Quand on n’a plus les mots. Terrorisme artistique et critique de la raison (sur Alain Declercq)

Dans « Quand on n’a que le discours{{Catherine Malabou, « Quand on n’a que le discours. Réflexions sur la forme », MLN, n°137, 2022, p. 637-645.}}», Catherine Malabou soutient que la philosophie contemporaine a (à tort) délégué à l’art a la charge de faire ce à quoi la pensée aurait renoncé, à savoir mettre en forme l’indicible des traumatismes politiques contemporains, de l’innommable de la Shoah à l’impensable des attentats du 11 septembre 2001. Cette hypothèse en implique une autre qui permet d’identifier un régime contemporain de la forme artistique marquée du sceau de l’incapacité de la raison à la penser aujourd’hui. Par-delà la question de sa capacité à figurer (ou non) l’inappropriable de l’événement ou le cri indicible des victimes{{Le concept d’« imprésentable » chez Lyotard ou la notion d’« irreprésentable » chez Rancière constituent les termes du débat, analysé par Malabou, qui s’ouvre alors sur la capacité de l’art à remplir ce rôle.}}, qui constitue selon Malabou une aporie de la philosophie, l’art n’est-il pas plutôt, en effet, une puissance de mise en forme de cette impuissance à penser ? La résistance de la forme à la pensée rationnelle tient ici à la nature paralysante, terrorisante, d’une expérience qui se dérobe à l’effort analytique. La terreur qualifie l’impression sidérante que laisse un événement d’une telle violence (une catastrophe, un accident, un attentat ou une guerre) que sa blessure est vécue comme une effraction excessive, inassimilable par l’esprit{{Ce qui constitue la définition même du trauma.}}. La pensée terrorisée, glacée d’effroi{{Elle est, à ce niveau d’analyse, entendue comme un synonyme d’effroi, terme plus couramment retenu par la psychanalyse, ce qu’autorise son origine latine : terror (« terreur, effroi, épouvante »).}}, est immobilisée, incapable de se mettre en mouvement, de s’organiser, de s’ordonner, de donner sens à « ce qui arrive ». Après les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, les philosophes (Derrida, Habermas ou Baudrillard) ont multiplié les prises de parole pour exprimer cette impuissance à dépasser la sidération qui affecte (ou plus proprement désaffecte) leur discours. Derrida définit ainsi l’événement comme ce que d’abord l’on ne comprend pas{{« L’événement, c’est ce qui arrive et en arrivant arrive à me surprendre, à surprendre et à suspendre la compréhension : l’événement, c’est d’abord ce que je ne comprends pas. Mieux, l’événement c’est d’abord que je ne comprenne pas. Il consiste… en mon incompréhension. » (Jacques Derrida, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New-York (octobre-décembre 2001), Paris, Galilée, 2004, p. 139).}} et l’associe à un ensemble de qualités qui frappent d’interdit les facultés de représentation : « l'inappropriabilité, l'imprévisibilité, la surprise absolue, l'incompréhension, le risque de méprise, la nouveauté inanticipable, la singularité pure, l'absence d'horizon{{Ibid.}} », tandis que Marc Crépon insiste sur la dimension traumatique de l’événement et la faillite du langage qui en découle, manifeste dans la compulsion de répétition de la date, symptôme d’une impossibilité à nommer l’événement{{Marc Crépon, « La philosophie face à la terreur : une lecture de Habermas et Derrida », conférence dans le cadre de la Journée spéciale « Penser le 11 janvier » à l’ENS Paris, 11 janvier 2016. Consultée à ce lien :  www.radiofrance.fr/franceculture/la-philosophie-face-a-la-terreur-une-lecture-de-habermas-et-derrida-8531297}}. Ironie de l’histoire de la pensée, Clément Rosset qualifie précisément de « terroriste » une telle modalité du logos qui, sous le coup de la surprise, reconnaît sa propre incapacité à la mise en forme. Dans Logique du pire{{Clément Rosset, Logique du pire. Eléments pour une philosophie du tragique, Paris, PUF, 1971.}}, cet adjectif qualifie la pensée dite aussi « tragique », celle qui a conscience des radicales contingence et impermanence du réel, et qui est complice de la terreur que ce chaos inspire. Bien qu’il ne se réfère pas expressément aux penseurs de la violence contemporaine, mais à des auteurs tels que Lucrèce, Montaigne, Pascal ou Nietzsche, sa référence au réel comme inanticipable, privé d’avenir et absolument hasardeux semble trouver dans le terrorisme global contemporain une caisse de résonance{{Pour la psychanalyse lacanienne, toute rencontre avec le réel en soi, en-deçà des représentations, des « doubles » dont parle Rosset, étant traumatique, tout trauma offre une résonance à l’expérience du réel.}}. Rosset donne ainsi au terme « terrorisme » un sens inédit qui permet d’envisager à nouveaux frais la réponse que l’esprit apporte aux traumas politiques : par-delà le transfert de la question de la forme, le renoncement philosophique ouvre la possibilité d’une pensée critique de la raison, comprise en son sens kantien, à savoir une délimitation de l’étendue de son pouvoir. La pensée tragique se tient donc aux bords du logos et au plus proche de l’art. Les auteurs convoqués par Rosset ont d’ailleurs tous vus leur statut de philosophe plus ou moins contesté, renvoyés à celui d’écrivain ou de poète{{Cette exclusion est inhérente à la philosophie elle-même « le tragique n’étant admis qu’à titre non philosophique, et le philosophique à titre non tragique » (Clément Rosset, Logique du pire, op. cit., p. 13).