Résumé
Le périple récent d’un Picasso de la collection du Van Abbemuseum en Palestine à l’initiative de l’artiste Khaled Hourani constitue un cas singulier où une œuvre d’art converge avec des enjeux sociaux et géopolitiques. La négociation complexe avec différentes autorités, le voyage de l’œuvre dans une zone de conflit ainsi que son dispositif d’exposition à « sécurité renforcée » soulèvent une question beaucoup plus large sur la trajectoire des œuvres d’art et ce qu’elle peut éveiller, réactiver.
Introduction
Si les collections muséales voyagent à travers le monde, pourquoi la Palestine ne serait-elle pas un des pays visités par leurs chefs-d’œuvre ? Cette question est à l’origine d’un projet de l’artiste palestinien Khaled Hourani et d’un groupe d’étudiants de l’International Academy of Art Palestine (IAAP) à Ramallah. « Nous avons un profond désir de voir une œuvre originale d’un artiste international en Palestine pour la première fois, comme si nous avions une vie normale et des musées tout simplement comme les autres nations »
[1]. Ce sont les mots prononcés par Khaled Hourani lorsqu’il sollicite l’aide officielle du Ministère des affaires extérieures de la Palestine afin d’obtenir le prêt d’une œuvre de Picasso,
Buste de femme de 1943, appartenant à la collection du Van Abbemuseum d’Eindhoven pour l’exposer à Ramallah.
Un tel projet se situe à la convergence de facteurs artistiques, muséologiques, sociaux, politiques et historiques. Ce qui aurait été dans d’autres circonstances une procédure normale de prêt entre deux musées, déplacer l’œuvre s’avère une aventure extrêmement complexe et risquée pour plusieurs raisons. Comme il n’y a aucun musée en Palestine et que les territoires occupés n’ont pas de statut juridique clair, les accords de l’UNESCO sur l’importation temporaire d’objets à caractère culturel ne pouvaient pas s’appliquer ; en passant des frontières, l’œuvre était ainsi sujette à des tarifs douaniers selon sa valeur comme n’importe quelle marchandise. Comme il n’y pas d’aéroport à Ramallah, l’œuvre a dû transiter par l’aéroport internationale de Tel-Aviv et être placée sous les autorités de l’armée israélienne ; et enfin, comme elle doit traverser une zone de conflit, elle s’expose à l’instabilité ainsi qu’à la menace qui pèse sur toute la région ; son voyage a d’ailleurs dû être reporté une fois en raison de bombardements en provenance d’Israël. En se heurtant aux enjeux sociaux et géopolitiques d’un des endroits les plus complexes du globe, ce déplacement ne vient pas seulement inscrire un nouvel évènement dans l’histoire de l’œuvre, il provoquerait un changement de régime narratif et temporel, où l’exposition d’un des plus grands mythes de la modernité réactiverait une crise politique.
Ce Picasso est en réalité un exemple frappant d’une trajectoire complexe. Au-delà de ce qu’il représente (un portrait de femme, une œuvre de Picasso, un exemple type de la modernité artistique ou l’œuvre la plus prestigieuse d’une collection muséale européenne), cet « objet matériel » a une vie, une histoire qui lui est propre. La restitution de sa trajectoire, ce que Arjun Appadurai appelle aussi « la vie sociale de l’objet »
[2], m’a amené à consulter plusieurs fonds d’archives sur le déplacement des œuvres de Picasso et à m’intéresser de façon plus générale à la circulation des collections et aux circonstances dans lesquelles des œuvres de collections européennes ont été exposées au Moyen-Orient. Il s’agit d’un vaste chantier de recherche dont cet article présente les premiers résultats.
Cette nouvelle perspective ou cette nouvelle attention qu’éclaire, pour Appadurai, la circulation des marchandises, une fois transposée à l’art, s’avère particulièrement riche. En mettant l’emphase sur la circulation des œuvres, plutôt que sur leurs qualités formelles, leur spécificité esthétique ou leur condition de production, il devient possible de voir qu’elles ont une vie sociale ou du moins qu’elles y participent. Cela est particulièrement visible lorsque les œuvres circulent d’une collection à une autre, d’une exposition à une autre, d’un pays à un autre et, pourquoi pas, d’un temps à un autre
[3].
