L’errance dans la créativité scientifique

 

« Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. »

Charles Baudelaire[1]

  Comment se saisir de ce moment commun à l’art et à la science que nous pourrions nommer « errance » ? Comment celle-ci surgit-elle dans le contexte scientifique ? Comme le rappelle le mathématicien et poète Laurent Derobert, « errare veut dire deux choses : se tromper et aller à l’aventure. Errare humanum est, exprime alors que l’errance tout comme l’erreur est humaine[2]. » Bien que la démonstration de l’hypothèse se doive d’être rigoureuse, l’errance favorise l’émergence des imaginaires scientifiques. Précédant souvent les découvertes, elle ouvre des possibles en marge du temps « optimisé » de la recherche. L’errance est hors temps ; elle arrête le chronomètre et le compteur effréné de résultats. L’errance incite le scientifique à oublier un instant son objet d’étude. Une posture nécessaire pour oxygéner la pensée, mais ô combien difficile à respecter du point de vue de la recherche scientifique. En suivant l’errance, le scientifique — à l’instar du poète ou de l’artiste —, semble « être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi[3] ». L’errance incite ainsi à s’aventurer dans un champ inter ou extra-disciplinaire. Elle entraine artistes et scientifiques dans une circulation au-delà des cadres traditionnellement attribués à leur activité. L’errance stimule des mouvements de sens en marge de ce que l’on définit comme le capitalisme cognitif. De ce point de vue, elle pourrait être perçue comme un acte quasi militant. À l’image du monde vivant, elle est imprévisible, instable et débordante. Le cogito cartésien peut rendre compréhensifs ses mécanismes, mais ne peut les prévoir ou les dompter ; son essence demeurera souvent mystérieuse. Elle jaillit souvent là où on ne l’attend pas : à travers une conversation informelle entre artiste et scientifique ou bien au détour d’une rue, à la vue d’un oiseau... Insaisissable, l’errance scientifique ­se joue à l’abri des regards. Ainsi, le scientifique doit occulter de ses publications toutes émotions, sensations, intuitions ou tout autres égarements cognitifs qui l’éloigneraient de ce qu’il est convenu d’appeler objectivité scientifique. De ce fait, l’errance met l’accent sur une distinction évidente, ­— qui nécessite parfois d’être rappelée — entre le scientifique et la science. Si l’on suit l’analyse du neurobiologiste Francisco Varela, le scientifique ne peut être perçu comme un « œil désincarné examinant objectivement le jeu des phénomènes[4] ». Nous ne pouvons pas l’appréhender comme s’il était un extraterrestre débarquant sur notre planète pour étudier « objectivement » un monde dont il serait séparé. Varela pointe ainsi une évidence qu’aucun biologiste ne pourrait réfuter : « le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l’organisme bouge, agit, se reproduit, rêve, imagine. Et c’est de cette activité permanente qu’émerge le sens du monde et des choses[5] ». En tant qu’être humain incarné, le scientifique est donc soumis à cette inséparabilité ontologique entre le corps, le cerveau et le monde. Parce que le scientifique n’est pas séparé du monde qu’il étudie, il est, par nature, soumis à l’errance. Accompagnant toute créativité scientifique — comme toute créativité en général — l’errance nait des interactions permanentes entre le corps, le cerveau et le monde. Pour le poète et philosophe Édouard Glissant, l’errance éveille la notion de relation[6], par une qualité de présence ouverte au monde. Elle est un mouvement qui ne répond à aucun chemin préconçu. Une pensée de l’errance serait de ce fait perméable aux imprévus. Elle est une attitude, plus qu’une action. Elle s’impose par-là même comme un droit humain fondamental. De Baudelaire à Benjamin, l’errance bâtit sa demeure dans cette part du sensible qui nous lie au monde. Elle est aussi le lieu privilégié des révélations[7]. Dans cet ordre d'idées, nous nous demanderons, dans les lignes qui suivent, comment l’errance pourrait jouer un rôle dans la sérendipité[8]. Dans quelle mesure nous entraînerait-elle à penser le sensible et une écologie plus humaine ? Enfin, nous nous interrogerons sur la vertu de l’errance dans le monde accéléré du productivisme scientifique où nous vivons.  

Provoquer la sérendipité

 

« La vie a quelque chose d’un accident… qui s’est fait des lois.»