}}, comme si la terreur dont ils étaient les témoins et les porte-voix était au fond une affaire d’artiste. C’est à ce titre que nous nous tournons vers Alain Declercq, le plus terroriste des plasticiens français{{L’artiste est notamment connu pour avoir été l’objet en 2015, alors en pleine préparation d’un film de fiction sur les attentats du 11 septembre 2001 (MIKE), d’une perquisition et d’un interrogatoire de la Section Criminelle de la Police Judiciaire de Bordeaux qui le soupçonnait d’être un agent terroriste sous couverture, chargé de faire lien entre Al Qaïda et l’ETA.}}, dont l’œuvre questionne précisément la mise en forme de l’événement politico-traumatique et la fabrique des discours ou des images en contexte post-attentat. En empruntant son langage à celui des terroristes (l’explosion, la falsification, la criminalité), le plasticien a ainsi développé, en creux, une critique de la raison contemporaine, déroutée car exposée à la contingence de ce terrorisme d’un nouveau genre, marqué par une imprévisibilité absolue{{C’est même pour Derrida le signe distinctif du « terrorisme global » qui se virtualise, impossible à voir venir et qui fait toujours planer la menace du pire : « Il y a traumatisme sans travail de deuil possible quand le mal vient de la possibilité à venir du pire. » (Jacques Derrida, op. cit., p. 149).}}, aussi chaotique que le réel défini par Rosset. Entre le terrorisme philosophique qui conteste la puissance du logos et le terrorisme théologico-politique qui paralyse les philosophes, on peut alors identifier une troisième modalité incarnée par le travail d’Alain Declercq, un terrorisme artistique qui permette d’articuler les deux premières. La mise en forme de l’incapacité du logos qu’il opère n’est-elle pas une manière, sinon la seule, de mettre en œuvre la tragédie politique qui se joue devant nous ? La plasticité critique de ce terrorisme artistique ne renvoie-t-elle pas dos-à-dos l’impuissance de la raison (la philosophie) et la puissance de la déraison (la violence totale, le terrorisme global) ? Le plastiquage de la forme, qui répond à celui du discours, n’est-il pas enfin la pierre de touche du travail du négatif inhérent aux développements de l’art contemporain ?

La forme de l’explosion : l’art face à l’impensable du réel et de l’événement 

Malabou et Rosset soutiennent tous deux qu’il est possible pour la philosophie de déléguer son travail de mise en forme à l’art (que Rosset, qui privilégie le référentiel théâtral, appelle alors mise en scène{{Clément Rosset, Ibid, p. 11.}}) mais se distinguent néanmoins quant à l’actualité d’un tel transfert. Pour Rosset, la pensée tragique (ou terroriste) s’oppose à la philosophie depuis son origine en se fondant précisément sur le rejet du hasard. Elle est incompatible avec la conscience du chaos du réel, le logos ne peut jamais reconnaître l’être sans lui donner une raison d’être, ni penser une logique du donné qui ne soit nécessairement une logique de l’ordonné : la métaphysique est ce qui toujours « fabrique (…) de l’être avec du hasard{{Ibid., p. 17. Le hasard est selon Rosset ce qui précisément coupe la parole et ce que la philosophie a dû évacuer pour se construire. La tâche du penseur tragique serait au contraire de contredire cette abolition fondatrice.}}. » Pour Malabou en revanche, l’urgence de déléguer le travail de mise en forme n’intervient qu’après la clôture de la métaphysique, alors que se multiplient et s’amplifient les traumas collectifs qui marquent, sinon déterminent, l’histoire mondiale contemporaine. Pour l’un le chaos désigne le réel anhistorique, « ce qui arrive » en général, pour l’autre la réalité historique, « ce qui arrive » maintenant. Les deux thèses font néanmoins état d’une seule et même terreur. La philosophie, qu’elle soit traditionnelle comme contemporaine, s’avère incapable de répondre à la sidération du réel (Rosset) ou de l’événement (Malabou). L’art en revanche a inscrit la terreur dans son appareil théorique, depuis la poétique antique jusqu’à l’esthétique classique, notamment à deux célèbres occurrences : chez Aristote, qui fait de la terreur l’un des deux termes antagoniques, avec la pitié, qui fondent l’expérience cathartique{{Aristote, Poétique, VI, 2, 1449 b 24-28.}}, et chez Burke qui parle du sublime comme d’une « terreur délicieuse{{Plus précisément, Burke évoque « a sort of delightful horror, a sort of tranquillity tinged with terror » (A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful). On retrouve l’expression d’une « terreur délicieuse » dans le 3e livre du De rerum natura de Lucrèce, penseur tragique à qui il l’emprunte.}} ». Dans les deux cas, la terreur désigne un affect strictement esthétique qui renvoie à un régime d’expérience sensible et spectatoriale, au sein de laquelle une mise en forme de l’art (la représentation comme Darstellung) compense l’incapacité du logos à imaginer (la représentation comme Vorstellung), comme il en est face à un destin tragique ou au spectacle d’une mer démontée. C’est cette complicité de l’art avec la terreur, fondée sur sa faculté de compenser un type de représentation par une autre, qui donne à l’art, aujourd’hui plus que jamais, le privilège de la mise en forme de ce qui terrorise. Dans son travail, Alain Declercq rappelle l’art à sa capacité à témoigner de cette terreur, ou à mettre le public en position de le faire. Cette intention prend un sens très précis avec la série photographique « Blast » (2013) Fig. 1,2, 3, 4 dans laquelle le plasticien fige la morphologie de plusieurs explosions produites isolément par la combustion de substances chimiques employées dans l’armement militaire (napalm, TNT, phosphore, C-4 etc.).
