« L’illusion en partage »
Au croisement d’illusions sensitives et intellectuelles, les œuvres d’art ont en commun avec des champs non artistiques – où la notion d’illusion prend d’autres appellations pour recouvrir des fonctions similaires, telles qu’idéologie et croyance –, une procédure intentionnelle : celles et ceux qui usent de l’illusion le font intentionnellement en vue de « se jouer », de tromper, de produire du faux, de conduire à une adhésion, de distraire, de représenter le vraisemblable, de nous transporter dans un monde imaginaire. L’intentionnalité de l’illusion, y compris à l’égard de soi – condensée dans la formule « je me suis illusionné » – se présente souvent en un double aspect : la croyance erronée relativement à la réalité et la croyance à une fiction. Il faut accepter pour un moment l’illusion de telle fiction pour qu’elle puisse opérer, mais y adhérer excessivement conduit à cheminer dans l’obscurité au sein de la réalité. Cette duplicité de l’illusoire véritable et de l’illusoire fictionnel, aux relations instables, entremêlées, floues, conduisit Freud à écrire L’Avenir d’une illusion[1], une critique en règle de la culture et de la civilisation, et, dans le même temps, à défendre régulièrement le bénéfice que l’on pouvait tirer de l’illusion de la fiction. Car l’ambivalence tient à ce que nous cherchons dans cette même culture des substituts à certaines réalités douloureuses, et sommes amenés « à chercher dans le monde de la fiction, dans la littérature, dans le théâtre, un substitut à ce que la vie nous fait perdre. […] Là seulement se trouve réalisée la condition qui pourrait nous permettre de nous réconcilier avec la mort, à savoir : conserver encore, en dépit des vicissitudes de la vie, une vie à l’abri de toute atteinte[2] ». Le rôle fondamental des œuvres d’art serait donc de nous faire croire que nous pourrions enfin, même momentanément, conserver la vie à l’abri de la mort, conserver les vies par-delà les innombrables morts. Ce qui est la toute première illusion. Mais une illusion qui agit, pour ainsi dire autant à l’abri de la vie que de la mort, car l’illusion produite par l’art n’est ni l’une ni l’autre, étant, simultanément, l’une et l’autre. Les fictions artistiques ont cette capacité inouïe de nous mettre en présence d’une absence et en l’absence d’une présence, de sorte que l’illusion est à son apogée lorsque nous revivons des œuvres d’art en en faisant l’expérience concrète, expériences émouvantes et fortes dont nous savons pertinemment qu’elles ont pris consistance à propos de fictions.
Qu’il s’agisse de jeux de faire semblant, de forgeries, d’imaginaire, de fictions, l’autre point commun avec des champs où domine l’illusion est que son efficace n’est possible qu’en raison de son partage. L’illusion de l’art n’est effective que si les individus acceptent qu’elle opère sur eux en tant qu’illusion, autrement dit, en tant qu’elle est instituée socialement. Ce constat n’est pourtant pas l’aboutissement dernier de l’illusion socio-esthétique volontaire, car si l’illusion est instituée, elle est surtout instituante. Cela en plusieurs domaines, dans la mesure où l’art, les arts, l’esthétique, de même que la pratique et la réception artistiques forment un cas singulier d’une philosophie ou d’une poétique de l’action dont les retombées sont visibles à même la société, certes indirectes et obliques, puisque leurs manières d’agir passent avant tout par l’illusion, mais qui n’en demeurent pas moins entrelacées aux faits sociaux dans leur globalité. S’ouvre alors un conflit interne à la démarche instituée et instituante du socio-esthétique : l’illusion esthétique est à la fois socialement partagée – donc constitutive de liens pratico-moraux – et dissenssuelle, puisqu’elle engendre des rejets et des oppositions.
