Histoires d’éléments. Traversée spéculative d’un écran à cristaux liquides

   

Même les outils et les machines les plus sophistiqués sont faits à partir des matières premières de la Terre. De ce point de vue, les outils de la technologie la plus pointue ne diffèrent pas tellement de ceux de l’homme des cavernes.{{Robert Smithson, « Une sédimentation de l’esprit : Earth Projects », dans Robert Smithson : le paysage entropique 1960-1973, RMN, 1994, p. 192. }}

Robert Smithson

Les formes s’achèvent, les matières jamais.{{Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, José Corti, 1942,  p. 136.}}

Gaston Bachelard

  Imaginez-vous : vous êtes un lilliputien découvrant de l’intérieur l’espace de l’écran à cristaux liquides d’une tablette numérique. Vous vous trouvez au cœur de l’écran, là précisément dans cet espace en sandwich où évoluent les molécules de cristaux liquides. Vous éprouvez cette étroitesse entre deux plaques de verre. De part et d’autre, les filtres polarisants, les filtres d’orientations et le filtre de couleurs renvoient des rayons lumineux étourdissants. Toutes ces variations d’optiques se révèlent épuisantes. Vous vous trouvez maintenant secoué par les molécules de cristaux qui évoluent à un rythme accéléré. Comment sortir de ce cauchemar ? Vous attrapez une molécule. Qu’est-ce que cette matière ?
[caption id="attachment_2954" align="alignleft" width="300"] Maud Maffei
Schéma de la structure d’un écran à cristaux liquides
Croquis numérique.[/caption]
Vous vous réveillez subitement face à votre écran. Une phrase vous revient : « je vois la possibilité d’un art du démantèlement ».{{« I see the possibility of an art of unmaking. » Robert Smithson, Interview with Patricia Norvell, June 20, 1969, dans Recording Conceptual Art, University of California Press, 2001, p. 133.}} Cette possibilité est émise par l’artiste Robert Smithson (1938-1973) au moment des développements avancés de l’électronique à la fin des années 1960. Ce dernier s’attache alors à interroger les technologies de l’époque en déconstruisant leurs processus de fonctionnement et les matériaux qui les composent. C’est ce qu’il appelle un unmaking, littéralement « défaire », pouvant également être traduit par « démontage » ou « démantèlement ».{{Smithson réalise une archéologie des matériaux qui se trouve aux sources de l’archéologie des médias contemporaine telle que l’ont théorisée notamment Jussi Parikka et Erkki Huhtamo dans Media Archaeology: media, approaches and implications, University of California Press, 2011.}} A notre âge de technologies complexes et microscopiques, comment démanteler nos objets sophistiqués ? Comment faire l’archéologie de l’écran à cristaux liquides d’une tablette numérique ? Imaginez-vous maintenant chercher à tracer et retracer les lignes et réseaux de transformations des matériaux qui composent l’écran à cristaux liquides. Vous désagrégez mentalement ces matériaux complexes pour tenter de remonter jusqu’aux matériaux bruts, géologiques, qui le composent. Désagréger ces matériaux, c’est comprendre d’où ils viennent, comment ils se constituent, et c’est les libérer des conditionnements que lui fait subir l’industrie pour ressaisir leurs chemins, leurs histoires.  Vous tracez quotidiennement des lignes tantôt visibles tantôt invisibles sur et via vos écrans. En deçà de toutes ces lignes, que sont et que vous disent leurs structures et leurs matières ? Vous décidez de sonder en premier lieu la surface de l’écran pour explorer ensuite progressivement quelques-unes des profondeurs multiples qu’elle renferme.

La mémoire et les possibilités de toutes les techniques

Fenestra (latin): ouverture, passage, ce qui laisse passer la lumière.  Sous la surface de verre, la matière reste mystérieuse : infime, instable et inquiète, réactive aux moindres gestes, mélange jamais figé de liquide et de solide. Les cristaux s’hérissent et se déploient en fonction de vos gestes. Matière abyssale et invisible, ils rendent visibles images et mots. Une goutte d’eau sur la surface et tout se dissout dans les réverbérations des couleurs du prisme. La superposition infime des plaques de verre et des différents filtres font de l’écran une fenêtre stratifiée. Elle donne la lumière par intermittence, un geste du doigt la referme, toute image y est vacillante. Cette fenêtre contient un abyme de fenêtre virtuelles, les « applications ». Chacune sert à des types d’actions définies par leurs fonctions. Lorsque vous ouvrez l’une des fenêtres pour le dessin et la peinture, vous trouvez des bibliothèques comportant une multitude de crayons et pinceaux mimétiques de ceux qui foulent le papier, la toile et autres supports externes aux écrans. Les outils ici contractés renvoient à un nombre vertigineux de techniques qui ont vu le jour dans une réalité hors écran. Seraient-ils la mémoire de ces techniques ? Ils se déploient à volonté dans les limites de la fenêtre devenant autres que les outils auxquels ils se réfèrent pourtant par leurs noms : du « crayon 6B » à la « plume », au « lavis aquarelle », vous trouvez à la fois la mémoire et les possibilités de toutes les techniques. Pouvez-vous les appeler des avatars ? Peu importe : tous ouvrent à d’autres possibles que leurs points de références car ils impliquent de nouveaux gestes et processus de travail tout aussi stimulants. Dans la réalité à laquelle se réfèrent ces outils, vous utiliseriez par exemple le graphite pour un dessin qui réfléchira la lumière ambiante, et la pierre noire ou le fusain pour l’absorber. L’écran, lui, vous somme de considérer une dimension supplémentaire : deux lumières de types distincts frappent ses faces interne et externe. A la lumière ambiante qui se réfléchit sur la surface du verre, s’ajoute celle des diodes électroluminescentes par derrière. Les deux lumières entrent en friction sur la surface. Que sont les matériaux de cette fenêtre multidimensionnelle ?

Géologie magnétique universelle

Des éléments métalliques et métalloïdes (intermédiaires entre métaux et non-métaux) :  du silicium, de l’aluminium, du chrome, du tantale, du molybdène. Ils composent les plaques de verre et les filtres entre lesquels naviguent les molécules de cristaux liquides placées en hélice. Puis derrière, une soixantaine d’autres éléments, pour beaucoup métalliques. C’est ce que comprend en moyenne un microprocesseur. Vous vous rappelez ce que note Jussi Parikka : « 36 % de tout l'étain, 25 % du cobalt, 15 % du palladium, 15 % de l'argent, 9 % de l'or, 2 % du cuivre et 1 % de l'aluminium vont chaque année aux technologies des media. ».{{« 36 percent of all tin, 25 percent of cobalt, 15 percent of palladium, 15 percent silver, 9 percent of gold, 2 percent of copper, and 1 percent of aluminum” go annually to media technologies. We have shifted from being a society that until the mid-twentieth century was based on a very restricted list of materials (wood, brick, iron, copper, gold, silver, and a few plastics) to the fact that even a computer chip is composed of 60 different elements. » Jussi Parikka, A Geology of Media, University of Minnesota Press, 2015, pp. 34-35.}} En somme, l’écran à cristaux liquides cache une matière extrêmement contractée et dense : n’est-ce pas ce qui fait son magnétisme, à la fois physique et psychique ?{{Les intrications du viscéral et du psychisme concernant les écrans mériteraient d’être développées en partant des analyses d’André Leroi-Gourhan sur le fondement viscéral du psychisme dans Le geste et la parole. }} Densités de matières et de circulation d’informations, les écrans contractent en eux des éléments atomiques métalliques extraits des profondeurs du sol des cinq continents. Vous portez ainsi presque constamment avec vous une géologie métallique de notre planète, attractive et fascinante. Jussi Parikka les appelle des geological extracts, des extraits géologiques.{{A ce propos, Jussi Parikka note que Benjamin Bratton avait déclaré dans The Stack que l’on porte « de petits morceaux d’Afrique dans nos poches ». Parikka remarque que ces morceaux proviennent de différentes régions de la planète, lieux connus ou inconnus, dont l’extraction des minerais se fait dans des conditions critiques tant sur le plan humain qu’environnemental : « Besides Africa, iPhones are, in the words of mammolith, an architectural research and design platform, “geological extracts” drawing from the planet’s resources and supported by a multiplicity of infrastructures. The geological bits you carry around are not restricted to samples of Africa but include the material from Red Dog pit mine in Alaska, from where zinc ore is extracted and refined into indium in Trail, Canada. », A Geology of Media, op. cit., p. 46.}} Vous pourriez aller jusqu’à dire que les écrans à cristaux liquides constituent des morceaux individuels de géologies universelles. Géologies universelles dans la mesure où une grande partie des êtres humains a aujourd’hui à sa portée un écran à cristaux liquides couplé à un microprocesseur, soit une contraction d’éléments géologiques au sein de laquelle se trouvent elles-mêmes contractées (encodées) des données liées à chaque individu humain. 