[caption id="attachment_5431" align="aligncenter" width="196"] Série « BLAST », 2013. Photographie impression jet d’encre, 130 x 90cm. Courtesy de l’artiste et  galerie Loevenbruck, Paris.[/caption] [caption id="attachment_5430" align="aligncenter" width="200"] Série « BLAST », 2013. Photographie impression jet d’encre, 130 x 90cm. Courtesy de l’artiste et  galerie Loevenbruck, Paris.[/caption]
[caption id="attachment_5428" align="aligncenter" width="200"] Série « BLAST », 2013. Photographie impression jet d’encre, 130 x 90cm. Courtesy de l’artiste et  galerie Loevenbruck, Paris.[/caption]
Par leur façon de porter sur un objet insaisissable, la matière même de la destruction, ces explosions paraissent mettre en jeu ce que Rosset décrit comme une vision tragique du monde, « vision impossible, vision de rien — d’un rien qui ne signifie pas l’instance métaphysique nommée néant, mais plutôt le fait de ne voir rien que ce soit, dans l’ordre du pensable et du désignable{{Clément Rosset, op. cit., « Préface », p. 7.}} ». L’image de ce processus d’anéantissement du pensable ne serait à ce titre rien de moins qu’un analogon du réel ou de l’événement, figurant ce qui se donne ordinairement comme un rien de sens. Aussi, si l’on ne pourrait certes pas aller jusqu’à dire que les images de « Blast » nous mettent en présence du réel même ou de l’événement en soi, elles rendraient visibles une forme qui en porte toutes les prédicats. L’explosion mettrait en forme leur génération hasardeuse, violente et spontanée, le plastiquage radical et inanticipable qui préside à l’être et l’impermanence qui le caractérise. Impossible en effet d’imaginer à l’avance la forme précise d’une explosion, le tournoiement de ses rosaces enflammées, la direction des rayons de lumière ou l’amplitude des volutes, de prévoir l’intensité de son incandescence, le nombre d’étincelles, les variations de chaleur ou les infimes modulations chromatiques de son visage ardent. L’impensabilité de l’explosion tient à la même imprévisibilité que celle de l’événement ou du réel, qui place la raison dans l’incapacité d’assimiler son caractère accidentel{{Catherine Malabou rappelle ainsi combien de tels chocs, aux effets traumatiques, apparaissent comme « sans signification » et « qu’il est impossible de se [les] réapproprier par la parole ou la remémoration » : « Une lésion cérébrale, une catastrophe naturelle, un événement brutal, soudain, aveugle ne peuvent par principe être réintégrés après coup dans une expérience. De tels événements sont de pures forces de frappe, qui déchirent et trouent la continuité subjective et n’autorisent aucune justification ni reprise dans la psyché. » Ontologie de l’accident, Paris, Léo Scheer, 2009, p. 33. Sur ce point, on pourrait mettre « Blast » en regard de plusieurs autres séries photographiques d’Alain Declercq qui, tout en portant elles aussi le nom d’une situation explosive, mettent en forme la nature accidentelle du réel : « Bang », « Bang ! » ou « Bang (roads) » cristallisent des violences urbaines et policières, des accidents de la route ou des glissement de terrain (qui engloutissent une tombe, comme si la mort même n’assurait pas d’échapper à l’accident) montrant que la menace de chute, de coup, de mort est toujours présente.}} . Elle se donne comme trop soudaine, trop fulgurante, trop disruptive, manquant de mots pour se dire. Poser les choses dans ces termes n’est pourtant pas satisfaisant. Cette lecture tient en effet l’art dans un rôle mineur d’illustration idéelle (ici le réel ou l’événement), une mission qui constitue ce qu’il convient bien d’appeler le degré zéro de la mise en forme, d’autant que la représentation artistique de l’explosion n’est pas tant une cristallisation du réel ou de l’événement qu’un travestissement, qui les dénature aussitôt qu’elle s’en saisit. Si la forme-explosion naît bien d’un événement dans une certaine mesure incontrôlable, son image n’en reste pas moins une composition, une organisation, une mise en ordre, qui procède de protocoles et de choix artistiques. Le représenté peut bien survenir sous l’apparence du hasard le plus absolu, son représentant en revanche ne pourra faire l’économie de son principe organisateur, l’artiste, qui contrôle et supervise l’opération. L’explosion artistique n’est jamais en somme un pur accident. Ici saisie, à la fois comme on est figé d’effroi et comme on est maîtrisé par l’esprit, elle donne l’illusion d’un événement, mais d’un événement figé, retiré à son instantanéité et à son caractère imprévisible. En d’autres termes, l’image nous met en présence d’un événement manqué. Elle nous fait assister à un double de l’événement tout en montrant qu’on ne peut le comprendre ou le représenter sans l’arracher à son événementialité{{Rosset va plus loin en affirmant que désigner une chose comme événement, c’est déjà supposer un ordre existant.