Paul Valéry[9]

  C’est de l’inconnu ou de l’accident que surgissent souvent de véritables découvertes scientifiques. Par une expérimentation libérée d’une obligation de résultats, l’errance stimule la créativité scientifique et le potentiel heuristique du hasard. L’histoire des sciences foisonne d’heureux accidents que nous pourrions attribuer aux errances des scientifiques[10]. Si, par exemple, le célèbre médecin et biologiste Alexander Fleming ne succombait pas au loisir de créer dans son laboratoire des « peintures de germes » à l’aide de micro-organismes vivants, il n’aurait peut-être pas eu le désir d’examiner en 1928 ses cultures de bactéries contaminées accidentellement par un certain champignon nommé Penicillium notatum. En effet, habité par les errances de son « art microbien » [11], Fleming a eu l’idée d’étudier attentivement ses cultures contaminées et a pu découvrir ainsi que les staphylocoques ne se développaient guère à proximité de ce champignon contaminateur. C’est grâce à cette curiosité qu’une découverte majeure a pu voir le jour : l’antibiotique pénicilline. Cela aura permis de sauver des millions de vies. Si cette découverte a rendu Fleming célèbre, la pratique de son « art microbien » reste assez peu connue alors qu’elle pourrait être tout à fait associée au contexte de sa découverte de l’antibiotique pénicilline. Les apports de l’errance scientifique sont rarement quantifiables. Par l’exemple d’Alexander Fleming, nous voyons qu’il est difficile de discerner dans quelle mesure l’activité artistique expérimentale du scientifique a pu contribuer à la découverte soudaine de l’antibiotique pénicilline. Nous pourrions supposer, en toute logique, que le réflexe de Fleming d’examiner une chose assez courante pour un laboratoire en biologie que des cultures contaminées a été motivé par ses errances artistiques avec les micro-organismes. Il semble que l’errance se glisse ici de manière sous-jacente entre le moment de la recherche et celui de la découverte. L’intérêt de Fleming pour les arts a contribué sans doute aux changements de points de vue et à l’invention de son « art microbien ». En ce sens, l’errance du scientifique est un « appeleur d’idées », une pensée en mouvement située en marge de l’histoire officielle des sciences. Nous pourrions ainsi pressentir que derrière chaque découverte importante se cache une autre histoire plus intime. Il s’agit d’un territoire enchanté et invisible en dehors de toute mesure. Le scientifique qui « erre » ne cherche pas à prouver une idée préalable. Au contraire, il explore l’inconnu en s’adaptant à ce qu’il découvre accidentellement. Plutôt que de vouloir circonscrire le monde dans le cadre des théories établies, l’errance incite à l’expérimenter. Elle se présente comme une interaction spontanée entre le scientifique et ce qu’il découvre par hasard. De ce point de vue, la sérendipité ne peut être un objectif en soi, mais ce qui parfois résulte de son cheminement. L’errance prend naissance dans des sphères qui échappent à ce qu’il convient habituellement de penser ou de ne pas penser en science. Ainsi, elle participe à toutes les périodes relatives à l’évolution de la pensée et de la créativité scientifique[12]. Savoir, imagination, intuition, pressentiment, rêverie, voire illumination, s’accordent à l’unisson pour faire jouer  les harmonies de la créativité scientifique. La science n’est pas seulement pensée par le « scientifique-errant », elle est aussi pleinement vécue.  

Penser le sensible, ré-enchanter le lien avec la Nature

 

« Un arbre est plus qu’une quantité de stères. Une plante est plus qu’un paquet de gènes. La conscience est plus qu’un réseau de neurones. »

Mohammed Taleb[13]

  L’errance nous invite à (re)penser le sensible au sein même de l’univers scientifique rigoureux. Le rapport qu’entretient le scientifique vis-à-vis du sensible n’apparaît que très rarement dans les publications. De même, on ne lui accorde que très peu de visibilité dans la sphère du public. Or, en tant qu’homo sapiens, le scientifique, et plus particulièrement le chercheur en écologie, ne peut penser son existence et son rapport au monde en dehors de sa relation intime à la nature. Réduire l’écologie dite scientifique à une vision utilitariste de la nature reviendrait à la considérer comme une simple ressource d’énergie. Ce serait non seulement réducteur mais également dangereux. À travers la notion de « nature vivante » les anciens de l’Antiquité exprimaient déjà que la nature n’est pas seulement un ensemble d’objets observés dans l’espace-temps du monde, mais recèle aussi d’une puissance sensorielle, esthétique, spirituelle, onirique etc. La nature dite « vivante » était alors pensée et vécue dans sa dimension tant matérielle qu’immatérielle. L’errance invite aujourd’hui l’écologue à reconsidérer ce que la philosophie antique nommait anima mundi[14] ou « l’Âme du monde » peuplant la totalité du monde vivant. Cette notion appelle l’être humain à habiter poétiquement sur Terre. Elle invite à vivre, penser, créer et errer au côté des puissances sensorielles de la nature. À force d’errer au cœur du monde vivant, nous percevons la nature comme une expérience d’ordre sensoriel et esthétique qui nous relie aux phénomènes naturels par le corps, l’esprit et la capacité imaginative. Le médecin chirurgien et neurobiologiste Henri Laborit envisage notamment l’esthétique comme une « science des relations » en accord avec l’harmonie du monde. « L’esthétique, comprise comme une recherche des structures, c’est-à-dire de l’ensemble des relations existantes entre les éléments de l’ensemble de nos connaissances, est la seule façon, nous semble-t-il, qu’ait l’homme de s’harmoniser, avec la nature de s’y fondre, tout en restant lui-même c’est-à-dire conscient de cette harmonie[15] », écrit à ce propos Laborit. Est-ce un hasard si le terme même d’écologie (œcologie de oikos signifiant demeure, station ou milieu) a été avancé en 1866 par Ernst Hæckel, un biologiste connu pour ses errances artistiques et esthétiques ? Pour Hæckel, art, esthétique et biologie étaient intriqués. Dans son ouvrage Les Formes artistiques de la nature[16], il crée même une sorte d’alliance entre l’esthétique en tant qu’expérience sensible et la vérité factuelle. Les historiens des sciences Lorraine Daston et Peter Galison expliquent à ce propos que si, dans les années 1800, ce partenariat entre vérité factuelle et esthétique des formes naturelles n’aurait suscité aucune indignation, une fois établie l’opposition entre la science objective et l’art subjectif vers les années 1870, Hæckel fut jugé par ses collègues scientifiques comme un artiste en habit de scientifique. Cette quête de l’objectivité scientifique, qui va de pair avec la vision rationaliste héritée des « Lumières », exigera d’occulter les errances des scientifiques et de faire taire la subjectivité de l’observateur. Ce divorce de la pensée occidentale entre la science objective et l’errance artistique est assumé et revendiqué notamment dans l’œuvre du philosophe Gaston Bachelard : « la recherche diurne face à la rêverie nocturne, l’une vouée à la rectification des erreurs, l’autre au déploiement de l’errance[17] ». Héritière de cette vision rationaliste, l’écologie dite scientifique se livrera aux calculs « objectifs » en oubliant très souvent de considérer le lien sensible entre l’humain et la nature. Or, le désenchantement de ce lien ubiquitaire se trouve peut-être à la racine même de la crise écologique que nous traversons. Bien que l’humanisme cartésien l’ait largement emporté sur l’humanisme cosmique ­— à savoir que le sens serait dans l’objet et non dans le lien — des écologues et chercheurs de différentes disciplines accordent leur voix en faveur d’une écologie plus sensible : « Nous pensons que la crise écologique se nourrit d’une crise de notre capacité à penser le sensible dans la science et la politique. Les discours et les engagements résolument rationnels, de fait désincarnés, peinent à produire des valeurs partagées, à élaborer des règles de vie communes et, au bout du compte, à induire des engagements communs.