L’art écologique, un art expérimental au service de l’humain
Les liens entre l’histoire naturelle et diverses formes d’activités artistiques sont anciens et demeurent solides. Toutefois la nouvelle culture scientifique qui ne se résume plus aux sciences physiques mais aux sciences de la vie et de la Terre est le terreau de nombreuses pratiques artistiques susceptibles de relever le défi d’interactions durables entre l’humain et tous les écosystèmes qui l’entourent et auxquels il appartient.
En octobre 2018, le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publie un rapport scientifique historique qui alerte sur la nécessité d’une action urgente pour réussir à limiter le réchauffement planétaire. Le réchauffement climatique et la menace d’une extinction massive des espèces, la sixième depuis la naissance des organismes multicellulaires sont devenus des constats sans appel[1].
Depuis plus de trois décennies, et à présent plus que jamais, de nombreuses initiatives artistiques qui militent en faveur du développement durable, voient le jour. Les artistes, conscients de l’urgence écologique, rendent compte selon divers protocoles scientifiques, de l’état critique de notre biosphère. Faisant fi de l’esthétique traditionnelle liée à la notion de nature et de paysage, ils s’emparent des problèmes environnementaux tels que l’urbanisme galopant, l’effondrement de la biodiversité, la fonte des glaciers, la montée des eaux, la pollution de l’air, des terres, des mers et des océans ou la déforestation à grande échelle. Certains artistes font œuvre de ce « catastrophisme éclairé [2] » et leurs travaux correspondent à un projet de changement de société, un nouveau paradigme culturel qui questionne notre rapport au monde.
Perçues hors des limites du « monde de l’art [3]» ou des « mondes de l’art [4]», hors de ses catégories institutionnelles, de nouvelles pratiques éco-artistiques entrent en résonance avec les sciences de l’environnement. Ces pratiques sont déclinées en de multiples occurrences : éco-art, art environnemental, « écoplasties [5] », « anthropocénart [6] », « artivisme [7] », « esthétique verte [8] », et se conjuguent aux réalités des dégâts environnementaux.
À l’aune de ce constat et prenant appui sur des projets artistiques, notre propos vise à questionner la nature des liens entre les connaissances scientifiques sur le climat et la biodiversité et les réalisations qui médiatisent selon une approche tantôt eschatologique, tantôt réparatrice, l’état de la biosphère terrestre mise à l’épreuve des pressions anthropiques[9].
De nature protéiforme, les pratiques éco-artistiques relèvent généralement du militantisme et de l’activisme, contrairement aux calculs des experts scientifiques dont les données contrôlées obéissent à des normes d’objectivité. Pour autant, face aux problèmes environnementaux à résoudre dans l’urgence, artistes et membres de la communauté scientifique commencent à « œuvrer » ensemble au chevet de la planète. Des initiatives communautaires art/science apparaissent au sein des universités et d’associations culturelles locales et régionales[10]. Certains artistes se joignent à des équipes de chercheurs lors d’expéditions scientifiques[11]. Des ateliers-laboratoires se mettent en place au sein desquels la conjugaison des actions artistiques et des expériences scientifiques prend forme dans une multiplicité de lieux[12]. Au quotidien, les artistes côtoient la science en train de se faire et se nourrissent d’un langage nouveau sur le vivant qui enrichit leur imaginaire et celui de la société [13].
Toutefois, la question est de savoir si les artistes qui collaborent aux côtés des chercheurs et prennent appui sur les calculs prédictifs traçant l’avenir de la planète, sont en mesure de rendre signifiantes les données et les enjeux scientifiques liés à la crise écologique. Quelles stratégies d’intervention adoptent-ils pour mobiliser plus avant les citoyens et les politiques et rappeler l’urgence à changer notre rapport au monde ?
Les ressources écosystémiques d’origine anthropique deviennent les axes fondamentaux de pratiques qui débordent le domaine exclusif de l’art.
