L’interprétation savante de l’œuvre d’art : entre liberté spectatorielle et déterminismes sociaux.

En 1966, Pierre Bourdieu et Alain Darbel publiaient l’ouvrage L’Amour de l’art{{Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’Amour de l’ art: les musées d’art européens et leur public, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003. }}, dans le cadre de recherches en sociologie sur les inégalités sociales d’accès aux contenus des musées. À la suite de ces travaux, les scénographes ont commencé à mettre en place dans ces lieux une signalétique ainsi que des panneaux explicatifs{{Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, Nouvelle ed., Paris, La Découverte, 2004, p. 50. }}. Se pose la question de savoir si l’œuvre d’art a besoin de cette explication savante – elle-même déjà interprétation – ou si le spectateur doit être laissé libre d’interpréter. D’une part il y aurait succès ou échec de l’œuvre selon qu’elle réussit ou non à communiquer avec le spectateur, d’autre part les déterminismes sociaux permettraient ou empêcheraient toute communication – sans parler d’interprétation – avec l’œuvre. En s’appuyant sur les travaux de Bourdieu et Darbel, il est possible de postuler qu’un éclairage savant{{Nathalie Heinich, « Ce que fait l’interprétation. Trois fonctions de l’activité interprétative », Sociologie de l’Art, 2008, OPuS 13, 3, p. 11. }} des œuvres d’art est nécessaire. Leur enquête de terrain, fondée sur des études statistiques d’échantillons représentatifs, a donné lieu à des décisions de politiques publiques engageant une pédagogie pour un public des musées souvent en désarroi face à des œuvres lui étant hermétiques. Ils mettaient en lumière les habitus des différentes classes sociales en lien avec leur capital culturel et donc leur familiarité avec la pratique de la visite de musées, des lieux institutionnels de l’art, des œuvres d’art ainsi que la capacité d’interpréter les œuvres. En 2020, l’artiste Christian Boltanski a proposé une exposition intitulée Faire son temps au centre George Pompidou de Paris. L’artiste y défendait l’idée que le spectateur devait être laissé libre, sans panneau explicatif, sans sens de circulation, dans un parcours qui semble bien être celui de la mort, de la mémoire, d’un voyage où chacun est laissé maître de sa propre interprétation dans une expérience du sensible. L’interprétation discursive venant traduire l’œuvre devient paralysante pour le spectateur, comme le défend la philosophe Susan Sontag dans L’Œuvre parle{{Susan Sontag, « Contre l’interprétation » dans L’Œuvre parle, C. Bourgois, Paris, 2008. }}, paru la même année que l’ouvrage de Bourdieu et Darbel. Si les sociologues nous montrent que l’interprétation savante paraît non seulement utile mais nécessaire pour une fréquentation de l’art la plus égalitaire possible, en même temps, Sontag postule que la « traduction{{Ibid.}} » de l’œuvre viendrait perturber sa lecture. L’œuvre d’art devient le lieu où la privation de la liberté interprétative des spectateurs, de plus en plus guidés dans leurs visites artistiques, entre en tension avec leurs déterminismes sociaux. Jusqu’où peut-on faire entrer l’interprétation savante dans l’art pour qu’elle soit utile à la réception spectatorielle de l’œuvre sans le priver de sa liberté ? C’est la question que je poserai dans cet article, défendant l’idée d’une interdisciplinarité entre arts plastiques, esthétique et sociologie, entre interprétation savante et interprétation profane, entre liberté spectatorielle et déterminismes sociaux. Dans une première partie, je montrerai que le musée est considéré comme un lieu sacré, où seuls ceux qui ont incorporé certaines dispositions peuvent entrer en communication avec les œuvres sans avoir besoin des panneaux explicatifs. Avant de montrer qu’une interprétation savante des œuvres permet une plus grande égalité dans l’espace muséal mais qu’elle remet peut-être en question la liberté de l’interprétation du spectateur. Ce point sera approfondi dans une troisième partie où je montrerai que la liberté spectatorielle est élargie par les explications savantes en donnant à chacun, quelles que soient ses dispositions incorporées, la légitimité de fréquenter le musée.