}} . Darstellung ou Vorstellung, la représentation est toujours une façon d’organiser ce qui se donne et se vit comme inorganisable. L’inappropriable ne donne bien lieu qu’à des formes inappropriées. Ce que vise une telle représentation n’est donc pas de l’ordre du discussif, comme il en est d’usage dans bon nombre d’œuvres contemporaines qui mettent en forme un jugement critique sur le monde (par exemple ici, terroriste ou militaire). L’image de ce plastiquage produit bien plutôt, et c’est là en revanche une de ces incontestables forces, les conditions d’une approbation esthétique à la destruction, au réel comme rien, sur le mode de l’affirmation joyeuse portée par la pensée tragique et Rosset{{Analysée tout au long de son œuvre, la « joie tragique », motif nietzschéen, est pour Rosset l’acquiescement au réel que vise la pensée tragique. Voir Sébastien Charles, Clément Rosset, Clément Rosset ou la joie tragique (entretien), Horizons philosophiques, vol. 9, n°2, Printemps 1999, p. 91-108.}}. L’image de l’explosion répond ainsi aux conditions du dispositif esthétique commun à la catharsis et au sublime, définissant ici le terrorisme artistique comme ce qui associe terreur et esthétique. Lorsqu’un danger, potentiellement mortel, est mis à distance par la représentation, il devient, alors désamorcé, candidat à la contemplation : c’est là toute la différence entre une terreur réelle ou événementielle et une terreur artistique qui en simule les conditions{{Au sens aristotélicien du terme : Aristote définit la terreur comme « une peine ou un trouble consécutifs à l’imagination d’un mal à venir pouvant causer destruction ou peine » (Rhétorique, II, 5, 1382 a 21-22) quand Lyotard, analysant le texte de Burke, ramène le sublime à la privation : « Pour que cette terreur se mêle de plaisir et compose avec lui le sentiment sublime, il faut encore, écrit Burke, que la menace qui l’engendre soit suspendue, tenue à distance, retenue. Ce suspense, cet amoindrissement d’une menace ou d’un danger, provoque une sorte de plaisir. » (Jean-François Lyotard, « Le sublime et l'avant-garde », in L'inhumain, Galilée, 1988).}}. Face à cette explosion, le public peut ressentir une certaine terreur, la garantie que la menace n’est que fictive l’autorise néanmoins à tous les plaisirs esthétiques, qu’ils soient purgatifs (dans la catharsis) ou vécus sur le mode d’une séduction « délicieuse » (dans le sublime).  Avec « Blast », Alain Declercq rabat donc l’effet de sidération que produit le réel ou l’événement sur le pouvoir de fascination de l’œuvre d’art. Peut-être pourrait-on soutenir que l’explosion est une image sublimée du chaos, à condition toutefois de s’entendre sur le sens de « chaos ». Une explosion, ou la représentation de celle-ci, nous met-elle en effet en présence d’une forme purement chaotique, c’est-à-dire absolument hasardeuse ? Ce chaos qui résulte d’un acte de destruction est-il réductible au chaos comme contingence radicale du réel, cette idée métaphysique visée par la pensée tragique ? En apparence, l’explosion saisie par Declercq illustre bien le « matérialisme du hasard{{Clément Rosset, Logique du pire, op. cit., p. 87.}} » dont parle Rosset, celui qui participe à la dissolution de l’idée de nature et de son cadre épistémologique, le déterminisme causal. Elle ne cherche manifestement pas à rendre compte d’un ordre naturel, ni à prouver quoi que ce soit, différente en cela d’une illustration scientifique. Elle est gratuite et dépourvue de sens. Elle ne dit rien. L’explosion fait étrangement silence{{Rosset attribue à la pensée tragique la mission de « faire passer le tragique du silence à la parole » (ibid., p. 24) sur le mode de la psychanalyse, c’est-à-dire de faire parler un savoir dont chacun a l’intuition mais qui reste tue ou voilé derrière des systèmes de logique, ou encore le « savoir silencieux portant sur le rien de la parole » (ibid., p. 33).}}. Cette définition métaphysique du chaos ne tient cependant plus dès lors qu’on se place dans un référent historique, dès lors qu’on pense le tragique comme la condition du monde contemporain, dès lors qu’on passe d’un chaos métaphysique à un chaos politique. Il semble plus opportun de considérer que ce chaos-là, le non-sens apparent des guerres, des catastrophes et des actes terroristes, ne relève pas d’une totale absence de déterminisme mais au contraire d’une telle complexité de déterminations que la raison humaine se trouve toute aussi impuissante que face au hasard le plus absolu. Cette description du chaos existe dans les sciences contemporaines{{En sciences mathématiques, physiques, neurosciences ou théorie de l’information.