La terre, l’eau, l’air et la lumière solaire indispensables aux dynamiques évolutives des écosystèmes sont des biens communs que nous partageons tous et auxquels nous ne prêtions plus attention jusqu’à ce que l’homme devienne un facteur géologique majeur de la destruction des services écosystémiques. Ces biens communs auxquels nous nous sommes habitués au point d’oublier qu’ils étaient des ressources épuisables, sont les principaux media et terrains d’action des artistes que nous nous proposons d’étudier.
Les précurseurs de la biorestauration environnementale
Helen Mayer et son époux Newton Harrison ont été les premiers artistes, à la fin des années 70 à s’être emparés des questions environnementales. Activistes et précurseurs d’un art écologique de « terrain », ils n’ont cessé de parcourir le monde pour relever les défis d’un développement durable. Leurs travaux de grande envergure sont issus de nombreuses enquêtes de terrain et d’une connaissance scientifique des espèces endémiques. Leur collaboration avec des chercheurs en agroforesterie, agrobiologie, phytosociologie, ethnobotanique et urbanisme intègre une riche documentation scientifique et représente une avancée considérable en termes de salut dans le rapport entre les sciences de l’environnement et les politiques publiques. Spoil Pile Reclamation, réalisée par les Harrison est un projet collaboratif issu d’une enquête de terrain initié en 1973. Durant deux années, Helen et Newton Harrison régénèrent une carrière de New-York abandonnée et remplie de déchets provenant de la construction d’une centrale électrique. Avec l’aide de la municipalité, des communautés locales, de botanistes et de pédologues, ils comblent ce dépotoir à ciel ouvert en répartissant des déchets verts pour rendre à nouveau le sol fertile. Huit hectares de pierres et d’argile ont ainsi été transformés et végétalisés en arbres fruitiers et prairies viables. Ces pratiques innovantes de biorestauration des sites est le résultat d’une démarche cognitive de la part de ces artistes qui analysent les données de la science en amont de leur démarche artistique. « Leurs projets qui s’inscrivent au cœur de projets scientifiques effectifs, se reflètent dans des ébauches et des plans qui, outre leur fondement fonctionnel et scientifique, comportent toujours une composante symbolique ou métaphorique sous la forme d'un collage ou d'un récit.[14] » En ce qui concerne les travaux de Joseph Beuys, les problèmes environnementaux ont été interprétés par l’artiste comme une nécessité de développer une « œuvre d’art totale écologique » sur la base du concept d’ « art élargi ».Les sols
En 1982, à la périphérie de Hambourg, Joseph Beuys lance une « opération de sauvetage » pour dépolluer le sol d’une décharge contenant des déchets industriels toxiques[15]. La coopération souhaitée avec toutes les institutions concernées et le public visait à la réalisation d'une idée commune, rendre cette zone viable et en faire une sculpture sociale. Des plantes avaient été prévues pour absorber les polluants trouvés dans le sol (du cadmium, du plomb, du mercure et d'autres métaux lourds) afin de prévenir la pollution des eaux souterraines. De plus, une plantation d'arbres à croissance rapide devait marquer cette « zone d’art ». Cette opération qui ne s’est pas concrétisée représentait néanmoins un modèle alternatif à son action artistique et marquait les prémisses de l’art écologique. Aujourd’hui, nombreux sont les artistes à pratiquer la biorestauration en intervenant sur l’histoire, la géographie et la biologie des sols. Les friches industrielles présentes à la périphérie des villes sont transformées en « laboratoires » et les terres devenues stériles se métamorphosent progressivement en espaces de viabilité durable pour tous les organismes vivants. Ces « écoventions », terme crée en 1999 par Amy Lipton et Sue Spaid, représentent des interventions écologiques en extérieur, le plus souvent sur des sols pollués, telles que les stations d’épuration, les décharges, les mines à ciel ouvert[16]. Elles s’apparentent davantage à des expérimentations en plein-air, qui