De l’hermétique à la communication, du sacré au profane

Dans ce parcours du temps, des souvenirs, le spectateur déambule dans une faible lumière. Les murs sombres exposent des œuvres éclairées par des ampoules faisant par moments partie intégrante de l’œuvre, comme Cœur. Au rythme des battements, l’une d’entre elles s’allume et s’éteint. Fait étonnant, nous sommes dans une exposition du Centre Pompidou de Paris et aucun panneau explicatif n’aide le spectateur dans la compréhension de ce qui se joue. Ou peut-être, aucune interprétation savante ne vient interférer avec l’expérience du spectateur. Les seules indications sont les mots « Départ » et « Arrivée », écrits avec des néons, le feuillet de l’exposition Faire son temps de Christian Boltanski indiquant simplement : « Ces deux mots ouvrent et clôturent le parcours. Ils symboliseraient la vie, celle qui s’écoule entre les deux{{Livret d’exposition, Christian Boltanski, « Faire son temps », exposition, Paris, Centre Georges Pompidou, 2019-2020.}} ». En procédant ainsi, Boltanski ancre son exposition dans une forme de mystique de l’œuvre qui met en lumière la sacralisation du lieu muséal, où chacun se doit « d’être sensible à l’art comme par une « grâce » d’ordre mystique{{Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, op. cit., p. 50.}} » comme l'écrit la sociologue Nathalie Heinich dans la continuité des écrits de Bourdieu{{Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’Amour de l’ art : les musées d’art européens et leur public, op. cit., p. 166. }}. Le lieu du musée est un lieu sacralisé par excellence. Au lieu d’une « démocratisation » de l’art, le lieu du musée deviendrait le lieu de la séparation entre les savants et les profanes, entre ceux qui seraient touchés de la divine nature artistique et ceux qui en seraient dépourvus. Une sorte de « religion de l’art{{Ibid., p. 13.}} » se dessine avec l’idée que les arts plastiques, par l’image, parleraient à tous. « L’éducation est innée{{Ibid., p. 17. }} », ironise Bourdieu sur ceux qui postulent une innéité du capital culturel. Alors que les dispositions incorporées sont justement acquises, par le corps, par la « familiarité acquise par les expériences précoces », et non pas un principe de « prédestination{{Ibid. }} ». Pourtant, il y aurait une forme de dévalorisation de l’apprentissage de ce qui devrait être une prédestination. Si la proposition nietzschéenne dans laquelle Sontag s’inscrit est celle de l’art et la vie par cet éros de l’art, par l’intégration de l’art à la vie, pourtant, dans les musées, tout serait fait pour distinguer l’art de la vie. Bourdieu et Darbel écrivent : « Tout en ces lieux saints de l’art […] concourt à indiquer que le monde de l’art s’oppose au monde de la vie quotidienne comme le sacré au profane : l’intouchabilité des objets, le silence religieux qui s’impose aux visiteurs, l’ascétisme puritain des équipements, toujours rares et peu confortables, le refus quasi-systématique de toute didactique […]{{Ibid., p. 166. }} ». Le sociologue Bernard Lahire ajoute en 2015 que le tableau n’est plus seulement une « toile tendue sur laquelle ont été déposées des touches de peinture{{Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau : essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, La Découverte, 2015, p. 15. }} » mais devient un objet magique, entouré d’une mystérieuse aura. Cela renvoie au rapport de domination entre le sacré et le profane, entre l’art{{Ibid., pp. 210-211. }} et le spectateur qui ne possède pas les codes et dispositions pour accéder à ce monde « sacré » qu’est le musée. Il y a peut-être une frustration suivie d’une mise à distance de l’art par ce spectateur. Une désacralisation du lieu du musée parut alors nécessaire afin de démocratiser la fréquentation des musées. Elle passa en partie par la signalétique et les panneaux explicatifs. Mais comme l’analyse le psychanalyste Sigmund Freud{{Sigmund Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, tr. fr. Bertrant Féron, Paris, Gallimard, 1985, p. 88. }}, les connaisseurs ne permettent parfois pas au simple admirateur de résoudre cette énigme de l’œuvre, en partie en raison de la diversité de leurs discours, et peut-on ajouter, par l’opacité dont font parfois preuve certains médiateurs culturels. Intégrer des panneaux explicatifs n’est peut-être pas suffisant pour une approche démocratique de la fréquentation des musées, encore faut-il qu’ils soient accessibles et qu’ils permettent une compréhension de l’œuvre. En même temps, comme le rajoute Freud, interpréter ce n’est pas affaiblir l’œuvre, au contraire, il faut en dégager le sens et le contenu, car il s’agit d’une énigme à résoudre. Mais il ne s’agit pas de renforcer l’énigme plastique{{Au sens d’arts-plastiques. }} par une énigme littéraire. La question devient d’autant plus intéressante qu’elle apparaît en même temps que la démocratisation de l’accès au musée qu’interroge l’exposition de Boltanski par le refus d’une discursivité évidente dans la scénographie de l’exposition, car peut-être une explication savante obscurcissant l’œuvre contribuerait à une mise à l’écart d’un certain public par la domination symbolique qu’elle induit.

