neige, un bâtiment gris aux ouvertures sombres en pente commence sur le bord droit de l'image et s'enfonce à gauche dans le sol du premier plan. Là, une rivière bleue s'écoule. Au-dessus dans l'air, deux poupées Kachina se brisent en morceaux. Tout en haut, une séquence évolutive et symbolique est représentée en dessin schématique aux contours noirs : des œufs et un têtard se transforment en amphibiens, ils sont suivis d'une tête d’hominidé, d’un laboratoire avec des flacons à réaction, puis d’un extraterrestre robotique.
[caption id="attachment_2901" align="alignleft" width="225"] David Wojnarowicz
Four Elements: Earth & Wind / Fire & Water
lithographie sur papier en deux parties de 58,1 x 76,5 cm, édition de 24.
Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
La même année, Wojnarowicz créa la peinture murale temporaire Some Day All This Will Be Picturesque Ruins ; Four Elements à la Norton Gallery of Art de West Palm Beach. Ce n'était encore qu'une étude: il arrive à une solution picturale pleinement développée l'année suivante, en 1987, avec les quatre tableaux Earth, Wind, Fire, et Water (acrylique et papiers collés sur Masonite, chacun 182,9 x 243,8 cm) de son exposition The Four Elements à la Gracie Mansion Gallery de New York.{{Carr 2013, p. 338.}} Ils marquent une nouvelle étape de maturité dans son travail, comme le notait Lucy Lippard dès 1990.{{Lippard 1990, p. 132.}} En ce sens, Dan Cameron les a également mis en lumière dans le cadre de la rétrospective Fever en 1999.{{Dan Cameron, « Passion in the Wilderness », dans Fever. The Art of David Wojnarowicz, p. 1–43, p. 22.}} Mysoon Rizk les considère comme « arguably his strongest work thus far ».{{Mysoon Rizk, « Re-inventing the Pre-Invented World », ibid., p. 45–67, p. 58.}} Wojnarowicz reprit les symboles des éléments pour une édition à l'occasion de sa rétrospective en 1990, ce qui souligne leur iconicité.{{Four Elements: Earth & Wind / Fire & Water, deux parties à 58,1 x 76,5 cm, edition de 24. Cf. David Kiehl, « Earth Wind Fire Water », dans David Wojnarowicz. History Keeps Me Awake at Night, p. 222 et planche 95.}} [fig. 3] C'est toutefois dans les quatre tableaux de 1987 qu'il les développe le plus amplement.
[caption id="attachment_2902" align="alignleft" width="300"] David Wojnarowicz
Earth
1987
acrylique et papiers collés sur Masonite 182,9 x 243,8 cm.
The Museum of Modern Art, New York. Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
Earth est divisée en quarts qui renferment en leur centre l'ouverture à bords verts d'un tunnel sombre. [fig. 4] Le long des axes centraux s'étend un réseau brun comme les galeries d'une fourmilière ou un mycélium. En haut à gauche, des fourmis déplacent de la terre. L’une est représentée en grand sous le symbole du globe avec cerveau. Elles sont confrontées en bas à droite au déplacement industriel technologique de la terre par une chenille excavatrice, une iconographie à portée pasolinienne à laquelle nous reviendrons. Elle se déplace sur des traces de chaînes en collage. En haut à droite, le visage d'une poupée Kachina sort à peine de la terre, des racines lui poussent. Au-dessus, à gauche, se trouve comme une grisaille un cow-boy de rodéo sur un bovin bondissant. En diagonale en face de la Kachina, en bas à gauche, se trouve une locomotive à vapeur avec des wagons de marchandises qui ont déraillé et sur lesquels se trouvent des plantules à trois stades de développement. Au-dessus d'eux, collés dans le ciel bleu, se trouvent, en rouge, un thorax humain et un morceau de pont.
[caption id="attachment_2903" align="alignleft" width="300"] David Wojnarowicz
Water
1987
acrylique et papiers collés sur Masonite 182,9 x 243,8 cm
Second Ward Foundation.
Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
Water à son tour, se déploie sur un fond bleu en partant du coin inférieur gauche, où un énorme paquebot émerge de l'obscurité. [fig. 5] De la vague de l’étrave émerge la forme d'une goutte remplissant l'image, divisée en au moins quarante champs d'images plus petites dans des nuances de noir, de blanc et de gris. En trois d'entre elles, le bateau réapparaît, une fois avec un nouveau-né flottant devant lui, une fois en pleine mer, recouvert par un poisson, et une fois devant un personnage allongé et deux marins faisant l'amour. D'autres de ces images montrent, entre autres : deux personnages endormis sur la rive devant un pont ; les chutes du Niagara ; une main tenant un fœtus ; le crâne squelette d'un serpent ; une sirène féminine parlant sous l'eau et tenant un globe ; une grenouille tenue par un homme en T-shirt ; un homme nu devant une pieuvre ; un singe essayant de boire dans une éprouvette ; une grenouille sur une règle ; deux femmes faisant l'amour ; une personne faisant manger un crocodile ; plusieurs personnages sous l’eau ; grenouilles, poissons et têtards. Des ondes concentriques, telles celles laissées par une pierre jetée à la surface de l'eau, parcourent cet échiquier d'images. Deux grands motifs colorés le superposent : à gauche, une grenouille tachetée de brun et de vert clair vue d'en haut. Sur son dos se trouve collée la découpe circulaire d'une photographie en noir et blanc montrant une voiture accidentée sous des fils électriques. En haut à droite, un cercle de peinture bleue dans lequel une main droite bandée sort à travers des barreaux et laisse tomber une fleur jaune. Le symbole iconique du bonhomme de neige s'égrène ici : Des flocons de neige tombent sur cette scène, entrecoupée de petits visages et de corps d'hommes et de femmes. Une multitude de spermatozoïdes, découpés dans des cartes géographiques, encerclent, en suivant le sens de d’horloge, la forme centrale, la photo et la main comme des oocytes.
[caption id="attachment_2904" align="alignleft" width="300"] David Wojnarowicz
Fire
1987
acrylique et papiers collés sur Masonite 182,9 x 243,8 cm
The Museum of Modern Art, New York. Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
Fire est construit en quarts comme Earth. [fig. 6] Celui d'en haut à gauche est dominé par un grand serpent circulaire se mordant la queue qui cerne un singe avec une massue en bois devant des nuages bleus et une enseigne au néon avec le mot « coins » et un pistolet. Sur la gauche, à côté d'un volcan en éruption, une main verte tient une allumette en feu. Le fond est fait d'affiches de recherche du FBI. Dans le quart inférieur de gauche, nous voyons à travers des parties découpées, des billets de dollars à l'arrière-plan d'une scène souterraine et d'un réseau comme des galeries de fourmis. Le regard tombe dans une grotte où repose une tête de serpent dans un verre. Au premier plan se trouve la sculpture antique d'un nu masculin allongé, les jambes repliées, le haut du corps légèrement tourné vers la gauche en direction du spectateur et regardant vers le bas. Il manque les bras inférieurs, la jambe inférieure droite et la moitié supérieure de la tête. En haut à droite, nous voyons un scarabée rhinocéros entre des troncs d'arbres. Au-dessus de lui plane le cerveau émettant des éclairs, par son dos le regard tombe sur un fond de prospectus de supermarché. En-dessous à gauche, le diable rouge lève les bras. Le quart inférieur droit du tableau montre une batterie de voiture avec des lettres espagnoles sur un fond de carte géographique et des découpes d'affiches en langue espagnole. Un slogan annonce une réduction de 20 % pour un anniversaire, l'autre « Potencia !!! ». En dessous, à gauche, se trouve un cœur humain rouge, et au-dessus, à droite, un ange bleu ailé à quatre bras, avec une auréole, des cheveux roux au vent et une robe jaune.
