Unique, multiple ou autre ?

Les questions d’identité, d’unité et de multiplicité des choses ont entraîné toutes sortes de réponses, au moins depuis l’Antiquité ; et celles-ci, tout comme celle du général (ou de l’universel), et du particulier, peuvent encore nous donner à réfléchir, aujourd’hui. Dans une allusion à Héraclite, voici comment un philosophe moderne comme Ludwig Wittgenstein formule le problème :
« L’expression grammaticale de ce qui est fondamental : qu’en est-il de l’énoncé : “On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve{{Ludwig Wittgenstein, Fiches, [Zettel, Oxford, Basil Blackwell, 1967], trad. par Jean-Pierre Cometti et Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2008, § 459.}}” ? » Un énoncé qui peut se comprendre de diverses manières, et qui présente quelques vertus méthodologiques et thérapeutiques. Bien que Wittgenstein puisse sembler, en apparence, assez éloigné des traditions intellectuelles classiques et ancestrales, son attention aux structures logiques du langage, à ses usages pratiques, et au questionnement éthique qui lui est sous-jacent, lui permet en fait de doter l’activité philosophique d’une démarche rationnelle et d’une véritable visée curative, une activité telle que pouvaient la pratiquer quelques-uns de nos « anciens{{Cf., entre autres, à ce propos : André-Jean Voelke, La philosophie comme thérapie de l’âme. Études de philosophie hellénistiques, préface de Pierre Hadot, Éditions universitaires, Fribourg et Paris, Cerf, 1993.}} ». Sur les questions d’unité et de multiplicité, dès l’Antiquité, Aristote a proposé un modèle de compréhension fort consistant avec, entre autres, son approche en termes de catégories (d’imputations ou de schémas de prédication). Comme le rappelle Pierre-Marie Morel : « la réponse d’Aristote au problème de l’un et du multiple, sans doute le problème central de la philosophie grecque, se situe sur deux plans, celui, ontologique, où se pose la question de l’unité de l’être ; celui, théorique mais aussi pratique, de l’épreuve directe de la multiplicité sensible{{Pierre-Marie Morel, Aristote. Une philosophie de l’activité, Paris, Flammarion, coll. GF, 2003, p. 250.}}. » Il est en effet important de ne pas séparer trop artificiellement ces différents plans, mais aussi, dans tous les cas, d’assumer délibérément et d’expliciter sous quelle catégorie nous appréhendons telle ou telle entité, ce que nous lui imputons ou ce que nous en prédiquons.Ainsi, lorsque nous nous interrogeons sur l’identité d’une œuvre d’art, et que nous nous demandons plus particulièrement si elle est unique ou multiple, voire autre chose encore, en continuant de nous inspirer de la pensée du Stagirite, il faut tout d’abord distinguer les plans (ontologique, pratique et théorique) tout autant qu’énoncer sous quel angle catégoriel la question est formulée. Car il y a une multiplicité d’angles d’attaques ! Selon le philosophe grec, l’« Être proprement dit se prend en plusieurs acceptions{{ Aristote, La Métaphysique, Tome 1, E, 2, 1026a33, éd. Jean Tricot, Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, 1966, p. 335.}} »(il se dit de « plusieurs manières »), en l’occurrence une dizaine : « Chacun des termes qui sont dits sans aucune combinaison indique soit une substance, soit une certaine quantité, soit une certaine qualité, soit un rapport à quelque chose, soit quelque part, soit à un certain moment, soit être dans une position, soit posséder, soit faire, soit subir{{Aristote, Catégories, IV 25, Catégories & Sur l’interprétation, introd., prés. et trad. par Pierre Pellegrin, Michel Crubellier et Catherine Dalimier, Paris, Flammarion, coll. GF, 2007, p. 111.}}. » En général, et a fortiori en ce qui concerne notre question de la distinction et des relations entre unité et multiplicité, nous ne pouvons donc pas en rester à la catégorie du quantitatif. Et nous ne pouvons pas éviter d’aborder les points suivants : n’y a-t-il pas toujours combinaison ou entrelacement et, plus précisément, interdépendance entre toutes ces catégories ? Mais sous quel angle le caractère unique ou multiple de tel ou tel artefact peut-il alors être déterminé : en tant que « substance », « quantité », « qualité », « relation », « lieu », « temps », « position », « possession », « action » ou « passion » ? Ou toute autre chose, encore…
Un autre angle d’attaque aristotélicien pourrait d’ailleurs également nous aider à réfléchir à notre problématique : en partant de la distinction entre ces deux modalités que sont la « puissance » et l’« acte » (la dunamis et l’energeia : le mouvement et l’accomplissement). Bien que les formulations d’Aristote en termes d’« Être » puissent nous paraître relever d’un essentialisme dépassé, elles sont malgré tout encore instructives à plus d’un titre.

