Prendre soin : contre qui ?
Résumé : L’idéologie du care peut reproduire un discours religieux de l’universel et de la compassion qui pose un déni sur l’effectivité du désir de violence comme dynamique vitale. Or ce déni, dans l’histoire même des systèmes religieux, a été le vecteur des plus grandes violences. Et de même, les idéologies victimaires contemporaines produisent les plus redoutables arguments sécuritaires justifiant les violences policières. Plutôt que la sollicitude, on pourra alors choisir la sollicitation, qui pousse à susciter en l’autre sa force plutôt que sa faiblesse.
Mots-clés : Soin, humanitaire, Morale, Violence, Genre, Victimisation.
Ce qui caractérise la notion de care dès qu’on tente de l’aborder, c’est son caractère parfaitement lisse et sans aspérité. Une sorte de galet rond qui glisse dans les doigts et rebondit sur l’eau dans le parcours automatique d’un ricochet, ne donnant prise à peu près sur rien. Qui contestera en effet qu’il faille s’occuper d’autrui, prendre soin de soi-même, rendre la société vivable, et toute cette enfilade de truismes par lesquels on définit la « bonne vie » à grandes lampées de moraline ?
Et en quoi la réitération de ces discours plus moralisateurs que proprement moraux, dont la culture chrétienne est emplie à ras-bord depuis ses origines, dont l’islam fait le terreau de l’obligation de charité qui est au centre de sa doctrine, dont la pensée humanitaire infuse de ses antécédents missionnaires du XVIème siècle à ses débuts caritatifs de la fin du XIXème, et jusqu’aux campagnes publicitaires omniprésentes des ONG contemporaines, en quoi donc cette réitération lénifiante pourrait-elle constituer une pensée novatrice ?
En rien, semble-t-il, du point de vue de son contenu : un concept aussi consensuel que celui de la sollicitude ne peut guère être interrogé, dans tout ce qui le caractérise comme absolument privé de cette rugosité qui conditionne l’énergie de la pensée. Il ne pourra donc être questionné qu’à partir de ce à quoi il s’affronte, ou de ce par quoi il est susceptible d’être instrumentalisé.
La question ne sera donc évidemment pas : faut-il être bienveillant, attentif, soucieux de l’autre ? Ou de qui prendre soin et pourquoi ? Car même les idéologies les plus violentes supposent cette forme de bienveillance. L’idéologie nazie pose bien une attention au bien-être de la race pure fragilisée par les menaces de décadence et de contamination ; l’ultra-nationalisme serbe s’affirme bien comme un rempart protecteur, dans le souci d’une révérence émue aux traditions médiévales ; et le pouvoir iranien actuel se manifeste dans le culte de ses martyrs de la guerre d’Irak et le soin accordé à leur mémoire, dans le temps même où il impose une omerta de l’ordre du négationnisme sur les massacres qu’il a commis dans ses prisons.
Le discours humanitaire lui-même, le plus unanimement médiatisé actuellement comme discours de l’attention portée à l’autre, a pris naissance, comme son histoire ne cesse de le montrer, dans le temps et par les acteurs de l’ultra-violence coloniale.
Et bien sûr les lieux de soin, depuis les origines, loin d’apparaître prioritairement comme des espaces de réalisation du care, se sont illustrés au cours de leur histoire comme les instruments de ce que Michel Foucault appellera, dans l’Histoire de la folie à l’âge classique publié en 1964 et réédité en 1972, « le grand renfermement » : un outil de surveillance et de contrôle de la France de Louis XIV au XVIIème siècle. Dans Les Corps vils, publié en 2008, le philosophe Grégoire Chamayou montrera qu’ils étaient aussi des espaces de discrimination sociale en vue de la sélection des sujets d’expérimentation médicale. Et dans son rapport de 2015, la contrôleure des lieux de privation de liberté Adeline Hazan a clairement dénoncé un certain nombre d’hôpitaux psychiatriques comme des lieux de maltraitance caractérisée.
Ce seront donc plutôt deux questions qui nous occuperont :
- Quelles forces faut-il combattre pour affirmer un « prendre soin » ?
- Quelles violences la focalisation sur le « prendre soin » pourrait-elle viser à occulter ?
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Un historique autour du genre
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Un rapport au politique indéterminé
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La question des subalternes dans le monde post-colonial des migrations
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Un outil conceptuel faible
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Affronter l’omerta sur la violence hospitalière