Pygmalion, le vivant et la métamorphose : Du démiurge du Bioart aux artistes vénusiens

Les valeurs portées par la complexité originelle du mythe de Pygmalion s'inscrivent dans la dynamique de la métamophose et s'opposent, à ce titre, à l'icône trompeuse du "démiurge du Bioart" à laquelle on a réduit cette figure dans la médiatisation de la création technologique du vivant. Bien plus que dans ce "rêve démiurgique", c'est dans le dépassement de la frontière inerte/vivant et, au delà, animal/humain (mise en question par des artistes contemporains) que ce mythe éclaire les enjeux non seulement du Bioart mais de la relation singulière de l'art au vivant. On verra en quoi la puissance vitale de l'Eros vénusien participe non seulement à la métamorphose de l'inerte en vivant mais à la phylogenèse de l'art. On verra en quoi un des rares "artistes vénusiens" du Nano-Bioart a exacerbé la petite taille de la statuette de Pygmalion qui n'était autre qu'une "MicroVénus". Enfin on examinera en quoi cette figure exemplaire de la métamorphose du vivant qu'est le papillon a permis d'établir des relations contemporaines fertiles entre art et sciences non sans réouvrir l'horizon de l'esthétique de Goethe fondée sur l'auto-organisation, dans une logique irréductible au "rêve démiurgique".

Pygmalion: du démiurge du Bioart au corps en métamorphose

Pygmalion devenu la figure emblématique d'un artiste démiurgique créant et manipulant le vivant: telle est la "fable" propagée dans la médiatisation de l'"Art Biotech".{{Cette référence à Pygmalion dans le contexte de l'"Art Biotech" ou du Bioart qui se retrouve tant dans la présentation de symposium (cf. "Pygmalion Tendencies: Bioart & its precursors"), de colloques ou de séminaires (cf. "Telepresence and Bioart: Transgressing the interface, a seminar and workshop with and about Eduardo Kac", Oct. 2005) est devenue si incontournable qu'on la retrouve dans l'introduction de mémoires de Master: "Ainsi depuis une quinzaine d'années, des artistes s'intéressent aux biotechnologies. Renouant avec le mythe de Pygmalion, certains d'entre eux cherchent à réinventer la vie, à créer de nouvelles formes hybrides ou à animer la matière." (cf. A.Richard, M1 "Méthodologie et traitement de l'information", Univ. Paul Valéry, 2006-2007).}} Associé à la "création technologique du vivant", Pygmalion est réduit à un "masque" qui emprunte ses attributs, non pas tant à sa propre histoire mythologique, qu'à l'imaginaire légendaire de Frankenstein.{{Pour l'analyse des liens de l'"Art Biotech" avec l'imaginaire de Frankenstein  et  les approches critiques de Mary Shelley dans ce mythe, cf. I. Rieusset-Lemarié, "L'oeuvre d'art et le vivant à l'ère des biotechnologies", in Art et Biotechnologies (ss la dir. de L. Poissant et E. Daubner), Presses de l'Université du Québec, 2005.}} Cette référence en "trompe l'oeil", loin d'être revendiquée par les praticiens ou les théoriciens du Bioart,{{Significative à ce titre est l'absence de toute référence à Pygmalion dans les communications prononcées par G. Nadajaran et J. Hauser dans la session du symposium pourtant intitulée "Pygmalion Tendencies: Bioart and its precursors" (September 6, 2006, Danube Tele Lectures at Danube University Krems).}} est essentiellement l'apanage de ses "chargés de communication". La figure de Pygmalion euphémise l'imaginaire "monstrueux" de Frankenstein et enjolive les créations ou manipulations technologiques du vivant d'un "mieux-disant" démiurgique et artistique.{{Le discours tenu par V. Mironov dans la promotion du "Bioprint" est exemplaire du rôle que joue l'instrumentalisation de la figure de Pygmalion dans une stratégie d'exploitation de l'art au service de la marchandisation des technosciences: "Presenting aspects of science through the arts is a growing business. /.../What is bioprinting? /.../Our goal is to print human living organs suitable for clinical transplantation./.../ In the next decade we plan to print living human kidney. But it is obviously a long term goal. /.../If we are able to bioprint all human organs, then by logical extension we will also be able to print an entire human body. What is probably most surprinsing is that the idea of human printing or engineering of a living human body is not novel. This idea first time came to the human mind at least thousand years ago. 1 am talking about Greek mythology. A most famous Greek myth is the story about Pygmalion and Galatea./.../ Bioprinting of human bodies some day could transform this beautiful Greek mythology story into reality?". (cf. Vladimir Mironov (Director ofMUSC Bioprinting Center, Medical University of South Carolina), "On Art and Science: Bioprinting & Pygmalion's Dream?" http://www.mus.edu/bioprinting/html/bioprinting_art.html)}} Annonçant la création biotechnologique d'un humain par des spécialistes du "Bioprint" chargés de décider des critères de beauté de leurs créatures, V. Mironov prétend voir dans  cette fonction le rêve de Pygmalion réalisé.{{Ibid.: ""In the case of human printing, we will have much more control on the resulting product. In this case, the work of future specialists in human printing will be indistinguishable from the work of an artist or sculptor. In this context, bioprinting is the realization of Pygmalion's dream and materialization of the Greek myth about Pygmalion and Galatea."}} Mais le non-sens scientifique fait suite au faux sens mythologique: la conséquence logique de la création technologique de tous les organes humains serait la possibilité de créer l'intégralité d'un corps humain.{{Ibid.: "If we are able to bioprint all human organs, then by logical extension we will also be able to print an entire human body."}} Dans cette vision mécaniste, le corps ne serait qu'un assemblage de pièces détachées !