De l’hermétique à l’herméneutique

En même temps, le refus de mettre des mots sur l’œuvre est une idée qui s’ancre elle aussi dans la sacralisation du lieu muséal. Car ce serait alors entrer dans un discours sur celle-ci, sur une cognition, au détriment de la pure sensation. Si le spectateur peut se laisser entraîner par le parcours de l’exposition de Boltanski, ce serait, peut-être, parce qu’il met de côté la réflexion. Si on met des mots sur l’œuvre, alors, l’illusion, le processus de l’expérience esthétique serait rompu. C’est ce que postule notamment Sontag. Pour l’auteure, c’est justement l’état affectif qui importe. Il faut retrouver un amour de l’art, un éros nietzschéen. C’est donc contre une herméneutique de l’œuvre d’art que Sontag s’inscrit{{Sontag écrit : « Ce qui nous importe le plus désormais, c’est de retrouver l’usage de nos sens. Nous devons apprendre à mieux voir, à mieux entendre, à mieux sentir » dans S. Sontag, « Contre l’interprétation », art cit. }}. En 2016, le philosophe Alessandro Pignocchi écrit que le spectateur, devant une œuvre, retrouve les états mentaux qui ont joué un rôle causal dans la production de l’œuvre{{Alessandro Pignocchi, L’Œuvre d’art et ses intentions, Paris, Odile Jacob, 2012, p.118. }}. Ce sont les états mentaux que nous attribuons à l’artiste{{Ibid., p. 115. }}. Pour appuyer cette idée, il se fonde sur les mécanismes cognitifs apparentés à la communication{{Ibid., p. 151. }}, qui sont les mécanismes automatiques de lecture des intentions{{Ibid., p. 181. }}. Il y aurait donc une communication de l’œuvre, des états mentaux, des intentions de l’artiste à travers l’œuvre dont le rôle du spectateur serait de les retrouver ou de les deviner. L’œuvre devrait ainsi se suffire à elle-même car « Tout acte de perception comprend déjà, même tacitement, une part d’interprétation{{Ibid., p. 186. }} », rappelle Pignocchi. Boltanski revient finalement à la liberté interprétative de tout spectateur qui doit retrouver l’éros de l’art. Pour Sontag, l’œuvre serait capable de parler au spectateur dans une altérité entre esprits comme le théorisait déjà Hegel{{Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, tr. fr. de C. Bénard, Paris, Le Livre de poche, 1997, p. 108. }} et le réactualise Pignocchi à l’aide des sciences cognitives contemporaines. L’œuvre d’art parlerait déjà au spectateur, qui peut entrer en communication avec elle et n’aurait pas besoin des explications, de la « traduction » savante par un interprète. Il semblerait pourtant que l’œuvre d’art ne parle qu’à ceux qui savent l’entendre. Elle se confronte à l’hermétisme qu’éprouvent ceux qui n’ont pas eu les conditions sociales et acquis les capacités interprétatives. Car si toute perception est interprétation, cette première est nourrie des perceptions précédentes. Les circuits neuronaux et l’habitus{{Voir échanges entre Pierre Bourdieu et Jean-Pierre Changeux sur les liens entre habitus et formation des connections neuronales dans : Pierrre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Points, 2015, Jean-Pierre Changeux, L’homme de vérité., Paris, Odile Jacob, 2004. }} sont définitivement déterminés par les dispositions incorporées qui permettent cette interprétation-là ou cette écoute-là de l’œuvre en particulier en raison des conditions sociales en amont de l’expérience interprétationnelle présente. Un feuillet avec de brèves descriptions des œuvres est tout de même disponible à l’entrée de