Le soin ou l’éthique en acte
Résumé :
Peut-on parler d’une dimension éthique du soin ou même d’une éthique du soin ? Ces questions présupposent que le soin serait une activité comme une autre et laisse entendre qu’il y aurait autant d’éthiques qu’il y a de domaines de l’action humaine. Cet article tente d’envisager le rapport entre l’éthique et le soin sous un autre angle et de considérer le soin comme le cœur même de l’éthique. Si l’éthique désigne, comme le pense Paul Ricœur, la visée de la vie bonne, il n’est possible de vivre de manière pleinement humaine qu’en étant à la fois le sujet et l’objet du soin. Aussi, dans tous les domaines de l’activité humaine, n’y a-t-il qu’une seule éthique, celle qui consiste à prendre soin les uns des autres.
Mots-clés :
Éthique, morale, vulnérabilité, care, culture.
Traiter philosophiquement du soin invite immanquablement à aborder sa dimension éthique. Néanmoins, parler d’une dimension éthique du soin présente une difficulté, car cela laisserait entendre qu’il ne s’agit que d’un aspect du soin, d’un élément parmi d’autres constitutif d’un tout qui contiendrait d’autres composants qui pourraient se situer au même niveau. L’éthique n’est pas une dimensions du soin au même titre que son aspect technique ou social. Le soin relève principalement d’un éthos, d’une manière d’être qui engage la personne tout entière en visant ce que les anciens appelaient la vie bonne, une vie pleinement humaine qui mérite d’être vécue.
Il n’est pas non plus judicieux de parler d’une éthique du soin. Parler d’une éthique du soin, comme parler d’une éthique de tout autre secteur de l’activité humaine, pourrait laisser croire que chacun de ces domaines possède son éthique propre, distincte et séparée d’éthiques spécifiques à d’autres formes d’activités. Or, une telle conception peut conduire à des contradictions insurmontables. Elle aboutirait à respecter certains principes ou certaines valeurs dans un domaine et pas dans un autre. Il est donc plus pertinent de considérer qu’il n’y a qu’une seule éthique qui se décline de diverses façons, selon ses domaines d’application. Ainsi, n’y a-t-il pas une éthique des affaires et une éthique médicale. La même éthique s’applique dans ces deux domaines. Le médecin qui travaille pour un laboratoire pharmaceutique n’a pas à se sentir tiraillé 1,52entre plusieurs systèmes de valeurs. S’il dissimule les résultats d’une étude concernant les effets indésirables d’un médicament, parce que cela va à l’encontre des intérêts de son employeur, on ne peut pas dire qu’il est pris dans un conflit entre deux éthiques, son attitude est tout simplement contraire à l’éthique en général et il n’y a aucune raison de tergiverser sur une telle question. Parler d’une éthique du soin consisterait à faire du soin une activité comme une autre en fonction de laquelle l’éthique devrait se voir déclinée d’une certaine façon. Or, le soin ne se résume pas à la pratique des soignants, il désigne une réalité et une pratique beaucoup plus large et plus vaste, plus grande également, aussi bien quantitativement que qualitativement. Le soin, n’est-ce pas ce qui grandit un homme, tout autant lorsqu’il prend soin des autres, lorsqu’il prend soin de lui-même ou lorsque l’on prend soin de lui ?
Aussi, n’est-il pas pertinent de parler de la dimension éthique du soin ou d’une éthique du soin. Le soin est au cœur de l’éthique. Par conséquent, l’éthique n’est pas un aspect du soin et il n’y a pas, concernant le soin, une éthique qui serait une éthique parmi d’autres. Le soin constitue l’éthique et renvoie à la manière dont nous prenons - ou non - soin de nous-mêmes et des autres.
C’est pourquoi l’éthique n’est pas la morale. Bien que ces deux mots signifient initialement la même chose, c’est-à-dire les mœurs, notre manière d’être et d’agir, l’un venant du grec (ethos) et l’autre du latin (mores), leur signification a évolué au cours du temps.