Le périple de l’œuvre
C’est après une longue négociation de deux ans, de 2009 à 2011, que
Buste de femme de 1943 entreprend le périple qui va changer son destin
[4]. Si toutes les précautions ont été prises avant le départ de l’œuvre, le Van Abbemuseum a dû outrepasser sa procédure de prêt qui encadre les conditions dans lesquelles une œuvre de sa collection peut être déplacée. Avant son départ,
Buste de femme est évaluée par la firme Christies à 7,1 millions de dollars américains, ce qui fait d’elle, l’œuvre ayant la plus grande valeur économique jamais exposée en Cisjordanie. La compagnie d’assurance du Van Abbemuseum a annoncé très tôt qu’elle n’assurerait pas l’œuvre dans des conditions aussi risquées. Le musée a dû ainsi accepter de confier sa responsabilité à un assureur spécialisé dans le transport de marchandises. Un rapport de condition a été fait par un restaurateur externe afin de déterminer si l’œuvre était en état de faire le voyage sans subir de dégradation. Une caisse climatisée a été construite afin de maintenir la température pour une durée de 48 heures, correspondant au temps estimé du voyage d’Eindhoven à Ramallah, si aucun obstacle n’est rencontré et si la caisse n’est pas ouverte aux nombreux postes de contrôle. La caisse était également munie d’un système antichoc puisqu’une partie du trajet se faisait en camionnette sur des routes parfois en mauvais état. Bref, le Van Abbemuseum accepte de poser un geste aussi radical en étant parfaitement conscient des risques et de la complexité d’une telle opération.
L’œuvre entreprend son trajet mais une fois arrivée en territoire occupé, les choses se compliquent et deviennent imprévisibles en raison notamment du mur qui sépare la Cisjordanie d’Israël et des nombreux postes de contrôle, dont certains sont permanents, d’autres temporaires. La principale barrière que devait traverser le Picasso est le point de contrôle de Qalandia (entre Jérusalem et la Cisjordanie occupée) sous contrôle de l’armée israélienne. Qalandia est un espace par où transite quotidiennement un nombre considérable de marchandises et de personnes. Dans son texte «
Picasso in Palestine: Displaced Art and the Borders of Community », Younes Bouadi voit le passage de
Buste de Femme à ce poste de contrôle comme un acte symbolique et politique. Il décrit Qalandia comme un « non-lieu » («
non-space ») : une zone similaire à celle « d’un terminal d’aéroport où tout le monde est en transit et auquel personne n’appartient », un lieu d’activités commerciales sans possibilité d’appartenance et de communauté. Le « Picasso, écrit-il, devait franchir
la barrière entre ces deux mondes »
[5]. Et comme le mentionne à son tour Khaled Hourani, le déplacement de l’œuvre révèle la situation de la Palestine : un territoire contrôlé et isolé dans un monde globalisé.
En choisissant
Buste de Femme, Khaled Hourani souhaitait susciter un débat sur les valeurs de la modernité occidentale et le sens de cette modernité en Palestine. Selon Younes Bouadi, Picasso est l’artiste qui symbolise la modernité et sa promesse d’une démocratie ou d’une communauté mieux que tout autre artiste de l’Occident. Mais comme il le soulève avec justesse : « Does the
Picasso in Palestine project reflect the ideals of the Palestinian community or is it a mirror image of the community from where the Picasso displaced? »
[6]. Je voudrais reprendre cette question de l’image miroir afin d’examiner comment le déplacement de l’œuvre réactive le mythe de la modernité mais pour le donner à voir dans un autre régime de visibilité : passant du musée à une zone de conflit, de la neutralité du « cube blanc » à des conditions extrêmes de sécurité, de sa mise en série à l’intérieur d’une collection européenne d’art moderne à sa mise en péril, de sa valeur d’exposition à son agir politique.
Dans de telles circonstances, peut-on encore parler d’illusion ? N’assisterions-nous pas à la déconstruction d’un mythe : à une « dé-modernisation » en quelque sorte ? Après avoir reconstitué les différentes étapes du déplacement de l’œuvre qui sont documentées dans le film
Picasso in Palestine (2012) réalisé par Rashid Masharawi et après avoir mené des recherches dans les archives de la collection et des expositions du Van Abbemuseum, j’ai commencé à m’interroger sur les histoires que ce périple pouvait activer. Dans quel contexte
Buste de femme a-t-elle été créée ? Quand et comment est-elle entrée dans une collection d’art moderne et contemporain au Pays-Bas ? Quel est le contexte de son acquisition ? Quelle est son importance historique ? Quelle place occupe-t-elle dans la collection ? Où a-t-elle été déplacée avant la Palestine et dans quelles circonstances ? Dans quelles expositions a-t-elle été présentée ? Plus largement, où, comment et pourquoi les œuvres de Picasso circulent-elles ? Enfin, pourquoi Khaled Hourani et le groupe d’étudiants ont-ils choisi cette œuvre ? Ce type d’analyse, qui tient compte de la circulation des œuvres d’art, comme des biens et des marchandises, ainsi que de leurs valeurs d’échange, ouvre sur des perspectives transhistoriques, transculturelles et transgéographiques. Ce travail d’enquête et de restitution, même s’il reste encore fragmentaire aujourd’hui, montre que ce déplacement ne révèle pas seulement la situation politique actuelle.