Pour Deleuze, en revanche, "La théorie de qu'est-ce que c'est qu'un corps /.../elle se trouve dans le livre deux de l'Ethique. Pour Spinoza, l'individualité d'un corps se définit par ceci: c'est lorsqu'un certain rapport composé/.../ou complexe de mouvement et de repos se maintient à travers tous les changements qui affectent les parties de ce corps. C'est la permanence d'un rapport de mouvement et de repos à travers tous les changements qui affectent toutes les parties à l'infini du corps considéré".{{cf. G.Deleuze, "DELEUZE - SPINOZA" - 24/01/78, in Les Cours de Gilles Deleuze (http://www.webdeleuze.com)}} A la question fondamentale que pose Spinoza ("De quoi un corps est-il capable?") Ovide avait déjà répondu: de métamorphoses. Ce qui fascine Ovide (comme Spinoza) c'est la variation continue qui traverse les corps au gré de leurs métamorphoses. Ce qu'incarnent ces figures mythologiques (héros/dieux/statues), c'est une exacerbation de la puissance de vie qui leur permet d'être affectées par "de singulières  variations dans la puissance d'exister",{{cf. Gilles Deleuze, "IMAGE MOUVEMENT/ IMAGE TEMPS", Cours Vincennes: Kant, le temps, Nietzsche, Spinoza, 13/12/1983: "Mais percevoir l'entre deux choses, percevoir ce qui n'a pas de forme, tout ça, qu'est-ce que ça implique? Ça implique /.../de singulières variations dans la puissance d'exister. "}} fussent-elles considérables, sans que pour autant leur rapport constituant ne soit détruit.

