« L’infime différence ». L’étrangeté onirique, l’inframince et les œuvres de Gregor Schneider

L’étrangeté onirique

Dans ma thèse en arts plastiques – Représenter les rêves. L’étrangeté onirique dans le dessin et les arts visuels{{Frédéric Verry, Représenter les rêves. L’étrangeté onirique dans le dessin et les arts visuel, thèse de doctorat en Arts, spécialité Arts plastiques, sous la direction de Jean Arnaud, Aix-Marseille Université, 2020.}}, je me suis appuyé sur les dessins que je réalise d’après mes rêves pour documenter une forme d’étrangeté qui a la particularité de ne pas présenter d’anomalies visuelles flagrantes. Par exemple, je rêve que je suis chez moi, à mon domicile, mais les lieux ne sont pas conformes à la réalité. Pourtant, je ne suis pas surpris et je ne me pose pas de questions. Lorsque je dessine ces rêves, mes croquis ressemblent à des représentations du quotidien ou à des vues d’observation : intérieurs, paysages, villes, personnages, etc. Ces lieux et ces personnes présentent toujours des différences avec leur modèle dans la réalité, mais ces différences passent inaperçues pour un spectateur qui ne me connaitrait pas personnellement.
[caption id="attachment_4751" align="aligncenter" width="300"] Frédéric Verry, Croquis et récits de rêves, octobre 2022. Rotring et aquarelle sur papier, 20,5 x 25 cm[/caption]
Je me suis demandé si, malgré tout, ces dessins ne pourraient pas garder avec eux quelque chose de cette étrangeté spécifique au rêve, et dont on ne prend conscience qu’à l’éveil. Une étrangeté qui ne s’exhibe pas ouvertement, qui reste discrète, voire imperceptible, et que je nomme « étrangeté onirique{{Dans ma thèse, l’étrangeté onirique caractérise « toutes les représentations de choses normales du point de vue de la réalité vigile (car quotidiennes ou banales : une maison, un paysage, une personne) et du rêveur pendant son rêve, mais qui le surprennent à son réveil parce qu’elles n’existent pas (sa maison dans une nouvelle configuration, ou une connaissance avec un autre visage par exemple) » Frédéric Verry, op. cit., p. 17.}} ». L’hypothèse est la suivante : je suppose qu’en dessinant mes rêves les plus ordinaires visuellement – par exemple la maison d’un ami que j’ai reconnue alors que je me suis rendu compte au réveil qu’elle n’existait pas dans la réalité –, l’étrangeté onirique est susceptible d’émerger malgré tout. Et ceci, sans qu’il ne soit nécessaire de comprendre quelle est la différence entre le contenu du rêve et son modèle dans la réalité. Ce qui m’intéresse d’un point de vue artistique – et qui constitue la partie expérimentale de mon travail de recherche – c’est de dessiner de manière relativement neutre et objective – c’est-à-dire de manière figurative et détaillée, sans effets expressifs superflus – des contenus de rêves qui paraissent réalistes, puis de voir si ces dessins manifestent tout de même une trace d’étrangeté onirique. 