Réification et viabilité des éléments

L’expression géologies universelles amène cependant cette question : les éléments atomiques des écrans à cristaux liquides se révèleraient-ils donc être nos éléments universels d’aujourd’hui ? Que serait cette universalité face à l’universalité présumée des éléments réputés nécessaires à la vie,  soit en Occident les quatre éléments que sont l’eau, le feu, l’air, la terre ? Vous attrapez votre téléphone intelligent et passez en revue les photographies qui y sont stockées. Vous comptez plus d’images comportant ces quatre éléments que d’images comportant des éléments atomiques. Pourquoi penser que ces géologies universelles puissent étouffer l’universalité des quatre éléments quand l’approche éclatée de la matière à laquelle elles renvoient ne contredit pas l’approche cosmique des quatre éléments ?  Toutefois, cette phrase vous revient : « plus d’africains ont accès à des téléphones portables qu'à l’eau potable ». C’est ce que pointait un rapport souvent cité de la société de media Nielsen en 2011.{{« more Africans have access to mobile phones than to clean drinking water ». Jussi Parikka rapporte cette phrase dans A geology of media, op. cit., citant Richard Maxwell et Toby Miller dans Greening the Media, Oxford University Press, 2012, p. 37.}} Entre réification à outrance des éléments atomiques métalliques et manque de ceux réputés nécessaires à la vie — conséquence de pollutions — certains déséquilibres contemporains laissent observer un certain virement dans l’universalité des éléments. D’un côté les éléments denses, extraits des profondeurs du sol, se trouvent dissociés puis contractés en un objet, et de l’autre, les quatre éléments dont les limites sont indéterminées — ainsi difficilement réifiables — perdent en universalité : leurs pollutions les rend de moins en moins vivables dans certaines régions du monde.{{Tim Ingold, dans son texte Earth, Sky, Wind, Weather insiste sur ce point : « A world of objects has no room for the wind, for the simple reason that the wind is not an object. It is no more an object than is, say, fire or cloud. As the fire is its burning and the cloud is its billowing, so the wind is its blowing. As such it belongs to the world we inhabit, not to some full-scale model of it. » in Journal of the Royal Anthropological Institute, Royal Anthropological Institute, 2007. Il développe plus amplement ces questions dans Being Alive. Essays on Movement, Knowledge and Description, Routledge, 2011. Gary Genosko approche encore autrement la réification des quatre éléments dans sa conférence The new fundamental elements of a contested planet. Il y analyse les transformations de nos rapports aux quatre éléments en montrant combien les quatre éléments ne sont plus tant appréhendés de manière diffuse et illimitée, mais contenus via les circuits, catégorisations  et emboitements de nos sociétés industrielles et commerciales : « EARTH: electronics, WATER: liquidities, like bottled water, which throws forward diagrammatic intensities in the explosion of plastic debris; AIR: gases (greenhouse); and FIRE: artificial plasmas and lasers. » dans le Symposium Earth, Fire, Water: Matter and Meaning in Rituals, Victoria College, University of Toronto, May 31-June 1st 2013.}}  « Dans un tel monde, où tout ce qui est matériel se trouverait enfermé dans des choses, ce serait impossible de respirer. En effet, ni la vie elle-même, ni aucune forme de conscience qui en dépend, ne pourrait persister. » écrit Tim Ingold.{{« In such a world, wherein all that is material is locked up in things, it would be impossible to breathe. Indeed neither life itself, nor any form of consciousness that depends on it, could persist. » Tim Ingold, Being Alive. Essays on Movement, Knowledge and Description, Routledge, 2011, p. 28.}} Vous l’éprouviez tout à l’heure lorsque vous rêviez être ce lilliputien pris en sandwich entre les plaques de verre de l’écran : la lourdeur métallique de la matière n’était pas vivable, plus proche d’une galerie minière que d’une atmosphère réellement respirable.