L’illusion artistique étant un assentiment lors de sa réception par notre jeu de faire-semblant, il faut à la fois se défaire de l’idée de passivité de la part du récepteur supposé être la dupe d’un tour habile et de la puissance du créateur parfaitement libre de créer de toute pièces un monde d’apparences. Tous les participants savent qu’ils ont affaire à une illusion, la recherchent d’ailleurs pour s’en délecter, mais ce serait réellement tomber dans le panneau que de croire que ces divers renvois et réseaux illusoires et d’illusions n’ont d’autres finalités qu’eux-mêmes. Le propre de l’illusion est de faire croire qu’elle n’est qu’illusion, qu’elle est juste une illusion, et qu’ainsi la pure illusion serait libre de toute attache sociale. Revendication impossible, car l’institué implique inévitablement l’instituant. La pure autonomie du jeu et de la fiction de l’art, qui fut pendant longtemps la méta-illusion dominante – et, en ce sens, une immense réussite –, a occulté ou relativisé ses implications et incidences pratico-morales dans les structures sociales, cela au point de parvenir parfois à faire passer l’illusion erronée de la réalité pour une supra-illusion artistique et esthétique. En tant que « fait social total », l’œuvre d’art joue ainsi de l’illusion comme fait esthétique autonome et comme fait social intégré, sa présence nous enjoignant continuellement de choisir quels forme et genre d’illusion nous voulons pour nous représenter individuellement et sociopolitiquement. Savoir que les autres savent que nous sommes conscients de tous partager telle ou telle illusion esthétique et artistique ne signifie nullement que toutes les illusions se valent, ni qu’elles ne sont pas fausses, manipulatrices, dangereuses sur le plan socio-esthétique. Située entre illusion noire et illusion blanche, l’illusion esthétique occupe cette zone grise requérant le partage, mais un partage simultanément participatif et critique. La critique étant, notamment, l’art de démêler le vrai du faux.
À maintes reprises Pierre Bourdieu est revenu sur la notion d’illusio, précisément liée à l’art et à ses champs[3]. Dans « L’illusio et l’œuvre d’art comme fétiche », il souligne que « Chaque champ produit sa forme spécifique d’illusio, au sens d’investissement dans le jeu qui arrache les agents à l’indifférence et les incline ou les dispose à opérer des distinctions pertinentes du point de vue de la logique du champ, à distinguer ce qui est important […] Mais il est tout aussi vrai qu’une certaine forme d’adhésion au jeu, de croyance dans le jeu et dans la valeur des jeux, qui fait que le jeu vaut la peine d’être joué, est au principe du fonctionnement du jeu, et que la collusion des agents dans l’illusio est au fondement de la concurrence qui les oppose et qui fait le jeu lui-même. Bref, l’illusio est la condition du fonctionnement d’un jeu dont elle est aussi, au moins partiellement, le produit[4]. » Cette simple explication de l’illusion comme condition et produit du jeu, donc d’elle-même en tant qu’autopoïèse de l’illusion ludique de l’art, met au jour le champ dans lequel elle s’insère et dont elle est aussi, pour partie, le produit. En révélant les conditions de production et de création, le réseau des agents, des acteurs, des récepteurs, de tous les circuits du monde de l’art, apparaît ainsi à nu la première couche de la production de la croyance à l’art qui est son autonomie, voire sa pure autonomie. L’illusion est donc, par un côté, la condition du jeu de l’art – croyance en son autonomie – et, par un autre, son produit — encastré dans le social, l’économique, le sociopolitique, l’éthique, le faisant alors dépendre d’autres champs. L’idée, encore largement partagée, que l’art est une sphère autonome et à part de la réalité sociale est précisément une fabrication de l’illusion pour se maintenir en dehors de celle-ci comme produit, tout en faisant accroire qu’elle est la condition de certaine structure sociale, dont le nom n’est autre que celui de « culture artistique ». Si la culture artistique est gouvernée par une croyance collective dans le jeu (illusio), il ne faut pas omettre que tout jeu, y compris celui de l’art, et sans doute plus encore celui de l’art, possède des enjeux, et, à cet égard, il n’est pas entièrement gratuit, sans finalité ni fonction. Conçu et fabriqué pour faire illusion, l’art participe d’une activité et d’une pratique sociale. En dernière instance, l’art fait quelque chose, produit des effets, il agit et fait agir, et peut être compris sur ce plan comme une philosophie de l’action.