[18] » À travers son ouvrage Pour une écologie du sensible, l’écologue Jacques Tassin propose notamment de reconsidérer la dimension humaine dans notre rapport sensible à la nature. Il s’agit de penser l’écologie non pas simplement comme une discipline visant à mieux gérer les ressources naturelles, mais aussi comme une nécessité de retrouver notre lien intime à la nature. Chaque parcelle de nature pourrait être vu ainsi comme une porte ouverte vers une expérience sensorielle, esthétique et poétique : une mousse en train de croître, un brin d’herbe qui se meut au gré du vent, les ondulations imperceptibles d’une flaque d’eau en forêt, les agitations de la circulation sanguine, les trajectoires d’un enfant ou d’un protozoaire, les traces gluantes d’un escargot laissées au sol, etc. Tout phénomène naturel incite à une expérience sensible de la nature. Le phénomène le plus banal pourrait devenir un « spectacle » rétinien ou sonore, une occasion d’errance. Nous pourrions nous demander ici comment appréhender la notion du sensible dans un contexte scientifique. La question semble risquée. En effet, la science a depuis longtemps montré que, pour comprendre le monde qui nous entoure nous ne pouvons pas faire confiance à nos sens car ils nous trompent. Il ne pourrait s’agir alors, dans le contexte de la recherche scientifique, d’un retour aux sens et encore moins au sens commun. Dans La formation de l’esprit scientifique[19] Bachelard oppose le sens commun à l’esprit scientifique. L’opinion, la confiance aveugle envers nos perceptions ou nos sens sont précisément pour le philosophe des sciences le contraire du savoir. Cette séparation a été d’ailleurs le socle pour construire les savoirs scientifiques[20]. Pour autant, on a trop souvent répété après Bachelard que le sens commun ou la part du sensible sont des « obstacles épistémologiques ». Est-ce systématiquement le cas ? « On a remarqué comme l'idéalisme a consacré en Occident la rupture entre fonction poétique et quête de la connaissance[21] », postule Édouard Glissant en refusant une telle « rupture ». Nous pourrions nous remémorer ici ce temps pas si lointain, lorsqu’au début du XVIIIe siècle les traités scientifiques étaient rédigés sous forme poétique. Certes, le sens commun, le sensible et le poétique peuvent souvent induire le scientifique en erreur. Mais une fois le corpus scientifique construit, ils peuvent contribuer aussi à trouver des orientations fécondes. La pensée scientifique ne peut-elle pas articuler temps d’errance et temps de calculs ? À la recherche de cette concordance le scientifique ou l’écologue voient dans l’interdisciplinarité ou l’extra-disciplinarité la possibilité d’explorer plus librement cette part du sensible. S’aventurer dans le champ de l’autre, apparaît dès lors comme la promesse d’une errance « autorisée ». L’idée d’une écologie plus sensible va de pair avec l’apport d’un croisement entre l’écologie et d’autres disciplines telles que l’art, la psychologie, l’anthropologie etc. Résultant de la rencontre entre l’écologie et la psychologie, l’écopsychologie[22] considère par exemple les dysfonctionnements des processus psychiques qui nous lient à la nature, comme la cause majeure de la crise écologique actuelle. Cette idée ne saurait éclore sans le désir d’une certaine « errance commune ». Ce cheminement incite écologues et psychologues à s’aventurer en dehors de leurs domaines pour questionner la problématique de l’environnement à la lumière d’un autre champ disciplinaire. De même, les dialogues entre les imaginaires artistiques et scientifiques, en lien avec le rapport à la nature, engagent souvent une approche plus sensible de l’écologie. Celle-ci nous inviterait à reconsidérer la place de l’humain en tant que morceau de nature dans le cycle de la vie. À travers les interfaces entre l’art et la science, la sensibilité ou, pourrait-on dire, la persona du scientifique, peut apparaître ainsi sans craindre une marginalisation dans l’univers scientifique pour cause de subjectivité. La pratique artistique est alors synonyme du prolongement d’errances partagées, une traduction concrète des discussions échangées entre le scientifique et l’artiste. Si l’univers scientifique mobilise prioritairement notre rationalité, l’art y adjoint le sensible, considère notre relation intime aux matières, travaille avec le corps du scientifique, avec ses sensations, etc. Les interfaces entre l’art et la science deviennent une opportunité pour dévoiler cet entre-deux fondamental où le scientifique n’est ni un « observateur désincarné » qui examine objectivement un monde « trouvé », ni le créateur d’un monde subjectif qui n’existerait que dans son esprit. L’errance commune entre l’artiste et le scientifique peut proposer une voie moyenne, un « entrelacs » entre le corps voyant du scientifique et le monde. Ainsi, l’errance bâtit souvent sa demeure dans un « entre-deux » : entre l’humain et la nature, entre le scientifique et la science, entre deux ou plusieurs disciplines, entre l’artiste et le scientifique, entre la rationalité et l’expérience sensible. La pensée de l’errance, pour emprunter cette formule à Édouard Glissant, nous renvoie alors à la notion de relation. L’errance relie les individus, les disciplines, les savoirs, les idées, les intuitions ; elle devient un lieu-commun du partage.  

