Ce numéro, un an après la disparition du philosophe Jean-Louis Déotte, rend hommage à son œuvre grâce à des textes qui témoignent de l’impact de sa pensée sur la philosophie, mais également dans les arts plastiques d’aujourd’hui.
Donner, recevoir des soins, le
care, entre éthique et esthétique, art et sciences du vivant, s’affirme comme un concept dans notre société. Ce numéro de la revue
Plastik réunit des articles de chercheurs de champs différents et d’artistes qui s’intéressent aux conditions de modifications des contextes en intelligence avec le
care.
S’il semble encore marginalisé, il nous faut sûrement le penser autrement comme concept social, moral et politique et le discuter à travers des œuvres dans l’économie artistique actuelle.
« Ce qui caractérise la notion de
care, dès que l’on tente de l’aborder, c’est son caractère parfaitement lisse et sans aspérité. Une sorte de galet rond qui glisse entre les doigts et rebondit sur l’eau dans la pratique automatique du ricochet, ne donnant prise à peu près sur rien. Qui contestera en effet qu’il faille prendre soin de soi-même, s’occuper d’autrui, rendre la société vivable, et toute cette enfilade de truismes par lesquels on définit « la bonne vie » à grandes lampées de moraline ?
[1]» écrit la philosophe Christiane Vollaire.
Le
care apparaît en France comme un concept des années 2000, issu du monde protestant anglo-saxon de la fin du xx
e siècle, de ses préoccupations sur l’empirisme et les valeurs morales, et de ses polémiques sur la question du genre. Le livre de la philosophe américaine Judith Butler,
Trouble dans le genre, paru en 1990, lui sert de terreau féministe. Les chercheurs qui le convoquent autant en France que dans les pays anglo-saxons sont très majoritairement des femmes, ce qui donne à penser sur le caractère « genré » des pratiques assignées féminines (dans l’espace public et privé), comme objets d’études, mais également de la théorisation critique même de ces pratiques.
Le
care serait-il un concept consensuel ? Comment pourrait-il porter et constituer une pensée novatrice dans des sphères scientifiques, politiques jusque dans l’art ?
Ces questions ont été abordées dans une journée d’études qui accompagnait l’exposition
Prendre soin ? Celle-ci inaugurait dans le Centre hospitalier de Tonnerre, la nouvelle fonction de la pharmacie hospitalière devenue espace d’exposition. Ce projet s’inscrit dans le programme national « Culture et santé ». Il réunissait treize artistes (Pierre Baumann, Philippe Bazin, Alain Buffard, Agnès Foiret, Claude Lévêque, Béatrice Martin, Myriam Mihindou, Françoise Parfait, Ernest Pignon Ernest, Jeanne Susplugas, Yann Toma, Véronique Verstraete, Diane Watteau).
Prendre soin de qui et pourquoi, quand « le monde va mal » et s’use tant (Derrida) ? La critique de la valeur, des idées reçues sur le soin comme paradigme sont peut-être à penser à partir des représentations du corps dans l’art face aux systèmes politiques et économiques qui l’ont transformé en placement d’un capital à travers la commercialisation du soin des seniors et des enfants, par exemple. La bienveillance, l’attention, le souci de l’autre suffiraient pour remettre en jeu l’assujettissement de l’homme à la logique marchande actuelle ? Représentent-ils vraiment une poche de résistance ?
L’éthique du
care, devenue politique du
care, « les politiques de l’ordinaire » comme les appelle Sandra Laugier, font l’objet de toute notre attention dans le cadre de ce numéro de
Plastik.
Comment évoquer la manière dont les données médicales deviennent dans l’art éléments de fiction et comment le renouvellement des formes sera-t-il possible dans l’art pour parler des corps fragiles, malades, mortels ? Entre admiration et malaise, comment s’inscrit le corps en temps de crise actuelle majeure, entre la vie et la mort, malade, réfugié, exilé ou incarcéré ?
Tour à tour envisageant le corps anatomique, le corps-machine, le corps prophétique, les communications des chercheurs plasticiens, philosophes, médecins, anthropologues poursuivent cette question obsédante : que peut un corps ? Elles s’attaquent ici aux masques de l’aliénation actuelle pour penser encore un corps « biopolitique » à la suite de Foucault : quelles sont les forces à combattre pour affirmer un « prendre soin » ? Quelle violence la focalisation sur le « prendre soin » pourrait-elle viser à occulter ?
Les
textes sont regroupés dans quatre parties :
1. Quand le care se mêle d’art,
2. Quand le care prend le dessus sur l’artistique,
3. Quand le care devient nécessaire pour penser l’art aujourd’hui,
4. Quand le care veut faire la leçon à l’art ou comment « bien penser » dans l’art.
La question
du « soin » qui se diffuse dans l’art mérite une réflexion approfondie autour de ses pouvoirs et contre-pouvoirs politiques et artistiques face à une certaine idéologie dominante du
care. La Palme d’or 2017 fut attribuée au film
The Square de Ruben Östlund qui fait de l’appel à l’aide (« Quelqu’un peut m’aider ? ») une dénonciation d’une logique de la séduction actuelle qui crée un sujet fétichiste narcissique (Anselm Jappe) qui brade toutes les frontières entre art et réalité et que personne ne viendra ni sauver ni soigner !