Outre cette autoproduction de l’illusio de l’art comme pure autonomie, Bourdieu insiste également sur le mythe créateur et autocréateur de l’artiste libéré de tout ancrage sociohistorique. Il ne s’agit nullement de nier qu’il crée, mais plutôt de relativiser ce mythe de la créativité en la replaçant à nouveau dans le champ de son illusio : « Le producteur de la valeur de l’œuvre d’art n’est pas l’artiste, mais le champ de production en tant qu’univers de croyance qui produit la valeur de l’œuvre d’art comme fétiche en produisant la croyance dans le pouvoir créateur de l’artiste[5]. » Le terme « fétiche », du portugais « feitiço » (lui-même tiré du latin facticius, factice), qui provient à la fois de faire, de feindre, de faux et d’artificiel, résume clairement l’activation et l’effet visés par l’illusion, car il s’agit bien de faire quelque chose ou de faire un objet en vue d’exercer un pouvoir sur tels situation, personne, groupe, communauté, pouvoir qui, lui, n’est pas illusoire, mais effectif. Pour que le fétiche puisse affirmer son pouvoir, il faut croire qu’il puisse l’exercer, cela d’un commun accord entre le détenteur du fétiche (le créateur, l’artiste, l’institution) et ceux qui le révèrent et l’admirent (le public), tous ayant conscience, dans le même et seul mouvement de cette croyance, que cela n’est qu’un jeu. Le principal pouvoir du fétiche artistique est de produire des valeurs esthétiques, mais en tant qu’illusion. Les autres pouvoirs qui en découlent sont qu’il donne l’illusion que ces valeurs sont atteignables dans l’art alors qu’elles sont inabordables dans l’existence concrète. S’il ne peut proposer cela, l’illusion disparaît aussitôt — ne reste que la désillusion. Cependant la volonté de croire au jeu de l’art et à ses illusions est tel, le désir étant d’autant plus renforcé qu’il est refusé dans la réalité quotidienne, que toutes sortes de fétiches sont convoqués régulièrement et rituellement afin de repousser la majorité des divers champs qui pourraient venir troubler la croyance, l’illusion, les jeux de la fiction. Ce qui permet d’oblitérer, c’est l’un des buts, le pourquoi de la formation de l’illusion et de ses multiples usages.
Sur son versant négatif, l’illusion sert ainsi à masquer les différentes valeurs d’usages esthétiques, les valeurs symboliques qui constituent la société concrète. Cette forme d’illusion ne cesse de séparer sphère de l’art et sphères pratico-morales, sociopolitiques, économiques, pour renforcer son pouvoir sur ces dernières, et, simultanément, mêle continuellement les valeurs sociales aux valeurs esthétiques, cela toujours par le biais de l’illusion de l’art, de sorte que l’on pourra ainsi imposer opportunément dans le social ce qui était, non pas impossible, mais vraisemblable. Ce tour de passe-passe qui consiste à transmuer le vraisemblable, le possible, le plausible artistique et esthétique en réalité concrète et instituante socialement est l’attirail de base de tout parfait petit illusionniste. On pourra rétorquer que le public n’est pas si naïf ; mais à examiner ce que parviennent à accomplir certains artistes, il est facilement hypnotisable. L’hypnose et l’illusion jouent d’ailleurs du processus de l’induction, pouvant faire croire presque tout ce que l’on souhaite à la personne qui s’y trouve soumise. On peut citer nombre d’exemples à l’époque du « peintre de la vie moderne », défendue par Baudelaire, puisque la collusion des institutions académiques, artistiques, économiques, sociopolitiques a réussi a donné l’illusion pendant presque tout le XIXe siècle que les grands artistes étaient les Pompiers, les Académiques, les Bouguereau, Meissonnier, Gérôme, les écrivains de second ordre, et non Manet, Courbet, Flaubert, Mallarmé ou Monet. De nos jours, mais une enquête approfondie et argumentée serait ici nécessaire, on retrouve largement ce genre d’illusions partagé par la majorité, par exemple, lors de l’exposition Jeff Koons au Musée national d’art moderne en 2015, qui a battu un record de fréquentation avec 650. 