[caption id="attachment_4752" align="aligncenter" width="233"] Frédéric Verry, Chez Johann, 2018. Crayon sur papier, 32,8 x 25,5 cm[/caption]
Cette forme d’étrangeté rejoue l’absence d’étonnement qui est la règle dans les rêves. Selon Roger Caillois, « la loi fondamentale du rêve est qu’on ne s’y étonne pas{{Roger Caillois, L'incertitude qui vient des rêves [1956], dans id., Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2008, p. 636.}}. » En effet, durant le sommeil, il est rare de prendre conscience que le monde du rêve n’est pas conforme à celui du quotidien. Afin de respecter cette règle, les dessins que je choisis dans mes carnets pour y chercher des traces d’étrangeté onirique ne montrent pas de choses explicitement bizarres, de créatures ou de décors surréalistes par exemple. Les lieux que je dessine répondent aux recommandations que Caillois formulent aux écrivains{{Ces recommandations sont également valables pour les plasticiens.}} dans L'incertitude qui vient des rêves : « L’artiste qui se propose d’imiter les pouvoirs du songe, c’est-à-dire qui vise à placer le lecteur dans la situation d’halluciné où il se trouve quand il rêve, ou du moins à lui rappeler celle-ci de façon assez persuasive, doit tout d’abord provoquer en sa victime bénévole un état d’acquiescement inconditionnel{{Ibid., p. 668.}} ». Mon hypothèse de l’étrangeté onirique répond également à une « impression de fantastique{{Roger Caillois, Au cœur du fantastique [1965] dans id., Œuvres, op. cit., p. 849}}» que Caillois repère dans certaines œuvres, et qui se dégage d’un tableau où rien ne paraît d’abord capable de la provoquer, quand elle semble sourdre à l’insu de l’auteur et comme malgré lui, et sans que le spectateur, de son côté, puisse reconnaître ce qui cause son malaise ou son désarroi{{Ibid.}}. L’étrangeté onirique est donc très différente de l’étrangeté véhiculée par les stéréotypes courants du rêve que l’on trouve sur Internet (les images de dormeuses flottant dans les nuages), au cinéma (les spectaculaires transformations de décors dans Inception (2010) de Christopher Nolan), ou en peinture (les allégories oniriques peintes par Dalí). La représentation de rêves extraordinaires – ceux où on vole, ceux où on perd ses dents, certains cauchemars, etc. – annule d’emblée l’étrangeté onirique, car les bizarreries sont immédiatement repérables. Dans la mesure où celle-ci appartient à une esthétique de la discrétion, de l’imperceptible, elle relève davantage de l’ordre d’un sentiment diffus que d’une exhibition. D’ailleurs, les rêves à caractère extraordinaire sont rares. Les anomalies les plus flagrantes, qui sont pourtant emblématiques du rêve, ne représentent que 10% de leur contenu{{Antonio Zadra et G. William Domhoff, « Chapter 49 : Dream content : quantitative findings », in Meir H. Kryger, Thomas Roth et William C. Dement (dir.), Principles and practice of sleep medecine, 6e édition, Philadelphia, Elsevier, 2017, p. 516.}}. Antonio Zadra{{Professeur de psychologie (avec une approche cognitiviste) à l’Université de Montréal et spécialiste du rêve.}} le souligne : « Des études portant sur de grands échantillons de contenus de rêves recueillis en laboratoire et en dehors du laboratoire montrent que les rêves se produisent surtout dans des lieux banals, contiennent un grand nombre de personnages familiers et tournent autour des préoccupations familiales, des intérêts amoureux et des activités engagées pendant la vie éveillée. En fait, seule une minorité de rêves implique des personnages inconnus et des activités qui sortent de l'ordinaire{{ https://antoniozadra.com/fr/faq#t1n281, consulté le 28/02/2023. Il faut cependant ajouter que les choses banales et familières dans les rêves ne sont presque jamais des reproductions visuelles exactes de leur référent dans le monde vigile.}} ». Néanmoins, c’est sans doute parce que nous avons tendance à mieux nous souvenir des rêves exceptionnels que de ceux où il ne se passe pas grand-chose, que les premiers sont devenus caractéristiques lorsqu’on parle des rêves en général{{La tenue d’un carnet dans lequel on note ses rêves fait ressortir une forte proportion de récits qui n’ont rien d’extraordinaire. Cf. Jacqueline Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. « En temps & lieux », 2012, p. 53.}}. Jonathan Crary écrit que si les gens portent finalement peu d’intérêt à leurs rêves, c’est parce qu’ils « apparaissent peut-être de façon superficielle comme des versions ternes ou imparfaites de ce que les médias de masse produisent sous l’appellation frauduleuse de rêves{{Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil [2013], traduit de l’anglais (États-Unis) par Grégoire Chamayou, Paris, La Découverte / Poche, 2016, p. 122-123.}} ». En ce sens, la tâche qui consiste à dessiner ses rêves les plus courants et les plus banals peut être considérée comme une démarche de résistance esthétique face à un imaginaire onirique standardisé. Elle nécessite par conséquent de s’interdire les effets plastiques signalant un « onirisme » conventionnel (le flou, les changements d’échelle, les montages d’images, voire les effets de grain et les forts contrastes), de s’interdire également la représentation de figures qui relèvent explicitement du surnaturel (monstres ou créatures merveilleuses), la représentation de lieux qui ne font pas référence au quotidien, tout comme celle qui indique un changement d’époque ou qui serait simplement exotique, et enfin tous les évènements exceptionnels ou extraordinaires.  Mon parti pris n’est pas sans risque. Car le spectateur, privé de l’iconographie et des effets plastiques stéréotypés du rêve, risque de ne pas ressentir une quelconque forme d'étrangeté et, par conséquent, de ne pas comprendre que mes dessins sont les représentations de mes rêves.