Buste de femme a été créé dans l’atelier de Picasso à Paris le 27 mai 1943
[7], pendant l’occupation Nazie (et le régime de Vichy). En choisissant cette œuvre, Khaled Hourani voulait établir un parallèle entre la période d’occupation en France et les territoires occupés en Palestine. Considéré comme un des représentants de « l’art dégénéré », Picasso n’avait pas le droit d’exposer ni de quitter Paris. Les œuvres qu’il a réalisées durant l’Occupation et plus largement durant la Seconde Guerre sont généralement peu considérées dans l’histoire de l’art.
Guernica (1937) étant vue comme le témoignage par excellence sur les désastres de la guerre, les portraits de femme réalisés au cours de cette période sont si nombreux qu’ils sont peu considérés dans la production de l’artiste.
Même si le portrait qui nous intéresse n’est pas encore réalisé, l’année 1939, qui marque le début de la guerre, est plus révélatrice qu’elle n’y parait à première vue. Le Museum of Modern Art de New York présente une grande exposition Picasso. Conçue par Alfred J. Barr, conservateur de la collection et premier directeur du musée,
Picasso. Fourty Years of his Art était planifiée depuis quelques années et devait regrouper un ensemble considérable d’œuvres provenant en grande partie de la France et de l’Europe. L’exposition a lieu à l’aube du déclanchement de la guerre et certaines œuvres, dont un groupe de sculptures spécialement produites pour l’exposition, n’ont pas pu faire le voyage jusqu’en Amérique, comme le souligne Alfred J. Barr dans la préface du catalogue :
Fortunately a large proportion of the European loans were brought to this country before the outbreak of the war; possibly fifteen other loans from England and France may yet be added in spite of the war, but a few important loans will probably have to be abandoned. Most of the doubtful European loans are listed and some are illustrated so that the original symmetry of the exhibition can at least be preserved in this catalog. The most serious disappointment caused by the war is the absence of a large and very important group of Picasso's recent sculpture some of which was being cast especially for the show. Even the photographs of these have been delayed. The exhibition is however the most comprehensive presentation of Picasso's work so far assembled and includes almost all of his eight or ten capital works
[8].
Suite à cette exposition, entre 1939 et 1945, l’augmentation de Picasso dans les collections américaines est absolument frappante. Laurence Bertrand Dorléac, dans
L’art de la défaite 1940-1944, souligne que malgré la guerre, les œuvres de Picasso transitent sur le marché de l’art en France et en Europe
[9]. Ses recherchent ne s’étendent pas aux déplacements vers les États-Unis, où la quantité de Picasso qu’il est possible de répertorier dans les collections muséales et privées a quasiment doublé au cours de cette période. Les œuvres proviennent presque toutes de la France et auraient été transportées avant 1939 – en grande partie pour l’exposition du MoMA ; elles ne seraient donc pas retournées en Europe après la guerre. Autrement dit, pendant que Picasso était interdit d’exposition en France et dans une majeure partie de l’Europe, sa notoriété aux États-Unis, et particulièrement à New York, était en croissance fulgurante. Cette exposition a non seulement renforcé le rôle de Picasso dans l’histoire de l’art, elle a aussi favorisé la dissémination d’un corpus important de ses œuvres dans des collections américaines. Le rôle du MoMA a été déterminant et c’est à ce moment que le musée développe sa collection d’art moderne européen pour devenir une des principales « réserves mondiales » de Picasso
[10].