1. L'Eros de l'art ou les artistes vénusiens

1.1. Le désir ou la métamorphose de l'inerte en vivant

La statue de Pygmalion n'est pas une oeuvre démiurgique mais une oeuvre de la métamorphose. Pygmalion ne cherche pas à concevoir une créature artificielle capable de devenir une vraie femme, d'autant que, lorsqu'il crée sa statue, il est dans un état de rejet total des femmes réelles.{{cf. Ovide, Les Métamorphoses, X: "Témoin de leurs fureurs criminelles et révolté des vices sans nombre qui dégradent le coeur des femmes, Pygmalion vivait libre, sans épouse, et longtemps sa couche demeura solitaire. Cependant son heureux ciseau, guidé par un art merveilleux, donne à l'ivoire éblouissant une forme que jamais femme ne reçut de la nature, et l'artiste s'éprend de son oeuvre."}} Mais Vénus métamorphose ce "misogyne" en lui instillant un tel désir qu'il la prie de lui donner comme épouse une femme semblable à sa statue. Se mirer dans son oeuvre ne suffit plus à Pygmalion dès lors qu'il est animé par l'Eros qui le conduit à guetter tout signe d'altérité qui pourrait manifester que cette statue n'est plus un ivoire mais un corps{{Ibid.: "Ce sont les traits d'une vierge, d'une mortelle; elle respire et sans la pudeur qui la retient, on la verrait se mouvoir; tant l'art disparaît sous ses prestiges mêmes. Ebloui, le coeur brûlant d'amour, Pygmalion s'enivre d'une flamme chimérique. Plus d'une fois il avance la main vers son idole: il la touche. Est-ce un corps, est-ce un ivoire? Un ivoire! non, il ne veut pas en convenir. Il croit lui rendre baisers pour baisers; tour à tour il lui parle, il l'étreint; il s'imagine que la chair cède à la pression de ses doigt; il tremble qu'ils ne laissent leur empreinte sur les membres de la statue. /.../il la comble de caresses".}} capable de s'émouvoir des caresses d'un autre corps, de s'éveiller au plaisir et au désir. Le signe que la statue commence à s'animer de vie, c'est la puissance vitale d'Eros capable de briser la froideur frigide de cette statue d'ivoire.{{Ibid.: "il se penche sur le lit, il couvre la statue de baisers. Dieux! ses lèvres sont tièdes; il approche de nouveau la bouche. D'une main tremblante il interroge le coeur: l'ivoire ému s'attendrit, il a quitté sa dureté première; il fléchit sous ses doigts./.../Pygmalion s'étonne, il jouit timidement de son bonheur /.../alors, seulement, l'artiste de Paphos, dans l'effusion de sa reconnaissance, répand tout son coeur aux pieds de Vénus. Enfin ce n'est plus sur une froide bouche que sa bouche s'imprime. La vierge sent les baisers qu'il lui donne; elle les sent, car elle a rougi".}} Qu'est-ce qu'un corps inerte: c'est un corps fermé au désir (inspiré comme ressenti). Le désir de Pygmalion participe à la métamorphose de sa statue. Mais qu'est-ce qui inspire le désir de Pygmalion jusqu'au délire? C'est cette étrange créature face à laquelle il ne sait plus: "Est-ce un corps. est-ce un ivoire?". L'acmé du désir est suscité par ce tremblement entre l'artificiel et le vivant. Qu'est-ce qui inspire le désir (et, par excellence, le désir de l'artiste)? Un corps qui oscille entre le vivant et l'artificiel. La métamorphose ne peut s'accomplir sans l'artifice de l'art qui exacerbe le désir donateur de vie de l'artiste vénusien. La métamorphose de l'inerte en vivant est l'accomplissement de la statue comme oeuvre d'art. Littéralement, l'inerte, c'est ce qui est privé d'art.{{cf. Nouveau Dictionnaire étymologique et Historique, Larousse: inerte: /.../du lat. iners, incapable de ars". (art: /.../du lat. ars, artis)}} Fondamentalement, le désir de Pygmalion de voir son oeuvre devenir vivante est un désir d'art.

1.2. Quand le désir rend artiste (l'"oeuvre au bleu" de l'oiseau jardinier)

Le désir et l'art auraient dont  partie liée avec le vivant. A tout le moins pour cette "exception humaine" qui transcenderait, par l'irruption symbolique de l'art, l'animalité de l'Eros. Cependant, à faire de l'art l'exclusivité jalouse de l'Homo Sapiens, on s'expose à la fable de l'irruption démiurgique, ou ex nihilo, de la dimension esthétique et artistique. Si l'on admet que l'art relève d'une phylogenèse, D. Lestel suggère qu'il est "plus rigoureux et plus fécond de chercher le socle de la pratique artistique (/.../qui en est une condition nécessaire mais non suffisante)"{{cf. D/ Lestel, "Art et esthétique peuvent-ils s'animaliser?", in Journée IMéRA, "Art, Culture, Théorie de l'évolution", 22 octobre 2009, Maison Méditerranéenne des Sciences de l'Homme, Aix-en-Provence.}} en approfondissant l'observation des singularités animales{{Ibid.:"l'hypothèse que ce socle phylogénétique des pratiques artistiques /.../se trouve en particulier dans la pratique des singularités/.../qui distinguent certains animaux des autres, ou des groupes d'animaux des autres groupes". Cette hypothèse se trouverait "déjà chez Darwin, dans son concept de sélection sexuelle, et plus récemment, on en trouve /.../une version particulièrement intéressante chez E. Dissanayaké pour qui l'originalité est une compétence très utile dans l'espace de séduction, chez de nombreuses espèces".}} (comme le chant des oiseaux). Or il est une espèce d'oiseau qui se singularise entre toutes par une activité qui s'apparente davantage aux arts plastiques, comme en témoigne Rothenberg: " une pile de cuillères en plastique bleues, en plein coeur de la forêt tropicale australienne. Ce que j'ai pris pour des détritus était en fait ma première découverte des origines de l'art /.../"Qui a construit ça?" demandai-je. "Un jardinier satiné mâle", sourit Syd [l'ornithologue]. "Cette création n'est pas un nid, mais une sorte d'oeuvre qu'il construit dans l'espoir d'attirer une femelle qui vienne le visiter et observer sa performance à l'intérieur et autour- et s'il a de la chance, de se prêter à un accouplement". -"Et les cuillères?"/../-"Ah, j'avais presque oublié, dit Syd. Construire cette hutte ne suffit pas à cet animal. Il lui faut encore la décorer- avec quelque chose de bleu. Fleurs bleues, coquillages bleus, plumes de perruches bleues. Il leur arrive de peindre des objets de pigment bleus qu'ils vont moudre avec leur bec dans la pulpe de fruits".{{cf. D. Rothenberg, "Les oiseaux jardiniers et la place de l'art dans l'évolution" (traduit de l'anglais par B. Lanaspeze), Hournée "Darwin et l'esthétique" (MIM), Colloque Darwin, 22-24 octobre 2009.}}