L’inframince

La lecture du livre de Thierry Davila, De l’inframince{{Thierry Davila, De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible, de Marcel Duchamp à nos jours, Paris, Éditions du regard, 2010.}}, permet de déplacer le problème de l’étrangeté onirique. À partir de la notion d’inframince empruntée à Marcel Duchamp{{« Quand la fumée de tabac sent aussi de la bouche qui l’exhale, les deux s’épousent par infra-mince ». Il s’agit de la seule note sur l’inframince publiée par Duchamp de son vivant, en quatrième de couverture du numéro spécial de la revue View en mars 1945. Le terme « inframince » apparaît dans des notes rédigées après 1935 qui seront publiées de manière posthume : « Inframince », in Marcel Duchamp, Notes [1980], Flammarion, coll. « Champs », 1999, p. 21 et suivantes.}}, Davila analyse des œuvres qui ne se distinguent pas, ou très peu, d’objets du quotidien (les ready-made), ou des œuvres dont la manifestation est proche de l’imperceptible, car elles sont indiscernables dans le contexte d’exposition où elles prennent place. Pour Window Wash (1973) par exemple, Gordon Matta-Clark essuie simplement une des fenêtres très sales de l’atelier où a lieu une exposition collective{{ Thierry Davila, op. cit., p. 14-15.}}. Ainsi, la performance se joue à travers un acte qui ne se différencie guère d’un évènement ou d’un geste banal. Dans Théâtre (1976), Jiři Kovanda se tient debout sur une des places de Prague et répète un script comportant des mouvements qui paraîtront inaperçus aux passants (se frotter le nez, se lisser les cheveux{{Ibid., p. 193-194.}}). Dans ces cas particuliers, les objets et les pratiques n’ont pas pour fonction de faire la démonstration d’un savoir-faire ou de séduction pour le spectateur, mais plutôt de l’inquiéter et de mettre à l’épreuve sa capacité « à distinguer ce que l’artiste a posé dans le monde, […] à remarquer l’infime différence{{Ibid., p. 16.}} ». Dans ma pratique, « l’infime différence » entre la représentation du quotidien et la représentation d’un rêve est aussi de l’ordre d’un écart imperceptible. Je cherche à mettre la perception à l’épreuve de ce qui est dessiné, en évitant les stéréotypes des images des rêves, l’accumulation d’absurdités, et ce, en neutralisant le plus possible l’expressivité ou la virtuosité graphique. Si je me permets d’emprunter l’expression d’« infime différence » à Davila alors qu’il ne se préoccupe pas du rêve, c’est parce que l’étrangeté onirique n'a pas forcément besoin de la référence au rêve pour être présente dans une œuvre. Cette étrangeté peut très bien se manifester par des moyens détournés. Les démarches artistiques qui participent de l’inframince travaillent souvent à effacer la frontière entre l’œuvre et des objets qui ne seraient pas a priori des œuvres, ou bien entre l’œuvre et son contexte. Cependant, lorsqu’elles sont perçues comme telles – car le risque est grand, comme le souligne Davila, que le spectateur passe son chemin sans même y faire attention{{Ibid., p. 15.}} – l’effet est déroutant. Il peut y avoir par exemple une incompréhension, un rejet ou une sensation d’incongruité rappelant celle que provoquent les bizarreries des rêves lorsqu’on se les rappelle au réveil, voire un sentiment d’inquiétante étrangeté : « L’imperceptible – tel est aussi son pouvoir le plus étrange et inquiétant, tel est aussi son visage unheimlich – peut nous faire former des chimères. Et s’il nous met dans la situation d’éprouver ce qu’un seuil perceptif nous propose de variations, de nuances sensorielles, il est également capable d’affoler la perception, de l’exagérer jusqu’au rêve{{Ibid., p. 233. }} ». Est-ce que des œuvres dont le sujet n’est pas le rêve pourraient être tout aussi efficaces, sinon plus, que des dessins de rêves en termes d’étrangeté onirique ?  