D’autres catégorisations, d’autres modèles d’imputations ou schémas de prédication pourraient être invoqués. Par exemple, la distinction, très ancienne, aussi, et fort prisée au Moyen Âge, entre le « possible », l’« actuel » et le « nécessaire ». Et d’autres formes de pensées pourraient pareillement être convoquées. Mais c’est à un philosophe moderne (de la fin de XIXe siècle), à savoir Charles Sanders Peirce, que je vais plus spécialement me référer. Et si j’ai rappelé l’importance d’Aristote, c’est principalement parce que son influence sur Peirce est prépondérante — et fructueuse…
Il y a une « manière peircienne » — très générale et assez féconde, selon moi — selon laquelle nous pouvons appréhender et présenter tout ce qui peut être considéré comme un « signe », en général, et, partant de là, une œuvre d’art (dès lors qu’elle est considérée comme un signe, bien entendu). Cette manière peut bien évidemment être appliquée à mes propres œuvres — à ces installations qui, depuis le début des années 1980, en tant qu’« évènements », « faits » et « signes » d’exposition, ont pu être nommées, génériquement, « éclairages{{Je me suis aussi beaucoup nourri et servi des éclaircissements, approfondissements et apports (bénéfiques et fructueux, pour moi, en tout cas) de penseurs comme Gottlob Frege, Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein, John Austin, Roman Jakobson, Karl Popper, Nelson Goodman, Pierre Bourdieu ou Jacques Bouveresse ou d’autres encore ; mais ici, je me concentre sur ceux de C. S. Peirce.}} ». C’est d’ailleurs principalement cette manière que je privilégie en revendiquant, en ce qui concerne mon travail artistique, non pas les termes de « concepts » et de « réalisations » de ces concepts, ni même ceux d’« œuvres uniques » et d’« œuvres multiples », mais plutôt ceux de « types », d’« occurrences » et de « tonalités ».
Cette manière est due à C. S. Peirce, ce philosophe américain du XIXe siècle (né en 1839) : un adepte, lui aussi, d’une double approche, méthodologique et thérapeutique, de la philosophie, comme Ludwig Wittgenstein un peu plus tard, et comme la plupart des philosophes de l’Antiquité, bien avant lui, comme je l’ai rappelé précédemment{{André-Jean Voelke, La philosophie comme thérapie de l’âme. Op. cit.}}. Peirce, bien qu’il soit comme Descartes, « à la recherche d’une méthode{{Charles Sanders Peirce, À la recherche d’une méthode, trad. par Michel Balat et Janice Deledalle-Rhodes, sous la dir. de Gérard Deledalle, Presses universitaires de Perpignan, 1993.}} », est très anticartésien sur bien des points. Il est un fervent défenseur d’un « réalisme dispositionnaliste », en cela principalement influencé par Jean Duns Scot, le « docteur subtil » du Moyen Âge. Il est aussi l’inventeur, entre autres, du « pragmatisme » en philosophie, de la « logique du vague » et de la « sémiotique ». Parmi ses diverses contributions, même si, comme le rappelle Wittgenstein, « il n’y a pas une méthode, mais bien des méthodes, comme autant de thérapies différentes{{ Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 133, avant-propos et appareil critique par Élisabeth Rigal, traduction sous sa direction, Paris, Gallimard, 2004, coll. Bibliothèque de philosophie, p. 89.}} », nous pouvons (justement) y trouver une méthode à suivre pour appréhender, voire reformuler, notre problématique unicité/multiplicité.