1,52La morale renvoie à un certain nombre de règles, de normes, dont on a parfois le sentiment qu’elle s’impose à nous de l’extérieur, et qu’elles nous sont dictées par la société. La morale nous dit ce que nous devons faire et nous oblige. Elle répond à l’une des questions fondamentales de la pensée de Kant « que dois-je faire ? ». La réponse à cette question peut consister à se soumettre aux normes sociales. Le sujet obéit alors à une loi extérieure. Elle peut aussi émerger d’une réflexion personnelle. Dans ces conditions, le sujet obéit librement à une règle qu’il se fixe à lui-même. Dans un cas, il agit sous le régime de l’hétéronomie (hétéro = autre, nomos = la loi). Dans l’autre, il n’obéit qu’à lui-même et vit sous le régime de l’autonomie (auto = soi-même). La morale ne se réduit donc pas à la morale sociale et peut provenir du plus profond de nous-mêmes, de notre raison pratique. Ainsi, la moralité d’une action tient, selon Kant, dans son caractère universalisable et en ce qu’elle considère l’humanité comme une fin. Pour juger qu’une action est morale, il faut se demander ce qui se passerait si tout le monde en faisait autant, c’est le sens de la première formulation de l’impératif catégorique « agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse également valoir comme une loi universelle[1] ». Ainsi comprise, cette loi oblige à prendre en considération l’humanité de chaque être humain afin qu’elle s’accomplisse pleinement. Kant formule donc cet impératif ainsi : « Tache toujours de considérer l’humanité, dans ta personne, comme en celle d’autrui, jamais simplement comme un moyen, mais toujours également comme une fin[2] ». Avec cette formulation, nous rencontrons déjà l’idée du soin. Ce que demande ici la loi morale, n'est-ce pas finalement de prendre soin de l’humanité qui est en chacun de nous ?
Néanmoins, le respect de la loi morale, sous la forme de l’impératif kantien, ne va pas sans poser problème. La morale ainsi formulée a du mal à tolérer l’exception. Elle risque d’être trop rigide et de ne pouvoir s’adapter à la singularité de certaines situations. A1,52insi, nous commande-t-elle de ne pas mentir, le mensonge ne pouvant être universalisable, mais que faire lorsque l’on prend conscience que l’annonce d’une vérité peut être d’une grande violence et ne pas être immédiatement bénéfique pour celui qui la reçoit ? C’est le problème que pose la vérité due au malade. On ne doit pas lui mentir, mais on ne peut pas toujours lui dire toute la vérité. Aussi, faut-il parfois négocier avec la vérité, ne pas tout dire au malade tout en le préparant à recevoir cette vérité. C’est cela aussi prendre soin. L’attitude éthique, au lieu d’appliquer la loi morale au réel de manière systématique, cherche à faire émerger une certaine manière d’être et d’agir, un certain ethos, de la singularité des situations. C’est lorsque la norme ne fonctionne pas que l’on est conduit à adopter une attitude qui relève plus de l’éthique que de la morale. Lorsque l’on a l’impression qu’en étant en parfait accord avec la loi morale on ne prend pas vraiment soin des autres, une démarche authentiquement éthique s’impose. Paul Ricœur, dans Soi-même comme un autre, expose très clairement cette articulation entre morale est éthique, lorsqu’il définit la morale comme la norme du bien et l’éthique comme la visée de la vie bonne :
Je réserverai le terme d'éthique pour la visée d'une vie accomplie et celui de morale pour l'articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l'universalité et par un effet de contrainte[3].
La visée éthique est d’ailleurs définie ainsi par Ricœur :
La visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes[4].
Il s’agit ici de prendre soin de soi et des autres dans un cadre économique, politique et juridique satisfaisant. La morale correspond donc aux normes qui permettent de rendre cette vie effective. Néanmoins, des normes trop rigides risquent de nous faire rater cette visée. Si j’annonce trop violemment une vérité à un malade et que celui-ci en souffre, je n’aurai pas dérogé à la loi morale, mais d’un point de vue éthique je n’aurai pas pris soin de ce malade comme il convient. Aussi, Ricœur défend-il la primauté de l’éthique sur la morale et distingue trois moments de la sagesse pratique. Il ne s’agit pas de choisir entre le bien et le mal, mais de déterminer le préférable. Ces trois moments sont les suivants :
- poser la primauté de l’éthique sur la morale ;
- affirmer « la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme » ;
- affirmer « la légitimité d'un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques ».