Au milieu des éléments : Les Saisons et La Nature d’Artavazd Pelechian
L’œuvre d’Artavazd Pelechian, cinéaste arménien, né en 1938, est traversée par la question des éléments et des météores, depuis son premier film La Patrouille de montagne (1964) jusqu’à son plus récent, La Nature (2020), en passant par Les Saisons (1975). Dans celui-ci, Pelechian saisissait la vie de paysans arméniens confrontés au cycle des saisons, les montrant pris dans le flux continu des éléments. Dans sa dernière réalisation, La Nature, le cinéaste met en scène une nature puissante, élémentaire, à l’image de celle décrite par Lucrèce dans De la nature des choses, qui nous donne à voir les choses sans les hommes, avant ou après eux. Si les relations entre l’homme et la nature sont traitées différemment de l’un à l’autre film – dans Les Saisons, les hommes sont en prise avec les éléments ; dans La Nature, ils semblent disparaître, emportés sous nos yeux par une succession de catastrophes naturelles – on retrouve toutefois dans ces deux œuvres un même attrait pour les éléments (la terre, l’eau, l’air et le feu) et leur transformation continuelle. Les Saisons, comme La Nature, mettent en avant ce caractère essentiellement changeant et mouvant des éléments, pris dans des cycles et des boucles temporelles, et la méthode de montage « à distance » développée par le cinéaste permet tout particulièrement d’insister sur cet aspect. Dans Les Saisons, Pelechian montre ainsi comment l’eau qui coule à flots au printemps dans les rivières se transforme en pluie diluvienne à l’automne, avant de revenir aux premiers plans du film, créant « une figure sphérique tournant sur elle-même ».{{Artavazd Pelechian, « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance » dans Trafic, n°2, Paris, Éditions P.O.L, 1992, p. 102.}}
Cette attention portée aux phénomènes atmosphériques se traduit aussi par une texture singulière de l’image et par un travail sur toutes les déclinaisons du noir au blanc. Les films de Pelechian proposent par là-même une immersion dans les éléments : le cinéaste filme moins les éléments qu’il ne filme dans, au milieu, avec eux. Dans Les Saisons, le vent, la pluie, la neige cinglent et zèbrent littéralement l’image ; dans La Nature, c’est le regard que l’on porte sur les éléments et la façon dont on en enregistre les déflagrations – tempêtes, typhons, raz-de-marée – qui sont interrogés. Car cette nature qui se donne apparemment « pure », sans filtre, Pelechian nous la donne à voir, dans ce film, à travers des images prises pour la plupart par des anonymes et mises en ligne sur Internet. Quel rapport au monde et aux éléments ces images, dès lors, restituent-elles ? Comment, plus largement, comprendre la présence quasiment continue de motifs liés aux éléments dans le cinéma de Pelechian ? De quelle manière ces motifs (nuages, éboulements et explosions entre autres) entrent-ils en résonance avec le montage « à distance » mis en œuvre par le cinéaste ainsi qu’avec sa conception cyclique du monde ?