permettent d’apporter des solutions locales d’aménagement de sites spécifiques en une sorte de synécoculture et de phytoremédiation des sols. Les habitants deviennent les garants et les « administrateurs » de ces espaces « re-naturés », les artistes devenant les précurseurs d’une science participative. La diversité du mode de réception de ce nouveau genre de production artistique souligne que ces pratiques artistiques mêlant art et science ne peuvent être réduites à leur dimension technique. Par ailleurs, la réalité de l'assainissement est souvent une entreprise complexe et coûteuse pour les ingénieurs en environnement et les pédologues. « Lorsque des régions entières sont en jeu, les scientifiques et les artistes doivent trouver des solutions à la fois écologiques et économiquement viables » souligne en 2009 Alexandra Toland, professeure au département de protection des sols à l’Institut d’écologie de Berlin[17]. Les travaux de Mel Chin et de Georg Dietzler font également référence au sol comme corps géophysique, agronomique et écologique. En 1990, Mel Chin, militant de l’indistinction entre l’art et la vie, fait équipe avec l’agronome Rufus Cheney de l’Université de St Paul dans le Minnesota pour démontrer la pollution chimique des sols. Des analyses complexes sont utilisées pour assainir un site d’enfouissement de déchets dangereux. En raison de leur fort potentiel à absorber des contaminants, notamment les métaux lourds contenus dans le sol, des plantes herbacées, des Thlaspi, espèces témoins, sont semées sur plusieurs parcelles délimitées géométriquement sur le site. Des marqueurs de traces installés sur chaque parcelle ont révélé une concentration importante de cadmium dans les feuilles et les tiges des plantes. Ce projet expérimental qui a duré deux ans a permis de tester et de prouver de manière effective in situ une hypothèse scientifique émise par l’Université de St Paul[18]. Revival Field, en tant que protocole expérimental devint même un modèle d’analyse et d’assainissement des sols sur plusieurs sites en Allemagne et aux États-Unis où de nouvelles espèces végétales ont été testées selon la nature des sites contaminés.Mel Chin, Revival Field, 1991.Installation en cours, clôtures industrielles sur un site d'enfouissement de déchets dangereux projet en cours en collaboration avec le Dr Rufus Chaney, chercheur agronome à l’Université de St Paul (Minnesota)
Mel Chin, Revival Field, 1993, Marqueur de traces utilisé dans Revival Field Séquoia, verre, zinc, cuivre, plomb, aluminium, acier inoxydable
Résultats des quantités de substances toxiques accumulées dans les plantesGeorg Dietzler, quant à lui, a recours aux champignons pour expérimenter une pratique de dépollution des sols, contaminés aux PCB (polychlorobiphényles[19]). S’appuyant sur les recherches du département des sciences forestières de l’université de Göttingen, il réalise des cultures de pleurotes (Pleurotus ostreatus), des champignons qui ont la capacité de casser les structures moléculaires des produits industriels toxiques. Les cultures installées en extérieur ou protégées derrière les vitres d’un laboratoire dans les musées, permettent de prouver que les pleurotes qui se développent dans un milieu constitué de paille et de bois, peuvent décontaminer les PCB. Le lent processus de décontamination invisible à l'œil nu, est observé et évalué en collaboration avec un institut d'analyses scientifiques. L’implication des scientifiques dans ce processus de mycoremédiation a donné lieu à une publication régulière des résultats. Ces données et la présentation de photographies réalisées au microscope électronique font partie du dispositif d’exposition de Self-Decomposing Laboratory. Cette installation avait un objectif pédagogique, celui d’éduquer les visiteurs aux risques écotoxycologiques.
Georg Dietzler, Laboratoire d’auto-décomposition, 1992. Pleurotes absorbant des PCBCette médiation artistique de la dépollution des sols par une approche artistique transdisciplinaire est un mode de partage des connaissances écosystémiques qui facilite l’accès aux sciences environnementales.