Revenons à Paris. Au moment de la Libération en 1944, Picasso participe pour la première fois au Salon d’Automne, surnommé le « Salon de la Libération »
[11], où il présente 74 tableaux. Sur les images de la salle qui lui est consacrée, on observe que, parmi les œuvres produites pendant les quatre années d’occupation, les portraits de femme occupent une place considérable. Difficile de savoir si
Buste de femme de 1943 était exposée. Elle n’apparaît sur aucune vue d’exposition et comme la liste au catalogue comprend plusieurs œuvres réalisées en 1943 portant le même titre, il demeure impossible de l’identifier. Malgré la présence de Picasso à ce « Salon de la Libération », considéré comme une manifestation à la fois artistique et politique, la récurrence des portraits de femme durant ces années est vue comme une volonté de la part de l’artiste de ne pas s’impliquer dans les évènements politiques qui sont en train de se jouer
[12].
En 1955, le Musée des arts décoratifs organise la première grande exposition rétrospective de Picasso à Paris à l’occasion de son 75
ème anniversaire
[13]. Jamais autant d’œuvres n’avaient été rassemblées en France, et on pourrait s’en étonner, il s’agit de la première exposition de Picasso dans une institution française. C’est après avoir vu
Buste de femme dans cette rétrospective que le directeur et conservateur en chef du Van Abbemuseum, Edy de Wilde, en fait l’acquisition par l’intermédiaire d’une galerie à Paris, en 1956. Bien qu’elle devienne une des œuvres majeures de la collection, elle n’est pas pour autant la plus remarquable. Deux ans plus tôt, le directeur avait fait l’acquisition d’une première œuvre de Picasso,
Femme assise, de 1909, aussi surnommée « La femme en vert » et considérée parmi les premières peintures cubistes de l’artiste. Elle fait également partie de la sélection du Musée des Arts décoratifs. Dans le catalogue, elle est qualifiée de « toile célèbre ». Elle est d’ailleurs exposée et prêtée beaucoup plus fréquemment que
Buste de femme en raison justement du fait qu’elle est représentative de la période qualifiée la plus significative de Picasso.
Une dizaine d’années après son acquisition, le Van Abbemuseum prête « La femme en vert » de 1909 pour une grande exposition Picasso au Musée de Tel-Aviv et au Musée d’Israël, à Jérusalem
[14]. Dans l’avant-propos du catalogue, le directeur et conservateur en chef du Musée d’Israël écrit : « cette manifestation artistique [...] est sans précédent, car pour la première fois, [le public] aura l’occasion de contempler des peintures originales du plus célèbre artiste de notre temps »
[15]. L’exposition est placée sous le haut patronage d’André Malraux, Ministre d’État de la République Française, Chargé des Affaires Culturelles. C’est donc dire qu’un Picasso de la collection du Van Abbemuseum avait déjà fait le voyage 45 ans plus tôt pour être exposé à peine à une quinzaine de kilomètres de Ramallah. Le Van Abbemuseum avait cette fois accepté de prêter son plus remarquable Picasso pour cette « occasion unique ».
L’exposition rassemble quelques 148 œuvres : des peintures, des dessins, des papiers collés et plusieurs gravures. Cet important déplacement d’œuvres de l’Europe et également des États-Unis vers Israël est sans précédent, mais peut-être pas pour les raisons évoquées plus haut par le directeur du Musée d’Israël. Il marque en fait l’arrivée de Picasso dans cette zone du Moyen-Orient. Les œuvres proviennent principalement de collections muséales et privées, américaines et françaises, mais également hollandaises. Si le Van Abbemuseum est impliqué, c’est parce qu’un des anciens directeurs du Stedelijk Museum d’Amsterdam, le Dr W. Sandberg, était conseiller artistique du Musée d’Israël. L’exposition est certainement prétexte à développer des relations diplomatiques. Elle montre également l’influence qu’entend jouer les deux continents – et particulièrement l’Europe – sur cette zone géographique. Assez étrangement, parmi les raisons évoquées par Khaled Hourani et les étudiants de l’IAAP pour justifier leur choix d’un Picasso, il n’est jamais fait mention que la « grande sœur » de
Buste de femme aurait voyagé à Jérusalem en 1966 ni de l’implication du Van Abbemuseum dans cette première exposition de l’artiste dans cette région du globe. Ce déplacement est pourtant déterminant car il a permis d’enrichir les collections des musées de Tel-Aviv et d’Israël de plusieurs œuvres de l’artiste moderne
[16].