I- S’exposer aux éléments
Si les films réalisés par Pelechian dans les années quatre-vingt-dix, Fin (1992) et Vie (1993), ont souvent été considérés comme formant un diptyque – les deux films semblent en effet se répondre aussi bien thématiquement que formellement{{Au voyage en train, sans destination déterminée et filmé en noir et blanc de Fin répondent les plans en couleur de Vie montrant des femmes en train d’accoucher.}} –, La Nature peut être, à plusieurs titres, rapprochée des Saisons.{{La récente exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, « La Nature » (du 24 octobre 2020 au 30 mai 2021), invitait à cette mise en correspondance en projetant les films dans des salles en vis-à-vis.}} Le dernier film de Pelechian fait en effet écho aux Saisons en ce qu’il met lui aussi en scène une nature puissante, élémentaire, violente. Cette nature primitive évoque celle dépeinte par Lucrèce dans les deux derniers livres du De rerum natura : une nature où tout est en mouvement, irradié par le soleil ou balayé par les vents, et où les météores se font et se défont, comme ce nuage dont on suit, au début des Saisons, le long mouvement de dissolution [fig. 1].[caption id="attachment_2971" align="alignleft" width="240"] Image du film Les Saisons (1975)Des Saisons à La Nature, les mêmes motifs reviennent : chutes d’eau, de pierre, de neige, pluies torrentielles ou encore explosions et éruptions volcaniques.{{On retrouve ces motifs dans l’ensemble de l’œuvre de Pelechian, mais c’est incontestablement dans Les Saisons et La Nature qu’ils apparaissent de manière aussi centrale.}} Ces mouvements entropiques, cette force propre aux éléments, sont présents dès La Patrouille de montagne, dans lequel on assiste à « un bref, mais programmatique déchaînement des éléments naturels ».{{Comme le notent Ada Ackerman et Loïc Millot, ce premier film donne à voir « un bref, mais programmatique déchaînement des éléments naturels, ce dont rend compte un montage vif où se succèdent la foudre, un éboulement de pierre, une coulée de boue sous une pluie battante. ». Voir Ada Ackerman et Loïc Millot, « Montag(n)es magiques », Positif, n°720, février 2021, p. 41.}} Le cinéma de Pelechian, depuis son premier film jusqu’à aujourd’hui, a donc la particularité de nous propulser dans la matière même des choses. Dans Les Saisons, l’image est, presque tout du long, contaminée, voire oblitérée par la brume, le vent, la pluie, la neige ou la poussière [fig. 2]. Cette façon de filmer au milieu des éléments et de s’y exposer, peut être rapprochée de la façon dont l’anthropologue Tim Ingold envisage le fait de penser dans les éléments. Dans son article « Earth, sky, wind, and weather », Ingold se penche sur la manière dont nous pensons habituellement les éléments depuis des lieux fermés – nos chambres, bureaux, salles de classes – et propose une expérience qui consiste à penser non plus en intérieur mais en plein air.{{Tim Ingold, « Earth, sky, wind, and weather », Journal of the Royal Anthropological Institute, Vol. 13, “Wind, Life, Health: Anthropological and Historical Perspectives”, 2007, p. 19-38.}} L’anthropologue montre comment ce déplacement, cette façon de s’immerger dans les éléments nous permet de les appréhender différemment, de penser non plus à propos, mais au milieu d’eux pour reprendre sa distinction entre « to think about » et « to think in ».{{Ibidem, p. 29. Voir aussi l’article de Riccardo Venturi, « Il tempo delle meteore » dans Fuori. Quadriennale d’arte 2020, Sara Cosulich et Stefano Collicelli Cagol (dir.), Treccani Emporium, 2020, p. 397-413.}} Penser au grand air permettrait ainsi de déterritorialiser la pensée et d’envisager les multiples flux dans lesquels, en tant qu’êtres vivants, nous nous trouvons pris. Penser, mais cela vaut tout aussi bien pour l’acte de filmer, au milieu permet alors non seulement de voir les éléments et de les entendre, mais aussi de s’immerger en eux, de les sentir et les toucher. Dès lors, les éléments apparaissent non plus comme un simple motif ou un phénomène que l’on observe de l’extérieur, mais comme un médium, un flux, qui infiltre nos vies et avec lequel nous ne cessons d’interagir.
© Artavazd Pelechian / DR[/caption]
[caption id="attachment_2972" align="alignleft" width="240"] Image du film Les Saisons (1975)Dans La Nature et Les Saisons, l’exposition aux météores implique, de fait, de composer avec eux ; et si la présence humaine est marginale dans La Nature et se réduit à quelques rares silhouettes et cris de stupeur, elle est au centre des Saisons, où c’est bien une composition, au sens d’un agencement, entre les hommes et la nature qui est mise en avant. Dans ce film, où le rapport des paysans aux éléments pourrait être perçu au premier abord comme une confrontation ou un rapport de forces, il s’agit plutôt pour Pelechian de saisir un mouvement d’accompagnement. Les paysans arméniens qu’il filme se laissent habiter, traverser par les éléments ; et leurs mouvements, redoublés par ceux de la caméra, ne consistent qu’à suivre et s’adapter au rythme, à l’agitation, aux débordements de la nature. Les Saisons déploient l’idée d’un flux, d’un mouvement essentiel à la vie, dans lequel les hommes se trouvent pris et dont ils sont partie prenante. Les premiers plans, qui selon la structure circulaire des œuvres de Pelechian viennent clore le film, montrent ainsi un corps à corps entre un berger et les flots agités d’un cours d’eau. Pris dans le flux du torrent, l’homme tient contre lui un mouton et semble se laisser aller à la dérive, dans ce qui ressemble finalement moins à une lutte qu’à un jeu. Bien que ce berger réapparaisse dans le film (chose rare chez Pelechian) sous la figure du jeune marié, puis à la fin lorsque les plans du début reviennent, aucune narration ne s’amorce autour de lui.{{Tout comme la petite fille qui apparaît à deux reprises (au début et au milieu du film) dans Nous (1969), ce berger ne devient pas pour autant un « personnage ». Il renvoie ainsi au paradoxe pointé par Emmanuelle André : « Tel est le but du cinéaste d’inscrire chaque figure au sein d’un ensemble qui la dépasse et qu’elle représente finalement. Dans Nous, dit Pelechian […], mon but consistait à montrer à travers des individus distincts non seulement le particulier, mais aussi le général, afin que […] ne se forme pas dans la conscience du spectateur l’image d’un individu isolé, mais celle de tout un peuple. ». Voir E. André, « L’histoire hors d’elle-même : Fin d’Artavazd Pelechian », dans Sylvie Rollet, Michèle Lagny, Christa Blümlinger, François Niney, (dir.), Théâtres de la mémoire, mouvement des images, « Théorème 14 », Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2011, p. 105-115.}} Cette figure ne semble être là que pour incarner une forme d’harmonie, soulignée par la musique de Vivaldi et la symétrie de certains plans. C’est le cas notamment de celui où les paysans alignés fauchent en rythme un champ de blé, la même ligne se répétant dans la profondeur de champ [fig. 3]. Aussi, dans ce film, le rapport des hommes à la nature et aux éléments apparaît-il, malgré les intempéries, malgré la rudesse du climat, comme essentiellement fluide.
© Artavazd Pelechian / DR[/caption]
[caption id="attachment_2973" align="alignleft" width="240"] Image du film Les Saisons (1975)Dans La Nature, les éléments se caractérisent également par leur puissance, mais à la différence des Saisons, le dernier film de Pelechian semble avoir évacué la question de l’homme. Qu’il s’agisse des plans larges du début déroulant une succession de travellings sur des montagnes enneigées et sur une mer de nuages [fig. 4] ou des plans plus heurtés montrant des explosions ou des tornades, le cinéaste nous donne à voir une nature sans les hommes, avant ou après eux, prise dans des mouvements de composition et de décomposition à l’image du monde périssable décrit par Lucrèce.{{Voir Lucrèce, De la nature des choses, livre V, vers 251-259 par exemple : « […] pour commencer, considérons la terre./ Il en est une part qui se voit calcinée par d’incessants soleils ou vivement foulée/ par quantité de pieds, et qui, du coup, exhale/ l’envol d’une nuée, nuage de poussière/ que les vents puissamment dispersent dans tout l’air./ Et puis on voit encore une partie des glèbes/ être dissoute en crue sous l’action des pluies,/ et les fleuves ronger, en les rasant, leurs rives. », trad. Bernard Pautrat, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 485.}}
© Artavazd Pelechian / DR[/caption]
[caption id="attachment_2974" align="alignleft" width="300"] Image du film La Nature (2020)Les Habitants (1970) amorçaient déjà ce mouvement en montrant un monde essentiellement peuplé d’oiseaux, où la présence humaine se limitait à quelques coups de feu. Dans La Nature, les hommes semblent être sur le point de disparaître, réduits à quelques ombres pétrifiées, vues de loin, en plongée ou de dos [fig. 5], ensevelis ou engloutis par des catastrophes naturelles qui se succèdent et se mêlent dans un chaos simultanément sonore et visuel. À l’harmonie et à la fluidité des Saisons, La Nature oppose donc quelque chose de l’ordre d’une fracture, à peine suturée par le retour aux plans initiaux, ainsi qu’une extrême confusion des éléments.{{La confusion des éléments est un des principaux ressorts du sublime tel qu’il a été théorisé par Burke et Kant.}}
© Artavazd Pelechian / DR[/caption]
[caption id="attachment_2975" align="alignleft" width="300"] Image du film La Nature (2020)
© Artavazd Pelechian / DR[/caption]
II- Plasticité des météores et montage « à distance »
À partir de ses propres images dans Les Saisons ou d’images prises par d’autres dans La Nature, Pelechian s’attache, en effet, à capter le moment où les éléments changent d’état, deviennent fluides, s’évaporent ou, au contraire, se densifient. La dernière séquence des Saisons résume ces différentes transformations en montrant successivement des hommes roulant dans la neige, dévalant des pentes caillouteuses puis emportés par les flots. Dans La Nature, de nombreux plans insistent également sur le passage continu qui s’opère des nuages à la pluie en passant par la brume, soulignant les infimes variations auxquelles sont soumis les météores. Une longue séquence, située à la moitié du film, déroule quant à elle des plans d’explosions [fig. 6], de roche en fusion, de lave qui s’écoule, saisissant l’instant où la pierre se liquéfie. Le flux des images vient alors redoubler celui des éléments et se fait le reflet d’une nature qui bouillonne, tournoie, sort de ses gonds, excède toute forme pour redevenir pure matière.[caption id="attachment_2976" align="alignleft" width="300"] Image du film La Nature (2020)Si ces plans reviennent tels des leitmotivs dans les deux films et s’ils paraissent si centraux dans l’ensemble de l’œuvre, c’est sans doute pour leur plasticité, mais aussi parce qu’ils entrent incontestablement en résonance avec le montage « à contrepoint » ou « à distance » théorisé et mis en œuvre par le cinéaste. Montrer le cycle des saisons, le retour des météores, la formation et la dissolution des choses nécessite le recours à un montage reposant sur la répétition. Or toute l’essence de la méthode élaborée par Pelechian revient à penser un tel retour des images. Ce type de montage consiste, en effet, non pas à penser les plans en termes d’assemblage mais d’éloignement, afin de créer entre eux un espace de résonance. En insérant entre deux plans similaires une succession de plans, le cinéaste instaure un maillage particulier qui crée « autour de lui un champ magnétique émotionnel ».{{Jean-Michel Frodon, « Cinéma-conversation entre Arthur Pelechian et Jean-Luc Godard. Un langage d’avant Babel », Le Monde, 2 avril 1992, p. 28, article repris dans Claire Déniel et Marguerite Vappereau (dir.), Artavazd Pelechian. Une symphonie du monde, Yellow Now, 2016, p. 33.}} L’exemple souvent utilisé par Pelechian pour illustrer sa théorie{{A. Pelechian, « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », art. cité. Voir aussi l’entretien avec A. Pelechian dans le cadre des « Mardis de la Femis », publié en 1993 et retranscrit dans C. Déniel et M. Vappereau (dir.), op. cit., p. 161-165.}} est celui du visage de l’enfant de Nous qui apparaît au début et au milieu du film. « C’est lors de mon travail sur le film Nous » explique-t-il, « que j’ai acquis la certitude que mon intérêt était attiré ailleurs, que l’essence même et l’accent principal du montage résidait pour moi moins dans l’assemblage des scènes que dans la possibilité de les disjoindre, non dans leur juxtaposition mais dans leur séparation. Il m’apparut clairement que ce qui m’intéressait avant tout ce n’était pas de réunir deux éléments de montage, mais bien plutôt de les séparer en insérant entre eux un troisième, cinquième, voire dixième élément.»{{A. Pelechian, « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », art. cité, p. 97.}} Déployer au milieu de deux plans identiques un réseau d’images permet au cinéaste de faire résonner, au sens musical du terme, les motifs qu’il convoque. Dans Les Saisons, la forme circulaire du film et les échos internes amplifient l’aspect cyclique et fondamentalement répétitif des choses.{{Sur ce point et plus largement sur le geste musical des Saisons, voir l’article de Philippe Roger, « Un lien musical organique », dans C. Déniel et M. Vappereau (dir.), op. cit., p. 74.}} Une structure analogue ordonne La Nature, qui s’ouvre sur des vues aériennes de pics montagneux et se clôt sur les mêmes images, enregistrant après le fracas des désastres naturels une forme d’apaisement. Cette composition en chiasme, propre au cinéma de Pelechian, permet ainsi de refermer les choses sur elles-mêmes mais aussi de les ouvrir à une possible répétition ou une forme d’expansion.{{Sur la structure sphérique, « à la fois fermée et en expansion », des films de Pelechian, voir Dario Marchiori, « Naissance d’un regard » dans C. Déniel et M. Vappereau (dir.), op. cit., p. 121.}} S’opposant à toute linéarité, cette conception du montage atteste d’une façon d’être « au milieu » des choses. Regarder un film de Pelechian revient à prendre les choses en cours, à se retrouver au milieu d’une foule assistant à des funérailles dans Nous, au milieu des passagers de Fin, au milieu du gué ou du tunnel des Saisons, ou encore, au cœur de la tornade dans La Nature.
© Artavazd Pelechian / DR[/caption]
III- Les archives de la nature
Cette attention aux éléments et à leur déclinaison se traduit aussi par un travail sur la texture de l’image et notamment sur le noir et blanc. Dans La Nature, ce noir et blanc, caractéristique des films de Pelechian (à l’exception de Vie), a non seulement pour fonction d’opérer une désinscription des images par rapport au réel – rien ne désigne explicitement les tsunamis en Thaïlande et au Japon de 2004 et 2011 – , mais aussi de les homogénéiser, mettant sur le même plan une image fortement pixellisée prise par un téléphone portable et une autre de très haute définition, presque trop lisse, trop plate. Pour son dernier film, Pelechian a en effet exclusivement travaillé, pour la première fois, à partir d’images numériques provenant de banques d’images ou de chaînes de documentaires. Cette alternance d’images en haute définition et basse définition rappelle par certains aspects le dernier film de Jean-Luc Godard, Le Livre d’image (2018). À l’instar de ce film, La Nature se caractérise par une déhiérarchisation systématique des régimes d’images. Comme l’indique Andrei Ujica, les images rassemblées par Pelechian sont multiples et fondamentalement hétérogènes : « Ce sont à la fois des images amateurs (souvent tournées avec des téléphones portables), des archives de chaînes, comme National Geographic ou Weather Channel, ou de cameramen indépendants. […] [Pelechian] n’a pas voulu les enjoliver en les rendant plus nettes ou propres. »{{Andrei Ujica, entretien avec Ariel Schweitzer, « Un miroir de la fragilité de l’espèce humaine », Cahiers du cinéma, n°771, décembre 2020, p. 75.}} Le choix de ces images, même imparfaites, n’est pas anodin. Il tend à restituer quelque chose de notre rapport à la nature, de la façon dont nous la percevons, comme le précise Andrei Ujica dans le même entretien : « L’esthétique du film repose sur cette fragilité, qui témoigne aussi de la manière dont cette nature est perçue aujourd’hui à travers une forme de simulacre généralisé où la matière organique est comme remplacée par la texture des images. »{{Ibidem.}} Ces images nous donnent à voir l’état du monde tel que nous le percevons, à travers nos regards appareillés et constituent ainsi, à leur manière, les archives du « cosmos ».{{Selon Pelechian, « Si l’humanité s’est dotée d’une archive, alors le cosmos lui aussi possède son archive. » Voir A. Ackerman et L. Millot, « Montag(n)es magiques », art. cité, p. 43.}} Cette matière disparate, discordante par les écarts de résolution d’une image à l’autre, témoigne donc de notre perception de la nature. Mais comment comprendre ce rapport à la nature et aux éléments que ces images esquissent ? Comment comprendre le choix fait par Pelechian d’utiliser des images pauvres, produites en continu et archivées en ligne ? Car, pour établir les archives de la nature, le cinéaste intègre délibérément à son système, et c’est ce qui peut surprendre dans son dernier film, des images qui, par essence, circulent, se transforment et s’appauvrissent d’un usage à l’autre. Si le cinéaste a recours à ce matériau hétérogène et sans qualité, c’est bien parce que celui-ci révèle quelque chose de notre rapport contemporain à la nature : écrasé et « sans distance » dans le cas des images pauvres ; contemplatif et presque fantasmé dans le cas des images lisses [fig. 7 et 8]. Ce double regard que nous portons sur la nature – d’un côté, ces plans enregistrés par des téléphones portables et dont les mouvements chaotiques témoignent de la panique de ceux qui les captent ; de l’autre, ces chaînes de montagnes grandioses et irréelles vues en plongée – traduit notre façon non seulement de percevoir le monde mais de l’habiter.[caption id="attachment_2977" align="alignleft" width="300"] Image du film La Nature (2020)