L’eau
Hans Haacke sensible à la question de la pollution de l’eau, eau qui comme le sol est un élément indispensable à la survie des organismes, propose, dès 1972, une solution technologique concrète pour pallier la dégradation de la qualité de l’eau du Rhin liée aux rejets des eaux usées de la municipalité de Krefeld en Allemagne. L’installation Rhinewater Purification Plant, n’est autre qu’un système de station d’épuration des eaux usées que l’artiste commente ainsi : « A l’aide d’un ingénieur hydrologue, j’avais conçu une petite centrale d’épuration qui fonctionnait dans le cadre d’une exposition solo au musée. L’eau récupérée à l’endroit où les égouts de la ville se déversaient dans le fleuve, passait par toute une série d’étapes de traitement. Par une conduite, l’eau propre arrivait finalement jusqu’au jardin du musée où elle rejoignait la nappe phréatique. Mais avant de quitter le bâtiment, l’eau purifiée remplissait un grand aquarium contenant des poissons rouges [...]. Ce système d’épuration de l’eau était accompagné d’une liste de toutes les municipalités et industries de la Rhénanie – du Nord - Westphalie qui rejetaient des eaux usées, traitées ou non, dans le Rhin, incluant une analyse chimique de leurs émissions, de leurs quantités [...]. Dans presque tous les cas de figure, l’eau du fleuve en aval des points de déversement était jugée très polluée, voire excessivement toxique.[20] » Le dispositif technoscientifique de l’installation accompagné de données statistiques, révèle néanmoins de la part de l’artiste un acte politique qui dénonce implicitement l’incompétence des pouvoirs publics locaux en ce qui concerne la qualité et le traitement de l’eau.L’air et la lumière solaire
Dans le sillage de ces actes militants, qui en appellent à l’engagement des communautés et des pouvoirs publics pour dépolluer sols et cours d’eau, certains artistes questionnent avec les chercheurs les effets de la pollution de l’air et du changement climatique. Parmi le vaste ensemble d’expérimentations réalisées avec de nombreux collaborateurs scientifiques, Tomás Saraceno parvient à mettre en scène et à rendre visibles les microparticules de poussières ambiantes de l’air qui nous entoure et que nous respirons au sein de l’installation sonore Particular matter(s) Jam session[21]. Par ailleurs, l’image W7029B9, de la série Printed Matter, nous fait prendre conscience de la présence invisible des particules fines qui polluent l’air et affectent notre santé. L’image appartient à une série de photographies réalisées par l’artiste et imprimées sur du papier artisanal avec une encre élaborée à partir de noir de fumée contenant des métaux lourds rejetés par les usines de Bombay[22].Tomás Saraceno, W7029B9, p30, issue de la série Printed Matters, exposition On Air, Palais de Tokyo, Paris, 2018 - 32,8 x 26, 1 cm - Photographie de C. Voison« Aujourd’hui, plus que jamais, l’air devient un sujet de préoccupation, dans un monde où le droit de respirer n’est plus implicitement garanti, mais devient un privilège. Il est crucial de penser à de nouvelles pratiques parmi les disciplines qui aident à ré-imaginer l’air au-delà de la respiration de quelques privilégiés » souligne Tomás Saraceno[23] qui a résidé dans plusieurs institutions scientifiques[24]. Dans une démarche militante, l’artiste dénonce également la pollution de l’air due au transport aérien, une des causes du changement climatique, rappelant qu’il y a plus d’un million de personnes qui prennent l’avion chaque jour. Il conçoit et développe avec de nombreux collaborateurs un projet artistique interdisciplinaire : le projet « Aérocène » qui a abouti à l’invention d’une technique permettant de flotter dans l’air sans avoir recours à la combustion des énergies fossiles. Des ballons « aérosolaires » ont été conçus pour parcourir les airs sans l’aide de carburants fossiles, d’hélium, d’hydrogène, de réacteurs ou de moteur mais grâce aux courants d’air produits par la chaleur du soleil combinée aux rayons infrarouges réfléchis par la surface de la Terre. Aux côtés des modèles de structures gonflables « aérosolaires » exposées au palais de Tokyo durant l’hiver 2018, étaient présentés une riche documentation relatant les multiples étapes du projet, du matériel technique ainsi que de nombreuses photographies des premiers vols d’essai.