Tracer des lignes : des éléments atomiques aux quatre éléments

Mettre face à face les éléments atomiques des écrans à cristaux liquides et les quatre éléments, c’est confronter deux approches du réel : l’approche atomique de la chimie moderne qui se développe à la fin du XVIIIème siècle et celle à la fois phénoménologique et symbolique des quatre éléments. C’est interroger d’un côté le regard moderne infiniment myope sur la matière, la dissociant jusqu’à la plus petite unité possible, l’atome, et de l’autre côté, ce qui relève tant de l’expérience des matières du réel que d’une construction symbolique forgée depuis l’Antiquité grecque par tout un tissage d’analogies.{{L’idée de l’atome avait pourtant été proposée par Leucippe et Démocrite (Ve siècle av. J-C) en Grèce, mais elle est rejetée notamment par Aristote qui se base sur les recherches de Thalès, Empédocle et Platon dans l’élaboration de la théorie des quatre éléments.}} L’une se veut précise, éclatée, tandis que l’autre constitue un système de symboles à travers lequel nous appréhendons le réel — ce qu’Ernst Cassirer appelle une « forme symbolique »{{Notons qu’avec sa Philosophie des formes symboliques (1923-1929), Ernst Cassirer tend à ce que celle-ci se présente comme l’équivalent des sciences naturelles pour les sciences humaines. Il tend à une certaine objectivité (idéaliste) des formes symboliques à l’image de l’objectivité présumée des sciences dures. Nous nous référons ici à l’analyse qu’en fait Benjamin Fellmann dans Das Palais de Tokyo. Kunstpolitik und Ästhetik im 20. und 21. Jahrhundert, De Gruyter, 2019, p. 37.}} — où s’établissent les corrélations de correspondances que nous connaissons entre les quatre éléments, les saisons, les formes solides, les qualités, les humeurs, et où macrocosme et microcosme sont pensés à partir de cette base sensible commune des quatre éléments.{{Nous renvoyons ici à l’histoire qu’en retracent Erwin Panofsky, Raymond Klibansky et Fritz Saxl dans Saturne et la mélancolie. Etudes historiques et philosophiques: nature, religion, médecine et art (1964), et à mon introduction de ce numéro 10 de Plastik : « D’Empédocle à Platon puis Aristote, s’élabore un tissage d’analogies où les quatre éléments (terre, air, feu, eau) se relient à quatre saisons (printemps, été, automne, hiver), à quatre types de solides (tétraèdre, cube, octaèdre, icosaèdre), à quatre qualités (chaud, froid, humide, sec), puis avec Hippocrate, suivi de Galien, à quatre humeurs (bilieux, mélancolique, sanguin, flegmatique). Macrocosme et microcosme, l’univers physique et les êtres sont pensés à partir d’une base commune qui les compose : la terre, l’air, le feu, l’eau. »}} Dans Le nouvel esprit scientifique (1934) Gaston Bachelard défend qu’une nouvelle approche scientifique ne tend pas nécessairement à une conversion dans nos appréhensions du réel, mais doit plutôt constituer une extension de ce qui reste pertinent dans les anciennes approches. Il développe ce point notamment autour de la géométrie non-euclidienne qui « n’est pas faite pour contredire la géométrie euclidienne ».{{Il le développe ainsi : « on ne devra pas espérer trouver une sorte de conversion simple qui puisse faire rentrer logiquement les nouvelles doctrines dans le cadre des anciennes. Il s'agit bien d'une extension véritable. La géométrie non-euclidienne n'est pas faite pour contredire la géométrie euclidienne. Elle est plutôt une sorte de facteur adjoint qui permet la totalisation, l'achèvement de la pensée géométrique, l'absorption dans une pangéométrie. Constituée en bordure de la géométrie euclidienne, la géométrie non-euclidienne dessine du dehors, avec une lumineuse précision, les limites de l'ancienne pensée. Il en sera de même pour toutes les formes nouvelles de la pensée scientifique qui viennent après coup projeter une lumière récurrente sur les obscurités des connaissances incomplètes. » Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Presses Universitaires de France, 10e édition, 1934-1968, p. 7.}} En vous intéressant aux noms des éléments atomiques, vous saisissez que les chimistes réalisent l’ancrage du nouveau dans l’ancien en attribuant parfois aux éléments des noms provenant des mythologies de différentes cultures. Ils relient ainsi les éléments de la chimie moderne avec les conceptions ancestrales. Vous le voyez, par exemple, avec ces métaux : le tantale, qui ne réagit pas lorsqu’on le plonge dans des acides, emprunte son nom au fils de Zeus, qui plongé dans le Tartare ne peut boire et se nourrir (le supplice de Tantale), tandis que le titane vient de titan, nommé ainsi du fait de sa résistance, le thorium emprunte son nom au dieu scandinave de la guerre et du tonnerre Thor, de par le fait qu’il provoque des étincelles lorsque frappé avec l’acier.{{Nous nous référons ici à Pierre Avenas, Les noms des éléments nous racontent leurs histoires, dans Comptes Rendus Chimie de l’Académie des Sciences, Tome 23, n°3, mars 2020, pp. 224-225. Voir également à ce sujet Paul Depovere, La classification périodique des éléments. La merveille fondamentale de l’Univers, De Boeck, coll. Plaisir des sciences, 1996-2002.}} Dans votre bibliothèque, vous attrapez maintenant les cinq volumes de la philosophie des éléments de Bachelard. Lorsqu’entre 1938 et 1948, Bachelard réalise l’archéologie de nos rapports psychologiques aux quatre éléments à travers l’histoire littéraire, n’ouvre-t-il pas par résonance à un ancrage des éléments atomiques de la chimie moderne dans l’expérience et les significations culturelles des quatre éléments ? « On pose une analogie fondamentale entre les étoiles formées de feu subtil et céleste et les soufres métalliques formés de feu grossier et terrestre » lisez-vous dans La psychanalyse du feu.{{Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Gallimard, 1949-1992, p. 78.}} Les jeux d’échelles entre matières, expériences et symboles que Bachelard questionne au fil des cinq volumes tracent indirectement des lignes de connections entre l’approche élémentaire de la chimie moderne et ce système complexe des quatre éléments, où s’entrelacent expériences phénoménologiques et symboles anciens. Bachelard peut-il aujourd’hui aider à repenser les jeux d’échelles qui relient microcosmes et macrocosmes ?