« Le monde va mal » ! Le
care va bien ! Comment se révèle la volonté du corps à ne pas se limiter, à devenir expérience, moyen de connaissance et d’action aujourd’hui dans l’art en s’ouvrant aux morceaux d’espace qu’il traverse et qui le traversent.
Si chercheurs et artistes reprennent les questions de l’exclusion ou de la pathologisation des corps dans la représentation, c’est pour mieux affirmer encore que le corps, le sexe et le politique ont plus que jamais partie liée aujourd’hui.
Avant-propos
L’exposition « Prendre soin » comme déniaisement. En s’appuyant sur Walter Benjamin et sur le concept platonicien de
pharmakon,
Jean-Louis Déotte pense l’art de l’exposition « sociologique » pour la débarrasser des parasites parodiques, des chocs esthétiques, des tics aussi. Un ensemble de questions se posent sur le rapport entre l’exposition, le don et le contre-don dans une destination anthropologique, donc politique. Nous verrons grâce aux articles regroupés ici que « Ce n’est pas ce qui est dit (le mouvement régressif de l’histoire) qui importe, mais la libération d’une apparition enkystée dans la forme-tableau ».
Quand le care se mêle d’art
Peut-on parler d’une dimension éthique du soin ou même d’une éthique du soin ? Ces questions présupposent que le soin serait une activité comme une autre et laisse entendre qu’il y aurait autant d’éthiques qu’il y a de domaines de l’action humaine. L’article d’
Éric Delassus considère le soin comme le cœur même de l’éthique. Il nous est possible aussi d’évaluer l’histoire de la peinture dans un rapport de hantise entre l’éthique et le soin, la bonne santé et la maladie. Que signifierait alors prendre soin de la peinture ? Une peinture soignée se tiendrait à distance de l’extase et du drame pour instaurer des éléments du « vivre ».
Agnès Foiret analyse les œuvres de Robert Ryman, Roman Opalka, Al Martin, Pierrette Bloch, pour penser la peinture entre le
miracle du bien portant et le
pathos du mal portant.
Laurence Gossart observe l’œuvre de Henri Matisse comme un art d’une guérison voire d’une invention d’un rapport au monde dans la fine articulation entre le
cure et le
care. Les moments biographiques d’opération, de soin et de création pour Matisse s’initient avec Ronsard comme une seconde vie. Il y a du vivant mais il existe d’autres affects pour
Marwan Moujaes. Prenant le deuil à sa charge, l’art serait capable d’agir en désœuvrant le temps et l’espace mais aussi les corps, le langage, les paysages et les modes d’être de la tristesse. Trouver dans la langue arabe un équivalent au mot
care accompagne l’énigme levée des œuvres de Lawrence Abu Hamdan et d’Irina Botea : c’est le mot « ri’aya » qui signifie aussi « pâturage » qui crée un nouveau rapport entre le
care comme acte de paître.
Quand le care traverse le processus créatif
La raison de la présence croissante du
care actuellement incombe à la désaffection interpersonnelle et environnementale.
Paul Ardenne déplie à travers des œuvres traversées littéralement par les questions d'harmonie collective ou écologique (Mierle Laderman Ukeles, Tattfoo Tan, Chiu-Chi, etc.). Une correction, une rectification du point de vue et des comportements nécessaires dans le sens de l’humanisme, de la générosité, du sens du collectif, « du désir de ne pas crever sans réagir ni sans se faire force de proposition » innerve l’art sous sa forme curatrice, d'essence éco-éthique, loin des musées et des cimetières institutionnels.
Faire du bien n’est pas qu’un adage. Les séries TV prennent soin de nous vraiment :
Sandra Laugier montre le décalage frappant entre l’influence intellectuelle, politique et morale des séries, leur place dans les conversations et la vie ordinaire, et la prise en compte de cette réalité dans la recherche. L’ambition des séries télévisées transforme non seulement nos visions du monde mais le monde même, en suscitant, en exerçant et en représentant le
care, non plus sur le modèle classique et éculé de l’identification et de la reconnaissance, mais de la fréquentation et de la familiarisation voire de l’affection. Les affects traversent la performance également, en découd ainsi le travail
d’Anatoli Vlassov qui utilise le concept artistique « tenser », misant sur une dialectique de la relation à l’altérité. L’autisme ici est pris à l’envers du soin. C’est à dire non pas comme une maladie mais comme une rencontre. Il ne s’agit pas de soigner mais de prendre le risque de créer ensemble. « L'art lave notre âme de la poussière du quotidien. » Cette phrase de Picasso est le point de départ de la réflexion de
Sylvie Dallet : par l’usage des onguents et des eaux, l’artiste prend place parmi les guérisseurs, détournant le médicament par la transe interprétative qui l’accompagne. Les expériences artistiques d’Hervé Fischer, Marion Baruch, Myriam Mihindou, Lionel Sabatte s’inspirent des rituels énergétiques dans une créativité curatrice.