[caption id="attachment_2905" align="alignleft" width="300"] David Wojnarowicz
Wind (For Peter Hujar)
1987
acrylique et papiers collés sur Masonite
182,9 x 243,8 cm
Second Ward Foundation.
Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
Wind (For Peter Hujar) est d'une composition plus légère. [fig. 7] Un ciel bleu aux nuages blancs occupe la plus grande partie. En haut à gauche, l'aile à plumes colorées du célèbre dessin d'Albrecht Dürer{{Hujar, dédicataire de ce tableau, est décédé le 26 novembre 1987. L'aquarelle Aile de rollier bleu d'Albrecht Dürer (1512, sur parchemin, 19,6 × 20 cm, Albertina, Vienne) était un de ses dessins préférés. Wojnarowicz a également fait graver cette aile sur la pierre tombale de Hujar. Cf. Carr 2013, p. 368 ; Julie Ault, « Notes Toward a Frame of Reference », dans David Wojnarowicz. History Keeps Me Awake at Night, p. 75–111, p. 90.}} est peinte sur des photos de cockpits de manière à ce que les commandes soient visibles en dessous. Dans la partie supérieure centrale de l'image, deux rideaux blancs flottent devant une fenêtre dans le ciel. À leur droite, dans le fuselage d'un avion, deux silhouettes humaines rouges en tenue militaire sont sur le point de sauter en parachute. Alors que celle de devant est sans tête, la deuxième, qu'on voit s'exclamer, est un autoportrait de Wojnarowicz. Sa main gauche touche la personne qui saute devant lui. De celle-ci, une ligne rouge conduit à travers la fenêtre dans les nuages jusqu'à un nouveau-né rouge pleurant entre des racines d'arbres. En-dessous de l'avion se trouvent la sculpture romaine d'un homme nu avec une toge sur l'épaule, bras et pied gauche manquants, et deux hommes nus. L'un touche l'autre intimement. En dessous d'eux s'étend une scène grise-noire de ruines industrielles, de pièces de machines et d'un homme en bleu de travail. De là surgit une tornade. En bas à gauche, un petit raptor est entouré des cercles noirs d'un dessin de circuit qui relie toutes les parties de l'ensemble de la composition. L'air est donc ici une multitude de mouvements : Une tornade destructrice, un courant qui fait mouvoir les ailes des oiseaux, les avions et les rideaux, la traînée pendant la chute, un moteur de l'évolution. À côté de la statue antique qui se dresse seule dans l'air, les hommes nus, comme issus de Physique Pictorial, symbolisent le passage du temps. Le cri primal du nouveau-né est porteur d'une idée de renaissance face à la mort imminente de Peter Hujar.{{Wojnarowicz a utilisé la photographie d'un neveu comme modèle, cf. Kiehl 2018, p. 218.}} Les circuits sont tirés d'un livre sur la technologie nucléaire : « That was wind at its worst – explosions, the wind that follows. »{{Carr 2013, p. 368.}}

Affinités électives mythiques dans Earth, Wind, Fire & Water : David Wojnarowicz et Aby Warburg

Vers 1986–1987 et la fin de la vie de Peter Hujar, la colère de David Wojnarowicz vis-à-vis des conditions sociales s'intensifie. Elle peut rappeler cette « rage poétique » que Georges Didi-Huberman identifie dans l'œuvre de Pasolini, autre grand auteur et artiste critique de la consommation, qui trouva, orienté vers le mythe, des images pour représenter l'équilibre de l’environnement qu'a perdu l'homme.{{Georges Didi-Huberman, Sentir le Grisou, Paris, Minuit, 2014.}} Un livre qui élève la « rage » des éléments au rang de titre devait donc présenter un intérêt particulier pour Wojnarowicz : Dans sa bibliothèque se trouve un exemplaire du livre de Frank W. Lane, sorti la première fois en 1945, The Elements Rage. The Extremes of Natural Violence, qui a connu plusieurs éditions en Europe et aux États-Unis dans les années 1960.{{David Wojnarowicz Papers, Fales Library & Special Collections, New York University, MSS.092, Series XII: Library, Box 20, Frank W. Lane, The Elements Rage, Philadelphia, Chilton Books, 1965.}} L'auteur y rapproche également l'extrême force des éléments des effets d'un prétendu « progrès » jusqu'à la découverte des quasars et, comme Wojnarowicz dans Wind (For Peter Hujar), des armes nucléaires.{{Frank W. Lane, The Elements Rage. The Extremes of Natural Violence, Newton Abbot, David & Charles, 31966, p. viii: « It [the book] was first published in 1945, when men were so engrossed with their own destruction that they had little time for the vast impersonal forces of Nature. Since then man has achieved the extreme violence of the H-bomb and discovered the extreme natural violence of the quasars. Both are typical of the immense advances which have been made in science during the past quarter of a century, not least in the subjects treated in this book. » Cette édition citée est, comme l'américaine de 1965 de Wojnarowicz, la nouvelle édition augmentée.}} Le quasar, noyau rayonnant des galaxies où la masse tourne autour d'un trou noir, nous est rappelé par celui entouré de matière verte rayonnante au centre de Earth. Les cercles concentriques récurrents dans Water ressemblent aussi beaucoup aux images radar de cyclones sur la mer que fournit Lane : nature cyclique de création et destruction.
[caption id="attachment_2906" align="alignleft" width="300"] David Wojnarowicz
Crash: The Birth of Language / The Invention of Lies
1986
acrylique sur Masonite
182.9 x 243.8 cm
Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
Cynthia Carr choisit le terme « history paintings » pour désigner le langage pictural équilibré propre de ces tableaux.{{Carr 2013, p. 368.}} Le terme rappelle à juste titre le genre de la peinture d'histoire, la représentation d'événements historiques, qui peut tendre aussi en elle-même à faire l'histoire.{{Cf. Uwe Fleckner (dir.), Bilder machen Geschichte. Historische Ereignisse im Gedächtnis der Kunst, Berlin et Boston, de Gruyter, 2014 (Studien aus dem Warburg-Haus, 13).}} « As versions of history, these paintings encompass more than ever before the full range of his preoccupation with the conditions of late-twentieth-century experience », écrit Mysoon Rizk.{{Rizk 1999, p. 50.}} Wojnarowicz intitulait déjà sa précédente exposition chez Gracie Mansion, en 1986, An Exploration of the History of Collisions in Reverse. Là, le tableau central, Crash: The Birth of Language/The Invention of Lies, montrait une locomotive sur le point d'entrer en collision avec un petit globe, et aussi déjà des symboles de la culture anéantie des autochtones américains. [fig. 8] Wojnarowicz trouva ainsi la critique de ce qu'il appelait « the pre-invented world », « ‹the wall of illusion surrounding society and its structures› – false history, false spirituality, government control ».{{Carr 2013, p. 327 et suivante. Pour la notion « pre-invented world » cf. en particulier Rizk 1999.}} Dans Close to the Knives, il a décrit le langage visuel qui y est encodé : « First there is the World. Then there is the Other World. […] A place where by virtue of having been born centuries late one is denied access to earth or space, choice or movement. […] But there's the World where one adapts and stretches the boundaries of the Other World through keys of the imagination. But then again, the imagination is encoded with the invented information of the Other World. […] It is the distance of stepping back or slowing down that reveals the Other World. »{{David Wojnarowicz, Close to the Knives. A Memoir of Disintegration [1991], Edinburgh, Canongate, 2017, p. 96.