Avec ce pigment fabriqué pour peindre avec la couleur désirée, on ne peut plus nier le caractère plastique de cette activité animale capable en outre de détourner des objets standardisés (pinces à linge, cuillères...) pour les inscrire dans son lieu d'exposition. De l'esthétique érotique du bleu, ou quand le désir rend artiste. L'Eros participe à la phylogenèse de l'art. Mais, avant Pygmalion,{{Tout comme l'oiseau jardinier, Pygmalion fait des offrandes et des cadeaux à celle qu'il désire (cf. Ovide, Les Métamorphoses, X: "tantôt il lui prodigue les dons chers aux jeunes filles, coquillages, pierres brillantes, petits oiseaux, fleurs de mille couleurs"). Mais alors que l'"oeuvre" de l'oiseau jardinier faite de ces "coquillages, fleurs etc.." est offerte au plaisir visuel de la femelle qu'il désire attirer, dans le mythe de Pygmalion, l'oeuvre et l'être  désiré sont  confondus et les cadeaux, sans se confondre avec cette oeuvre, lui sont, en revanche, adressés.}} c'est un oiseau qui a été le premier artiste vénusien,  déconstruisant la frontière hermétique entre animal et humain. Le mythe de Pygmalion va même jusqu'à outrepasser la frontière entre l'inerte et le vivant. Bien plus qu'à la "fable démiurgique" à laquelle on l'a réduit, c'est à ce continuum métamorphique du vivant que font écho les démarches les plus radicales de certains artistes du Bioart qui interrogent l'humain "en termes de continuité avec les autres espèces et avec la matière inerte".{{cf. Louise Poissant, "L'art de réinventer la vie", in Art et Biotechnologies, Presses de l'Université du Québec, 2005, pp.  6- 8 :"Sans doute la voie la plus radicale, tant par ses finalités que par les moyens qui s'y déploient, elle a cependant déclenché quelques démarches très audacieuses. C'est le cas notamment du groupe australien Tissue Culture & Art /..../ "Mais l'essentiel, pour nous, c'est qu'à long terme, nos travaux confrontent l'observateur avec la conscience du fait que la vie est un continuum entre divers êtres métabolisants ainsi que la transition de la vie à la mort et du vivant au non vivant./.../"/.../ TC&A remet aussi en question un dogme qui sert de fondement à plusieurs positions éthiques, celui de la discontinuité entre le vivant et l'inerte. /.../Il ne s'agit pas ici de faire le procès des principes civilisateurs, mais d'examiner pourquoi il est devenu si problématique d'imaginer la vie humaine en termes de continuité avec les autres espèces et avec la matière inerte." On notera également la démarche artistique radicale de Art Orienté Objet dans cette mise en question de la coupure animal/humain que ce soit dans des performances internalisant cette "frontière" par une posture empathique ou par la création d'oeuvres "s'adressant" aux animaux (en l'espèce des oiseaux).}}