D’après Peirce, « tout signe est un lien{{Charles S. Peirce, The Annoted Catalogue of the Papers of C.S. Peirce, R. Robin ed., Amherst, Mass., University of Massachusetts Press, 1967, manuscrit n° 517.}} ». Ce « lien » (cet élément de « relation ») est actif : un signe est en fait un « processus sémiotique ». Et il peut être cerné selon différentes perspectives qui s’articulent, d’une façon schématique, dans un « tableau de catégories », pour reprendre l’expression de ce philosophe{{Une remarque : comme je l’ai déjà indiqué, le terme « catégorie » peut être remplacé, ici, par deux autres : « imputation » ou « schéma de prédication », des termes qui, par recoupement, éclairent le précédent.}}. Selon lui, comme tout phénomène, tout signe peut être appréhendé à partir des trois grandes catégories ontologiques très générales qu’il a patiemment et méticuleusement formulées (principalement à partir d’Aristote, des penseurs médiévaux et de Kant), à savoir celles qu’il nomme : « priméité », « secondéité » et « tiercéité ». Ces trois « catégories universelles » doivent beaucoup à cette grande et traditionnelle tripartition modale entre la « possibilité », l’« actualité » et la « nécessité » (telle que rappelée précédemment). Elles renvoient à ce qu’il considère comme les trois modes d’être fondamentaux. 

Cette catégorisation peut nous rendre de grands services, y compris en ce qui concerne les relations (et pas seulement les commentaires) que nous entretenons avec les œuvres d’art. Par exemple, en prenant en compte les diverses tri-distinctions que Peirce décline à partir de sa « catégorisation ontologique universelle », nous pouvons distinguer plusieurs sortes de triades en acte dans tout « processus sémiotique. Dont celles-ci : « possibilité/actualité/nécessité »-« perception/action/réflexion »-« representamen/objet-référent/interprétant »-« tone/token/type », « icône/indice/symbole »-« terme/proposition/argument ». Des articulations dans lesquelles unité et multiplicité peuvent être présentes, redistribuées et rejouées différemment.
Je parle souvent de mon travail artistique en ces termes, selon cette grille de lecture, à partir de tels schémas de prédication (imputations ou catégories), y compris lorsqu’est évoquée la distinction entre œuvres uniques/œuvres multiples, une distinction qui n’est que partiellement pertinente, et qui ne l’est en tout cas pas toujours, ni d’un point de vue ontologique, ni d’un point de vue sémiotique, ni d’un point de vue philosophique. C’est cette dualité que j’essaie d’interroger en mettant en avant, par exemple, à propos de mes œuvres, l’articulation entre le type, le token et le tone : trois relations, facteurs ou fonctions facilement repérables.
Ainsi, lorsque je crée un « éclairage », l’œuvre conçue est toujours considérée comme un « type », un type d’éclairage, (le « type » correspond à ce que certains artistes des années 1960-70 ont appelé un « concept », voire une « définition », ou une « méthode »). Dans les certificats que je joins au matériel technique (qui doit être utilisé lors de chaque installation), lorsqu’une œuvre est acquise, j’emploie le terme « type », mais aussi d’autres termes : « concept » ou « principe général » ou encore « protocole à suivre ». À l’oral, j’utilise parfois les expressions « mode d’emploi » ou « partition »… En tout cas, à chaque fois, ce à quoi réfèrent ces termes est censé faire force de « loi », en quelque sorte : ils décrivent, indiquent et prescrivent, à tout le moins, les dispositions, usages et règles générales propres à la réalisation de l’œuvre (à son actualisation, son occurrence). Ce « type », lorsque l’œuvre est réalisée, peut engendrer ou donner lieu à plusieurs « tokens », plusieurs occurrences (ou répliques — les réalisations effectives, les installations concrètes proprement dites) qui, elles-mêmes, selon les situations, leur atmosphère et leurs diverses qualités pas toujours facilement pondérables, ni quantifiables, et selon les diverses perceptions immédiates qu’elles provoquent en chacun des regardeurs (spectateurs ou visiteurs) engendrent une variété de « tones », d’impressions, de qualités ressenties, de timbres, de résonances, etc…
Nous sommes, là, bien loin d’une quelconque opposition duelle et de toute dichotomie réelle ou imaginaire.