Vues l’installation du projet Aérocène, Tomás Saraceno, exposition On Air, Palais de Tokyo, Paris,2018 - Photographies de C. VoisonC’est une autre forme d’immersion spatiale que propose que Michael Pinsky, avec Pollutions Pods, une œuvre installée pour la première fois dans un parc en bordure de la côte ouest norvégienne[25]. La réalisation de ce dispositif qui a bénéficié de la collaboration de chercheurs de l’université norvégienne des sciences et de la technologie (NTU), se compose de cinq dômes géodésiques contenant la qualité de l’air de cinq villes différentes dans le monde : Tautra en Norvège, Beijing en Chine, Delhi, Londres et Sao Paulo. Les visiteurs sont invités à traverser les dômes pour expérimenter et éprouver physiquement la pollution du climat de ces villes. Chaque cellule contient des niveaux d’odeurs différentes restituant par imitation et selon un mélange spécifique pour chaque ville, la présence d’ozone, de dioxyde d’azote, de dioxyde de soufre et de monoxyde de carbone. L’immersion olfactive à travers ces odeurs de particules fines recréées dans l’air de chaque dôme, inspire le dégoût à des degrés divers. À travers cette installation, l’artiste met à l’épreuve les visiteurs et leur fait prendre conscience physiquement des dégâts et des dangers de la pollution atmosphérique. « Dans cette installation, nous pouvons sentir, goûter et éprouver les environnements qui sont la norme pour une grande partie de la population mondiale. Peut-être que la mémoire viscérale de ces endroits toxiques nous incitera à réfléchir avant d’acheter quelque chose d’autre que ce dont nous avons réellement besoin », déclare Michael Pinsky[26].
Michel Pinsky, Pollution Pods, 2017
La clinique de Natalie Jeremijenko
Les sciences qui étudient la complexité des dynamiques écosystémiques apparaissent de manière plus radicale encore dans le travail de Natalie Jeremijenko au point de ne plus discerner ce qui relève de l’art ou de la science. La clinique de santé environnementale conçue par cette artiste militante portant blouse blanche sur laquelle est imprimée une croix rouge, accueille des gens qui ne veulent pas attendre l’adoption de lois sur le changement climatique. Cette clinique permet aux « impatients » - c’est ainsi que l’artiste nomme les visiteurs- auxquels elle délivre des ordonnances, de passer rapidement à des actions individuelles pour éviter les catastrophes écologiques[27]. Le traitement qu’elle administre à ces impatients inaugure un nouveau statut de l’éco-artiste : un médecin sans frontières disciplinaires qui exerce une pratique curative en concertation avec les individus, pour redéfinir nos liens collectifs avec les systèmes naturels. En 2016, dans sa clinique de santé environnementale installée au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (CCCB), Natalie Jeremijenko élabore et prescrit des modes de consommation alternatifs aux problèmes environnementaux individuels. Son action, qui partage des préoccupations communes entre la recherche scientifique et artistique est un défi à la santé des citoyens en milieu urbain. Cette clinique représente une zone de convergence de pratiques artistiques et de sciences participativesNatalie Jeremijenko dans sa clinique de santé environnementale installée dans le centre de culture contemporaine de Barcelone en 2016Les œuvres que nous venons d’étudier sont autant de réponses plastiques concrètes aux préoccupations écologiques actuelles. Elles prennent appui sur les connaissances et les prédictions scientifiques liées à la crise écologique. C’est à partir de données scientifiques qui anticipent les changements environnementaux possibles et brutaux que s’appuient les artistes pour nous alerter de manière directe des menaces qui pèsent sur la planète. À l’heure où nous devons faire face à ces changements possibles, le regard des artistes croise celui des scientifiques. Ils deviennent alors des lanceurs d’alerte et des éveilleurs de conscience. Les époux Harrison, sont les premiers éveilleurs de conscience à entreprendre des études sur la contamination des sols, et des cours d’eau face à l’accroissement de zones urbaines. Leurs