Errer dans le monde de l’accélération

 

« À de grands intervalles dans l’histoire se transforme, en même temps que le mode d’existence, le mode de perception des sociétés humaines. »

Walter Benjamin[23]

  Est-il encore possible à qui est emporté du matin au soir dans la course effrénée de l’efficacité d’éprouver l’expérience du sensible ? Comment vivre l’errance dans un monde d’accélération des mutations technologiques relatives à la science ? Les évolutions de la biologie semblent conduire notamment à une sorte de « divorce » entre le scientifique et l’aspect visuel et esthétique avec son objet d’étude. Le digital éloigne de plus en plus le scientifique de ses sens et de son rapport tactile aux matières[24]. À l’heure actuelle, des sociétés développent des systèmes robotisés capables de préparer les échantillons à la place du microscopiste ; aussi, les algorithmes intelligents détectent désormais de manière quasi autonome l’information recherchée dans l’image de microscopie. Le scientifique n’interviendra plus que pour contrôler le bon fonctionnement de cette recherche automatisée. Tandis que les systèmes robotisés remplaceront peu à peu la main du scientifique, l’algorithme est en train de substituer totalement ou partiellement l’œil humain. « Dans la pratique quotidienne, comme la mise en culture d’une souche, l’extraction de son ADN ou de ses protéines, est mis en jeu un ensemble d’appréhensions perceptives, esthétiques, du vivant, comme les couleurs, les textures, les formes, les odeurs, le mouvement. Ces dimensions esthétiques font défaut dans le travail à partir de sources numériques[25] », estiment les chercheurs en biologie Sonia Dheur et Sven Saupe. Si ces avancées semblent réduire de plus en plus le vivant à de l’information[26], elles aident les chercheurs scientifiques à acquérir plus de vitesse et de performance. Toutefois, cela les éloigne du plaisir perceptif et d’un rapport direct et « matériel » avec l’objet d’étude. Or, comme évoqué plus haut, l’appréhension perceptive, sensible et esthétique du vivant se désigne comme une nécessité fondamentale. De ce point de vue, l’errance commune au scientifique et à l’artiste viendrait combler un « manque ». Si les systèmes dématérialisés imposent aux scientifiques un rapport de plus en plus indirect avec le vivant, l’approche artistique peut contribuer ici à « re-matérialiser » le monde digitalisé. Le besoin de rapport direct, voire « personnalisé » avec l’objet d’étude est d’ailleurs soulevé par Sonia Dheur et Sven Saupe qui donnent un éclairage sur la façon dont l’accès au vivant dans les laboratoires de biologie a été radicalement modifié. Les chercheurs rappellent une époque pas si lointaine quand « l’accès au vivant passait essentiellement par la porte d’un congélateur, mais celui-ci était situé dans l’enceinte du laboratoire[27] ». Dheur et Saupe semblent regretter cette relation directe et intime aux entités biologiques : « Il était très fréquent, dans les discussions informelles ou conflictuelles, d’entendre et d’employer l’expression ‘‘mon gène’’ ». Un gène était « à soi » si on l’avait cloné ou si on y avait apporté un certain nombre de modifications et de dérivations, comme une espèce peut être désignée du nom du naturaliste qui l’a identifiée. […] Par le biais des banques de séquences, les gènes et les génomes sont maintenant à tout le monde, ils sont une ressource largement socialisée et partagée[28]. » À travers ce témoignage, nous pourrions entrevoir une évidence : le chercheur en biologie n’est pas nécessairement un ordinateur désincarné ou un « appareil » instrumentalisé par son instrument[29] étudiant froidement le monde vivant. La réduction du vivant à de l’information pourrait susciter des frustrations chez les biologistes, car la relation personnelle et, pourrait-on dire, « artisanale » avec l’objet d’étude, fait défaut. Sonia Dheur et Sven Saupe analysent les changements technologiques qui accompagnent les pratiques à l’ère génomique comme une « affaire de big data[30] ». Bien qu’ils reconnaissent leur efficacité, ils perçoivent ces changements « comme porteurs d’une crise qui pousse à rechercher hors du champ disciplinaire strict de la biologie, des ressources réflexives, notamment au voisinage de la pratique artistique ou d’une certaine biologie philosophique[31] ». Dans ce contexte, l’approche artistique pourrait être une façon de personnaliser le rapport à l’objet d’étude. En proposant des instants pour l’errance au sein même des activités scientifiques, l’art peut redonner un espace-temps à cette relation sensible qui se joue entre le scientifique et son objet d’étude. Si jadis, Pasteur pouvait prendre son temps pour explorer rien que