Entropie et histoires : éléments, matières, matériaux

Tim Ingold interroge aujourd’hui autrement nos rapports aux éléments. Il laisse lui de côté les histoires culturelles des quatre éléments en tant que constructions symboliques afin de chercher à approcher les éléments phénoménologiques et matériaux dans leurs expériences, leurs vies propres et leurs usages. Ingold pose une distinction entre matière et matériau, dont l’étymologie latine commune est mater, la mère : la matière se raccrocherait à la chimie et à une certaine fixité, « un invariant atomique ou une structure moléculaire », elle est classifiable, tandis que le matériau correspondrait à une approche alchimique, « il est connu non pas par ce qu’il est mais par ce qu’il fait », il est malléable et se transforme dans le faire, il n’est pas classifiable.{{Ibidem,  p. 74}} Pour traiter de la composition des matériaux, Ingold préfère ainsi le terme de substance (du latin substare, être dessous) à celui de matière, ce qui permettrait d’indiquer l’idée de flux, de transformation du matériau. Ingold parle alors d’histoires de matériaux pour considérer les transformations de leurs propriétés en fonction des usages. Ce sont des « histoires de ce qu’ils (les matériaux) font et de ce qui se produit lorsqu’ils sont utilisés de telle ou telle manière. De telles histoires, précise-t-il, résistent profondément à n’importe quel projet de classification ».{{Tim Ingold, Faire: Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, Editions Dehors, 2017, p. 79}} Elles sont en effet inclassifiables car elles se composent d’une infinité de rencontres singulières avec un matériau qui jamais n’aboutit à un même résultat. Les histoires de matériaux d’Ingold tendent à une compréhension des éléments et matériaux au plus proche du faire avec eux. Vous remarquez que nous ne pouvons échapper à cette dialectique entre l’objectivité de la matière classifiée par la chimie et ces zones mouvantes que sont le matériau chez Ingold, les quatre éléments chez Bachelard. Avec les quatre éléments, nous l’avons vu, l’expérience phénoménologique s’entrelace à des échelles de symbolisations : ceci implique toujours un cadrage du réel dans un système de symboles qui, en tant que système, enclôt le réel dans une série de cadres. En laissant de côté les cadres qu’impliquent les quatre éléments pour s’attacher aux matériaux, Ingold tente alors une approche alternative : un infini du faire avec les matériaux qui s’attache à la relation singulière. Pour Robert Smithson, nous l’avons vu plus haut, c’est en démantelant les cadres de perception des matières et matériaux, que l’on peut mieux les comprendre. Cela ne signifie pas sortir de ces cadres, ceci serait utopique, mais tenir compte de leurs processus de constructions et déconstructions et ainsi de l’aspect entropique{{L’entropie est la seconde loi de la thermodynamique, développée par Rudolph Clausius en 1865 à la suite des recherches de Sadi Carnot. En termes physiques, il s’agit d’une diminution de l’énergie dans la matière, soit l’inverse de l’électricité qui consiste elle en une augmentation de la densité moléculaire dans la matière. En choisissant le terme entropie, du grec « transformation », Clausius expliquait : « C'est à dessein que j'ai formé ce mot entropie, de manière qu'il se rapproche autant que possible du mot énergie ; car ces deux quantités ont une telle analogie dans leur signification physique qu'une analogie de dénomination m'a paru utile. » dans Sur diverses formes des