l’exposition de Boltanski. Mais pour un public habitué aux expositions dans ce lieu consacré à l’art moderne et contemporain, l’absence de ces explications peut être déroutante. Comment interpréter ce qui est montré ? Comment comprendre l’œuvre Album de photo de la famille D. 1939-1964 de 1971 sans connaître son travail sur la mémoire de la Shoah et de la Seconde Guerre Mondiale, alors qu’il est simplement écrit dans le livret : « Ces photographies tirées des albums de famille de Michel Durand, sont légèrement agrandie et floues. Cette œuvre emblématique du temps qui passe et de ses traces a notamment été présentée à la Documenta 5 de Cassel en 1972{{Livret d’exposition, Christian Boltanski, Op. cit. }} »? C’est l’imagination du spectateur qui est convoquée dans ce parcours laissé sans l’interprétation savante qui est censée le guider. Mais cela se ferait au risque de l’exclusion d’une partie des spectateurs, car cet art se confronte à une non-communicabilité avec son public désemparé face à la « question du sens{{Nathalie Heinich, « Ce que fait l’interprétation. Trois fonctions de l’activité interprétative », art cit.}} », qui pourrait se désintéresser de photographies ordinaires d’une famille inconnue. Le public serait en demande interprétative : « Face au vide créé par le décalage entre les attentes esthétiques et la proposition artistique, ou du moins face à la difficulté de les mettre en cohérence, un autre registre, également familier au monde de l’art est volontiers sollicité par les non spécialistes : c’est le registre herméneutique, qui argumente l’exigence de sens, de signification […]{{Nathalie Heinich, L’Art contemporain exposé aux rejets : études de cas, Paris, Fayard, 2010, p. 201. }} » écrit Heinich. À mesure que la demande interprétative d’un certain public n’est pas satisfaite, qu’on ne lui donne pas les clefs interprétatives, qu’on exclurait ainsi du musée, celui-ci devient hermétique à l’art contemporain, voire le rejette car il se sentirait lui-même exclu. Ainsi, Bourdieu et Darbel écrivent : « Les visiteurs des classes populaires voient parfois, dans l’absence de toute indication capable de faciliter la visite, l’expression d’une volonté d’exclure par l’ésotérisme, sinon, comme le disent plus volontiers les visiteurs plus cultivés, une intention commerciale{{Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’Amour de l’ art: les musées d’art européens et leur public, op. cit., p. 85. }} ». La communicabilité en apparence naturelle avec l’œuvre est permise en fait par un apprentissage en amont de ce que Bourdieu nomme une Seconde Nature{{Ibid., p. 163. }} cultivée. C’est-à-dire une capacité à se défaire de la Première Nature biologique{{Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 573. }}. Cette Seconde Nature, remplaçant la Première Nature devient elle-même Première Nature, d’où l’impression de naturalité de la nature cultivée. Mais est-ce que cet apprentissage priverait finalement de certaines dimensions de l’œuvre : de l’ordre d’une imprégnation dans et par l’œuvre, dû à un ressenti immédiat, une communication d’émotions ? Est-ce que la liberté interprétative face à l’œuvre est indépendante des déterminismes sociaux ? Ou ne peut-elle s’exercer que dans la Seconde Nature cultivée, donc après un apprentissage et une fréquentation assidue des œuvres, permis uniquement grâce à un certain habitus de classe ?

De la liberté aux déterminismes ou des déterminismes à la liberté ?