enquêtes de terrain sont à l’origine de pratiques réparatrices qu’ils transmettent aux autorités et aux communautés locales. Les sols pollués sont également les matières premières que Mel Chin et Georg Dietzler expérimentent in situ. L’exposition de leurs travaux liés aux recherches en sciences environnementales permet d’alerter le public sur les risques écotoxycologiques dus à la pollution des sols par les déchets industriels. L’installation, au sein d’un musée, d’une station d’épuration accompagnée de statistiques et d’analyses chimiques des eaux locales, est la stratégie adoptée par Hans Haacke pour alerter les pouvoirs publics locaux sur l’urgence à rendre l’eau potable, un enjeu majeur de santé publique. Tomás Saraceno conçoit et expérimente avec son équipe des véhicules aérosolaires « zéro carbone ». Il parvient également à rendre visibles les microparticules de l’atmosphère et s’appuie sur les données de la NASA pour produire des images comme autant de preuves tangibles de la toxicité de l’air que nous respirons. Michael Pinsky, pour sa part, sensibilise le public aux phénomènes de pollution atmosphérique et propose une expérience directe et immersive dans des espaces pollués artificiellement. Enfin l’artiste Natalie Jeremijenko utilise la métaphore médicale pour offrir à tous un accès à des « soins environnementaux », soins indissociables de l’état de santé de chacun. La recherche collaborative de ces artistes avec des scientifiques permet à présent de rendre perceptible l’urgence à restaurer l’environnement, un bien commun que nous partageons tous et dont nous faisons partie. L’accélération des activités industrielles a peu à peu confisqué les ressources de la planète, considérées comme inépuisables. Les pratiques de sensibilisation des éco-artistes pour inverser cette tendance, deviennent ainsi le moteur d’une réflexion commune sur le devenir incertain de la biosphère. La nature scientifique des projets permet aux artistes de recourir à des stratégies qui impliquent une action sociale directe par laquelle individuellement ou collectivement chacun s’engage à changer ses modes d’existence. Ces projets qui ont en commun d’habiter la réalité scientifique permettent de faciliter l’accès à la connaissance des écosystèmes et font émerger une science participative susceptible de faire accéder les communautés à de nouveaux modèles éco-durables. Révélateur des théories scientifiques, cet art écologique ne réside donc pas seulement sur la connaissance des faits scientifiques concernant le changement climatique et la disparition de la biodiversité. Basés sur la connaissance de l’état actuel des écosystèmes, sur les prévisions et les théories scientifiques, les projets artistiques aux pratiques hybrides sont autant de scénarios pour le futur, qui révèlent la crise écologique actuelle. Dès lors, les artistes qui intègrent à leurs projets des protocoles scientifiques donnent une visibilité nouvelle à l’exactitude des dégâts environnementaux présents et à venir. L’impact émotionnel qu’ils génèrent est à même d’accentuer la prise de conscience visant à changer nos modes de vie. Par ailleurs, il confirme par des preuves tangibles les calculs et les hypothèses des experts. Plus encore, l’art écologique, à travers ses différents dispositifs techniques est une mise en vue immédiatement intelligible de la crise environnementale actuelle qui donne une large part à l’expérience du spectateur. Il l’implique dans une expérience esthétique qui renforce ses connaissances sur les sciences de la vie et de la Terre et qui lui fait prendre conscience de manière signifiante des effets de cette crise sur la fragilité de nos vies. Ces différentes pratiques expérimentales à travers lesquelles se combinent l’art et la science, au-delà de l’esthétique traditionnelle du mode de réception des œuvres d’art, favorise de la part du public, des actions concrètes visant à la reconstruction d’un monde dans lequel les ressources naturelles deviennent des ressources indispensables à notre survie. Dès lors, cette expérience esthétique qui contribue à rendre le spectateur créatif et à faire bon usage des biens