équations fondamentales de la théorie mécanique de la chaleur, cité dans Dictionnaire d'histoire et de philosophie des sciences de Dominique Lecourt, PUF, 1999. }} d’une telle activité : « Nous vivons dans des cadres et sommes entourés par des cadres de référence, mais la nature les démonte et les renvoie à un état où ils n’ont plus d’intégrité. L’artiste d’aujourd’hui commence à percevoir ce processus de désintégration des cadres comme une condition hautement développée. Claude Lévi-Strauss a suggéré que nous développions une nouvelle discipline appelée ‘Entropologie’. »{{ « We live in frameworks and are surrounded by frames of reference, yet nature dismantles them and returns them to a state where they no longer have integrity. Today’s artist is beginning to perceive this process of disintegrating frameworks as a highly developed condition. Claude Lévi-Strauss has suggested we develop a new discipline called ‘Entropology’.» Robert Smithson, Art through the camera’s eye, Writings, op. cit, p. 375.}} En effet, dans la conclusion de Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss écrit que « plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire ‘entropologie’ le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. » .{{Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), Plon, coll. Terre Humaine, 1984, p. 496. }} Il notait combien l’humain ne cesse de produire « des machines destinées à produire de l’inertie » en dissociant « des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration »{{Ibidem. }} En réalisant ces dissociations de la matière et des matériaux, l’humain forme les cadres dont parle Smithson, eux-mêmes voués à être désintégrés. Lévi-Strauss pointait en ce sens combien l’anthropologie doit considérer la capacité de l’humain à dissocier des structures ainsi que la question de leur désintégration : une entropologie.{{A de nombreuses occurrences à travers ses œuvres et textes, Robert Smithson ramène ainsi les processus de la pensée aux processus géologique et entropiques. Notamment dans un passage célèbre d’Une sédimentation de l’esprit: Earth projects : « Lesprit humain et la terre sont constamment en voie d’érosion ; des rivières mentales emportent des berges abstraites, les ondes du cerveau ébranlent des falaises de pensées, les idées se délitent en blocs dignorance et les cristallisations conceptuelles éclatent en dépôts de raison graveleuse. Un vaste mouvement intervient dans ces miasmes géologiques, et il a lieu de la façon la plus concrète. Ce mouvement paraît immobile, et cependant il ensevelit les paysages de la logique sous les rêveries glaciaires. Cet épanchement lent rend conscient de la turbidité de la pensée. Eboulement, glissement de terrain, avalanche, tout cela se produit à lintérieur des limites craquantes du cerveau. Le corps tout entier est ramené dans le sédiment cérébral où particules et fragments se font connaître comme conscience solide. Lartiste vit dans un monde décoloré, fracturé. Coordonner tout ce désordre et cette corrosion en motifs, grilles et subdivisions constitue un processus esthétique qui a jusqu’à présent été à peine esquissé. » Dans Robert Smithson. Le paysage entropique, RMN, 1994, p. 192.}} Que serait une entropologie des éléments, soit une anthropologie des éléments qui intègre la question de l’entropie ? Il y aurait là d’abord à tracer les différents aspects d’une entropie des éléments, confrontant les approches culturelles et physiques. Ceci mériterait d’être développé autre part.