045 visiteurs. Sans parler des sacs réalisés en collaboration avec Louis Vuitton, lesquels reproduisent quelques peintures célébrissimes sur des supports kitchissimes, et accompagnés de propos profonds de l’artiste, tels que l’idée que les sacs « ne sont pas de simples copies de peintres. Ils en sont une transcendance. L’objet devient autre. C’est l’idée de Léonard de Vinci, et c’est Léonard de Vinci, l’être humain. Mais c’est aussi qui a aimé Léonard de Vinci, Verrocchio, Uccello […], les gens qui voient ces sacs sentent cette connexion […]. Je voulais que cela devienne de l’art, je pense que ces sacs sont de l’art. […] Pour moi, l’art est ce qui nous permet d’être plus conscients de notre vie, de notre potentiel et de ce que nous pouvons devenir[6]. » Nous sommes manifestement immergés en pleine illusion, et même en une illusion comique[7].
Afin de briser le cercle magique, hypnotisant et fétichiste de la croyance au pur jeu de l’illusion qui voile les structures véritables des valeurs d’usages esthétiques et symboliques du champ de l’art, il faut démystifier, désenvoûter, défétichiser, opposer une démarche critique, ce qui implique une réflexivité de l’illusion et de ses croyants quant aux enjeux et finalités de la croyance. Si les instances qui engendrent l’illusion peuvent, éventuellement, elles-mêmes se prendre au jeu, ce sont bien elles qui, en dernier lieu, « tirent les ficelles » du théâtre social. Une croyance socio-esthétique peut ainsi être instituée qui ne saurait pourtant contrôler et maîtriser tous les rouages, pièces et fonctions de l’instituant dans la mesure où la réflexivité de l’illusion – savoir que l’on est pris volontairement dans un jeu de faire-semblant – reviendra par nature sur ses propres conditions et finalités. S’arracher à l’illusion, ouvrir enfin les yeux, et, en ce sens, se désillusionner, peut assurément prendre du temps, voire beaucoup de temps, mais si l’on veut se rendre libres, il faudra bien sortir de la caverne pour comprendre que nous n’avions affaire qu’à des ombres portées provenant d’un extérieur réel et véritable jusqu’alors inaccessible. La différence fondamentale avec l’« Allégorie de la caverne » de Platon (livre VII de La République) est que nous nous sommes enchaînés nous-mêmes pour contempler les ombres et les illusions, cela parce qu’il nous importe et nous plaît également qu’il en soit ainsi. Nous aimons et désirons nous illusionner. Mais dès lors que nous ne pensons, ne voyons et n’agissons qu’à travers une illusion en lieu et place de la réalité concrète, le pouvoir du fétiche reprend ses droits. Qu’il reprenne, use et étende son pouvoir à nouveau n’est au final qu’une autre illusion enchâssée dans la première, puisque tout fétiche, quel qu’il soit, est fabriqué par ceux et celles qui y croient et le vénèrent. Une fois créé et investi d’un pouvoir par ses créateurs, il est alors perçu comme indépendant, ayant sa vie et son monde propre, possédant des pouvoirs surnaturels, agissant sur nous, toutes choses qui n’auraient pourtant jamais existé, jamais pris forme sans le feitiço, le faire, la fabrication du… fabricateur. Car il n’y a en réalité pas d’autre origine.