2. De Pygmalion au nano-bioart: l'incidence de la réduction d'échelle

2.1. Microvénus

La plupart des artistes du Bioart ne s'inscrivent pas, à l'instar de Pygmalion, dans la filiation des artistes vénusiens. L'Eros, en tant que principe de la puissance vitale, est curieusement absent de la plupart des oeuvres de l'"Art biotech" qui pourrait parfois apparaître comme un "art puritain". Le positionnement de J.Davis est, à cet égard, singulier. Il déclare:"L'ADN est le sexe. Il est la Vénus de l'Eve mitochondriale,{{J. Davis, "L'origine du monde", in L'art biotech' (ss la dir. J. Hauser), Filigranes Editions, 2003, p. 63: "Ironiquement, l'avancée de nos connaissances en génétique moléculaire humaine a révélé une très antique généalogie matriarcale. Après examen détaillé de l'hérédité mitochondriale, les scientifiques ont conclu que tous les hommes actuels descendent d'une seule femme qui vivait il y a environ 200 000 ans, la fameuse "Eve mitochondriale".}} mais aussi de l'explosion précambrienne et de toutes les autres époques de diversification biologique/.../.En ce sens, il est réellement l'Origine du monde."{{Ibid., p. 63.}} Réduire le sexe à l'ADN, quoi de plus désincarné. Pourtant, J. Davis n'en réinjecte pas moins ce symbole sexuel par excellence qu'est l'oeuvre censurée{{En étant inscrite dans l'ADN d'une bactérie comme pour l'oeuvre précédente de J. Davis (Microvenus), cette oeuvre conserve une part d'invisibilité ("L'ADN tout comme l'Origine du monde de Gustave Courbet, a passé la majeure partie de son existence hors de la vue des hommes, attendant d'être révélé") mais atteint la capacité de reproduction inédite de Microvenus: "Elle est maintenant sans doute le dessin le plus massivement reproduit de l'histoire humaine."}} de Courbet ("l'Origine du monde") au sein même de l'ADN d'une bactérie J. Davis assume son écart au puritanisme : "j'ai choisi le nu féminin comme sujet".{{J. Davis, "L'origine du monde", op.cit.., p. 63.}} Si son travail avec l'ADN l'apparente à "l'Art biotech", sa spécificité se marque en deux points remarquables: le développement de ces oeuvres sous le signe de Vénus et leur réalisation inédite à une nano échelle. Vénus est ici convoquée à juste titre comme figure emblématique de la puissance de vie devenue une icône à ce titre dès la préhistoire.{{Ibid. p.69: "Le principal message de Microvenus /.../C'est cette vitalité que, précisément, les artistes ont toujours cherché à capturer et à maîtriser /.../A l'exception de quelques épisodes de censure idéologique ou religieuse, l'histoire mondiale de l'art est avant tout celle d'un engouement pour toutes les formes de vie- en particulier celles liées au corps humain lui-même. Puisqu'elles ont été produites à grande échelle durant des dizaines de milliers d'années, les figurines néolithiques de "Vénus" représentant le corps féminin sont peut-être les principaux objets d'art créés par Homo sapiens."}} Le choix du graphe encrypté dans l'ADN d'une bactérie pour son oeuvre Microvénus reprend "un symbole simple - comme un Y et un I superposé- qui est à la fois la rune germanique représentant la vie et le tracé schématique de la configuration externe des organes génitaux féminins".{{cf. W. Wayt Gibbs, "Art as a form of life" (Scientific American, April 2001), cité et traduit en français in Catherine Voison, "Multiplications de peaux d'artistes et autres curiosités biologiques reproductibles", in Revue SO Multiples, n'°02, novembre 2008, p. 3.}} Ce dernier symbole rappelle les incisions marquant la vulve des statuettes préhistoriques retrouvées à Chypre{{cf. J. Karageorghis, Kypris, The Aphrodite of Cyprus /Ancient sources and archeological evidence, A.G. Leventis Foundation, Nicosia, 2005, p. 11: "There must be a reason why Gree mythology placed the birth of Aphrodite in Cyprus, and particularly in Paphos. Recent archaeological finds have revealed that the southwestern region of Cyprus - and especially Souskiou, east of Paphos near the site of Aphrodite"s sanctuary in Palaepaphos, and Lemba and Kissonerga, north of Paphos- was the craddle of a fertility cult during the Chalcolithic period, mainly during the 4th-3rd millenia B.C. This religious phenomenon occured in this specific area of Paphos and assumed special features. It may have developed during the Late Neolitic period when interest in the manifestation of sex grew. Throughout the Early Neolithic period, the few stone idols produced had no indication of sex. On late Neolithic sites, however,stone representations of various sized phalli gradually began to appear. These representations may have preceded those of female figures, the earliest of which were stone idols incised with lines schematically indicating triangular breasts and a deep vulva."}} où ce culte d'une déesse de la fécondité et de la sexualité s'est prolongé par celui d'Aphrodite, en particulier à Paphos (ville dont la légende rapporte la fondation au fils engendré par Pygmalion et sa statue).{{cf. "About Paphos": "Paphos dates back to the Neolithic period and was the home and cult centre of Aphrodite Kypris, the major goddess and patron deity of Cyprus. Paphos was founded by Paphos, son of Pygmalion and Galatea. Pygmalion made an ivory statue of a woman, which was so beautiful that he fell in love with it. Aphrodite took pitu on his love and brought the statue to life. Pygamlion then married Galatea and they had a son, Paphos. Out of gratitude to Aphrodite for his parents' happiness and his own birth, Paphos founded the city that took his name, and dedicated it to her. He founded it near the place where the goddess Aphrodite emerged from the foaming sea, and built the first large temple to her on the summit of the neighbouring hill." (http://www.villa-mosaica.com/cyprus-villa/about-paphos.php)}}