Le paradoxe se situe entre les connaissances et la liberté : l’accès au sens permet plus de liberté tout en l’entravant. En même temps, elles sont la condition de l’égalité sociale des spectateurs devant les œuvres d’art. Les panneaux explicatifs contribueraient à une forme de liberté, celle d’ignorer et d’être présent dans le musée en n’ayant pas nécessairement incorporé toutes les dispositions qui seraient nécessaires à la fréquentation du lieu. Bourdieu et Darbel écrivent : « En fait, flèches, panneaux, guides, conférenciers ou hôtesses ne suppléeraient pas vraiment au défaut de formation scolaire, mais proclameraient, par leur simple existence, le droit d’ignorer, le droit d’être là en ignorant, le droit des ignorants à être là ; ils contribueraient  à minimiser le sentiment de l’inaccessibilité de l’œuvre et de l’indignité du spectateur qu’exprime bien cette réflexion entendue au château de Versailles : "Ce château n’a pas été fait pour le peuple, et ça n’a pas changé{{Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’Amour de l’ art : les musées d’art européens et leur public, op. cit., p. 85. }} ». Alors que pour Sartre, il y aurait une liberté fondamentale dans la vie et dans l’art{{Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, Réédition., Paris, Gallimard, 1986, p.129. }}. Il défend l’idée que l’œuvre d’art est une révélation de l’artiste et de la vie. Bourdieu défend au contraire que les agents sont déterminés et qu’il n’y a pas de jeu et pas tant de liberté{{Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Nouvelle édition, Revue et Corrigée., Paris, Seuil, 1998, p. 50. }}. Est-ce que le garçon de café{{Jean-Paul Sartre, L’ Être et le Néant: essai d’ontologie phénoménologique, Édition corrigée., Paris, Gallimard, 2017. }} sartrien prétend jouer au garçon de café, en connaissant librement toutes les conditions sociales qui l’ont amené à ce jeu, ou est-il déterminé par ces conditions sociales, dont il connaît ou non les rouages, et s’il en est conscient sans pouvoir se libérer de ses déterminismes ? Le spectateur de musée joue-t-il au spectateur ? Les attitudes que les individus prennent seraient comme un jeu, mais alors un jeu sérieux, celui où l’on doit s’attribuer les codes. Ce que décrivent Bourdieu et Darbel c’est le malaise à être dans le musée, à soi-disant jouer un jeu sérieux qui n’en est finalement plus un. Le spectateur des classes populaires ne joue pas à interpréter, il est gêné par la sacralité du lieu du musée dont il ne fait que deviner les codes, par imitation ou par un apprentissage souvent lointain réalisé à l’école. Il est en demande de cette pédagogie lointaine de ses souvenirs : « C’est ainsi que depuis les années soixante la gestion des musées, aidée par de nombreuses études de terrain, s’est considérablement enrichie par la prise en compte des besoins pédagogiques des publics et des problèmes de signalétique{{Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, op. cit., p. 50. }} ». La question de la liberté dans le jugement sur l’art est une question originairement kantienne. Au moment où l’imagination est libérée de l’entendement, le jugement pur se défait des concepts{{Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, tr. fr. de A. Renaut, Paris, Flammarion, 2000. }}. On en retrouve les prémisses chez Lessing, où l’imagination se libérait dans l’expressivité de la peinture ou de la sculpture{{Gotthold Ephraim Lessing, Du Laocoon, Hachette Livre, Bnf, 2012. }}, où l’instant fécond permet à l’imagination du spectateur de se déployer avant et après l’image qui est donnée à voir. Mais, d’une part, même si le spectateur kantien prétendrait être désintéressé, nous avons vu qu’il expérimenterait malgré tout l’œuvre comme le résultat d’une démarche par l’attribution d’états mentaux, et donc d’une intention. Pignocchi ajoute à ce propos : « Une information enrichit d’autant plus profondément l’expérience d’une œuvre qu’elle alimente notre reconstruction de la démarche de l’artiste{{Alessandro Pignocchi, L’Œuvre d’art et ses intentions, op. cit., p. 178. }} ». D’autre part, le jugement pur qui se défait des concepts est déjà un jugement de classe{{Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit. }} et implique une éducation préalable permettant à l’imagination de se libérer. Car pour se défaire des concepts, pour s’en libérer et entrer dans une attitude désintéressée, il faudrait justement les avoir acquis en amont : « Il reste que l’on peut supposer que la fréquentation assidue implique la maîtrise du code du message proposé et l’adhésion à un système de valeurs qui fonde l’octroi de valeur aux significations déchiffrées, au déchiffrement de ces significations et à la délectation que procure ce déchiffrement{{Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’Amour de l’ art: les musées d’art européens et leur public, op. cit., p. 113. }} », écrivent Bourdieu et Darbel. La liberté se créerait dans les déterminants sociaux qui sont la construction de cette Seconde Nature cultivée, permettant les « goûts de la liberté » par opposition aux « goûts de nature{{Pierre Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 573. }} », comme l’ajoute Bourdieu en 1979 dans La Distinction. Sans cette seconde nature, il n’y a pas de communication possible sans un intermédiaire, qui serait l’explication interprétative d’un spécialiste, qui deviendrait alors une forme de « traducteur » de l’œuvre d’art, traduction à laquelle s’opposait justement Sontag. Bourdieu écrivait : « s’il est incontestable que notre société offre à tous la possibilité pure de profiter des œuvres exposées dans les musées, il reste que seuls quelques-uns ont la possibilité réelle de réaliser cette possibilité{{Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’Amour de l’ art: les musées d’art européens et leur public, op. cit., p. 69. }} ». Cette possibilité se fait par l’éducation et l’habituation aux lieux muséaux et au monde de l’art. La liberté laissée au spectateur dans l’exposition de Boltanski ne pourrait être que celle de certains spectateurs ayant incorporé une Seconde Nature la permettant et ses connaissances. La liberté laissée au spectateur dans l’exposition de Boltanski ne concernerait que certains d’entre eux, ceux ayant incorporé un fort capital culturel. Elle interroge la possibilité d’accès au musée par sa démarche de libération de l’interprétation.