Certaines œuvres contemporaines, en introduisant des différences infimes dans la réalité ou dans l’espace d’exposition, en interrogeant les seuils entre des pratiques, peuvent inquiéter notre perception et questionner notre regard. En élargissant la réflexion esthétique de Freud sur l’unheimlich{{Les caractéristiques de cette « inquiétante étrangeté » – ou « inquiétant familier » selon les traductions – sont la « répétition du semblable » et le « retour involontaire ». Freud fait référence en particulier à une expérience troublante d’errance urbaine lors de laquelle il revient trois fois dans le même quartier alors qu’il cherche à s’en éloigner. Sigmund Freud,L’inquiétant familier[1919], traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2011, p. 60-61. }}, Susanne Müller, dans son ouvrage L’inquiétante étrangeté à l’œuvre, fait une proposition qui permet de relancer le problème de l’étrangeté onirique :  « Bien qu’il y ait maintes œuvres qui ne répondent pas à ces critères […] nous avançons l’hypothèse selon laquelle l’art contemporain présente également dans sa globalité un caractère unheimlich : il est unheimlich car il interroge ses propres limites. Il ne cesse de se réinventer, de renouveler ses formes, ses techniques et ses matériaux. Il surprend et ébranle nos définitions et catégorisations habituelles, également en ce qui concerne les domaines non artistiques{{Susanne Müller, L’inquiétante étrangeté à l’œuvre. Das Unheimliche et l’art contemporain, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Arts plastiques », 2016, p. 102.}} ». Susanne Müller ouvre son ouvrage avec une analyse de la Haus u r de l’artiste allemand Gregor Schneider{{« Gregor Schneider s’est fait connaître pour sa Haus u r (“Maison u r”) la maison dans laquelle il vit et travaille à Rheydt, sa ville natale, dans la Ruhr. De 1985 à 2007, engagé dans un travail in process, il n’a cessé de modifier et reconstruire cette maison ajoutant des espaces, des passages secrets, construisant des pièces à l’intérieur des pièces, bouchant les fenêtres, doublant les murs, isolant des chambres, au point d’avoir créé une œuvre qui lui échappe. […] En 2001, invité à représenter l’Allemagne à la Biennale de Venise, il “déconstruit” la plupart des pièces de sa maison pour reconstruire cet espace labyrinthique et anxiogène dans le Pavillon allemand et reçoit le Lion d’or pour cette œuvre intitulée Totes Haus u r (“La maison morte”). » Stéphanie Mollinard et Noëlig Le Roux, Le petit journal, brochure de l’exposition Gregor Schneider. Süßer Duft, à la Maison Rouge (Paris), du 22 février 2008 au 18 mai 2008.}}. Cette œuvre répond à la proposition de l’autrice de penser les hybridations et les déplacements dans les pratiques artistiques contemporaines grâce à l’unheimlich. « En effet, pour Schneider, la Maison u r de Rheydt est à la fois atelier et œuvre, hésitant entre performance, sculpture et architecture{{ Susanne Müller, op. cit., p. 14.}} » Ce qui intéresse Schneider c’est de « collectionner des pièces{{« Räume zu sammeln », Gregor Schneider cité par Raimund Stecker, Gregor Schneider, Londres, Sternberg Press, Esch-sur-Alzette, Konschthal Esch, 2021, p. 9.}} » et d’en créer dans différents lieux. L’artiste fabrique des « pièces dans des pièces » et des « murs devant des murs{{Raum im Raum et Wand vor Wand sont des titres ou des descriptions d’œuvres qui reviennent fréquemment chez Gregor Schneider.}} ». La nature de ses œuvres est problématique car le spectateur ne sait pas forcément qu’il se trouve dans une pièce réalisée par l’artiste.