Il faut aller fouiller du côté des évènements politiques pour comprendre que le projet de Khaled Hourani est plutôt de dénoncer le fait que, malgré justement la présence de plusieurs Picasso à une quinzaine de kilomètres de Ramallah, les palestiniens n’y ont pas accès en toute liberté. En effet, cette première exposition a lieu à peine un an avant le déclanchement de la Guerre de Six jours, en juin 1967, qui marque entre autre l’annexion par Israël de la partie arabe de Jérusalem. La proximité des deux évènements, un artistique et l’autre politique, est assez frappante. Les Palestiniens s’en souviennent parce que l’issue de cette guerre, dénoncée par plusieurs pays dont la France, influence encore aujourd’hui la géopolitique de la région et restreint leur libre circulation. Un an avant l’attaque d’Israël, l’instabilité de la région ne semble pas avoir gêné le déplacement des œuvres « d’un des plus célèbres artistes ». Il faut dire que la valeur des œuvres de Picasso, dans les années 1960, était fort différente d’aujourd’hui.
Le dispositif d’exposition à « sécurité renforcée »
Si on revient à Ramallah, en 2011, soit 45 ans plus tard, le prêt de
Buste de femme est un geste radical de la part du musée
[17]. L’exposition a lieu du 24 juin au 20 juillet 2011. Elle est annoncée partout dans la région comme une occasion unique de voir un Picasso, comme un évènement dans l’histoire
[18], car c’est la première fois que l’œuvre d’un artiste aussi célèbre fait un tel périple et c’est aussi la première collaboration du genre entre l’Europe et cette zone du Moyen-Orient. Elle attire une foule de visiteurs : environ 6 000 en seulement 24 jours, et comme le dit Khaled Hourani, « It’s a big audience for one painting in Ramallah »
[19]. Le retentissement médiatique est immédiat dans le monde Arabe ainsi qu’en Europe, mais dans une moindre mesure. Les médias qui relaient l’information ne font pas seulement qu’annoncer et commenter la présentation d’un des emblèmes de l’art moderne, ils rapportent un véritable évènement historique en train de se jouer dans la région, en relatant les étapes de la négociation et du déplacement de l’œuvre intrinsèquement liées aux enjeux politiques.
L’œuvre est exposée dans des conditions tout aussi extrêmes qu’elle a voyagé. Un espace fermé à l’intérieur du bâtiment de l’IAAP a été construit afin de maintenir la température et le taux d’humidité, et afin de restreindre le nombre de personnes à l’intérieur de la salle à un maximum de deux. Des gardes armés étaient postés de chaque côté de l’œuvre ainsi qu’à d’autres endroits stratégiques : deux à l’extérieur de la salle pour que les gens attendent et puissent observer à partir d’une fenêtre, d’autres étaient postés à l’extérieur du bâtiment jour et nuit.
Cette présentation d’un Picasso représente sans doute le dispositif d’exposition le plus spectaculaire de toute l’histoire des musées
[20]. Depuis la présentation du film de Rashid Masharawi à la Documenta 13, en 2012, l’image de l’œuvre flanquée entre ces deux gardes palestiniens circule abondamment sur le Web. Elle n’est pas sans rappeler une photographie de
la Joconde prise au Musée des Offices à Florence, en 1913, après que le tableau ait été retrouvé en Italie et juste avant qu’il entreprenne une tournée triomphale et qu’il soit restitué au Louvre. Disposée seule sur un chevalet devant un mur de portraits,
la Joconde se trouve mise en valeur, isolée parmi les siens comme un objet unique, entre des gardes dont on ne sait pas s’ils posent avec fierté pour « exposer » leur « prise », tel un trophée de chasse, ou s’ils en assurent la sécurité par crainte qu’elle soit de nouveau dérobée. Ce dispositif remet en scène –
reenact – tout le drame qui s’est joué deux ans plus tôt, en 1911, au moment du vol de la peinture au Louvre. Substituée durant la nuit, ce sont des visiteurs qui, à l’ouverture du musée, arrivent les premiers sur la scène du crime et constate l’espace vide où seuls les clous sont désormais visibles.