Conclusion

Si l’on en revient à notre question principale : le public ne se retrouve-t-il pas orienté par un discours sur l’œuvre d’art, y perdant par conséquent sa liberté interprétative ? Les spectateurs des musées étaient perdus dans des musées sans indication et sans bruit. Les textes présents aujourd’hui dans les musées sont des explications – des intentions des artistes qui aideraient les spectateurs dans le cas où les états mentaux peineraient à être retrouvés, d'une contextualisation des courants artistiques afin de mieux comprendre la portée des œuvres, d’une interprétation savante des œuvres afin de proposer une interprétation avec des outils supplémentaires – permettant une compréhension des œuvres par le public. Mais comprendre empêcherait peut-être une interprétation ouverte de l’œuvre, ne laissant pas la place à de nouvelles interprétations, la marge interprétative du spectateur se confrontant au poids de la parole de spécialistes. Boltanski laisserait ainsi cette liberté au risque de l’hermétisme. Aussi, l’artiste peut-il guider le spectateur, sans que cela contredise l’idée précédente ? Ce guide permet-il, dans le processus interprétatif, d’éviter un hermétisme laissant le spectateur dépourvu et ainsi utiliser l’œuvre comme support communicationnel non-hermétique ? L’œuvre elle-même, par sa forme, détermine en partie la liberté laissée à l’interprétation. Il s’agit d’une liberté orientée dans le cadre de ce qui est créé par l’auteur. Le philosophe Umberto Eco postule que la liberté de l’interprète est importante mais non totale{{Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, tr. fr. de C. Roux de Bézieux et A. Boucourechliev, Paris, Points, 2015. }}. L’auteur reste le créateur de l’œuvre. Mais il donne l’œuvre à ses interprètes et il existe finalement autant d’interprétations que d’individus interprétant l’œuvre dans la limite de sa forme, plus encore, autant d’interprétations que de moments où chaque individu interprète une œuvre. Bourdieu lui-même le rappelle bien : « la même œuvre peut être déchiffrée selon plusieurs grilles et [...] comme le western peut faire l’objet d’une adhésion naïve ou d’une lecture savante, la même œuvre picturale peut être reçue différemment par des récepteurs de niveaux différents et, par exemple, satisfaire l’intérêt pour l’anecdote ou retenir par ses seules propriétés formelles{{Pierre Bourdieu et Alain Darbel, L’Amour de l’ art: les musées d’art européens et leur public, op. cit., p. 114. }} ». Mais si l’œuvre est trop énigmatique, le spectateur risque peut-être d’être perdu, et de ne pas s’y intéresser. De l’énigmatique à l’élitisme, il n’y a alors qu’une mince frontière. Cependant, les interprétations savantes sont elles-mêmes un angle choisi d’interprétation et les œuvres peuvent faire l’objet d’autres interprétations. Même si les interprétations données ne sont pas les seules possibles, l’œuvre reste ouverte à des interprétations multiples, les panneaux explicatifs donnent des clefs de lecture à des œuvres qui pourraient sinon rester hermétiques et contribueraient à la désacralisation du lieu muséal. Malgré les panneaux explicatifs, la sacralité du lieu du musée semble perdurer, car il est toujours vu comme un temple de l’art légitime et d’un savoir de spécialistes qui n’est pas toujours limpide pour tous les publics. La désacralisation, toujours en chantier, permettrait un accès plus égalitaire. Cela passe semble-t-il par une plus grande pédagogie, à la fois en amont, dans son accessibilité et en aval, dans sa fréquentation. Si Boltanski paraît avoir réussi à effacer son individualité au profit de son œuvre rendant les interprétations en effet multiples dans une liberté spectatorielle, son exposition se confronte aux déterminismes sociaux de ceux qui n’ont pas acquis les dispositions à l’interprétation libre.