}} Le village Pueblo et les Kachina sont les motifs centraux de son grand tableau de 1986 intitulé Earth, Wind, Fire, and Water. Dans Earth de 1987, le grand visage de la Kachina dans la terre est opposé à la locomotive destructrice (cf. fig. 2 et 3). Un autre symbole très personnel qui ne semble pas encore avoir été identifié est le pont entre les nuages dans Earth juste au-dessus de cette locomotive. Wojnarowicz a dû trouver l'inspiration pour ce pont lors d'une de ses nombreuses visites à Paris, car il s'agit d'une partie du Pont de Bercy qui y a été construit en 1864 avec son deuxième niveau pour les voies du métro sur deux rangées de colonnes. Son modèle suit celui du Viaduc d'Auteuil construit en 1863–1865 et détruit en 1959. Ainsi, le pont dans les nuages symbolise le progrès technique qui conduit les chemins de fer par-dessus l'eau, mais aussi, avec le train déraillé en contrebas, son caractère éphémère. Dans la chanson française Sous le ciel de Paris de 1951, on chante aussi le Pont de Bercy qui abrite de nombreux sans-abri. {{Du film éponyme de Julien Duvivier, texte de Jean Dréjac: « Sous le pont de Bercy / Un philosophe assis / Deux musiciens quelques badauds […] Sous le ciel de Paris / Coule le fleuve joyeux / Il endort dans la nuit / Les clochards et les gueux », cf. https://www.paroles.net/edith-piaf/paroles-sous-le-ciel-de-paris (20.6.2021).}} Lors de son premier séjour dans la ville en 1978, Wojnarowicz s’identifie fortement à une possible vie de sans-abri à Paris qu’il caractérise comme une « expérience nécessaire ».{{Dans son journal, il note que s'il ne pouvait plus vivre avec sa sœur, « [I would] sleep under the seine bridges and in the gardens and elsewhere […] staying up all night if I have to among the street characters along St. Michel in my grubby coat with my notebooks and scribbling. […] The experiences are needed […] necessary », cf. Carr 2013, p. 107 et suivantes.}} L'expérience de l'existence en marge de la société, suggérée également par la locomotive comme un motif de la frontier, a été formatrice dans sa propre biographie. À côté de la section du pont dans Earth, se trouve dans le ciel un thorax humain sans bras ni tête. Lors de ses expéditions nocturnes à Paris il rencontre, le 1er novembre 1978, aux Tuileries Jean-Pierre Delage, qui devient l'un des grands amours de sa vie (avec son futur partenaire Tom Rauffenbart). Tout de suite après, il écrit dans une sorte de poème en prose : « For Jean Pierre Delage: I'm resting on the surface of the Seine; a giant whose legs fit end external beneath the curved stanchions of the bridges; an anchoring down of this sometimes terrifying weight; my hands and arms made of sky. »{{Ibid., p. 112 et suivante.}} L'image de ses mains et bras faits de ciel rappelle ce torse/thorax géant dans Earth, aux mains et bras invisibles car faits de ciel.{{Earth est aussi une cartographie personnelle : avec le pont de Paris, l'Europe à l'Est, la fourmi, qu'il photographie beaucoup au Mexique, au Sud, la Kachina à l'Ouest et la chenille dans le Nord industriel.}} Ce « poids parfois terrifiant » est plus tard devenu le titre de deux œuvres centrales, The Weight of the Earth, Part I & II, en 1988–1989.{{Pour l'exposition In the Shadow of Forward Motion à la P·P·O·W Gallery de New York, il décrit ce poids comme « the pulling in to the earth's surface of everything that walks, crawls, or rolls across it », et « the heaviness of the pre-invented existence we are thrust into », cf. Carr 2013, p. 405.}}
[caption id="attachment_2907" align="alignleft" width="300"] Aby Warburg
Vue de la mesa First Mesa avec le village Walpi, photographié du sud-est, à proximité de Walpi
avril 1896
photographie, dans Aby Warburg, Bilder aus dem Gebiet der Pueblo-Indianer in Nord-Amerika. Vorträge und Fotografien, sous la direction de Uwe Fleckner, Berlin et Boston, de Gruyter, 2018 (Gesammelte Schriften, vol. III.2), p. 270, W 118.[/caption]
Un autre collectionneur d'images, qui identifiait son travail à celui d'Atlas, et pour qui le voyage chez les Hopis et les villages Pueblo dans le Sud-Ouest des États-Unis avait également une signification existentielle, était Aby Warburg. Son atlas d'images inachevé Mnémosyne a connu une célébrité posthume mondiale. Il devrait illustrer « un inventaire des préfigurations antiques ayant contribué, à l’époque de la Renaissance, à forger le style de la représentation de la vie en mouvement » sur des planches avec des montages de motifs et œuvres d'art.{{Aby Warburg, « Einleitung zum Mnemosyne-Atlas » [1929], dans id., Der Bilderatlas Mnemosyne (dir. Martin Warnke), Berlin, Akademie, 42012 (Gesammelte Schriften, volume II.1), p. 3–6, p. 3. Cf. Aby Warburg, L’Atlas Mnémosyne. Écrits II, trad. Sacha Zilberfarb, Paris, L’Écarquillé, 2012. }} Warburg avait reconnu que la fonction apotropaïque des œuvres d'art peut être appréhendée comme analogue à l'inscription du réflexe phobique dans un système nerveux central.{{Uwe Fleckner, « Der Künstler als Seismograph. Mnemische Prozesse in der bildenden Kunst », dans id., Der Künstler als Seismograph. Zur Gegenwart der Kunst und zur Kunst der Gegenwart, Hamburg, Fundus, 2012, p. 173–198, p. 184.}} Ainsi se forgent des modèles que Warburg nomme « formules de pathos », des « engrammes de l’expérience passionnée », qui « survivent dans la mémoire comme patrimoine héréditaire, et servent de modèle aux contours que crée la main de l’artiste lorsque, par son entremise, les valeurs les plus hautes du langage gestuel aspirent à prendre forme et à paraitre au jour. »{{Warburg 1929, p. 3.}}
[caption id="attachment_2908" align="alignleft" width="214"] « Ka-tci-na ti-hu, figure en bois, peinte en couleur, parure de la tête faite de plumes et une touffe de cheveux rouges. [Salako Katchina, Hopi, acquisition de Thomas Varker Keam, Keams Canyon (Inventaire Warburg, Nr. 75)]. Hauteur (sans plumes): 26 cm. New Mexico Territory. Hambourg, Museum am Rothenbaum, Inv.-Nr. B. 6150 (Donation Aby Warburg 1902) »
cf. Uwe Fleckner (dir.), Aby Warburgs Schenkungen an das Hamburger Museum für Völkerkunde, 1899–1902 («Donations d'Aby Warburg au musée d'ethnologie de Hambourg, 1899–1902»), Kat.-Nr. 87, dans Aby Warburg, Bilder aus dem Gebiet der Pueblo-Indianer in Nord-Amerika. Vorträge und Fotografien, sous la direction de Uwe Fleckner, Berlin et Boston, de Gruyter, 2018 (Gesammelte Schriften, vol. III.2), p. 355–455, p. 418.[/caption]
Mais le voyage qu'il entreprit en 1896 dans le Sud-Ouest des États-Unis pour étudier les cultures Pueblo et les rituels Hopi ne fut pas moins déterminant pour l'approche de Warburg en matière d'études culturelles, Kulturwissenschaft.{{Aby Warburg, Bilder aus dem Gebiet der Pueblo-Indianer in Nord-Amerika. Vorträge und Fotografien (dir. Uwe Fleckner), Berlin et Boston, de Gruyter, 2018 (Gesammelte Schriften, volume III.2). Cf. Aby Warburg, Le Rituel du serpent. Récit d'un voyage en pays pueblo, Paris, Éditions Macula, 2003. }} Il espérait trouver des formes de symbolisme culturel encore exemptes des superpositions de la culture euro-américaine dominante. Warburg prit de nombreuses photographies qui contiennent des « séquences quasiment proto-filmiques ».{{Uwe Fleckner, « Aby Warburgs amerikanische Reise. Vom " illustrierten Tagebuch " zur kulturpsychologischen (Selbst)Betrachtung », ibid., p. 1–23, p. 5. Cf. l'ensemble des photographies ibid.}} [fig. 9] Il acquit également un nombre considérable d'objets Pueblo, dont plusieurs Kachina [fig. 10], et même une canne d'Oraibi utilisée comme bâton de prière, telle qu'elle est tenue par l'une des deux Kachina dans Earth, Wind, Fire, and Water de Wojnarowicz.{{« Aby Warburgs Schenkungen an das Hamburger Museum für Völkerkunde, 1899-1902 », ibid., p. 355–455. Cf. Benedetta Cestelli Guidi, « La collection pueblo d'Aby Warburg. Culture matérielle et origines de l'image », dans Warburg 2003, p. 163–192.}}