Malgré des similitudes évidentes, la singularisation de
Buste de femme dans un tel dispositif fonctionne de façon légèrement différente. Si l’œuvre est exposée comme un objet unique, ce n’est pas seulement parce qu’elle serait un chef-d’œuvre d’une inestimable valeur, comme
la Joconde[21], mais parce qu’elle est en Palestine. Ce dispositif n’a pas été conçu comme une stratégie pour mettre l’œuvre en valeur, par l’artiste ou le Van Abbemuseum, il aurait au contraire été exigé par la compagnie d’assurance pour des raisons de sécurité
[22]. L’œuvre est ainsi présentée comme un objet unique qu’il faut protéger. Ce mode de singularisation montre ici la mise en péril de l’œuvre, le danger auquel elle s’expose dans une zone de conflit. Placée sous de telles conditions,
Buste de femme ne renvoie pas à elle même tel un chef-d’œuvre, ni au cubisme, mais à toutes les valeurs rattachées à Picasso et à tout ce que ce nom propre signifie aux yeux de l’Occident. Ce portrait de femme occuperait une fonction métonymique. Car, pour que sa trajectoire ait une résonnance aux yeux de l’Occident, il fallait mettre en péril un de ses plus grands mythes : l’art moderne occidental. Picasso était, dans la collection du Van Abbemuseum, l’artiste capable d’exercer ce rôle en raison de toutes les valeurs – symbolique, historique et économique – qui lui sont associées. Le pouvoir d’amplification de la singularisation serait mis ainsi au service du mythe. Le dispositif n’isole pas l’œuvre pour elle-même, il expose le mythe de la modernité confronté à son propre regard : celui de l’Occident.
Le voyage de l’œuvre et l’exposition de sa mise en péril édifient en même temps qu’ils
démystifient le paradigme de l’art moderne. Cette démystification aurait le sens que lui donnait Roland Barthes, c’est-à-dire qu’elle montre le mythe comme un discours, une affirmation, comme une idéologie
[23]. Pour Barthes, la force du mythe a la particularité de naturaliser la culture en la présentant comme une vérité. Cette vérité est pour lui une illusion, même s’il n’utilise pas le mot, il préfère avoir recours au mythe.
Picasso in Palestine de Khaled Hourani exacerbe le mythe, la puissance d’une illusion, son emprise sur le monde et la culture, en même temps qu’il le déconstruit : c’est-à-dire qu’il le fait apparaitre comme une construction idéologique. Slavoj Žižek aborde l’idéologie dans des termes à peu près similaires : « l’idéologie apparaît dans sa forme la plus pure, lorsque certains de ses aspects sont naturalisés comme non-idéologiques »
[24]. Il est aussi assez remarquable de constater que
Buste de femme n’est pas exposée comme un objet appartenant au passé, mais au contraire, comme une œuvre qui
agit sur le présent, qui « éveille » et « actualise »
[25] une situation géopolitique ainsi qu’une trajectoire complexe remontant au moins jusqu’à la création de l’œuvre dans l’atelier parisien de l’artiste.
À son retour au Van Abbemuseum,
Buste de femme peut-elle réintégrer l’
identité d’une collection d’art moderne et contemporain typique de l’Occident comme si de rien n’était ? Le tableau a-t-il acquis une « nouvelle marque historique », comme le fait valoir Younes Bouadi ou, plus radicalement, ne changerait-il pas de régime de visibilité ? La trajectoire de l’objet montre qu’un changement de régime narratif et temporel survient, que ce n’est pas seulement un nouvel évènement qui vient s’ajouter à la vie de l’objet. Le cours de la tradition moderne dans laquelle l’œuvre s’inscrit est rompu en quelque sorte. Comment l’œuvre est-elle affectée par ce changement de trajectoire ? Peut-elle encore incarner l’idéologie du « cube blanc » ? Autrement dit, ce Picasso peut-il toujours représenter l’art moderne et son projet de démocratie ? Depuis le retour de l’œuvre après son périple en Palestine, le Van Abbemuseum oriente son discours expressément vers une dé-modernisation de ses collections, voire une
décolonisation.
Buste de femme n’est plus seulement considérée pour ses propriétés formelles ou esthétiques ; elle y joue maintenant un rôle symbolique et politique. Son déplacement en territoire palestinien occupe de surcroit une place permanente à l’intérieur du musée. Une œuvre de Khaled Hourani,
Road to Jerusalem (2009), acquise en 2010, est installée dans un espace public menant aux salles d’exposition. Encastrée dans le mur, la pièce de céramique indique la distance entre le Van Abbemuseum et Jérusalem, soit 3260 kilomètres. Elle fait écho à une plaque similaire qui se trouve en Palestine, désignant cette fois l’écart de 14 kilomètres qui sépare la ville de Ramallah de Jérusalem.
[1] Ces paroles de Khaled Hourani sont extraites du film
Picasso in Palestine réalisé en 2012 par le cinéaste palestinien Rashid Masharawi. [Ma traduction]. Le film a notamment été présenté à la Documenta 13 de Kassel la même année.