}} sous le nom paradoxal de « chaos déterministe » et répond à un modèle de pensée probabiliste ou statistique. Il renvoie à l’imprédictibilité d’un phénomène du fait d’une trop grande sensibilité aux modifications de ses conditions initiales et de la mise en jeu d’un trop grand nombre de paramètres, à l’image de la silhouette d’un nuage, d’une goutte déposée sur une membrane ou d’un attentat terroriste, qui semble surgir n’importe où et n’importe quand, venir de n’importe qui et pour n’importe quoi. L’explosion artistique apparaît alors comme l’image de cette surdétermination formelle, au visage chaotique, qui fonde la représentation d’un monde soumis à un régime de terreur. C’est là le privilège de l’art terroriste qui seul sait conjuguer puissance d’organisation et conscience tragique.

Art terroriste, désinformation et contingence de la vérité

À ce stade de l’analyse, les pensées du réel (Rosset) et de l’événement traumatique (Malabou) se désolidarisent. Il ne s’agit plus tant de dire l’impuissance du logos à penser le chaos métaphysique que de figurer la déroute actuelle, historique, du discours rationnel dans un monde transformé par le non-sens retentissant des traumas collectifs. La plasticité critique de l’art terroriste signifie alors la mise en forme d’une crise, celle que la raison traverse face à ces événements traumatiques, et qui donne à la pensée tragique son visage contemporain. Le caractère inappropriable et l’incompréhension qu’ils suscitent, les résistances qu’ils opposent à leur mise en forme, ouvrent le débat public à toutes les déformations possibles du discours. Cette crise de plasticité du logos porte le nom de désinformation, une modalité négative de la mise en forme de la vérité, telle qu’on peut l’identifier en temps de guerre ou de terrorisme sous les visages de la propagande, de la théorie du complot, du conspirationnisme ou des fake news. La désinformation représente la part fantasmée, hallucinée, de ce que Rosset nomme la « logique du pire ». Elles correspondent à un délire interprétatif que le philosophe assimile à la paranoïa, dont il rappelle, à partir de Lacan, qu’elle naît d’un sujet incapable de penser un être (c’est-à-dire à le mettre en forme) sans pour autant se résoudre à cette absence de sens (« l’être : c’est-à-dire quelque chose qui n’existe pas là par hasard{{Ibid., p. 22.}} »). Avec la pensée tragique, elles constituent les deux faces antithétiques de la logique du pire, distinctes du point de vue de leur relation au hasard : là où le paranoïaque est prêt à soutenir n’importe quel délire pour déceler un sens caché (il n’y a pas de hasard), le tragique affirme au contraire que rien n’a de sens (il n’y a que du hasard). L’art terroriste, ou tragique, constitue une réponse au devenir paranoïaque de la raison publique, en revalorisant la contingence que la désinformation cherche à tout prix à congédier. Son but n’est donc pas de déconstruire les faux-semblants du discours, ni de produire ce que Deleuze appelle de la « contre-information{{C’est par ce terme que le philosophe nomme les premiers Juifs qui ont dévoilé l’existence des camps dans sa célèbre conférence à la Fémis du 17 mai 1987 connue sous le nom « Qu’est-ce que l’acte de création ? ».}} » mais de faire accepter le non-sens des événements et du réel, ce que Rosset nomme « l’intention terroriste{{Voir Clément Rosset, op. cit., chapitre premier, § 2 « L’intention terroriste : sa nature ».}} ». Il s’agit pour lui de faire passer à la conscience (ou bien plutôt de faire parler, sur le mode de la psychanalyse) ce que tout le monde sait en silence : à savoir que la réalité n’a, au fond, de sens que celui qu’on lui prête. Cette crise paranoïaque qui affecte la raison publique culmine dans le phénomène de « post-vérité », associée à l’idée d’une « intoxication de l’information{{Dont « infox », traduction française de « fake news », est la contraction.}} », soit un empoisonnement de la mise en forme par elle-même du fait de l’évolution des interactions entre rationalité politique et discours médiatique. Par souci de se prémunir du mensonge, l’opinion se serait empoisonnée, rejoignant la métaphore de la maladie auto-immune employée par Derrida à propos des attentats du 11 septembre 2001{{Dans Le Concept du 11 septembre (op. cit.), Derrida défend la thèse du terrorisme comme « maladie auto-immune de la démocratie », c’est-à-dire retournement de ses défenses contre elle-même.