L’arrachement au monde de l’illusion est donc nécessaire à double titre : pour toute expérience d’une œuvre, la bonne distance est requise pour qu’il y ait, précisément, une véritable expérience artistique d’un objet fictionnel ; cet éloignement induit par la distance critique est d’autant plus nécessaire qu’il peut s’agir d’une illusion répressive, autoritaire, conservatrice, violente — ce dont font largement usage toutes sortes de pouvoirs et d’instances qui veulent nous maintenir dans la pénombre de la caverne. La bonne distance critique n’étant pas la reddition complète à l’illusion, à la croyance, à l’imaginaire, il n’en reste pas moins que cette distance doit comporter certaine dose d’abandon pour que la dite distance se produise, que naisse donc une croyance suffisamment forte pour nous arracher à son tour à la réalité tangible, ce dessaisissement autant que ce ressaisissement donnant son goût particulier à l’expérience en question. Ces jeux et illusions de prises et de déprises artistiques nous feraient presque oublier les valeurs et significations socio-esthétiques. À nous reporter sur les valeurs esthétiques véhiculées par les œuvres d’art, sachant que ce sont également des valeurs sociales dans l’art et par l’art, l’illusion en partage nous engage inévitablement dans des choix sociopolitiques, pratico-moraux ; nous sommes les seuls responsables de nos illusions, de nos croyances.
Dans le célèbre paragraphe 4 du premier chapitre du Livre I du Capital, intitulé « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », Marx souligne que la fétichisation de la marchandise se constitue selon un processus de croyance similaire à celui de la religion, parlant pour ces deux cas de phénomènes d’illusion. Sans pouvoir retracer ici les articulations et évolutions de la « religion de l’art » – expression due à Hegel, dont Marx fut un grand lecteur et utilisateur –, le fait est que le processus artistique a pris conscience de ce lien entre croyance et art, comme s’il avait accompli le travail historique de la révélation de l’illusion à elle-même et par elle-même. Il n’est alors pas étonnant de retrouver chez Bourdieu, avec des accents hegelo-marxiens, la problématique liée de la croyance et de l’art, mais puisée directement chez les artistes. Dans son Manet, Bourdieu commente plusieurs passages de différents textes critiques de Mallarmé où ce dernier établit un parallèle entre la croyance en religion et la croyance en art, cela plus précisément dans son article « Les impressionnistes et Édouard Manet[8] » où, filant l’analogie sur l’artiste moderne qui « prêche une nouvelle doctrine », mène une « croisade, prêchée du hauts des chaires », « investi par sa foi de la mission de guérir les âmes », il prend la défense du peintre, et demande à ses détracteurs soit de « le proclamer souverain pontife de par sa propre élection ou de le condamner en tant qu’hérétique[9] ». Le sociologue souligne alors que « Mallarmé n’oubliera pas cette idée qu’avec l’art on est dans l’ordre de la croyance : on est dans une économie d’un type particulier, une économie des biens symboliques, qui, comme toutes les économies, mais particulièrement celle-là, repose sur la croyance dans la valeur des choses échangées. […] Il faut donc redonner au mot croyance son sens véritable : dans un champ, il est question de la croyance dans le champ ; et, dans tout champ, l’hérétique est quelqu’un qui met en question, non pas la croyance, mais les défenseurs d’une forme particulière de croyance […] L’hérétique met en question la croyance dans l’institution et dans le jeu, la croyance qu’il vaut la peine de mourir pour l’Olympia […] être dans un jeu artistique […] c’est être habité par une croyance dans la valeur du jeu et dans la valeur des enjeux qui sont inhérents à ce jeu[10] ». Nous retrouvons ainsi les deux formes d’illusion : celle qui use de toutes sortes d’artifices pour maintenir l’orthodoxie esthétique, artistique, socio-économique et politique, et l’autre qui, suivant une voie très différente, devient hérétique. Mais les deux – comme le souligne Mallarmé et, à sa suite, Bourdieu – recourent toujours à l’illusion : l’hérétique, qu’il soit artiste, critique ou groupe d’opposants esthétiques, croit simplement à une illusion tout autre. Le péril qui guette continuellement l’hérétique, surtout celui d’avant-garde, subversif, pourfendeur de l’ordre établi, est qu’en troquant une illusion pour une autre, donc un fétiche pour un autre, il peut sombrer dans le fétichisme : la croyance ou l’illusion que son fétiche est le seul, l’unique, le vrai.