[caption id="attachment_2909" align="alignleft" width="300"] Aby Warburg
Dessins rupestres précolombiens, au nord des ruines de Pueblo San Cristóbal, Lamy (Santa Fe County)
décembre 1895
photographie, dans Aby Warburg, Bilder aus dem Gebiet der Pueblo-Indianer in Nord-Amerika. Vorträge und Fotografien, sous la direction de Uwe Fleckner, Berlin et Boston, de Gruyter, 2018 (Gesammelte Schriften, vol. III.2), p. 159, W 7.[/caption]
Après une crise de nerfs qui survient à la fin de la Première Guerre mondiale en 1918, Warburg séjourne dans le sanatorium psychiatrique de Ludwig Binswanger de 1921 à 1924. Ce n'est que là qu'il systématise, en 1923, les expériences et les observations à la base de ses photographies dans la conférence Images du territoire des indiens pueblos en Amérique du Nord.{{Aby Warburg, « Bilder aus dem Gebiet der Pueblo-Indianer in Nordamerika, 1923 », ibid., p. 65–104. Cf. id., « Images du territoire des indiens pueblos en Amérique du Nord », trad. Sibylle Muller, dans Warburg 2003, p. 57–133.}} [fig. 11] David Wojnarowicz a également lutté contre ses démons tout au long de sa vie. Dans l'art, comme Warburg dans son étude, il parvient à créer une distance par rapport à ses expériences et à faire émerger un espace de réflexion qui n'est pas seulement subjectif mais qui permet également une négociation des conditions sociales. La conférence de Warburg fut publiée à titre posthume en 1939 dans une version anglaise par le Warburg Institute de Londres.{{Aby Warburg, « A Lecture on Serpent Ritual, 1939 », ibid., p. 129–147 et commentaire p. 150. Première publication dans Journal of the Warburg Institute n° 2, 1938–1939, p. 277–292 et planches 44–48.}} Rien ne prouve que Wojnarowicz ait pu connaître ce texte. Comme Warburg, cependant, il s'intéresse beaucoup aux cultures Pueblos et surtout celle des Kachina développée par les Hopis et les Zunis en particulier. Les Kachina sont des répliques de danseurs masculins qui représentent lors de rituels les esprits de phénomènes naturels tels que des animaux, des plantes ou des ancêtres. Warburg décrit ceux qui se trouvent à l'intérieur d'une maison Hopi à Tewa en 1895-1896 comme des « représentations fidèles des danseurs portant des masques », ainsi que la « coiffure en forme de fleur » de l'une des femmes photographiées sur place : « Elle est encore portée par les Mokis aujourd'hui, tandis que chez les Pueblos, qui sont encore plus proches du chemin de fer, elle est tombée en désuétude. »{{Warburg 2018, p. 69. Trad. Warburg 2003, p. 66, mais le passage sur les femmes de la photographie manque dans la version de l'édition française faisant le choix d'atténuer quelques passages (cf. ibid. p. 57, n. 1), ma traduction de cette partie.}} Comme Wojnarowicz plus tard, Warburg met donc en évidence l'influence destructrice du chemin de fer sur la culture Pueblo dans le contexte immédiat du symbole du Kachina.{{Voir sur l'influence du chemin de fer également Warburg 2018, p. 66. Trad. Warburg 2003, p. 60.}} Contrairement aux hypothèses précédentes {{Cf. Rizk 1999, p. 54 et suivante.}} nous pouvons constater que Wojnarowicz n'a pas abordé ces cultures uniquement à travers l'image que leurs donnent les médias de masse. Comme Warburg, il s'approprie une littérature scientifique sur les cultures Pueblos et les Kachina. Sa bibliothèque ne contient pas moins de 17 titres pertinents sur les cultures des autochtones américains, les Kachina, les rituels du serpent Hopi et les catalogues d'expositions et de collections de Kachina centrales.{{David Wojnarowicz Papers, Fales Library & Special Collections, New York University, MSS.092, Series XII: Library, liste les titres suivants: Robert G. Breunig et Michael Lomatuway'ma, Kachina dolls. Form and function in Hopi Tithu, Flagstaff, Museum of Northern Arizona Press, 1983; Edwin Earle, Hopi Kachinas, Museum of the American Indian, New York, Heye Foundation, 1971; Christian F. Feest, Native arts of North America, New York, Toronto, Oxford University Press, 1980; Jesse Walter Fewkes, Hopi snake ceremonies. An eyewitness account, Albuquerque, N.M., Avanyu Pub, 1986; Robert Goldwater (dir.), Art of Oceania, Africa, and the Americas from the Museum of Primitive Art, Metropolitan Museum of Art, New York, 1969; Silvia Gómez Tagle, Adrián García Valadés et Lourdes Grobet, National Museum of Anthropology Mexico, México, GV Editores, 1986; Brijinder N. Goswamy, Essence of Indian Art, San Francisco, Asian Art Museum, 1986; Alan D. Harn, The prehistory of Dickson Mounds, Springfield, Illinois State Museum, 1980; Jamake Highwater, Ritual of the Wind, New York, Van der Marck, 1984; Alvin M. Josephy Jr. (dir.), The American Heritage Book of Indians, New York, American heritage, 1961; Oliver LaFarge, A Pictorial History of the American Indian, New York, Crown, 1956; Andreas Lommel, Masks, New York, Excalibur, 1970; Stuart Mitchner, Indian Action: An American Journey to the Great Fair of the East, Boston, Little, Brown & Co., 1976; Joseph Mora, The year of the Hopi: Paintings and Photographs by Joseph Mora 1904–06, Smithsonian Institution Travelling Exhibition Service 19791981, New York, Rizzoli, 1979; Matthew W. Stirling, Indians of the Americas, Washington, D. C., National Geographic Society, 1955; Barton Wright, Kachinas: The Barry Goldwater collection at the Heard Museum, Phoenix, Ariz., Heard Museum, 1975; id., Hopi Kachinas: The complete guide to collecting Kachina dolls, Flagstaff, Northland Press, 1977.}} Parmi ceux-ci figure l'ouvrage central sur les rituels du serpent Hopi de l'anthropologue et archéologue américain Jesse Walter Fewkes, avec lequel Aby Warburg avait pris contact à l'époque.{{Cf. Fleckner 2018, p. 1 et suivante. Au cours de son voyage, Warburg visite des musées, des bibliothèques et, en particulier, la Smithsonian Institution de Washington avec son Bureau of American Ethnology fondé en 1879.}} L'étude des cultures Pueblos menée par Warburg lui-même nous permet toutefois de saisir ce que Wojnarowicz retransforme à nouveau en un amalgame iconographique viscéral qui intègre des éléments du présent. Dans Earth, Wind, Fire and Water en 1986, il place, dans une simplicité captivante, les dessins de silhouette d'une évolution biologique à celle technologique au-dessus de la destruction de la Kachina, maisons et nature (cf. fig. 2). L'argument visuel – incolore – correspond au développement décrit par Warburg comme une décoloration : « L'évolution de la culture vers l'ère de la raison se mesure à la manière dont le foisonnement tangible et fruste de la vie s'estompe [sich entfärbt, se décolore, dans l'original, n. d. A.] pour devenir un signe mathématique. Émerge alors l'espace de contemplation. »{{Warburg 2018, p. 89. Trad. Warburg 2003, p. 120; ma traduction pour la dernière phrase, « Der Andachtsraum entsteht. », qui manque dans la version de l'édition française.}} Les tableaux de Wojnarowicz dédiés aux éléments deviennent l'espace de contemplation dans lequel, ainsi que le résume le titre de son exposition de 1986, An Exploration of the History of Collisions in Reverse, des « collisions » culturelles redeviennent visibles. À l'époque, Aby Warburg avait décrit ces processus de colonisation, de mission et d'oppression comme des « couches » historiques de « contamination ». Il a également remis en question, quoique timidement, l'éducation forcée des enfants Pueblo dans des écoles.