}} : en rejetant les fondements de la logique, la raison aurait discrédité la notion même de vérité censée sanctionner, et valider, ses raisonnements. La désinformation comme post-vérité pourrait être rapprochée du processus suicidaire de la pensée terroriste que Rosset décrit comme un « acte destructeur et catastrophique{{Ibid., p. 10.}} », synonyme d’auto-disqualification{{Se pose la question de « savoir si l’exercice de la pensée peut être habilité à se disqualifier lui-même ? » (op. cit., p. 13-14) D’une certaine manière en effet, le scepticisme de Montaigne, le relativisme de Pascal ou le perspectivisme de Nietzsche sont trois manières pour la raison de se désavouer, d’admettre qu’elle ne peut produire que des discours provisoires, partiels et imparfaits.}}, à cette différence près, et de taille, que cet auto-sabotage ne se sait pas, ne se reconnaît pas comme tel, inconscient de son impuissance. L’intention terroriste s’entend alors comme une manière de révéler non pas seulement la contingence tragique du monde mais encore la cécité du discours à sa propre inconsistance. Le symptôme le plus criant de la post-vérité est ainsi la dérégulation de sa relation à l’évidence{{Au double sens de « certitude sensible » et de traduction de « preuve » en anglais.}} : le factuel ne serait plus probant. L’art terroriste d’Alain Declercq participe à ce délire en poussant la logique paranoïaque jusqu’à son point de rupture. Dans la série Evidence, il fabrique des preuves dites « formelles{{On retrouve ici l’inconscient langagier philosophique qui associe vérité et forme (eidos : « image » et « idée ») retranscrit dans le langage courant. Est « formel » ce qui est suffisamment clair, précis et explicite pour ne souffrir aucun malentendu.}} », un ensemble de faux documents liés au terrorisme qui prétendent démontrer la véracité de rumeurs complotistes{{Un carnet de note censé appartenir à un membre d’Al Qaeda, un guide, le polaroïd, format supposé infalsifiable, d’un missile lancé sur la Pentagone et une lettre à en-tête au nom du fils de Saddam Hussein. Fig. 11 > 14}}. En regard de ce travail, Alain Declercq affirme : « la série Evidence est infinie : tu me racontes ta version d’un événement et je te fabrique la preuve que cet événement a eu lieu. Tout est possible. Il n’y a pas de morale derrière, je suis prêt à défendre toutes les thèses{{Entretien en ligne pour le qgdesartistes.fr : https://qgdesartistes.fr/alain-declercq/}} ». En se disant prêt à défendre tous les points de vue, en affirmant en somme le chaos informationnel, il met en forme la condition tragique du discours public contemporain qui se développe en réponse à l’incrédulité face aux événements traumatiques mondiaux. En passant d’une économie de la nécessité logique à celle d’une multiplicité de versions a priori incompossibles, il met la raison en situation de ne plus pouvoir démêler le vrai du faux{{D’autant qu’Alain Declercq introduit aussi dans son corpus des images probantes de leurres réellement existants, à l’instar de Croix Rouge, la photographie d’un mitrailleur déguisé en avion de l’ONG ou de Faux écriture, une lettre renvoyée à son auteur qui en reproduit la graphie et le style, soit la façon dont une écriture se met en forme}}. Affirmer tout et n’importe quoi, radicaliser le relativisme de l’évidence, revient alors à ne rien pouvoir affirmer du tout. Mais l’art terroriste assume un jeu plus ambigu avec la désinformation dont il peut aussi emprunter la forme. En mettant en lumière la dérégulation du rapport autoritaire à la vérité, l’art terroriste jette un doute sur la légitimité de tels régimes de discours en assumant une position qu’on pourrait qualifier de foucaldienne{{Foucault d’ailleurs se qualifiait lui-même d’« artificier », une figure proche de celle du terroriste. Cf Michel Foucault, « Je suis un artificier », entretien avec Roger-Pol Droit, in Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 51-79.}}, non pas relativiste mais plutôt anti-essentialiste. Inspirée par Nietzsche, la pensée de la vérité de Foucault repose sur la réévaluation de son antagonisme avec la fausseté : soit qu’il considère que l’histoire des sciences n’est qu’un système de rectifications successives (en ce sens proche de Popper), soit qu’il indexe la mise en forme du vrai (et son partage avec le faux) sur des rapports de domination historiquement déterminés (par exemple, au sein de la justice). La « volonté de savoir » (ou de vérité) apparaît dès lors sous son véritable « visage », à savoir comme une forme de violence{{« La vérité – je devrais dire plutôt le système du vrai et du faux – aura révélé le visage qu’il a depuis si longtemps détourné de nous et qui est celui de sa violence » (Michel Foucault, Leçons sur la Volonté de Savoir – Cours au Collège de France. 