communs, permet une continuité entre la vie artistique, la vie pratique et la vie intellectuelle, ou pour le dire autrement, cette forme d’art écologique, en tant qu’expérience esthétique[28], dans laquelle savoir-faire, savoirs et savoir-être se conjuguent, est de nature pragmatique. Publications récentes : -L’art biotechnologique au service d’une nouvelle éthique « Art et éthique » Revue Ethica (à paraître) - L’art biotechnologique, une anticipation d’un au-delà de l’humain, Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, « Éthique des sciences et art » 2019, vol. 30, n° 4, pp. 51-68.https://www.cairn.info/revue-journal-international-de-bioethique-et-d-ethique-des-sciences-2019-4-page-51.htm -Les fondements de l’éthique à l’épreuve de l’art biotechnologique, Faits et valeurs en esthétique : approches et enjeux actuels, Nouvelle Revue d’esthétique N° 18, 2016, pp. 71-80. [1] Au moment où nous écrivons ce texte, des centaines d’experts de l’IPBES, (la plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) rendent un rapport alarmant sur la biodiversité mondiale. En novembre 2019, 15 364 scientifiques de 184 pays signent un manifeste dans la revue BioScience. Un cri d’alarme d’une ampleur inédite, vingt-cinq ans après un premier « avertissement des scientifiques du monde à l’humanité ». En 1992, à l’issue de la conférence de Rio 1 700 d’entre eux prévenaient : « Si nous voulons éviter de grandes misères humaines, il est indispensable d’opérer un changement profond dans notre gestion de la Terre et de la vie qu’elle recèle. » Fin du monde : pourquoi elle est pour demain (ou pas) ? Pierre Alonso, Coralie Schaub et Gurvan Kristanadaja, Libération, 25 mars 2018. [2] Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain. Paris, Éd. du Seuil, 2002. [3] « L’expression « monde de l’art » utilisée lors d’une conférence par Arturo Danto est couramment employée aujourd’hui pour désigner les milieux artistiques spécialisés; elle constitue indéniablement une notion clé expliquant la reconnaissance, parfois surprenante, dont jouissent certaines œuvres d’art auprès d’un public averti. » Marc Jimenez, La querelle de l’art contemporain. Paris, Gallimard, 2005, p. 204. [4] Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988. [5] Nathalie Blanc et Julie Ramos, Ecoplasties-Art et environnement, Paris, Manuella Éditions, 2010. [6] Paul Ardenne, Un art écologique, création plasticienne et anthropocène, Bruxelles, La muette, Le bord de l’eau, 2018, p. 7. [7] Op. cit. p. 259. [8] Loïc Fel, L'Esthétique verte : de la représentation à la présentation de la nature, Paris, Champ Vallon, 2009. [9] Dans l’exposition récente qui s’est tenue au Centre Culturel Contemporain de Barcelone- CCCB) en 2018 et qui avait pour titre After the end of the world, figuraient des œuvres nées de pratiques hybrides art/sciences reflétant des stratégies de survie et de cohabitation pacifique dans le monde à venir. [10] Arts-Sciences à Grenoble, un laboratoire de recherche commun aux artistes et aux scientifiques, l’équipe Art & Sciences de l’Institut ACTE à Paris, la chaire Arts & Sciences, portée par l’école polytechnique, l’ENSAD et l’Université PSL (Paris Sciences lettres). Nous pouvons aussi noter l’initiative de l’organisation COAL qui a créé le LAB de Chamarande (domaine régional de l’Essonne), un programme de recherche et d’expérimentation pour la culture durable associant des chercheurs et des artistes. [11] De nombreux artistes participent à des expéditions scientifiques, Lucy + Jorge Orta ont voyagé avec des scientifiques de l’Institut ECI (Environmental Change Institute) de l’Université d’Oxford, Le projet Cap Farewell initié et conçu par David Buckland en 2003, réunit des artistes et des scientifiques pour des expéditions en Arctique dans le but de communiquer sur les enjeux du changement climatique. [12] « La Paillasse » est un laboratoire de recherche ouvert et citoyen où sont menées des actions d'amorçage et d'accélération de projets scientifiques, entreprenariaux et artistiques. https://lapaillasse.org/ [13] Cornelius Castoriadis, L’imaginaire comme tel, Paris, rééd., Hermann, coll. « Philosophie », 