Quand le care fait corps avec l’art aujourd’hui
Le processus de création de l’artiste Céline Martin s’articule intimement à son travail d’éducatrice spécialisée.
Viktoria von der Brüggen explore ses gestes et matériaux privilégiés, révélateurs des thèmes explorés par l’artiste dans la sollicitude envers l’autre. Toucher, étreindre, caresser, réparer, mais également explorer les qualités physiques des matériaux, notamment de la terre et du latex, déterminent une démarche créative fondée sur l’expériences des corps en handicap ou pas.
Marion Laval-Jantet analyse le processus d’appropriation de la maladie dans la vie et l’œuvre des artistes Joseph Beuys, Anna Halprin et Salvatore Iaconesi, à l’image de
La Cura, dans d’autres perspectives thérapeutiques « pour une pensée vivante et opérationnelle ». L’« artiste-médecin » parle de sa guérison et des rituels de guérison. Prendre soin nous met au défi aujourd’hui de réinventer des formes esthétiques, des gestes artistiques dans une expérience esthétique concrète et sensible :
Corps commun de
Sarah Roshem est un ensemble d’œuvres qui permet de vivre une expérience dans laquelle nos corps sont reliés à deux, à quatre ou à plus.
Quand le care veut faire la leçon à l’art ou Comment « bien penser » dans l’art avec le care
L’idéologie du
care peut reproduire un discours religieux de l’universel et de la compassion qui pose un déni sur l’effectivité du désir de violence comme dynamique vitale.
Christiane Vollaire nous alerte face à ce déni dans l’histoire même des systèmes sociaux. Plutôt que penser la sollicitude comme élément moteur du
care, on pourra alors choisir la sollicitation, qui pousse à susciter en l’autre sa puissance plutôt que sa faiblesse. À force de multitude, les images considérées comme fléau social, peuvent être l’objet de soin par certains artistes (Adam Broomberg et Oliver Chanarin, Alfredo Jarr, Taryn Simon et Thomas Hirschhorn). Dans la superposition des questions du care et du scopique,
Anna-Maria Le Bris montre que l'acte de prendre soin peut être une alternative à cette crise scopique : comment voir ensemble trop d’images ? Le monde des
curios serait une réponse possible ?
Florian Gaite analyse merveilleusement ce monde, les rêveries de Roger Caillois devant les paésines, dites « pierres-à-images », mais aussi les collections de minéraux qui investissent désormais régulièrement les expositions d’art contemporain. La question de la curiosité à l’âge de l’anthropocène restaurerait-elle une relation de soin entre les hommes et son environnement. Dans la contemplation des curios se réalise ainsi la synthèse des dimensions cognitive et affective de l’attention, à la fois scrupule méthodique et soin curatif. Nous voilà dans l’ère des néo-curios (avec Hugues Reip, Jimmie Durham, Kelly Jazvac, Gabriel Orozco). La curiosité esthétique s’est affirmée comme un moyen de remédiation, au double sens d’apporter un remède (soigner un état critique) et de restaurer une médiation (réparer le lien de l’homme à la nature). L’hypothèse du
pharmakon, du fait que le rapport à l’autre, quand il est médiatisé par l’hospitalité concerne un certain type d’écriture et d’inscription est l’objet de l’étude
d’Adolfo Vera. L’œuvre s’avère une mise en mémoire développée par Jacques Derrida impliquant une politique de la spectralité qui obligera à la pensée à construire ses concepts au-delà de toute identité. Prendre soin de ses fantômes ? De la spectralité à la « pensivité »,
Fabienne Brugère rapproche l’art et l’éthique du
care pour réfléchir la conception des images du côté de la pensée. Une théorie de la vérité en art d’inspiration heideggérienne peut rendre classiquement raison d’un « prendre soin » des œuvres d’art. Qu’en est-il alors d’une éthique du
care adressée à l’art ? Sophie Calle en est un bon exemple.
Conclusion
Prendre soin du patrimoine est l’objet du texte qui conclut pour un temps les expériences multiples du
care avec l’art, dans l’art et pour l’art enregistrées dans ce numéro. La tentation de la permanence restée intacte dans l’art se voit bouleversée par ce concept du
care. La tragédie grecque, nous le rappelle
Jean-Louis Déotte, était en Grèce une performance et non un genre littéraire, c’était plutôt même une performance rituelle, un spectacle choral offert à Dionysos. Penser la tragédie aujourd’hui, c’est penser le passage de l’ère de la reproduction à l’aura du marbre des temples antiques (à travers les œuvres de Buren, Yann Kersalé, l’événement Monumenta). L’art désire sa part d’impermanence dans l’invu dans des expériences furtives comme si la maïeutique restait le dernier mot de l’esthétique. À suivre. La pensée du philosophe continue sa course vers une forme chorale, une énonciation particulière par un « je » ou un « nous » incarnés dans des œuvres hospitalières.