Les analyses concernant le caractère fétichiste de la marchandise marxien seront longuement reprises par Adorno et Marcuse en étant adaptées à la culture et à l’art, cela en insistant sur les atours qu’ont pris les illusions lorsque par le biais du nouveau fétiche esthétique elles sont passées au service de la domination et de la réification, et l’on pourrait ouvrir diverses pistes en passant par l’analyse du simulacre chez Baudrillard, par Luc Boltanski et Ève Chiapello et leur examen de la « critique artiste » dans Le Nouvel esprit du capitalisme, ou encore Daniel Bensaïd dans son essai Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, parmi nombre d’auteurs.
Les dénonciations répétées des coulisses où se fabriquent les illusions qui deviennent à leur tour d’autres boîtes noires à illusions mettent au jour le double aspect de l’illusion : à la fois ou tour à tour régressive et dynamique, conservatrice et critique, orthodoxe et hérétique, comme si les deux parties étaient si parfaitement solidaires que notre aliénation à leur domination semble inévitable. Est apparu récemment une notion qui semble pouvoir résoudre le paradoxe de l’illusion artistique nécessaire à sa critique en tant qu’illusion et de la critique comme seconde illusion nécessaire au maintien de l’art, qui est celle de l’immatériel, notion qui recouvre génériquement les productions artistiques, esthétiques et culturelles. L’immatériel de l’art et de l’esthétique ne peut se réduire au quantifiable, au mesurable, au prix – on ne saurait confondre le prix d’une œuvre avec sa valeur esthétique –, de sorte que la production immatérielle échapperait aux anciens paramètres, conditions et structures qui façonnaient l’art et les œuvres, et dont nous sommes pourtant encore largement tributaires. Mais un doute terrible point aussitôt, car si nombre de traits de l’ancien caractère fétichiste de l’art n’ont plus cours, ne sont plus valides ni viables, ne risque-t-on pas de s’illusionner une fois encore en passant au stade du fétichisme de l’immatériel ?
Plus exactement, du fétichisme de la valeur de l’immatériel, et, tout logiquement, de la valeur immatérielle. L’illusion de l’art impliquant l’assentiment, l’entente implicite ou explicite, l’accord partagé ou partageable à propos de valeurs artistiques et esthétiques, nous sommes bien confrontés à un choix : quelles valeurs voulons-nous voir représentées dans et par l’illusion de l’art ? Des valeurs réactionnaires, obsolètes, neutres, supposément autonomes, en somme les théories dérivées et secondaires de l’art pour l’art[11], ou bien des valeurs libératrices, émancipatrices, vivantes et critiques ? Concernant cette dernière illusion émancipatrice, il faut immédiatement et fermement écarter la reprise de l’art engagé, militant, bien-pensant, édifiant, et autres boniments moralistes. Si l’illusion de l’art émancipatrice consiste à nous faire sortir de la caverne ce n’est pas pour nous faire tomber sous le joug d’une lumière aveuglante, ce qui serait retourner à l’état antérieur par d’autres moyens. Pour mieux appréhender la possible fétichisation de cette dernière forme de l’illusion de l’art – l’illusion émancipatrice –, nous devons prendre clairement conscience que toute expérience strictement formaliste et autonomiste des œuvres et de l’art est le meilleur moyen de rendre autonome les pouvoirs du fétiche en omettant le fait que nous en sommes les créateurs. Ce que Marx, dans le contexte du circuit de la marchandise, appelait le « secret » du fétiche : « Le caractère mystique de la marchandise ne naît donc pas de sa valeur d’usage. Il ne provient pas davantage du contenu des déterminations de valeur. […] D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail dès qu’il prend la forme-marchandise ? Manifestement de cette forme même. […] Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie aussi l’image du rapport social des producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux entre des objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales[12]. » La fétichisation provient de ce que la relation à l’origine des rapports sociaux entre des personnes est transposée directement dans les objets, pourtant issus du travail, comme s’ils avaient alors leur vie propre et indépendante en dehors de celles et ceux qui les ont produit, lesquels y perçoivent alors, faussement, « des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature ». On substitue au rapport entre les humains ce rapport entre les choses, faisant, par là même, de ces « choses sensibles suprasensibles, des choses sociales ». Autrement dit, par le jeu et l’illusion de la fétichisation, le rapport entre humains est devenu un rapport entre des choses, faisant que nous-mêmes devenons des choses parmi les choses — ce que l’on nomme la réification.