Gregor Schneider : œuvres, catalogues d’exposition et propos de l’artiste

Lorsque j’ai découvert le travail de Schneider pour la première fois – lors d’une visite à Art Basel en 2007 – j’ai effectivement trouvé l’œuvre un peu étrange, mais sans comprendre pourquoi. Elle était présentée dans la section « Art Unlimited », qui se situe dans un gigantesque hangar, à côté du bâtiment accueillant les galeries. Dans ce lieu, chaque artiste dispose d’une salle ou d’un box pour y exposer une œuvre plus ou moins monumentale. L’œuvre de Schneider est une installation dans une petite pièce comprenant un faux matelas plâtré au sol, qui est troué à l’endroit où vient se ficher un panneau perpendiculaire. Des fils à linge et un rideau découpent l’espace et évoquent un intérieur domestique, qui contraste avec le faux matelas. Schneider me parait jouer avec l’indétermination entre sculpture et ready-made. Et, bien qu’il n’y ait visuellement pas grand-chose de particulièrement spectaculaire ou remarquable, une atmosphère désagréable se dégage de l’œuvre. J’ai pris des photos de l’installation, sans m’y attarder, car le contexte d’une foire aussi immense qu’Art Basel n’invite pas forcément à la contemplation. Quelques années plus tard, lorsque je me suis intéressé au travail de Schneider, j’ai retrouvé ces photos et je me suis rendu compte qu’il ne s’agissait pas seulement d’une installation d’objets, mais que c’était en fait la pièce tout entière qui faisait œuvre et qui avait été fabriquée pour l’occasion. Je n’avais pas été très attentif, car la présence de fenêtres aveugles dans un box, lui-même à l’intérieur du hangar d’exposition auraient pu m’alerter.
[caption id="attachment_4753" align="aligncenter" width="300"] Gregor Schneider, u r 7, ATELIER, Rheydt, 1985-2001. Pièce à l’intérieur d’une pièce, plaques de plâtre sur une construction en bois, plâtrage, 1 porte, 3 fenêtres, 2 lampes, sol en bois gris, murs et plafonds blancs, 333 x 662 x 289 cm. Pavillon allemand, 49e Biennale de Venise, Venise, Italie, 10.06.2001 - 04.11.2001. © Gregor Schneider / VG Bild-Kunst, Bonn[/caption]
L’expérience de l’étrangeté des œuvres de Schneider peut également être ressentie dans les catalogues d’exposition. Si on ne connait pas la nature de son travail, un feuilletage rapide peut s’avérer déconcertant, car les photos montrent des lieux vides, des murs, des couloirs, des débarras... Est-ce que ce sont les photographies qui sont les œuvres de l’artiste ? Est-ce que ce sont des documents de travail ? S’agit-il d’autre chose ? Il n’est pas évident de comprendre que ce sont les lieux qui sont les réalisations de l’artiste. Et cette difficulté est renforcée lorsque certaines photographies sont doubles, selon un dispositif de mise en page récurrent. Par exemple, sur une double page du catalogue de l’exposition à l’ARC en 1998{{ Gregor Schneider, Paris-Musées, éditions des musées de la Ville de Paris, 1998.}}, nous pouvons apercevoir deux fois la même pièce vide, blanche, avec une fenêtre et une porte. Malgré un cadrage quasiment identique, il est possible de remarquer quelques différences : le sol n’est pas le même et la luminosité de la photographie de droite est plus forte. Les légendes indiquent « ur3, Chambre double, Rheydt 1988 » et « ur3, Chambre double, Galerie Andrea Weiss, Berlin 1994 ». Est-ce un diptyque photographique ? Quels indices sont censés nous donner les localisations (Rheydt, Berlin) et les dates (1988, 1994) ?