Une telle redistribution de la partition unicité/multiplicité s’inscrit dans la conception des modes d’être les plus généraux (au nombre de trois), tels que Peirce la présente, dans une approche toute métaphysique :
« Mon opinion est qu’il y a trois modes d’être. Je soutiens que nous pouvons les observer directement dans les éléments de tout ce qui est à n’importe quel moment présent à l’esprit d’une façon ou d’une autre. Ce sont l’être de la possibilité qualitative positive, l’être du fait réel (en acte), et l’être de la loi qui gouvernera les faits dans le futur{{Charles Anders Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par Gérard Deledalle, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1978, p. 69 ; rééd. avec postface de Mathias Girel, coll. Points Essais, 2017, p. 80-81. »
Lorsque nous appréhendons les œuvres d’art en tant que signes, en partant d’une telle conception, en nous servant des apports terminologiques et philosophiques de Peirce, ces œuvres révèlent explicitement toute une richesse ontologique et sémiotique. Et nous ne perdons pas grand-chose : en désamorçant, au passage, un bon nombre de formes d’oppositions duelles, l’une et l’autre de ces distinctions peuvent en effet se retrouver présentes et actives, ici ou là, dans tel ou tel « modes d’être ».
Une approche comme celle-ci est parfaitement compatible avec, et applicable à, ce qui s’est passé dans l’histoire, la géographie et le langage de l’art, depuis plus d’un siècle, au regard de toutes les transgressions, singularités et inventions qui s’y sont produites. Dans le champ de l’art contemporain, par exemple, tout un ensemble de présupposés, d’attitudes et de conceptions que nous pouvions avoir à leur propos, ayant été remis en cause, dans beaucoup d’œuvres, ce sont non seulement leurs contenus et leurs formes, mais aussi leurs fonctions qui sont questionnés et renouvelés. Et, qu’est-ce que fait principalement Peirce, sinon attirer notre attention, non seulement sur le fond et la forme d’un signe (d’un processus sémiotique), mais sur ses fonctions ?
Nous pouvons ainsi tout autant, et très clairement, à propos des œuvres d’art, être attentifs, à leurs « physionomies immédiates » (leurs « tones »), qu’à leurs « occurrences » (ou « actualisations »), ou encore au fait qu’elles renvoient à des « types » dont les occurrences sont les exemplifications, les réalisations ou les répliques. Et, last but not least, pour certaines de ces œuvres, ces « types » sont même en fait des « concepts », des « définitions », des « méthodes », des « protocoles », etc… – et ceci, principalement, mais pas uniquement, dans ce qui a été appelé Art minimal ou Art conceptuel.