{{Warburg 2018, p. 66 et 93. Trad. Warburg 2003, p. 60 et 129.}} Quatre-vingt-dix ans plus tard, Wojnarowicz est plus explicite. Dans son exposition Mexican Diaries, présentée en 1987 à la Ground Zero Gallery de New York, il dédie le Portrait of Bishop Landa à l'évêque espagnol du Yucatàn, qui avait fait détruire au XIVe siècle tous les codices en écriture maya saisissables : « Not actually a portrait, it is an evocation through multiple images of a cultural tragedy and of the Indian-Catholic nexus which caused it. »{{Paul Smith, « David Wojnarowicz at Ground Zero », dans Art in America, vol. 75, n° 9, 1987, p. 182 et suivante.}} Dans les tableaux des éléments, les Kachina disparaissent sous terre ou se brisent. Elles sont des incarnations de la relation entre l'homme et un environnement perçu comme animé. L'homme crée pour lui-même la rage destructrice des éléments : Dans Fire, le serpent se mordant la queue cerne un panorama dans lequel le volcan devient une allumette, la massue une arme à feu. Warburg avait tiré une image du symbole serpentin circulaire, « le symbole le plus vivant vénéré », d'un des rapports d'expédition de Jesse Walter Fewkes.{{Warburg 2018, p. 70. Trad. Warburg 2003, p. 68. Cf. Jesse Walter Fewkes, « Archeological Expedition to Arizona in 1895 », dans 17th Annual Report of the Bureau of Ethnology to the Secretary of the Smithsonian Institution, Part 2, Washington, D.C., 1898, p. 519–744 et fig. 266, p. 672, en ligne dans https://library.si.edu/digital-library/book/annualreportofbu172smit (21.06.2021).}} De celui-ci, Wojnarowicz possédait Hopi snake ceremonies. An eyewitness account dans l'édition de 1986. D'autres animaux, « par exemple, la grenouille et l'araignée, [qui] incarnent les points cardinaux » (Warburg), jouent un rôle tout aussi important dans la prise en compte des cultures symboliques Pueblo que pour Wojnarowicz, dont ils forment une passion personnelle aux dimensions symboliques tout au long de sa vie.{{Warburg 2018, p. 70. Trad. Warburg 2003, p. 68. Cf. David Wojnarowicz, « Do not doubt the Dangerousness of the 12-Inch-tall Politician », dans id. 2017, p. 146–171, p. 160: « Once I discovered the universe of the forests and lakes, I went there whenever possible. »}} En témoigne avant tout la grande grenouille dans Water avec la photo de la voiture sortie du chemin droit sous les fils électriques. A la fin de sa conférence de 1923, commentant une photographie de « Oncle Sam » [fig. 12], Warburg réfléchissait déjà à l'effet de l'électrification sur la cosmologie des points cardinaux et à une relation déséquilibrée avec les éléments : « Le télégramme et le téléphone détruisent le cosmos. La pensée mythique et la pensée symbolique, en luttant pour donner une dimension spirituelle à la relation de l'homme à son environnement, ont fait de l'espace une zone de contemplation ou de pensée, espace que la communication électrique instantanée anéantit à moins qu'une humanité disciplinée ne restaure l'inhibition de la conscience. »{{Warburg 2018, p. 94. Trad. Warburg 2003, p. 133; la dernière partie (« à moins […] ») manque dans la version de l'édition française, ma traduction.}}
[caption id="attachment_2910" align="alignleft" width="300"] Aby Warburg
Passant («Oncle Sam») devant la San Francisco City Hall, Hall of Records et Mechanics Pavilion, vu de la McAllister Street, San Franciso
février ou mars 1896
photographie, dans Aby Warburg, Bilder aus dem Gebiet der Pueblo-Indianer in Nord-Amerika. Vorträge und Fotografien, sous la direction de Uwe Fleckner, Berlin et Boston, de Gruyter, 2018 (Gesammelte Schriften, vol. III.2), p. 226, W 74.[/caption]
Les cultures des autochtones américains, écrit Warburg, expliquent le monde incompréhensible « par une relation arbitraire avec le monde animal », « tandis que nous rapportons la loi naturelle au processus autonome de l'évolution » : « Si l'on veut, c'est un darwinisme par affinité élective dans le registre du mythe […] ».{{Ibid., p. 76. Trad. Warburg 2003, p. 82.}} Wojnarowicz à son tour nous donne à voir également les conséquences d'un ordre de darwinisme social de la recherche du profit, de la consommation et de la gouvernementalité des médias de masse, qui rendent impossible cette « expérience qui libère d'infinies possibilités de relation entre l'homme et son environnement » dont a pu, dans une certaine mesure, encore témoigner Warburg.{{Ibid., p. 66. Trad. Warburg 2003, p. 60.}}

« South of the border » : Untitled (Face in Dirt) et le rêve pasolinien de David Wojnarowicz

Aby Warburg opposait au symbolon, « connexion entre la force de la nature et l'homme », des autochtones américains le prétendu progrès comme une perte, puisque au fur et à mesure les symboles ne sont plus mis en œuvre qu'en pensée, et non plus viscéralement.{{Ibid., p. 80 et 91. Trad. Warburg 2003, p. 93 et 126.}} Cela nous permet de comprendre l'imagerie politique de David Wojnarowicz, qui fait resurgir d'explorations aux marges de la société du capitalisme tardif des liens élémentaires.
[caption id="attachment_3026" align="alignleft" width="300"] David Wojnarowicz
Untitled (Face in Dirt)
1991
photographie
Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W, New York.[/caption]
L'œuvre qu'il avait prévue comme étant sa dernière, Untitled (Face in Dirt), fut créée en mai 1991 lors de son dernier grand voyage, effectué avec Marion Scemama, qui le mène à San Francisco et dans la vallée de la Mort.{{Sur les origines de l'œuvre, cf. Carr 2013, p. 542 et suivantes.}} Ils passent également par des réserves indiennes. Le 24 mai, ils étaient à Flagstaff, en Arizona, d'où proviennent certains de ses ouvrages de référence sur les Kachina, notamment du Museum of Northern Arizona.{{Breunig et Lomatuway'ma 1983; Wright 1977 (voir note 50).}} Le 25 mai, ils étaient à Gallup, au Nouveau-Mexique. Entre ces deux endroits se trouvent les zones centrales des réserves actuelles des Hopis et des Zunis visitées par Warburg. Au nord-est se trouve Chaco Canyon, qui fut l’un des grands centres de la culture Pueblo entre 850 et 1250 environ, aujourd'hui classé au patrimoine mondial.{{National Park Service, « Chaco Culture », dans https://www.nps.gov/chcu/index.htm (21.06.2021).}} Ici, Wojnarowicz demande à sa compagne de voyage de le photographier selon ses instructions précises.{{Cf. Maria Slautina, David Wojnarowicz: Is « Untitled, Face in Dirt » a Co-Authored Work?, Institute of Fine Arts, New York University, 9.12.2015, dans David Wojnarowicz Knowledge Base, Unpublished research papers, https://artistarchives.hosting.nyu.edu/DavidWojnarowicz/KnowledgeBase/index.php/Unpublished_Research_Papers.html. Marion Scemama assure dans une interview ne pas être auteure de cet œuvre, cf. ibid., https://artistarchives.hosting.nyu.edu/DavidWojnarowicz/KnowledgeBase/index.php/Interview_with_Marion_Scemama_by_Glenn_Wharton_and_Marvin_Taylor_on_11-3-2015.html (21.06.2021).}} Pour ce faire, il s'allonge dans un trou qu'ils creusent. L'image en noir et blanc montre son visage aux yeux fermés et recouvert de terre sèche par les côtés. [fig. 13] Les ombres indiquent un soleil haut. Les lèvres sèches, ridées, entrouvertes, révèlent des dents blanches. Seul son menton dépasse de la terre, qui s'approche de ses yeux. Une ride au-dessus du nez suggère un léger froncement de sourcils. Au centre de l'image, le regard se concentre sur les narines sombres. Une petite racine desséchée dans le coin supérieur droit de l'image est le seul autre matériau organique apparent.