[caption id="attachment_4754" align="aligncenter" width="300"] Catalogue de l’exposition « Gregor Schneider », Paris-Musées, éditions des musées de la Ville de Paris, 1998, pp. 30-31. Page de gauche : Gregor Schneider, u r 3 A, VERDOPPELTER RAUM, Rheydt, 1988. Pièce à l’intérieur d’une pièce, plaques de plâtre sur une construction en bois, 2 portes, 1 fenêtre, 1 lampe, sol gris, murs et plafonds blancs, 245 x 263 x 243 cm, HAUS u r, Rheydt, Allemagne, 1985 – aujourd’hui. © Gregor Schneider / VG Bild-Kunst Bonn. Page de droite : Gregor Schneider, u r 3 B, VERDOPPELTER RAUM, Berlin, 1994. Pièce à l’intérieur d’une pièce, plaques de plâtre sur une construction en bois, 2 portes, 1 fenêtre, 1 lampe, sol gris, murs et plafonds blancs, 247 x 332 x 249 cm. Galerie Andreas Weiss, Berlin, Allemagne, 11.03.1994 - 11.04.1994. © Susanne Tiepelmann, Berlin[/caption]
La légende signifie-t-elle que la pièce existe en double ? Ou bien a-t-elle été déplacée ? Une meilleure connaissance des œuvres de Schneider permet de comprendre que la première photographie représente une pièce construite à l’intérieur d’une autre pièce dans sa Haus u r à Rheydt{{Le titre allemand de l’œuvre est Verdoppelter Raum, soit littéralement « Espace doublé ». Cette dernière est décrite comme Raum im Raum soit « espace dans l’espace » ou « pièce dans une pièce ».}}. Le second cliché représente, quant à lui, la même pièce dupliquée dans une galerie à Berlin six ans plus tard. Les ambiguïtés sont sciemment entretenues par Schneider qui ne distille que des informations partielles et qui joue, sans doute, un rôle dans la conception de ses catalogues d’exposition{{Gregor Schneider est crédité pour le « Concept and Design » du catalogue Gregor Schneider, Milan, Charta, 2003, p. 228.}}. Les incertitudes provoquées par les œuvres, par leurs reproductions photographiques et par leur mise en page dans les catalogues participent du même processus créant un effet d’étrangeté que je n’hésite pas à qualifier d’onirique.  Sur une autre double page du catalogue de l’ARC, deux photographies sont à nouveau similaires, mais les différences entre les lieux sont plus visibles que pour les Chambres doubles. La pièce de droite est plus profonde, le sens du plancher est différent, et ce n’est pas tout à fait le même extérieur. Malgré leur ressemblance, ce ne sont pas les mêmes pièces. u60, Mur, et u61, Fragment de mur remplacé 1 : 1 sont des œuvres indépendantes, réalisées dans deux pièces séparées du Musée Haus Lange en 1994.