pour le plaisir des yeux les mondes microscopiques et dessiner les virus qu’il observait dans son laboratoire, désormais la recherche scientifique semble s’aligner avec le monde de la réactivité et donc de la vitesse. Ainsi, les avancées des techniques scientifiques ne sont pas sans rapport avec la tendance générale à l’accélération de notre société technicienne. Comme le remarque le philosophe Daniel Ramirez « l’idée même de progrès et d’invention est aujourd’hui colonisée par l’idée de vitesse : il faut que ça aille vite[32] ». Cette exigence d’accélération analysée notamment par le sociologue allemand Hartmut Rosa comme l'expérience décisive de la modernité[33] laisse très rarement le temps aux chercheurs en biologie pour observer la nature ou leurs objets d’études en dehors des objectifs stricts de leur recherche. L’errance ne peut prendre racine dans le monde de la réactivité et de l’optimisation. « L’efficacité croissante des techniques, devrait dégager du temps, mais paradoxalement nous inondent sous une prolifération de tâches. D’où un sentiment de frustration et une forme d’aliénation. Or, l’art, la pensée, la science, la création, ont besoin de temps, de lenteur même, de contemplation et de maturation[34] », remarque encore Ramirez. Si un temps d’errance est nécessaire à chaque être humain afin de « régénérer » son rapport au monde, il semble d’autant plus nécessaire au scientifique pour pouvoir « oxygéner » sa pensée. Si l’errance abrite l’intimité des laboratoires à la marge de l’histoire officielle, elle semble être éminemment importante car elle précède, stimule et accompagne la créativité scientifique. Indissociable du cheminement de toute pensée, elle contribue indirectement au marché cognitif[35], aussi bien que la sérendipité qui semble s’imposer comme un argument fréquent en faveur des errances scientifiques. Pour autant, justifier ou valoriser l’errance dans l’activité scientifique par ce seul argument serait réducteur. Cela reviendrait à adhérer indirectement au dictat du capitalisme cognitif. L’errance peut certes jouer un rôle bénéfique dans la créativité scientifique, mais son apport reste difficilement quantifiable d’un point de vue scientifique. Elle engage l’individualité des chercheurs et incite ainsi par là même à établir une distinction claire entre le scientifique et la science. Ainsi, l’errance contribue directement au scientifique et indirectement à la science. Indissociable de la dimension humaine qui accompagne toute recherche, elle incite à penser le sensible au sein même de l’univers scientifique rigoureux. L’errance pourrait alors s’accorder avec la nécessité de penser une écologie plus humaine. Elle invite les chercheurs à explorer l’interdisciplinarité ou l’extra-disciplinarité. Enfin, dans le contexte actuel de l’accélération des avancées techniques scientifiques, le besoin d’errance se fait sentir. Les interfaces entre l’art et la science peuvent alors réintroduire, au sein même de l’activité scientifique, ce temps « manquant » dédié à la contemplation, à la rêverie et au contact sensible avec le monde vivant. Ainsi, l’errance partagée entre scientifiques et artistes, apparaît comme une ouverture nécessaire aux chercheurs en biologie pour faire face à l’évolution en cours et à venir des modes de perception scientifiques de plus en plus dématérialisés. Dans le monde de l’accélération technologique elle serait alors plus nécessaire que jamais.             [1] Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Curiosités esthétiques. L’art romantique et autres œuvres critiques, édition établie par Henri Lemaitre, Paris, Éd. Classique Garnier, 1980, p. 463-464. [2] Iglika Christova, « Les mathématiques existentielles de Laurent Derobert », article-entretien à paraitre dans l’ouvrage collectif Les enseignements de la conférence dans l’art, Paris, éditions de la Sorbonne, (à paraitre en 2020). [3] Charles Baudelaire, ibid. [4] Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit. Sciences cognitives et expérience humaine. Paris, Éd. Seuil, 2017, p. 32. [5] Entretien avec Francisco Varela par Herve Kempf « Le cerveau n’est pas un ordinateur », La Recherche, No. 308, avril 1998, p.109-112. Disponible sur : <http://www.larecherche.fr/savoirs/autre/francisco-varela-cerveau-n-est-pas-ordinateur-01-04-1998-79275 1998> [Consulté le 17 septembre 2016]. [6] La relation apparaît comme une catégorie poétique essentielle dans la pensée d’Edouard Glissant ; elle est une catégorie unique qui « relate » la totalité des éléments de sa pensée. « Naître au monde, c’est concevoir (vivre) enfin le monde comme relation : comme nécessité composée, réaction consentie », écrit Glissant. (Edouard Glissant, L’Intention