[2] Appadurai, Arjun, « Introduction: commodities and the politics of value »,
The Social Life of Things, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 3-63.
[3] Les études sur le déplacement des œuvres d’art sont rares. Francis Haskell demeure encore aujourd’hui un des seuls historiens de l’art à avoir attiré l’attention sur les dangers auxquels les œuvres s’exposent lors de leurs déplacements, qui sont de plus en plus fréquents depuis l’essor des grandes expositions temporaires au 19
ème siècle. Voir Haskell, Francis,
Le Musée éphémère : Les maîtres anciens et l’essor des expositions, Paris, Gallimard, 2002.
[4] L’histoire de cette aventure est largement commentée au Moyen-Orient ainsi qu’en Europe. Elle est racontée au jour le jour dans le film de Rashid Masharawi.
A Prior Magazine a publié un numéro spécial, en 2012, à l’occasion de la Documenta 13. Voir
A Prior Magazine, « Picasso in Palestine », n° 22, Summer 2012. Plus récemment, après une importante enquête sur le terrain, Michael Baers raconte l’aventure sous la forme d’une bande dessinée, dans
The Oral History of Picasso in Palestine, disponible en ligne HKW, Haus der Kulturen der Welt, 2014
https://www.hkw.de/de/media/publikationen/michael_baers_an_oral_history_of_picasso_in_palestine.php. Les informations sur lesquelles se fonde mon analyse proviennent aussi en grande partie des archives des expositions et de la collection du Van Abbemuseum que j’ai pu consulter en janvier 2017.
[5] Bouadi, Younes, « Picasso in Palestine: Displaced Art and the Borders of Community »,
Continent, 1.3, 2011, p. 183. C’est moi qui souligne. [Ma traduction].
[6] Bouadi, Younes, « Picasso in Palestine: Displaced Art and the Borders of Community »,
Continent, 1.3, 2011, p. 182.
[7] La date précise de réalisation de
Buste de femme provient du catalogue raisonné
Picasso’s Paintings, Watercolors, Drawings and Sculpture. A Comprehensive Illustrated Catalogue. Nazi Occupation 1940-1944, seconde édition revue et augmentée, San Franciso, Alan Wofsy Fine Arts, 2013, p. 247.
Buste de femme est reproduite en noir et blanc et porte le n° 43-153.
[8] Barr, Alfred J. « Foreword and Aknowledgements »,
Picasso. Fourty Years of his Art, catalogue d’exposition, Museum of Modern Art, New York, 1939, p. 6. « Heureusement, une grande partie des prêts européens a pu être acheminée [aux États-Unis] avant le début de la guerre ; une quinzaine d'autres en provenance de l'Angleterre et de la France pourraient encore s'ajouter malgré le conflit, mais quelques prêts importants devront sans doute être abandonnés. La plupart des prêts européens incertains sont répertoriés et quelques-uns sont illustrés afin que l’unité originale de l'exposition puisse au moins être préservée dans [le] catalogue. La plus grave déception causée par la guerre est l'absence d'un groupe très important de sculptures récentes de Picasso, dont certaines ont été produites spécialement pour l'exposition. Même les photographies de ces sculptures ont été retardées. L'exposition demeure néanmoins la présentation la plus complète de l'œuvre de Picasso à ce jour et comprend la quasi-totalité de ses huit ou dix œuvres majeures » [Ma traduction].
[9] Laurence Bertrand Dorléac,
L’art de la défaite 1940-1944, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 145-151.
[10] Après la guerre, en 1946, le MoMA publie une version révisée du catalogue de 1939. Une comparaison des listes d’œuvres de 1939 et de 1946 montre cette augmentation considérable de Picasso dans les collections américaines.
[11] Le Salon d’automne de 1944, rebaptisé « Salon de la Libération », est significatif. Présenté seulement six semaines après la Libération de Paris le 25 août, il s’agit de la première grande manifestation après l’Occupation.
[12] Lorsqu’on lit sur l’Occupation, tous les conservateurs et les historiens de l’art semblent s’entendre pour isoler cette période dans l’œuvre de Picasso et pour souligner le nombre impressionnant de portraits de femme. « Toute la peinture de l’époque de la guerre, écrit Maurice Jardot dans le catalogue du Musée des Arts décoratifs, en 1955, est dominée par les nombreuses ‘femmes assises’ au visage audacieusement ‘inventé’ ». On peut, en effet, s’étonner d’une telle récurrence des portraits de femme au cours de l’Occupation. Bien que très sombre,
Buste de femme de 1943 n’a aucun lien évident avec la guerre ni les évènements politiques. En tout cas, aucun lien qui n’aurait été révélé jusqu’ici. Voir, entre autres, le catalogue publié à l’occasion de la rétrospective Picasso au Musée des arts décoratifs.