[caption id="attachment_2911" align="alignleft" width="300"] Pier Paolo Pasolini
Teorema
Italie 1968
photogramme.[/caption]
Untitled (Face in Dirt) rappelle une scène iconique du film Teorema de Pier Paolo Pasolini (1968). [fig. 14] Dans une analyse de l'image, Maria Slautina suggère des parallèles entre Wojnarowicz et Pasolini, puisque tous deux furent critiques du capitalisme et de la consommation, passèrent de l'écriture aux médias visuels, et que Wojnarowicz possédait une copie de La Divine Mimésis de Pasolini.{{Slautina 2015, p. 11.}} En fait, sa bibliothèque comprenait encore d'autres titres de Pasolini : The Ragazzi (Ragazzi di Vita), Roman Nights (une sélection des nouvelles de Ali dagli occhi azzuri) et Roman Poems (tous publiés dans des éditions américaines en 1986), ainsi que L'odore dell'India dans l'édition londonienne de 1984 Scent of India.{{David Wojnarowicz Papers, Fales Library & Special Collections, New York University, MSS.092, Series XII: Library, Box XII.27.}} Nous pouvons constater que Pasolini est un point de référence constant pour Wojnarowicz. Pour lui aussi, Pasolini est emblématique d'une position artistique intransigeante et sociocritique qui n'hésite pas à reconnaître la sexualité (déviante), l'injustice sociale et les marginaux, et à s'opposer à l'homogénéisation de la société par la culture de masse, par les médias et la consommation. En d'autres termes, contre ce que Wojnarowicz lui-même, se référant à la diversité des tribus des autochtones américains, appelle l'illusion imposée de la « one tribe nation» : « To speak of ourselves – while living in a country that considers us or our thoughts taboo – is to shake the boundaries of the illusion of the ONE-TRIBE NATION. To keep silent is to deny the fact that there are millions of separate tribes in this illusion called AMERICA. »{{Wojnarowicz 2017, p. 161.}} À cet égard Pasolini est pour lui un symbole iconique. Cela apparaît clairement dans sa préface à la rétrospective de 1990, où il remercie, entre autres, l'artiste transgenre Greer Lankton (1958–1996), avec qui Peter Hujar et lui-même avaient collaboré : « Greer Lankton, who Peter Hujar referred to as the Pasolini of the art world, for her gestures in painting and sculpture that spotlight the tears and holes in the social fabric of the illusory ONE TRIBE NATION. »{{David Wojnarowicz, « Artist's Acknowledgements », dans David Wojnarowicz: Tongues of Flame, p. 7.}} Les déchirures/larmes{{« Tears » a un double sens : des déchirures, mais aussi des larmes, ce qui semble tout à fait approprié dans le contexte du travail de Greer Lankton, qui a abordé les questions du genre, de la sexualité, de la violence, du corps, de l'état de victime et d'autodétermination, créant notamment des poupées grandeur nature cousues.}} et trous qui laissent voir au travers du tissu social de la culture de masse hégémonique peuvent également être compris comme une référence à Pasolini. Dans le film et le roman Teorema, Pasolini raconte l'histoire d'une famille d'industriels à Milan, dont tous les membres traversent des crises existentielles après des rencontres avec un mystérieux visiteur. Ce dernier lit, à plusieurs reprises, les poèmes de Rimbaud. Rimbaud est également une référence centrale pour Wojnarowicz. En 1979, il lui consacre sa première œuvre majeure, la série de photos en noir et blanc Arthur Rimbaud in New York.{{À son retour de Paris en 1979, il conçoit un masque photocopié du portrait photographique de Rimbaud âgé de 16 ans, avec lequel il prend en photo ses amis Brian Butterick, John Hall et Jean-Pierre Delage dans des lieux de New York ; la série a été exposée pour la première fois en 1990 dans le cadre de son exposition In the Garden à la P·P·O·W Gallery. Cf. David Wojnarowicz. History Keeps Me Awake at Night, planches 1–14 ; sur la genèse, Carr 2013, p. 133 et suivantes et 151 et suivantes ; Mysoon Rizk, « Constructing histories. David Wojnarowicz's Arthur Rimbaud in New York », dans Deborah Bright (dir.), The Passionate Camera. Photography and Bodies of Desire, Londres et autres, Routledge, 1998, p. 178–203 ; id., « Zwei Vagabunden. David Wojnarowicz und Arthur Rimbaud », dans Gabriele Schor (dir.), Open spaces I Secret places. Werke aus der Sammlung Verbund, catalogue d'exposition, Museum der Moderne Salzburg, Mönchsberg, Cologne, König, 2012, p. 134–136.}} Dans Teorema, l'étranger lecteur de Rimbaud séduit progressivement tous les membres de la famille avant de disparaître à nouveau. Il empêche la bonne, Emilia, de se suicider, après quoi elle subit un processus de renaissance religieuse. Elle retourne dans son village natal, où elle fait des miracles, lévite et guérit des maladies. À la fin, accompagnée d'une vieille femme, elle erre dans la banlieue de Milan, sur un chantier de construction – « the locus classicus of an arid neocapitalism against which the film – and Pasolini's work at large – protests », comme le souligne Ara H. Merjian.{{Ara H. Merjian, Against the Avant-Garde. Pier Paolo Pasolini, Contemporary Art and Neocapitalism, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2019, p. 215.}} Là au fond d'une fosse, Emilia creuse un trou et s'y enterre jusqu'à ce qu'on ne voit plus que ses yeux, desquels émerge de l'eau. Une chenille excavatrice remplit la fosse, mais la petite rivière continue de couler. Untitled (Face in Dirt) rappelle le gros plan de ce visage enterré d'Emilia. Déjà en 1979, année de sa série Rimbaud, Wojnarowicz transcrit dans son journal, le 11 décembre, un rêve où il se fait enterrer : « They've buried me in the coarse brown earth, all the way up to my teeth; somehow the mouth must be opened wide so that filings of dirt spread within the jaw, over the white porcelain teeth, leaving one tooth exposed down to the gum. »{{David Wojnarowicz, « dream 12-11 », dans Journal 197980: NY. David Wojnarowicz Papers, Fales Library & Special Collections, New York University, MSS.092, Series I, Box 1, Folder 12, en ligne dans http://sites.dlib.nyu.edu/viewer/photos/woj_mss092_ref23/21 (21.06.2021); Slautina 2015, p. 2 et suivante.}}
[caption id="attachment_2912" align="alignleft" width="254"] David Wojnarowicz
Dream of federico/pasolini. LOSING THE FORM IN DARKNESS, 1979.