poétique, Seuil, Paris, 1969, p. 20.) [7] « Il [Benjamin] errait dans la lecture guettant l’illumination au tournant de la page[7] », postule l’écrivain Ami Bouganim. (Ami Bouganim, Walter Benjamin. Le rêve de vivre, chapitre « La pratique de l’errance », Éd. Albin Michel, 2007, p. 108-111.) [8] « Quand Walpole invente le mot ‘‘sérendipité’’ en 1754, il évoque la faculté de découvrir, « par hasard et sagacité », ce que l’on ne cherchait pas. Aujourd’hui, le terme connaît une vogue croissante au sens de « découverte par hasard ». Mais si cette focalisation permet d’affirmer la dimension imprévisible et non programmable de la recherche, l’occultation de la sagacité empêche de saisir ce que « sérendipité » désigne véritablement, et qui est au cœur de toute découverte. […] Pour comprendre le sens profond du terme, il faut remonter aux contes orientaux qui ont inspiré Walpole et Voltaire (pour la « méthode de Zadig »), et lire les romanciers et les savants qui se sont passionnés pour cette idée. Parmi eux, Balzac et Poe, Freud et Poincaré, Cannon et Wiener. Tous ont cherché à saisir le fonctionnement de l’esprit humain quand il est attentif à ce qui le surprend et en propose une interprétation pertinente, par l’association d’idées, l’imagination, la réflexivité », explique Sylvie Catellin. (Sylvie Catellin, Sérendipité. Du conte au concept, Paris, Éd. Le Seuil, 2014, quatrième de couverture.) [9] Paul Valéry, Œuvres, vol. II, L’Idée fixe ou deux hommes à la mer (1932), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Éd. Gallimard, 1960, p. 231. [10] Nous ne pourrions pas les détailler ici. [11] L’« art microbien » de Fleming était un procédé engageant une réflexion élaborée sur le détournement des micro-organismes. Pour réaliser ces créations, Fleming utilisait en effet, une technique assez complexe. Il cultivait tout d’abord des microbes contenant différents pigments naturels qu’il utilisait pour peindre aux endroits où il souhaitait des couleurs différentes. Pour ce faire, il remplissait une boîte de Pétri avec de l’agar-agar, puis utilisait une boucle pour déposer dans des zones ciblées de la boîte différentes espèces de microbes. Fleming devait d’abord trouver des microbes avec différents pigments, puis programmer leur développement sur l’agar-agar de manière à ce que les différentes espèces mûrissent simultanément pour donner à voir les contours et les couleurs d’une « image vivante ». [12] Dans son ouvrage La Formation de l’esprit scientifique, le philosophe des sciences Gaston Bachelard distingue trois grandes périodes relatives à l’évolution de la pensée scientifique. La première période correspondant à « l’état préscientifique », couvre l’Antiquité classique et les siècles de Renaissance, du XVIe au XVIIe siècle. La seconde, quant à elle, est relative à « l’état scientifique » : débutant à la fin du XVIIIe siècle, elle s’étend jusqu’au début du XXe. Puis vient la troisième période, représentative du « nouvel esprit scientifique », dont Bachelard fixe le début précisément en 1906, lorsque la relativité einsteinienne voit le jour. Bachelard insiste sur le fait qu’une science qui se veut évoluée doit nécessairement valider sa modernité par les rectifications systématiques des erreurs de son passé. En ce sens, les errances scientifiques peuvent nous apparaître comme un miroir historique à la fois des fausses routes scientifiques et des rectifications des erreurs. (Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1938.) [13] Mohammed Taleb, « Quelques résonances néoplatoniciennes et hermético-alchimiques dans l’écologie contemporaine » article paru dans Le Miroir d’Isis n°21, Hiver 2014-2015, p. 53. [14] Figure métaphorique importante dans la philosophie antique, « l’Âme du monde » jouera aussi un rôle à l’époque de la Renaissance. Se rapportant tant à la réalité humaine que non humaine « l’Âme du monde » peuple l’ensemble du vivant. Plus particulièrement, dans le contexte actuel, les penseurs édifiant « l’Âme du monde » nous invitent à dépasser le besoin de domination et la conception strictement utilitariste de la nature. [15] Henri Laborit, Biologie et structure, Gallimard, Collection Idées, 1968, p. 9. [16] Ernst Hæckel, Kunstformen der Natur (traduit de l’allemand Formes artistiques de la Nature), Leipzig (1899-1904), Kristallseelen, Studien über das anorganische Leben, Leipzig 1917. [17] Iglika Christova, « Les mathématiques existentielles de Laurent Derobert », article-entretien à paraitre dans l’ouvrage collectif Les enseignements de la conférence dans l’art, éditions de la Sorbonne, Paris, (à paraitre en 2020). [18] « Pour une écologie plus sensible » publication signés par Jacques Tassin, écologue