1970-1971, Leçon du 9 décembre 1970, Paris, Gallimard, Seuil, 2011, p. 5-6).}}. Il ne s’agit donc pas du tout de soutenir que rien affirmer équivaut à dire que la vérité n’existe pas mais qu’elle est une construction historique qui résulte de rapports de forces. L’art terroriste apparaît alors comme le bras armé de ce geste philosophique qui veut débusquer les mécanismes de production sociale de la vérité (les attitudes et les pratiques discursives) que Foucault appelle « jeux » : « J’ai [toujours] cherché à savoir comment le sujet humain entrait dans des jeux de vérité, que ce soit des jeux de vérité qui ont la forme d’une science ou qui se réfèrent à un modèle scientifique, ou des jeux de vérité comme ceux qu’on peut trouver dans des institutions ou des pratiques de contrôle […]. Le mot ‘jeu’ peut vous induire en erreur : quand je dis « jeu », je dis un ensemble de règles de production de la vérité. Ce n’est pas un jeu dans le sens d’imiter ou de faire la comédie de… ; c’est un ensemble de procédures qui conduisent à un certain résultat, qui peut être considéré, en fonction de ses principes et de ses règles de procédure, comme valable ou pas, gagnant ou perdant{{Michel Foucault, Dits et écrits II 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 1527-1528 et 1545.}} ». Qu’il produise un documentaire fictif sur le parcours d’un terroriste entre Le Caire et Washington D.C. (MIKE), un faux missile en forme d’avion d’American Airlines (American airlines) dont il dévoile les secrets de fabrication (Feed back/Pentagon{{Ces deux pièces semblent offrir des preuves à la thèse selon laquelle le Pentagone a été touché par un missile américain (et non un avion) tout en les contredisant aussitôt.}}) ou qu’il monte des vidéos pour étayer une rumeur (Etat de siège{{Montage de séquences extraites de défilés militaires du 14 juillet suggérant une fausse invasion de Paris.}}), Alain Declercq figure et produit de tels jeux qui, en se plaçant au seuil de l’art et de la vie, contredisent dans une certaine mesure la citation de Foucault qui ne semble pas envisager que l’art puisse être un lieu de production de la vérité : ici, la comédie, la fiction, se présente pourtant comme un dispositif de validation d’une proposition candidate à la vérité. En nivelant les théories complotistes et les discours officiels, Alain Declercq fait émerger l’indécidabilité fondamentale qui, saisie à la racine, permet la formulation de deux discours antagonistes.
[caption id="attachment_5432" align="aligncenter" width="300"] Etat de siège, 2001. Vidéo, 8 min 30. Courtesy de l’artiste et galerie Loevenbruck, Paris.[/caption]
La pensée tragique fait état de cette contingence radicale qui n’a plus trait au réel ou à l’événement mais au discours, à la pensée, ici ramenés à la condition de leur chaos fondamental. Parce qu’elle est l’expression d’un rapport de forces, partie prenante de processus d’assujettissement, la vérité, dit encore Foucault, peut alors être une attitude critique envers les discours dominants et leur gouvernementalité. La désinformation peut dans cette mesure être entendue comme une manière de s’opposer à l’autorité des « régimes de vérité »,  « c’est-à-dire les types de discours qu’elle [la société] accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai{{Michel Foucault, Dits et écrits, II, op. cit., p. 112.}}. » L’art terroriste d’Alain Declercq montre que d’autres récits sont possibles, que la raison gouvernementale est faite de secrets, de non-dits, d’omissions et de falsifications, que les « régimes de vérité » s’imposent aussi à ce prix. Dans C.C.T.V. Camera Fig., il réalise ainsi deux photographies du ciel en se plaçant sous les caméras de surveillance du Pentagone afin de montrer que l’administration dispose des preuves, non-révélées, qui attesteraient que l’attentat a bien été commis par un avion de ligne détourné.
[caption id="attachment_5433" align="aligncenter" width="300"] Série « C.C.T.V. Camera », 2005. Military gas station Pentagon South-West Photographie couleurs, 26 x 40 cm. Courtesy de l’artiste et  galerie Loevenbruck, Paris.[/caption] [caption id="attachment_5434" align="aligncenter" width="300"] Série « C.C.T.V. Camera », 2005.