© Artavazd Pelechian / DR[/caption]
[caption id="attachment_2978" align="alignleft" width="300"] Image du film La Nature (2020)Car bien que le film ne tienne pas de discours explicite sur l’écologie ou sur l’Anthropocène, et que, comme souvent chez Pelechian, les images soient décontextualisées, la tonalité du film ainsi que le travail sur la musique laissent transparaître une inquiétude manifeste, déjà présente dans Les Habitants. La Nature ne comporte ni dialogue, ni carton (à la différence des Saisons où trois cartons ponctuent le film), mais le montage et le choix de conserver des séquences plus ou moins longues, a pour effet d’amplifier, de ralentir ou d’accélérer certains phénomènes, faisant résonner en nous quelque chose de l’ordre d’une sidération. Le film nous confronte ainsi à la puissance en même temps qu’à la « fragilité » du monde. Car, in fine c’est la fragilité de « notre planète, notre maison »{{Le synopsis de La Nature se conclut par cet « appel » : « D’une part, c’est un avertissement aux gens de la fragilité du globe terrestre où habite l’humanité. D’autre part, c’est un appel imagé pour que les gens ne soient pas seulement occupés à lutter les uns contre les autres ou, disons, à s’armer les uns contre les autres, mais à l’inverse, un appel à la nécessité de s’unir afin de résister d’un commun effort aux différentes menaces de la nature, au nom de la défense et de la sauvegarde de toute la civilisation. C’est aussi un appel à la préservation attentive de la Terre et à sa propreté écologique. »}} qu’évoque Pelechian à travers ce film, appelant dans un ultime mouvement, à en prendre soin.{{Pour une critique de cette conception de l’écologie comme « science de la maison », voir Emanuele Coccia, Métamorphoses, Paris, Bibliothèque Rivages, 2020, p. 166 sq.}} Si l’on fait l’hypothèse que le montage « à distance » fonctionne aussi chez Pelechian à l’échelle de l’œuvre{{On pourrait à cet égard souligner les multiples résonances entre Les Habitants et La Nature, ou encore entre Nous et La Nature – les vues sur les montagnes au début de La Nature rappellent les plans sur le mont Ararat qui viennent clore le film Nous.}}, La Nature apparaît comme un parfait contrepoint aux Saisons et plus largement à l’ensemble de ses films. Comme ses précédents films, mais à partir d’un matériau différent et sous un format inhabituellement long (une heure au lieu d’une dizaine de minutes), La Nature explore les multiples combinaisons possibles entre la nature, les hommes et le temps. Début ou fin des temps, nature avant ou après l’homme ? Le film déploie une véritable cosmologie : une conception d’un monde cyclique, organique, profondément ancré dans la matière. Car comme l’a perçu Serge Daney dans son article fondateur de 1983, les éléments servent de point d’ancrage au travail de Pelechian. Au début des années 1980, le critique, découvrant cette œuvre filmique encore inconnue en Europe et qu’il considère comme le « chaînon manquant de la véritable histoire du cinéma »{{Voir Serge Daney, « À la recherche d’Arthur Péléchian » dans C. Déniel et M. Vappereau (dir.), op. cit., p. 20.}}, écrit : « Quel que soit le thème du film, Pelechian procède à la mise sur orbite d’un corps humain désorienté, pris dans la turbulence de la matière, là où il n’y a plus rien d’humain, rien de seulement humain et où les éléments (terre, eau, feu, air) font retour. Pas l’homme dans le cosmos mais le cosmos dans l’homme. Dans cette cosmogonie à vif, je crois voir un Vertov de l’époque de Michael Snow, un Dovjenko ajouté à Godard, Wiseman ou van der Keuken. » Tous les enjeux de La Nature sont déjà là : « turbulence de la matière », « cosmogonie à vif ». Avec son dernier film, la puissance du cinéma de Pelechian s’affirme résolument à travers et au milieu des éléments.
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