[caption id="attachment_4755" align="aligncenter" width="300"] Ibid., p. 24-25. Page de gauche : Gregor Schneider, u 60, WAND, Krefeld, 1994. Mur devant un mur, parpaings et blocs de plâtre, plâtrage, blanc, 272 x 259 cm. DREI ARBEITEN, Museum Haus Lange, Krefeld, Allemagne, 4.09.1994 - 23.10.1994. © Volker Döhne / Museum Haus Lange. Page de droite : Gregor Schneider, u 61, AUSGETAUSCHTES WANDSTÜCK 1:1, Krefeld, 1994, fragment d’un mur remplacé 1:1, plâtrage, blanc, 65 x 55 cm. DREI ARBEITEN, Museum Haus Lange, Krefeld, Allemagne, 4.09.1994 - 23.10.1994. © Volker Döhne / Museum Haus Lange[/caption]
Pourtant, le choix du cadrage, du point de vue, des lieux et la mise en page entraînent une possible confusion. Pour les interventions que l’artiste a menées dans cette exposition, il n’y a pas eu de déplacements ou de duplications des pièces de la Haus u r. Ici, Schneider a modifié ou transformé les lieux déjà existants. Ces interventions sont complètement invisibles sur les photographies et dans le musée. Dans un entretien avec Ulrich Loock , Schneider explique : « On m’a donné la clef, je suis entré pour y travailler sans obligations, j’ai volé un mur Mies van der Rohe, j’ai dupliqué un mur Haus Lange et réalisé un travail dont le commissaire lui-même ignorait l’existence ou la nature. Ulrich Loock : Il ne le sait toujours pas aujourd’hui ? S. : Toujours pas. L. : Le travail est-il toujours là ? S. : La question que je me pose est de savoir s’il a jamais existé. Je ne m’avancerai pas là-dessus{{« …Je ne jette rien, je continue… encore et toujours », Entretien entre Ulrich Loock et Gregor Schneider, in Gregor Schneider, Paris-Musées, op. cit., p. 33.}} ». Schneider joue volontairement sur l’aspect mystérieux et paradoxal de ses œuvres. En soulignant la possibilité que le commissaire d’exposition puisse ne pas savoir quelle a été la nature de son intervention, et en évoquant la possibilité que l’œuvre n’existe peut-être pas, il rejoint les propos de Davila sur la dimension unheimlich et onirique de l’inframince. Si la différence entre la pièce originale et la pièce transformée par l’artiste passe inaperçue, si l’intervention de l’artiste est invisible – alors qu’elle a nécessité des moyens importants : découpe d’un morceau de mur et remplacement par un autre pour Substituted piece of wall – et qu’elle n’est ni signalée ni expliquée{{L’absence de notice accompagnant certaines œuvres est un parti-pris de l’artiste. Entretien entre Ulrich Loock et Gregor Schneider, « …Je ne jette rien, je continue… encore et toujours », in Gregor Schneider, Paris-Musées, op. cit., p. 22.}}, la question peut en effet se poser : est-ce que l’œuvre existe réellement ? La vidéo de l’exposition au Musée Haus Lange que l’on trouvait sur le site internet de l’artiste était à la fois étonnante et inquiétante{{Les liens des vidéos sont inactifs sur le site internet de Gregor Schneider : https://gregor-schneider.de/video.htm, consulté le 9/03/2017.}}. Durant quatre minutes quelqu’un filme le musée en marchant dans différentes pièces, toutes vides, sans mobilier ni décoration. On ne croise personne et on entend seulement le bruit des pas qui résonne sur le plancher. La caméra – sans doute une caméra vidéo légère portée à la main – balaye l’espace maladroitement, en visant le sol, les murs et parfois le plafond de chaque pièce sans s’attarder, comme si on était à la recherche de quelque chose qu’on ne trouvait pas, ou comme si l’acte de filmer était purement désintéressé, sans volonté esthétique{{La vidéo est intitulée Drei Arbeiten (littéralement : « Trois travaux »), mais nous visitons plus de trois pièces. L’œuvre est sous-titrée « Still life video ». Il est précisé qu’il s’agit d’une vidéo amateur. Elle se termine par un plan fixe sur le mur d’une des pièces, mais dont les catalogues ne montrent pas de photographie.