J. Davis ne fait pas écho à Pygmalion, seulement, en tant qu'artiste vénusien ou par son clin d'oeil à sa "figure imposée".{{J. Davis, "L'origine du monde", op.cit.., p. 70: "Le fait que je puisse maintenant construire de minuscules morceaux de matériaux inanimés, puis leur "donner vie", est un "rêve de sculpteur". (où l'on notera la distance prise face à ce "rêve démiurgique" dans le soin à mettre "donner vie" entre guillemets)}} Il a exacerbé la particularité trop rarement commentée de ce mythe, à savoir la différence d'échelle entre Pygmalion et son oeuvre qui n'avait la taille que d'une figurine d'ivoire.{{cf. V. I. Stoichita, L'effet Pygmalion, Droz, 2008, pp. 24 - 29: "l'acte de sculpter l'ivoire, tel qu'Ovide le met en avant (sculpsit ebur/formamque dedit), ne peut s'appliquer à une statue grandeur nature/.../. Il faut imaginer la statue de Pygmalion, taillée et façonnée dans l'ivoire, comme une statuette de dimensions réduites. Dans le récit ovidien /.../l'auteur se garde bien d'expliciter le miracle de la double "métamorphose" qui suivra et qui implique donc non seulement un passage de l'"os" à la "chair", mais aussi un agrandissement magique qui transformera une figuration minuscule en un double de dimensions humaines. /.../Les sources écrites et iconographiques /.../préfèrent éluder les épineuses questions concernant la "rupture d'échelle" impliquée par le phénomène de la "métamorphose". Les exemples où Pygmalion est représenté en train de façonner une statuette de dimensions réduites sont rarissimes, mais démontrent quand même que cet aspect ne fut pas complètement occulté. /.../Toute une série de figurations, la plupart de l'époque hellénistique, documentent l'existence de statues féminines de dimensions réduites, très souvent nues. Elles se trouvent d'habitude représentées sur des stèles, dressées à la mémoire de très jeunes filles, d'où parfois la confusion avec des poupées. /.../Les vraies poupées antiques, découvertes dans les tombeaux des jeunes filles, sont réalisées d'habitude en terre cuite mais parfois aussi en ivoire ou en bois. Elles compensent en quelque sorte ce que leur enlève un modelé plus sommaire par l'articulation des membres. Ces propriétés sont complémentaires, puisque le modelé (élément d'animation mimétique) et l'articulation (élément d'animation mécanique) sont des moyens différents d'atteindre le même objectif de simulation du vivant."}} Avant d'être l'oeuvre de la métamorphose de la déesse,{{Rappelons que l'union physique de Pygmalion avec sa statue animée, qui a été traduite par la phrase "Cet hymen est l'ouvrage de la déesse: elle y préside", est mentionné par Ovide en ces termes: "Conjugio, quod fecit, adest dea" où "adest" signifie, littéralement, qu'elle y "est présente". Une lecture possible est que Vénus anime de vie de sa présence cette statue en laquelle elle se métamorphose. Rappelons qu'Ovide ne désigne pas cette statue sous le nom de Galathée, et que cet autre fragment de son récit corrobore cette lecture: "Pygmalion s'étonne; il jouit timidement de son bonheur, il craint de se tromper; sa main presse et presse encore celle qui réalise ses voeux. Elle existe". Cette lecture est en outre congruente avec la pratique hiérogamique (le "mariage sacré" entre le Roi-prêtre et la déesse, par l'entremise de sa statue) dont le rite était associé aux sources phéniciennes du  Mythe d'Aphrodite.}} la statuette de Pygmalion n'était qu'une "Micro-Vénus". Si J. Davis se défend de l'interprétation de l'invisibilité de ses oeuvres (due à leur nano échelle) comme "art conceptuel",{{Non seulement J David récuse l'étiquette d'art conceptuel pour son oeuvre (au motif que "à la différence du Nouveau vêtement de l'Empereur, l'ADN y compris celui de Microvenus et les invisibles cellulaires qui les contiennent est bien réel" , p 64) , mais il rappelle que, modulo une médiation technique, ses oeuvres deviennent visibles ("Les spectateurs insatisfaits de ce qu'on peut percevoir par les cinq sens "naturels" peuvent désormais avoir recours aux signaux d'équipements de télédétection pour embrasser en une fois tout un travail artistique. Grâce à cette assistance mécanique à la perception, qu'un objet soit trop gros ou trop petit pour être vu n'a plus aucune importance", p. 69)}} il revendique la tradition de la spiritualité d'un art donnant forme sensible et matérielle à l'invisible.{{J. Davis, "L'origine du monde", op.cit.., p. 64: "L'invisibilité n'est pas une idée nouvelle en art. Le travail de Yves Klein, Joseph Beuys et Wassily Kandinsky traduit leur ambition de matérialiser des forces spirituelles. Et l'art religieux aussi visualise l'invisible que ce soit figurativement, symboliquement ou abstraitement".}}