et chercheur au Cirad, Anne Atlan, socio-écologue et chercheuse au CNRS, Rémi Beau, philosophe et chercheur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, François Léger, enseignant chercheur à Agro ParisTech et Anne-Caroline Prévot, biologiste de la conservation au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle. Article publié sur le site Internet de Libération (liberation.fr) le 1 décembre 2018, consulté le 20 juillet 2019 ; (https://www.liberation.fr/debats/2018/12/01/pour-une-ecologie-plus-sensible_1694829) [19] Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1938. [20] En effet, dans La Formation de l’esprit scientifique[20], Bachelard distingue trois grandes périodes relatives à l’évolution de la pensée scientifique. La première période correspondant à « l’état préscientifique », couvre l’Antiquité classique et les siècles de Renaissance, du XVIe au XVIIe siècle. La seconde, quant à elle, est relative à « l’état scientifique » : débutant à la fin du XVIIIe siècle, elle s’étend jusqu’au début du XXe. Puis vient la troisième période, représentative du « nouvel esprit scientifique », dont Bachelard fixe le début précisément en 1906, lorsque la relativité einsteinienne voit le jour. Bachelard insiste sur le fait qu’une science qui se veut évoluée doit nécessairement valider sa modernité par les rectifications systématiques des erreurs de son passé. [21] Édouard Glissant, L’Intention poétique, Seuil, Paris, 1969, p. 59. [22] « Si, au sens strict, l’écopsychologie entend questionner ces relations entre l’environnement et l’humain, il faut en préciser que, chez l’humain, c’est sa dimension psychique qui sera valorisée. » (Mohammed Taleb, « Se relier à la nature : l’éducation(s) dans la perspective de l’écopsychologie », dans Michel Vidal (éd.), L’Éducation au développement durable dans tous ses états, Éd. Histoire, 2010, p. 112.) [23] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1936), Paris, Ecrit français, Éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1991, p. 143. [24] « Même le champ considéré comme le plus matérialiste en biologie, la biologie structurale, se passe à présent d’entités matérielles. On peut, par le biais des banques de données, faire de la biologie structurale des protéines en se passant des protéines. » (Sonia Dheur et Sven Saupe, « Le vivant comme information », op. cit.) [25] Sonia Dheur et Sven Saupe, « Le vivant comme information », Revue des sciences sociales, 56 | 2016, pp. 60-67. [26] « La forme particulière de domestication du vivant que constituent la mise en banque et l’exploitation des données génomiques peut être de nature à gommer une part de son authenticité et sa spécificité. Cette perte d’autonomie symbolique du vivant par rapport à la technique (et singulièrement aux techniques de l’information) pourrait engendrer chez le biologiste une inquiétude devant la modification et la réduction de son objet d’étude », expliquent notamment Sonia Dheur et Sven Saupe. (Sonia Dheur et Sven Saupe, « Le vivant comme information », ibid. ) [27] Sonia Dheur et Sven Saupe, « Le vivant comme information », ibid. [28] Ibid. [29] Pour Bachelard, le microscopiste devient lui-même un « appareil » instrumentalisé par son instrument : « Mais l’œil derrière le microscope a accepté totalement l’instrumentalisation, il est lui-même devenu un appareil derrière un appareil. » (Gaston Bachelard, L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, Presses universitaires de France, 1951, p. 11.) [30] Sonia Dheur et Sven Saupe, « Le vivant comme information », op.cit. [31] Sonia Dheur et Sven Saupe, ibid. [32] Entretien [en ligne] avec Daniel Ramirez, philosophe et écrivain ; propos recueillis par Iglika Christova dans le cadre de la plateforme de recherche interdisciplinaire [en ligne] Axone[s], septembre 2017. [https://www.axones-revue.com/daniel-ramirez] [33] Hartmut Rosa a analysé trois formes d’accélération : technologique, sociale et enfin une accélération relative au rythme de la vie. La première se rapporte au rythme frénétique de l’innovation exigeant de devancer les concurrents, n’importe la qualité de ce que l’on produit. La seconde concerne les mutations de la société et des modes de vie. Enfin, la troisième nous renvoie proprement au rythme accéléré de la vie quotidienne. (Rosa Hartmut, Accélération. Une critique sociale du temps. Lectures, Les livres, 2010). [34] Entretien [en ligne] avec Daniel Ramirez, op. cit. [35] Le sociologue Gérard Bronner postule le terme de « marché cognitif » qui désigne métaphoriquement l’espace dans lequel se diffusent les « produits cognitifs » : hypothèses, connaissances, théories etc. (Gérard Bronner, L’Empire des croyances, Éd. PUF, 2003.)