2008. [14] Marga I.M. Bijvoet, Natural Reality, in Heike Strelow (dir.), Künstlerische Positionen zwischen Natur und Kultur. Ed. By the Ludwig Forum International Art, Aachen Foundation, curator Heike Strelow. Daco Verlag, Stuttgart 1999, p. 77. [15] Gesamtkunswerk Freie und Hansestadt Hambourg, Hambourg, 1984. [16]Ecovention : Current Art to Transform Ecologies est le titre d’un livre de Sue Spaid, curatrice de l’exposition du même titre qui s’est tenue en 2002 au Centre d’art Contemporain de Cincinatti. L’exposition Ecovention Europe qui a lieu en Hollande en 2017 a réuni de nombreux artistes dont les œuvres ont permis de rendre compte des recherches européennes dans le domaine de l’écologie. [17]Alexandra Toland, Gerd Wessolek, “Merging Horizons, Soil Science and Soil Art” in Soil and Culture, Dordrecht, Heidelberg, London and New York, Springer Science, éd. Feller et Landa, 2010, pp. 50-55. [18] http://melchin.org/oeuvre/revival-field [19] Les PCB ont été produits industriellement à partir de 1929 jusqu’en 1980. Ils étaient utilisés comme lubrifiants pour la fabrication des transformateurs électriques et des condensateurs, comme isolants dans des environnements à très haute tension (THT), comme fluides caloporteurs dans les environnements à risque d’incendie (navires transportant des carburants), comme fluides hydrauliques dans des environnements à risque comme les mines. Ils sont également utilisés comme adjuvants dans la formulation des huiles, des peintures, des encres, du papier, des adhésifs, des plastiques. https://www.thierrysouccar.com/sante/info/les-pcb-quest-ce-que-cest-674 [20] Nathalie Blanc, Julie Ramos, Écoplasties. Art et environnement, Paris, Manuella Éditions, 2010, pp.191-192. [21] Installation présentée dans le cadre de l’exposition On Air, Carte blanche à Tomás Saraceno, au Palais de Tokyo à Paris en 2018. [22] Ces impressions sont inspirées d’un catalogue produit par la NASA (Cosmic Dust Catalogue) et publié en 1982. [23] Tomás Saraceno, entretien avec Rebecca Lamarche-Vadel, in On Air, carte blanche à Tomás Saraceno, Magazine du Palais de Tokyo N° 28, Paris, 2018, p. 25. [24] En 2009, il intègre un programme d’études de la NASA en Californie puis l’Institut Max-Planck. Il a été artiste en résidence au centre d’art du département de science et de technologie au MIT en 2012 et au centre d’études spatiales au CNES en 2014 et 2015. [25] Pollutions Pods, installation réalisée dans le cadre de Climart, est un projet de recherche multidisciplaire explorant les modes de visualisation du changement climatique et la manière dont les émotions induites par les réalisations artistiques peuvent aider le spectateur à mieux intégrer les informations scientifiques et susciter son implication pour améliorer l’état de la planète. [26] https://www.asianpaints.com/colourquotient/lab/olfactory-excursion-to-five-cities-of-the-world-with-british-artist-michael-pinsky/ [27] « Assise au bureau de consultation, elle leur offre aussi des remèdes concrets ou des « prescriptions » de changement, tout comme une clinique médicale peut offrir des prescriptions de médicaments [...]. Les visiteurs de la clinique parlent d'un éventail de préoccupations, y compris les terres contaminées, l'air intérieur pollué et le ruissellement des eaux pluviales sales. » Amanda Schaffer, in The New York Times du 11/08/2008, p. 5. https://www.nytimes.com/2008/08/12/health/12clin.html [28] « L'expérience est le résultat, le signe et la récompense de cette interaction entre l'organisme et l'environnement qui, lorsqu'il est porté à son maximum, est une transformation de l'interaction dans la participation et la communication ». DEWEY, John, Art as Experience, Pedigee, New-York, 1980. « Comme le suggère Art as Experience, cette notion recouvre l'ensemble des échanges - des transactions - qui s'opèrent dans le contexte intégral des relations avec des objets ou, plus fondamentalement, entre le vivant et son environnement. » COMETTI, Jean-Pierre. Art et expérience esthétique dans la tradition pragmatique in Revue Française d'Etudes Américaines, N°86, octobre 2000. Aspects de l'esthétique américaine. pp. 25-36.