}}. Cette œuvre contredit le régime de visibilité et de spectacularité du monde contemporain. Elle inquiète le regard parce qu’il n’y a rien à voir. L’étrangeté qui s’en dégage peut être qualifiée d’onirique parce qu’elle n’est pas liée à la présence de choses ou d’êtres explicitement bizarres, parce qu’elle doit son efficacité à des absences (d’œuvres, d’êtres humains, de mobilier, de récit, etc.). L’infime différence entre le lieu réel et le lieu transformé par l’artiste est propre à susciter ce sentiment d’étrangeté onirique que je traque dans mes dessins et dans les œuvres d’artistes contemporains. D’ailleurs, les propos de Schneider vont dans le sens de l’hypothèse que je cherche à vérifier. « Le travail c’est de construire un mur devant un mur, un espace dans un espace. Le travail est visible, mais peut-être sera-t-il complètement ignoré. D’autres œuvres sont cachées, donc invisibles. Mais peut-être influencent-t-elles notre perception{{« The job is to construct a wall in front of a wall, a space within a space. The work is visible, but perhaps it will be completely ignored. Other tasks are hidden, in other words invisible. But perhaps they influence perception ». Gregor Schneider, « Total isolation and complete self-deception. A reiteration », traduit d’après l’allemand, in Britta Peters, Marianne Wagner (dir.), Skulptur Projekt Münster 2017, Münster, Kasper König, Leipzig, Spector books, 2017, p. 273. Ma traduction.}} ». L’artiste affirme également que : « le revêtement de divers matériaux peut influer sur l’atmosphère d’une pièce, sans que quiconque puisse expliquer pourquoi. Même les plus petites aspérités ou rainures d’un crépi peuvent susciter des réactions chez un visiteur. La plupart du temps, la cause et l’effet vont être perçus séparément. […] J’observe cela, mais je ne fais rien pour le provoquer{{Gregor Schneider, entretien avec Ulrich Loock « …Je ne jette rien, je continue… encore et toujours », op. cit., p. 32.}} ». De ces réflexions de l’artiste, retenons deux éléments pour conclure. Premièrement, l’infime différence est susceptible de provoquer l’étrangeté onirique. De manière très objective, entrer dans un lieu construit à l’intérieur d’un lieu d’exposition, traverser des pièces dont le revêtement, l’éclairage et la température sont très variables peut effectivement produire un sentiment d’inquiétante étrangeté{{Surtout lorsqu’un protocole – signature d’un document de décharge de responsabilité et file d’attente pour une visite en solitaire – attend le visiteur à l’entrée de l’exposition. Merci à Elitza Dulguerova qui m’a transmis ses notes personnelles et à Pierre Juhasz qui m’a signalé sa critique au sujet de l’exposition de Gregor Schneider à la Maison Rouge en 2008, que je n’avais pas visitée : https://www.paris-art.com/suser-duft-2/, consulté le 13/03/2023.}}. Mais il est possible, dans certaines conditions, de ressentir l’étrangeté sans se rendre compte de ce qui la provoque. C’est-à-dire de percevoir séparément la cause et l’effet, comme l’exprime si bien Schneider. Dans tous les cas, cette posture, qui consiste à jouer sur la ténuité, sur d’infimes écarts, me paraît correspondre très précisément à l’étrangeté onirique. En effet, nul besoin de mises en scènes ou de représentations explicitement bizarres pour évoquer l’étrange et le rêve. Deuxièmement, bien que Schneider soit sans doute conscient des effets qu’il produit avec ses œuvres, il se présente comme un expérimentateur qui ne maîtrise pas tout à fait la source de ces effets. « J’aime observer et… il n’y a rien de tel que l’expérience{{ Gregor Schneider, op. cit.}}. » D’ailleurs, il se plaint de la quantité de travail que ses œuvres lui demandent pour un résultat souvent aléatoire. « Je suis déçu quand j’ai investi énormément en temps et en matériels et que personne ne s’en rend compte ; quand j’ai fait tout ça pour rien et que je dois alors tout détruire{{ Ibid., p. 33.}}. » Cette posture expérimentale me paraît être un modèle à assumer dans le cadre d’un travail de recherche en arts plastiques, surtout lorsqu’elle est en relation avec l’étrangeté onirique et l’inframince. Schneider se demande « combien de temps s’écoulera avant d’être obligé de démolir ce que je n’ai pas moi-même érigé{{Ibid.}}. » La dimension étrange de son œuvre n’est donc pas limitée à la production des pièces. Les catalogues d’exposition et les discours de l’artiste génèrent une fiction étrange, un peu cauchemardesque, dans laquelle le spectateur ne sait pas très bien ce que l’artiste a réalisé, ce qui est construit ou ce qui existait déjà, ce qui est unique ou ce qui est double, ce qui est vrai ou ce qui est inventé. Une fiction où l’infime différence entre le quotidien et l’œuvre souligne la fragilité d’un monde que l’on aimerait croire consistant.