En transposant au monde de l’art, nous sommes bien en présence de ce mode de fétichisation, en pleine illusion du jeu de l’art qui nous précipite dans la croyance que les œuvres d’art sont totalement détachées du social, qu’elles sont devenues autonomes, transmuées en des « choses sensibles suprasensibles, des choses sociales », en ce que leurs modes d’être et d’agir se sont substitués aux relations et interactions réelles de la société. Raison pour laquelle nous allons y percevoir « un substitut à ce que la vie nous fait perdre » pour y « conserver encore, en dépit des vicissitudes de la vie, une vie à l’abri de toute atteinte » (Freud). Démarche et expérience légitime, puisque les œuvres d’art nous représentent, sont une reconfiguration plastique de nous-mêmes, la cristallisation de la vie sociale, comme le souligne déjà Hegel dans son Esthétique, lorsqu’il affirme que l’art (le beau) est la « manifestation sensible de l’idée », donc du suprasensible – de l’immatériel – apparaissant concrètement dans du sensible — les œuvres.
Mais alors que chez Marx, cela dans le circuit de la forme-marchandise, auquel n’échappent aucunement les œuvres d’art, les choses sensibles suprasensibles sont devenues des choses sociales indépendantes, dans le fétichisme de l’immatériel se produit une parfaite inversion : les relations sociales concrètes se sont substituées aux choses sensibles suprasensibles, de sorte que ce sont cette fois les liens sociaux, symbolisés dans le sensible suprasensible que sont les œuvres d’art, qui risquent à leur tour de devenir des choses. Continuant de transposer au monde de l’art, nous aurions alors affaire à un rapport social existant entre les individus en dehors des objets, certes par leur entremise, mais en dehors de situations concrètes d’expériences, d’enjeux, d’actions, et, de ce fait, en dehors de poétiques de l’action.
On doit se réjouir de ce que les valeurs proprement humaines soient valorisées, mises en valeur, ou deviennent la valeur suprême. Il n’en reste pas moins qu’elles sont symbolisées – représentées, figurées, concrétisées – dans et par les œuvres d’art, dont il ne faudrait pas minorer la matérialité. A fortiori, lorsqu’il s’agit de personnes en chair et en os transformées en « monuments culturels » ou en « trésors humains vivants [13]». Car si la croyance porte bien sur « la valeur des choses échangées », les valeurs de l’art ne peuvent résider uniquement dans leur immatérialité, puisqu’elles elles ont pour support de valeurs des œuvres matérielles et matérialisées, lesquelles ne sauraient non plus être réduites à des valeurs fétichisées. Là réside tout le paradoxe. Protéger cette matérialité culturelle et artistique pour en sauvegarder l’immatérialité n’est-ce précisément pas ce que cherchent à accomplir différentes institutions, groupes ou individus ? Le risque est alors de chosifier ces productions matérielles – qui ne sont pas que des choses, des objets, des matériaux, puisqu’elles véhiculent du suprasensible –, ce qui peut conduire à fétichiser la culture matérielle pour en extraire l’immatérialité. Ainsi muséifié, classé, catégorisé, rangé, préservé, sauvegardé, l’immatériel est alors mis sous cloche ou sous vitrine ; tout le contraire de la vie de l’art et de l’art vivant. En cela, l’immatériel artistique et esthétique prend un caractère fétiche, et illusionnera celles et ceux qui s’adonneront au fétichisme. Bienheureusement, pour notre salut esthétique, nombre d’artistes sont des hérétiques.