Poème inédit de ses journaux, «1st Draft, 12/8/79».
Page dactylographiée avec petites corrections à la main.
Courtesy of the Estate of David Wojnarowicz, Fales Library and Special Collections, New York University and P·P·O·W, New York.
David Wojnarowicz Papers, Series I, Box 1, Folder 12.[/caption]
Dans le même journal, daté du 12 décembre 1979, il écrit un poème en prose, dream of federico/pasolini, sur-titré Losing the form in darkness avec l'annotation 1st Draft le désignant une première ébauche. [fig. 15] Quelques pages plus loin, on trouve une feuille avec le texte révisé Losing the Form in Darkness (From the Waterfront journal){{David Wojnarowicz, « LOSING THE FORM IN DARKNESS (From the Waterfront Journal) », dans Journal 197980: NY, page dactylographiée avec petites corrections à la main. David Wojnarowicz Papers, Fales Library & Special Collections, New York University, MSS.092, Series I, Box 1, Folder 12, en ligne dans http://sites.dlib.nyu.edu/viewer/photos/woj_mss092_ref23/29 (21.06.2021).}}, qui devient par la suite à son tour l'essai Losing the Form in Darkness, publié à plusieurs reprises (en 1983 dans Diana's Third Almanac, en 1990 dans le catalogue de sa rétrospective et en 1991 dans Close to the Knives).{{David Wojnarowicz. History Keeps Me Awake at Night, bibliographie p. 337 et suivantes; David Wojnarowicz: Tongues of Flame, p. 65–72; Wojnarowicz 2017, p. 17–31.}} Tous les stades du texte contiennent une référence à Pasolini, qui fonctionne comme un renvoi iconographique à une esthétique spécifique.{{David Wojnarowicz: Tongues of Flame, p. 65: « So simple, the appearance of night in a room full of strangers, the maze of hallways wandered as in films, the fracturing of bodies from darkness into light, sounds of plane engines easing into the distance. What it is is the appearance of a portrait, not the immediate vision I love so much: that of the drag queen in the dive waterfront coffee shop turning towards a stranger and giving a coy seductive smile which reveals a mouth of rotted teeth, but the childlike rogue slipped out from the white-sheeted bed of pasolini: the image of jean genet cut loose from the fine lines of fiction, uprooted from age and time and continent, and hung up slowly behind my back against a tin wall. »}} Les deux versions ultérieures diffèrent toutefois de la première note de rêve, qui contient une référence plus profonde à Pasolini : une réflexion sur l'immortalisation du monde en des images fantômes sur le fond de l'histoire. « It is federico fellini or more easily, pasolini in his dark bed by the roma ruins. […] It is the childlike rogue slipped from the white sheeted bed of pasolini, holding photographs of ghost images, moments aligned in a series of still movements as in the aftermath of dreams remembered across the countertop over the steam of morning coffee. It is the rogue child who lifts the edge of this cover and softly embraces the body, who drifts over the smooth surfaces and tongues the rough. It is the lost sleep of filmmakers in the distant alleyways, the hands that fall from sleeves into the night, molding sleek forms of hustlers and shining breasts of toughs. »{{David Wojnarowicz, « Dream of federico/pasolini. LOSING THE FORM IN DARKNESS, 1st Draft, 12/8/79 », dans Journal 197980: NY, page dactylographiée avec petites corrections à la main. David Wojnarowicz Papers, Fales Library & Special Collections, New York University, MSS.092, Series I, Box 1, Folder 12, en ligne dans http://sites.dlib.nyu.edu/viewer/photos/woj_mss092_ref23/27 (21.06.2021).}} Une forte affinité avec l'approche poétique de la réalité et de la présence de l’histoire chez Pasolini se révèle palpable dans l'idée qu’il énonce d'une mémoire collective unificatrice: « That approach to desire, lost not to history or the waves, but held for a moment like a dreamt ticket, paper secret, in the palm of the hand. Entrances and exitways never change location, it is all in the movement that desires continuance as its form; the approach to a rough, viable form of sexual motion, a heat beneath the dark shield of sky, stone archways, the curve of the strong back. »{{Ibid.}} L'idée de la mort dans cette prose de Wojnarowicz est basée sur le meurtre de Pasolini près de la plage d'Ostie, au petit matin du 2 novembre 1975. Nous apprenons cela d'une lettre du 19 décembre 1979 répondant à Jean-Pierre Delage, qui lui avait fait état d'une émission radio sur Pasolini. Il note le hasard qu'il avait alors presque simultanément rêvé de Pasolini: « It is strange what you write about hearing the program on the radio about Pasolini, because I have a dream about the same time about pasolini, I saw him die in Italy, very strange but beautiful dream, it had much feelings about growing as a person, the things we do and the people we search for at times. Its hard to explain, but it was an interesting dream, so it surprised me to read that you mention him. I wrote a good prose piece about the dream which I will include in my larger writings some time in the future – I stopped drawing for a little while because I need some time away from it, I want to return to more writing for a while. »{{David Wojnarowicz, lettre à Jean-Pierre Delage, 19 décembre 1979, 1 p. dactylographiée avec une correction et signature à la main. Orthographe conservée. Courtesy The Estate of David Wojnarowicz and P·P·O·W Gallery, New York. Je remercie Anneliis Beadnell, qui prépare une exposition de la correspondance de David Wojnarowicz et Jean-Pierre Delage à la galerie, de m'avoir signalé et rendu accessible cette lettre.}}  Une vision onirique de la mort inspirée par Pasolini est donc à l'origine de cette image, qui revient dans les textes, et visuellement. Untitled (Face in Dirt) montre Wojnarowicz en 1991 disparaître presque paisiblement dans le sol américain, tout en évoquant à la fois un étouffement. Elle peut se lire comme une puissante critique métaphorique de l'apathie face à l'épidémie dévastatrice du sida, d'une législation stigmatisante et de l'opposition politique populiste à l'aide contre le sida et son étude. Wojnarowicz exprime sa rage en 1989 à l'occasion de l'exposition Witnesses : Against Our Vanishing, organisée par Nan Goldin à l'Artists Space de New York, dans l'essai Post Cards from America : X-Rays from Hell, qui nomme les coupables parmi la politique, l'administration et l'église (et provoqua des tentatives de censure).{{Cf. Spooner 1997.}} L'expérience élémentaire de la nature y est à nouveau étroitement liée à la critique sociale: « Not just the disease but the sense of death in the American landscape. How when I was out west this summer standing in the mountains of a small city in New Mexico I got a sudden and intense feeling of rage looking at those postcard-perfect slopes and clouds. For all I knew I was the only person for miles and all alone and I didn't trust that fucking mountain's serenity. I mean it was just bullshit. The rest of my life is being unwound and seen through a frame of death. And my anger is more about this culture's refusal to deal with mortality. My rage is really about the fact that WHEN I WAS TOLD THAT I'D CONTRACTED THIS VIRUS IT DIDN'T TAKE ME LONG TO REALIZE THAT I'D CONTRACTED A DISEASED SOCIETY AS WELL. »{{David Wojnarowicz, « Post Cards from America: X-Rays from Hell », in: id. 2017, p. 120–132, p. 122. Cf. Nan Goldin (dir.), Witnesses: Against Our Vanishing, catalogue d'exposition, New York, Artists Space, 1989.}} Ainsi, Untitled (Face in Dirt) apparaît comme un portrait intense de l'artiste qui se retire, comme Emilia dans Teorema, de la société, soit à peu de chose près l'allégorie accomplie d'un engagement artistique cherchant à laisser un impact durable.  