[13] L’exposition est également présentée à Cologne ainsi qu’à Munich.
[14] L’exposition est d’abord présentée au Musée de Tel-Aviv, du 2 janvier à la fin mars 1966, et au Musée d’Israël à Jérusalem, d’avril au 7 mai 1966.
[15] Dr. Haïm Gamzu, « Avant-propos », dans
Picasso, catalogue d’exposition, Musée d’Israël, 1966 [non-paginé].
[16] La collection s’est enrichie de plusieurs Picasso grâce notamment à des donations américaines suite à la présentation de cette exposition.
[17] Il faut dire ici que sous la direction de Charles Esch, le Van Abbemuseum s’est lancé dans une programmation d’expositions innovantes de sa collection qui cherche à se défaire des modes de présentation qui suit le grand récit de l’histoire de l’art.
Picasso in Palestine a lieu suite au Middle East Summit, en 2008, à Eindhoven, et s’inscrit dans une réflexion profonde sur le sens des collections. Voir, entre autre, Claire Bishop,
Radical Museology or, What’s Contemporary in Museums of Contemporary Art, London, Koenig Books, 2014.
[18] L’exposition est en effet présentée comme un évènement inédit et unique, à ne pas manquer, qui n’aura eu lieu qu’une fois, et qui va au-delà de tout ce qui semblait possible, voire imaginable, tel un « coup d’éclat » ou un « coup d’art », comme le rapporte le titre d’un article d’Arsalan Mohammad paru dans le magazine
Bespoke en octobre-novembre 2011.
[19] Ce sont les chiffres donnés par Khaled Hourani lors d’une entrevue avec
Canadian Art. Voir Leah Sandals, « Khaled Hourani on Picasso in Palestine’s Canadian Debut »,
Canadian Art, February 6, 2013. Disponible en ligne
https://canadianart.ca/features/picasso-in-palestine/. Comparativement à la population de la région, c’est énorme, puisqu’un peu moins d’un habitant sur dix se serait déplacé pour voir l’œuvre.
[20] Dans les deux prochains paragraphes, je reprends l’analyse de ce dispositif de singularisation ainsi que la comparaison avec
La Joconde d’un article que j’ai écrit avec Johanne Lamoureux et Mélanie Boucher. Voir « Looking at the One and Only: The Return of the Single-Work Show »,
Stedelijk Studies, « Curating the Collection », sous la direction de Rachel Esner et Fieke Konijn, n° 5, Fall 2017. Disponible en ligne
https://www.stedelijkstudies.com/issue-5-curating-the-collection/
[21] Voir l’ouvrage dirigé par François Mairesse,
Voir la Joconde. Approches muséologiques, Les cahiers de la médiation culturelle, Paris, L’Harmattan, 2014. Cet ouvrage collectif montre comment le mode de singularisation a contribué à l’édification de
La Joconde en tant que chef-d’œuvre au cours de ces expositions, une singularisation qui la montre comme un objet unique et que va complètement exacerber son retour triomphal à Paris, en 1913. Il y a plusieurs similitudes ici entre l’aventure de ces deux œuvres. En tout cas, elles permettent de démontrer que ce qui fait la notoriété d’une œuvre est aussi lié à sa capacité à « faire évènement ».
[22] Selon les échanges entre le Van Abbemuseum, la compagnie d’assurance et Khaled Hourani. Dossier de l’exposition, archives du Van Abbemuseum, consulté en janvier 2017.
[23] Roland Barthes,
Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
[24] Voir Slavoj Žižek,
Violence: Six Sideways Reflections, New York, Picador, 2008. Je reprends ici l’explication qu’en donne Younes Bouadi et sa citation. Younes Bouadi, « Picasso in Palestine: Displaced Art and the Borders of Community »,
Continent, 2011, 3.1, p. 182.
[25] Sur les notion d’éveil et d’actualisation et leur lien avec le concept d’histoire, voir Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1940],
Œuvres, Paris, Gallimard, t. 3, 2000, p. 427-443 ; et également
Le Livre des passages. Paris, capital du 19ème siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, 1989, p. 477-481.