Military gas station Pentagon South-West 
Sheraton hotel 
Photographie couleurs, 26 x 40 cm. Courtesy de l’artiste et  galerie Loevenbruck, Paris.[/caption]
Pour d’autres séries, il défie l’interdiction légale de montrer en photographiant des bâtiments militaires ou administratifs (F.B.I Haedquarters, Hidden (camera obscura)), de l’arsenal de Brest (Point de vue), le procès de Djamel Baghal, membre présumé d’Al Qaeda (Beghal) ou un tunnel creusé entre les deux Corées (Please don’t talke Picture of the 3rd Tunnel). Il s’agit alors non pas tant d’informer que de défier le « mot d’ordre{{Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », op. cit.}} » qu’est une information, dont Deleuze dit qu’elle est une injonction à croire, ce que l’on doit tenir pour vrai. L’art est puissance de désinformation cette fois, au sens de lutte contre l’opinion, c’est-à-dire contre le discours préétabli, la mise en forme du discours public qu’on appelle « communication ».  Abordée de cette manière, la désinformation incarne un désir de rompre avec une prescription, une domination, un assujettissement, à l’image du complotiste dont on peut reconnaître la force d’insubordination, sa manière de ne pas vouloir être dupe, de ne pas se laisser dicter sa vision du monde. En dernier ressort, l’art terroriste apparaît comme un contre-pouvoir qui contredit la légitimité d’un gouvernement à contrôler le régime du sensible, son partage{{Constitutive de ce que Jacques Rancière nomme par ailleurs « partage du sensible », à savoir une façon pour le pouvoir de distribuer le droit à être dicible, visible ou audible (c’est-à-dire mis en forme) dans l’espace politique.}}, qu’il s’agisse de la fabrique des images ou de la production des discours qui les bordent. Alain Declercq agit au cœur de cette politique du visible (et de l’invisible) comme un dissident doublement critique, en lutte à la fois contre la lecture paranoïaque du monde et l’instrumentalisation gouvernementale du discours à laquelle elle répond.

Conclusion

Aussi répond-on à l’hypothèse d’un transfert de compétence entre philosophie et art par celle d’un contre-transfert. La forme d’art que nous avons étudiée, terroriste, semble en effet être devenue un type de philosophie sans discours{{Allant dans le sens des discours sur l’affranchissement philosophique de l’art, qu’on pense à Danto (The disenfranchisement of art, 1986) ou au Manuel d’inesthétique (1998) de Badiou.}} qui assume la mission foucaldienne de réfléchir notre rapport à la vérité{{«La philosophie, qu’est-ce que c’est sinon une façon de réfléchir, non pas tellement sur ce qui est vrai et sur ce qui est faux, mais sur notre rapport à la vérité ? » Michel Foucault, ibid., p. 929.}} alors que le monde, traumatisé, terrorisé, n’a plus que des mots insuffisants, d’autant plus instrumentalisés, biaisés et enrégimentés qu’ils se révèlent impropres à la dire. L’art terroriste est donc cette modalité particulière de l’art contemporain qui prolonge l’œuvre de la tragédie. Il ne renvoie ni à une spectacularisation du pire, ni à une esthétisation de la violence, mais acte d’une métamorphose du sens même du « tragique » face aux traumas collectifs inouïs qui font notre histoire actuelle, qui n’est plus envisagé comme un terme métaphysique, ayant trait à l’impossibilité de comprendre une volonté supérieure (Dieu, l’Esprit), de rendre compte de l’organisation du monde ou de percer les mystères de l’existence. Il nomme ici, et désormais, l’incapacité à rendre signifiant l’ordre politique contemporain, autant celui, hégémonique, du capitalisme tardif et des politiques néolibérales qui gouvernent l’Occident que celui du terrorisme global, théologico-politique, qui cherche à le renverser. Déraison contre contingence de la raison, chaos contre chaos, la mise en forme du monde contemporain est soumise à une économie de la terreur dont seul un art terroriste, fondamentalement tragique, qui sait attenter à la raison, la critiquer jusqu’au plastiquage, peut rendre compte. La mise en forme dont il est capable n’est pas, on le voit, réductible à une substitution de l’image au discours, mais à la mise en lumière des ambivalences de la raison, de la forme et du terrorisme lui-même. Ce sont donc deux rapports entre contingence et raison qui émergent à travers l’art terroriste, ici celui d’Alain Declercq : les apories de la représentation d’une part, l’impossible fixation du discours vrai de l’autre. L’art et la raison publique y apparaissent comme deux manières spécifiques de fictionner le réel et l’événement pour contourner l’impossibilité de les figurer, deux façons de mobiliser le tragique pour ne pas mourir de la vérité, ou bien plutôt pour ne pas mourir d’être incapable de la représenter.
[caption id="attachment_5436" align="aligncenter" width="226"] Série « Evidence », 2005. Saddam, encre sur papier à lettre de Saddam Hussein.[/caption] [caption id="attachment_5437" align="aligncenter" width="300"] Pentagon city, photographie polaroid.[/caption]
 
[caption id="attachment_5438" align="aligncenter" width="300"] Manual, encre sur carnet, pages 5, 7, 11 Courtesy de l’artiste et  galerie Loevenbruck, Paris.[/caption] [caption id="attachment_5439" align="aligncenter" width="300"] Manual, encre sur carnet, pages 5, 7, 11 Courtesy de l’artiste et  galerie Loevenbruck, Paris.[/caption] [caption id="attachment_5440" align="aligncenter" width="300"] Manual, encre sur carnet, pages 5, 7, 11 Courtesy de l’artiste et  galerie Loevenbruck, Paris.[/caption]