2.2. Blue Morph: sous la métamorphose du papillon, la forme auto-organisée irréductible au rêve démiurgique

Le sacré vénusien, immanent au processus vital, est voué à sortir de l'invisibilité du secret pour s'exposer, pourvu qu'un artiste sache jouer du changement d'échelle qui va rendre  sensible, non seulement la forme, mais sa capacité de métamorphose. L'oeuvre Blue Morph{{L'oeuvre Blue Morph a été réalisée grâce à la collaboration d'une artiste, Victoria Vesna  ("media art professor, Univ. of California-Los Angeles") et d'un scientifique, James Gimzewski (spécialiste de nanosciences).}} a non seulement percé le mystère scientifique{{"Les scientifiques se sont longtemps demandé quel processus était à l'oeuvre dans les formidables couleurs produites par les ailes du Morpho Bleu, ce papillon géant d'Amazonie. Et ça n'est qu'avec l'aide des nanotechnologies que le mystère de ce bleu profond a pu être percé." (cf. "Dans la peau d'une chenille" <http://www.fluctuat.net/blog/13489-Dans-la-peau-d-une-chenille)}} du "Bleu de Klein"{{Les créateurs de "Blue Morph" associent la couleur singulière du Morpho Bleu avec le bleu de Klein: "The Blue Morpho butterfly in particular interested us for the nano-photonics involved in iridescent Yves Klein magical blue color that is not pigment at all but patterns and structure." (cf. V. Vesna and J. Gimzewski, "Blue Morph", in "Organism: making art with living systems", Nov.er 13, 2007. http://music.colombia.edu/organism/)}} d'un papillon, grâce aux nanotechnologies, mais rendu sensible le rythme de la métamorphose de la chenille en papillon, en transcrivant sa vibration sous une double forme visuelle et sonore, non sans susciter la surprise: les sons issus de la métamorphose ne sont pas graduels, attestant que la transformation cellulaire se produit par à coups soudains{{"The optics areno doubt fascinating but the real surprise is in the discovery of the way the cellular change takes place in a butterfly. Sounds of metamorphosis are not gradual or even that pleasant as we imagine it. Rather the cellular transformation happens in sudden surges that are broken up with stillness and silence." (cf. Blue Morph, "Research" <http.//artsci.ucla.edu/BlueMorph/main?html)}} dont la pulsation déchire le silence, comme une plainte...Loin des enjolivures  ornementales  associées au papillon, Blue Morph nous confronte à cette chrysalide "en travail" en éclairant la métamorphose du vivant, non comme une "harmonie préétablie", mais comme un processus dont la violence traverse l'être qui en est l'agent. La création d'une nouvelle forme n'y est pas un acte démiurgique: c'est une maïeutique.

Grâce à ses recherches sur la métamorphose de la chrysalide en papillon, Goethe a opéré un "profond travail théorique sur les processus d'auto-organisation des formes",{{cf. J. Petitot, Morphologie et esthétique/ la forme et le sens chez Goethe, Lessing..., Maisonneuve & Larose, 2004, p. 49.}} non sans incidence sur son esthétique{{Ibid., p. 66: "Chez Goethe, c'est donc la même théorie de la structure organisée qui permet de penser l'oeuvre d'art et les formes naturelles. Son esthétique est inséparable de sa Morphologie et de sa Métamorphose. "}} : "Le principe idéel, Goethe va progressivement le reconnaître dans le déploiement-redéploiement spatio-temporel d'une force organisatrice interne passant à l'existence en se manifestant spatio-temporellement. /.../La Bildung est par conséquent une dynamique morphogénétique de transformation".{{Ibid., p. 16.}} Cette valorisation de l'auto-organisation des formes va à l'encontre du rêve démiurgique{{Ibid., pp. 67-68: "Dans les philosophies de l'histoire opère toujours d'une façon ou d'une autre l'illusion transcendantale - la "présomption fatale" dirait Friedrich von Hayek- que la liberté peut dépasser la finitude, qu'il existe un inconditionné nouménal permettant à l'homme de devenir le démiurge de sa propre histoire et, par le triomphe d'une volonté constructiviste,de s'instituer comme maître de son destin. Goethe a dénoncé cette illusion. Il avait compris qu'il existe un domaine de réalité, celui de l'organisation et de la complexité, de la morphologie et de la structure, qui est commun à la nature et à la culture, et que la transgression de cette unité est le péché politique par excellence, la mort de la liberté et la source de tous les despotismes." Si cette visée critique semble trop réductrice sur la philosophie de l'histoire, elle pointe en revanche  les écueils politiques,  privateurs de liberté,  des logiques démiurgiques.}} qui n'a de cesse de prétendre apporter au vivant une finalité qui lui viendrait de l'extérieur.{{Ibid., p.49: "Comme Kant, Goethe a établi une identité profonde entre l'être vivant (Naturwerk) et l'oeuvre d'art (Kunstwerk). Il écrit dans une lettre à Zelter du 29 janvier 1830:"C'est l'immense mérite de notre vieux Kant envers le monde; et je peux aussi dire envers moi, que de placer, dans sa Critique de la Faculté de Juger, l'art et la nature l'un à côté de l'autre et de leur accorder à tous les deux le droit d'agir sans finalité (Zwecklos) en fonction de grands principes (...) La nature et l'art sont trop grands pour poursuivre des fins et ils n'en ont pas besoin, car il y a partout des corrélations -Bezüge) et les corrélations sont la vie."}}