Histoires d’éléments

Les réflexions qui précèdent ont émergé en commençant à dessiner sur un écran à cristaux liquides. C’est en interrogeant la surface et les profondeurs de ce nouveau support qu’ont surgi toute une suite d’interrogations posées ici et qui mériteraient de plus amples considérations. Histoires d’éléments : tel est le titre que j’ai donné à une série de quatre œuvres qui constituent une étape dans ces interrogations. Imaginez-vous vous trouver dans un espace physique face à quatre fenêtre virtuelles en dégradés de bleus. Ce sont des fenêtres dessinées sur tablette graphique et ici imprimées sur papier contrecollé sur aluminium. Chacune mime de manière illusionniste les reflets d’une vitre selon différentes variations de lumières. Sur chacune, vous contemplez les flux d’un entrelacs des quatre éléments dans différents de leurs états. Vous avez des difficultés à discerner d’où vient la projection. Vient-elle de l’arrière du dessin ou de devant ? La réponse vous est donnée par le bruit du vidéo projecteur situé à l’avant. Toutefois par les jeux de coïncidences de lumières entre chaque dessin de vitre et chaque vidéo qui s’y superpose, l’image fixe du dessin et celle de la vidéo restent difficilement discernables l’une de l’autre. Juste un fragment de seconde vous permet de temps à autre de saisir le dessin fixe de chaque fenêtre.
[caption id="attachment_2955" align="alignleft" width="239"] Maud Maffei
Aperçu de l’installation d’Histoires d’éléments I
Juin 2019, Le 91, Paris
Dessin numérique imprimé sur papier et projection vidéo en boucle
Environ 150 x 60 cm.[/caption]
[caption id="attachment_2956" align="alignleft" width="300"] Maud Maffei
Aperçu de l’installation d’Histoires d'éléments II
Juin 2019, Galerie Odile Ouizeman, Paris
Dessin numérique imprimé sur papier et projection vidéo en boucle
Environ 150 x 60 cm.[/caption]
L’indiscernabilité entre le dessin et la vidéo ramène aux propriétés particulières des écrans que vous avez vues plus haut, où la lumière vient des deux faces, intérieure, par les diodes électroluminescentes, et extérieure. Ici, aucune lumière intérieure derrière le dessin imprimé sur papier mat mais son illusion. Celle-ci est créée par la vidéo qui arrive de l’extérieur tandis que le dessin illusionniste des réverbérations de la lumière mime, lui, une lumière externe. Vous êtes face à un chiasme. Histoires d’éléments vous fait retrouver les quatre éléments par leurs images, questionnant par ricochet la phénoménalité de leurs images et leurs lignes de connections  aux éléments atomiques qui composent les écrans.
[caption id="attachment_2957" align="alignleft" width="300"] Maud Maffei
Aperçu de l’installation d’Histoires d’éléments III
Septembre 2021, Biennale d'Issy 2021
Dessin numérique imprimé sur papier contrecollé sur aluminium et projection vidéo en boucle
Environ 70 x 30 cm.[/caption] [caption id="attachment_2958" align="alignleft" width="300"] Maud Maffei
Capture d’écran d’Histoires d’éléments IV
Août 2019
Dessin numérique et projection vidéo en boucle
Dimensions variables.[/caption]