Pasolini juxtapose la lévitation d'Emilia et ses funérailles dans la structure de Teorema.{{Pier Paolo Pasolini, Teorema [1968], Milan, Garzanti, 2018, p. 167 et suivante (II, 14, « Levitazione ») et 174–179 (II, 16, « È giunto il momento di morire »).}} Suit la scène du père se déshabillant et hurlant dans un paysage désertique après avoir abandonné son usine, et enfin, comme son monologue intérieur, une évocation poétique du corps loin de la civilisation : « Non c'è infatti, qui intorno niente / oltre a ciò che è necessario: / la terra, il cielo e il corpo di un uomo. »{{Ibid., p. 180–184 (II, 17 « Corollario di Paolo ») et 190–193 (II, 19 « "Ah, miei piedi nudi…" »), citation p. 190.}} De manière similaire, dans Losing the Form in Darkness, Wojnarowicz place une image de lévitation au début, et à la fin un visage dans le désert enterré sous le sable, mais qui respire encore :  « Passing doorways in slow motion, passing through shadowed walls and along hallways, seeing briefly framed in the recesses of a room a series of men in various stages of leaning: […] Stopping for a moment I thought of the eternal sleep of statues, of marble eyes and lips and the windblown hair of the rider's horse, of illuminated arms corded with soft unbreathing veins, of the wounding curve of ancient backs stooped for frozen battles, of the ocean and the eyes in fading light, of the white stone warthog in the forest of crowfoot trees, and of the face beneath the sands of the desert still breathing. »{{David Wojnarowicz: Tongues of Flame, p. 72.}} On se rappellera alors l'expression, souvent citée, de Michel Foucault à la fin de Les mots et les choses: « on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ».{{Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 398. Sur l'inspiration de Foucault d'un poème de Gunnar Ekelöf, voir Anonyme, « Gesichter im Sand », dans Neue Zürcher Zeitung, 12 février 2005, en ligne dans https://www.nzz.ch/articleA2BUT-1.92334 (21.06.2021).}} Mais avant tout, Wojnarowicz anticipe ici sa propre œuvre Untitled (Face in Dirt) entre des images de l'air (le souffle / le vent), de l'eau (l'océan), du feu (la lumière) et de la terre (le sable), son propre « face beneath the sands of the desert still breathing ». Il en va de même pour le visage de la Kachina dans Earth, qui disparaît sous la terre de la même façon que le sien dans les terres de Chaco Canyon, cet ancien centre de la culture Pueblo. Juxtaposée, dans Earth, nous voyons la chenille excavatrice, comme celle qui enterre, dans Teorema, Emilia aux marges de la métropole en expansion.{{Pasolini 2018, p. 178: « Segue a tratti, lacerante, i movimenti scattanti e ottusi della macchina, che comincia a muoversi, avanti e indietro, come animata da una sua propria volontà, sia pure capace solo di brevi e pazzeschi ragionamenti: raccogliere brutalmente una enorme quantità di terra in un posto, rovesciarla, con un lungo cigolio di dolore, in un altro.»}} Une iconographie d’excavatrice donc, comme celle décrite par Pasolini dans son poème Il pianto della scavatrice, publié sous le titre from ‹ The Lament of the Excavator › l’année précédente du tableau, 1986, dans le recueil que possédait David Wojnarowicz – les Roman Poems parus aux éditions de la librairie City Lights Books à San Francisco en traduction anglaise par Lawrence Ferlinghetti, poète fondateur de cette librairie et célèbre éditeur de la Beat generation, et Francesca Valente.{{Voir note 66. Cf. Pier Paolo Pasolini, Roman poems, trad. Lawrence Ferlinghetti et Francesca Valente, San Francisco, City Lights Books, 1986 (Pocket poets series, 41), p. 8–15.}} Wojnarowicz chérissait cette librairie et y avait soumis le manuscrit de ses monologues avant son voyage en France en 1978, en vain, mais devint contributeur de la City Lights Review en 1988.{{En 1978, City Lights refusa son manuscrit, mais l’éditrice Amy Scholder l’invita à contribuer à la City Lights Review en 1988, cf. Carr 2013, p. 110 et 393.}} Dans ce poème autobiographique écrit en 1956, Pasolini reprend l’image d’une excavatrice dans un champ de construction encore vide près de sa maison, au bord d'une Rome en plein développement d'après-guerre – zone marginale où des mémoires et réflexions de l'être humain induites par les sentiments et odeurs du vent, de la terre, de l'eau et du soleil matinal se joignent aux visions de sa promenade nocturne à travers champs et ruines vers une vallée utopique. Cette excavatrice émouvait le poète rentrant à l'aube, par son cri qui donna alors le titre aux « pleurs de l'excavatrice », un des onze poèmes formant Le ceneri di Gramsci publié en 1957. L’autoportrait de Wojnarowicz semble se rapprocher du moment de la résonance intérieure du cri décrit par Pasolini. Un cri humain, comme celui que ne peut émettre qu'un mourant, dans son dernier instant, sous un soleil encore cruel mais déjà adouci par une prémonition de l'au-delà, la mer : « Poi rinasce, nella luce violenta / […] / urlo che solo chi è morente, / nell'ultimo istante, può gettare / in questo sole che crudele ancora splende / già addolcito da un po' d'aria di mare… ».{{Pier Paolo Pasolini, « Il pianto della scavatrice (I-VI) » [1956], dans id.: Le ceneri di Gramsci. Poemetti (éd. Milan, Garzanti 1957), in: Tutte le opere (dir. Walter Siti). Tutte le poesie, t. 1, Milan, Mondadori (I Meridiani), 22009, p. 833–849, p. 848. Cette citation ne fait pas partie de l'extrait du poème publié dans l'édition Roman poems, 1986.}} Comme Pasolini dans le sud de l'Italie, mais aussi en Afrique du Nord et au Moyen- Orient, David Wojnarowicz était à la recherche des images d'un monde moins touché par la consommation de masse capitaliste. Il les trouva dans les témoignages des cultures Pueblo, chez les marginaux résistants, et surtout, au Mexique. Lui-même décrit ce Sud comme un état de conscience contre la domination hégémonique de la culture euro-américaine :  « Once I went south of the border I discovered there's a vacuum in America and Europe. South of the border that vacuum disappears – maybe it's spirituality, maybe a sense of connection people have to the ground they walk on. […] there's a connection that people have – and I don't think I'm just projecting this as a white American tourist – it's something that you can feel emotionally. […] Also, the cycles of life and death are incredibly evident south of the border. »{{Wojnarowicz dans Blinderman 1992 (voir note 16), p. 59 et suivante.}}  Par les œuvres de sa série des quatre éléments, David Wojnarowicz nous donne à voir précisément ce vacuum dans nos sociétés. Car qu'est-ce qu'un vacuum sinon l'absence de tous les éléments – terre, feu, eau, air ? Ses œuvres sont des témoignages artistiques d'un acte de résistance, un art qui, au sens d'Aby Warburg, se grave dans notre conscience, suivant les contours d'un patrimoine héréditaire qui survit dans la mémoire. Wojnarowicz lui-même devient, à l’approche de la mort, le porteur de cette politique de l'image élémentaire dans Untitled (Face in Dirt). Ses symboles des éléments ne sont ici présents plus que dans son regard intérieur, mais les éléments eux-mêmes se resserrent en une seule image, la sienne : la terre qui le recouvre, le feu du soleil brûlant, l'eau de son corps menacé de se dessécher, et l'air de son souffle, qui devient un soupir, comme à la fin de son dream of pasolini: « See the drying tongue slide nervously over parched lips, the cinematic shudder of orgasm within the pants, the gasp that emerges and circles out covering the bleak landscape, the dim arena, the whole surfacing world in a vast windy sigh. »{{David Wojnarowicz, « Dream of federico/pasolini. LOSING THE FORM IN DARKNESS, 1st Draft » (voir note 76).}}