Au delà du "rêve démiurgique": prospective ?

Ce "rêve démiurgique" auquel on a voulu prêter la figure de Pygmalion, est un rêve des technosciences dont elles s'approchent, non sans danger. Les créatures artificielles  vivantes (y compris hybrides)  sont à portée de main des technosciences{{Comme en témoigne cette souris transgénique sur le dos de laquelle s'est développée une oreille humaine, dont l'image a connu une médiatisation particulière.}}. Dès lors la question ouverte est la suivante: les artistes sont-ils condamnés à la surenchère par rapport à ces nouvelles potentialités démiurgiques des technosciences appliquées au vivant? Ou bien la révolution biotechnologique (et l'horizon de "création in vivo" qu'elle ouvre) peut-il, à l'instar de la révolution photographique, engager l'art dans une "crise salutaire"? Face à la "concurrence" de la photographie, la peinture, lasse de rivaliser sur ce qui était supposé être son "terrain d'élection" (à savoir la reproduction fidèle de la vie)  a fini par faire émerger une nouvelle spécificité de la peinture: l'art abstrait. Se pourrait-il que l'art actuel soit capable de résister à la tentation de surenchérir face à la "concurrence" des technosciences du vivant quand au "rêve démiurgique" de donner vie à des créatures artificielles (à l'image, ou non, des humains)? Quelles nouvelles formes d'art le renoncement à cette "concurrence" pourrai-t-il faire advenir?

Tout comme l'art abstrait avait renoncé au projet artistique de reproduire le réel, se pourrait-il que l'art futur renonce à concevoir des créatures artificielles à l'image de l'homme (voire du vivant) et invente des automates, des artefacts qui ne ressemblent plus à des hommes et nous confrontent, vraiment, au "tout autre"? Ou bien, à défaut de concevoir ce qui excède l'imitation des espèces connues, se pourrait-il que pour s'excentrer de ses limites, l'art se défasse de l'idéologie de l"'exception humaine" (indissociable du "rêve démiurgique") et soit prêt à "repenser la notion de pratique artistique elle-même dès lors qu'on est prêt à l'ouvrir à des agents non humains"{{cf. D/ Lestel, "Art et esthétique peuvent-ils s'animaliser?", op. cit.}} pour explorer ce "socle de l'activité artistique" au sein des autres espèces? Enfin, au lieu de chercher à métamorphoser l'inerte en vivant, l'art va-t-il s'intéresser à la puissance de résistance de l'inerte et, au delà, à tout ce qui résiste, irréductiblement, au "passage au vivant", voire au "passage au réel"? A l'ère où les technosciences exacerbent la force d'actualisation des "rêves" dans le réel, l'art peut-il réouvrir la puissance de l'imaginaire dans son irréductibilité au réel? Se pourrait-il que la forme privilégiée d'un "art vénusien" soit l'imagination{{Sur les relations entre Eros et Imagination, cf. I. Rieusset-Lemarié,  "Le retour d'Eros dans l'Esthétique?", Communication au Colloque International organisé par  l'Association Tunisienne d'Esthétique et de Poïétique à Hammamet les 15 et 16  mars 2009.}} ? Se pourrait-il que la capacité de l'imagination à excéder l'actualisation dans le réel soit un des ressorts de la puissance de la vie? Se pourrait-il que le vecteur privilégié de la métamorphose soit l'"imagination créatrice"?