[1] Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion (1927), (trad. de l'allemand par Anne Balseinte, Jean-Gilbert Delarbre, Daniel Hartmann), Paris, PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2004.
[2] Sigmund Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), in Essais de psychanalyse, trad. Pierre Cotet/André Bourguignon/Alice Cherki, Paris, Payot (1981), nouv. éd., 2001, p. 34. Ou encore : « L’art, ainsi que nous le savons depuis longtemps, nous donne des satisfactions substitutives, en compensation des plus anciennes renonciations culturelles, de celles qui sont ressenties encore le plus profondément, et par là n’a pas son égal pour réconcilier l’homme avec les sacrifices qu’il a faits à la civilisation. Par ailleurs, les œuvres de l’art exaltent les sentiments d’identification, dont chaque groupe culturel a si grand besoin, en nous fournissant l’occasion d’éprouver en commun de hautes jouissances ; elles se mettent encore au service d’une satisfaction narcissique, lorsqu’elles figurent les œuvres d’une culture déterminée, lorsqu’elles lui rappellent de façon saisissante ses idéaux. », p. 13.
[3] Voir notamment : Les règles de l’art, Paris, Seuil, « Libre examen », 1992 ; Réponses, Paris, Seuil, « Libre examen », 1992 ; principalement chap. 3, « Habitus, illusio et rationalité », p. 91-115 ; Manet. Une révolution symbolique (1998-200), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2013.
[4] Les règles de l’art, op. cit. p. 316-317. Souligné par Pierre Bourdieu.
[5] Ibid., p. 318.
[6] Entretien de Jeff Koons donné à l’équipe Vuitton, cité par Emmanuelle Jardonnet : « Jeff Koons et Louis Vuitton mettent le Louvre à sac », Le Monde, 13. 04. 2017. http://www.lemonde.fr/arts/article/2017/04/13/jeff-koons-et-louis-vuitton-mettent-le-louvre-a sac_5110960_1655012.html#p5GVMpIOk4pSTLSC.9
[7] La pièce éponyme de Corneille, L’Illusion comique (1636), se fonde précisément sur l’illusion développée par un magicien à l’égard d’un personnage autant qu’à l’égard du public, puisqu’il s’agit d’une illusion d’illusion, de théâtre dans le théâtre.
[8] Stéphane Mallarmé, « Les impressionnistes et Édouard Manet » (1874), Paris, Gallimard, « La Pléiade, 2…, p. ….
[9] Pierre Bourdieu, Manet, op. cit., p. 278 à 282 pour cette analyse.
[10] Ibid., p. 281-282.
[11] Théories dérivées à ne pas confondre avec la position de Théophile Gautier, auquel on attribue la paternité de l’art pour l’art, dont l’origine se trouve dans la célèbre préface à Mlle de Maupin (1834) ; par exemple : « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. […] À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. »
[12] Karl Marx, Le Capital, Livre 1 (1859-1866), § 4, trad. sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 81-83.
[13] Selon le texte de l’Unesco : « Les Trésors humains vivants sont des personnes qui possèdent à un haut niveau les connaissances et les savoir-faire nécessaires pour interpréter ou recréer des éléments spécifiques du patrimoine culturel immatériel. » Texte entier consultable sur :
https://ich.unesco.org/fr/tresors-humains-vivants/