En tant que « token » (objet particulier, chose singulière, occurrence, artefact individuel, etc.), chacune des œuvres se trouve toujours rattachable, d’une façon ou d’une autre, à quelque chose de plus « général » : si ce n’est à un concept, au moins à une orientation globale, un ensemble de dispositions, une ligne directrice, une conception générique, un projet, etc… Cela ne signifie cependant aucunement que les qualités intrinsèques de telle ou telle œuvre et ses traits singuliers, concrets, plastiques, soient pour autant négligés ! Mais cela implique, en fait, qu’au moment et à l’endroit de leur exposition, moyennant une adaptation pertinente à la situation d’accueil (d’exposition), ces types soient actualisés ou actualisables – en rapport avec ce qu’ils constituent en tant que types. En tant que « tone » (tonalité, impression première, physionomie immédiate, signe apparent, écho, etc…), toute œuvre est aussi rattachable à quelque chose de plus « général » et, bien entendu, à son « occurrence » (à sa réalité concrète), mais ce « tone » est beaucoup plus volatile, variable, aléatoire, etc…, selon l’ambiance ou l’atmosphère du lieu, et du moment propre à l’exposition de l’œuvre et, bien sûr, selon la sensibilité des différents récepteurs. L’importance du « tone », proche de ce que Ludwig Wittgenstein appelle « physionomie immédiate », est cruciale.

Tout cela me paraît aller un peu plus loin que l’attitude qui consiste à se limiter à la traditionnelle et conventionnelle opposition duelle unicité/multiplicité !

En dehors de la problématique de l’identité d’un phénomène, d’un objet ou d’un signe, en général et, entre autres, d’une œuvre d’art, de la question de son caractère unique ou multiple, une distinction duelle encore plus large, comme celle entre nature et culture (si souvent contestée aujourd’hui — à juste titre, du reste, dans certains cas), n’est pourtant pas complètement obsolète, en ce qui nous concerne, ici : loin de là ! Et cela pourrait entraîner des conséquences sur l’interprétation que nous avons donnée de la catégorisation peircienne. En effet, lorsque nous étudions la nature, par exemple en biologie, une question, d’ordre épistémologique, se pose : y a-t-il véritablement quoi que ce soit qui relève de lois strictes, fixes, invariantes ? Quelque chose qui puisse être un type, une espèce, voire une essence ? Car, comme le zoologiste et systématicien français, Guillaume Lecointre, le remarque :
« L’invariance n’est possible qu’au niveau du langage. […] Aucune instance matérielle n’est égale en tout point à une autre. En réalité, ce que nous appelons “mêmes” ou “semblables” passe par l’attribution par nous d’une même catégorie et d’un même mot à des objets ou phénomènes matériels toujours différents dans le détail{{Guillaume Lecointre, Descendons-nous de Darwin ?, Paris, Le Pommier, coll. Les Petites Pommes du savoir, 2015, p. 53-54.}}. »
La réponse paraît nous amener à assumer une posture nominaliste en ce qui concerne les signes que nous créons et utilisons et, à plus forte raison, les catégories que nous appliquons au réel. Comme le dit encore Lecointre : « l’information, tout comme nos catégories, ne serait donc pas dans la nature, mais résulterait de notre besoin d’en parler{{Guillaume Lecointre, idem, p. 54}}. » Et il en tire la conclusion suivante : « l’information, en biologie, ne serait pas une entité “immatérielle” qui agit sur le monde matériel ; elle est une suite de concepts taxonomiques que nous produisons et qui nous sert à repérer des régularités dans les processus régissant le monde matériel{{Ibidem}}. »
Ce genre de remarque ne peut pas être anodine pour nous, en art, d’autant que les œuvres que nous produisons, dans ce champ d’activité, sont d’emblée des artefacts, et même des signes, des produits non directement issus de la nature, et même le plus souvent fort éloignés d’elle. Et si ces œuvres peuvent être considérées comme les éléments d’un langage, celui de l’art, nous pouvons tout à fait les interpréter sous l’angle de leur invariance (en tant que signes, bien sûr). C’est nous qui avons créé de tels signes, c’est nous qui avons décidé qu’ils soient comme ceci et pas autrement, qu’ils montrent ou disent ceci et non pas cela, et ainsi de suite. Ils sont le résultat, certes, de notre subjectivité, mais aussi de nos usages et de règles et conventions plus ou moins tacites, plus ou moins explicites, passées entre nous, qui relèvent d’activités et de « jeux de langage » entrelacés à nos « formes de vie », pour reprendre deux expressions de Ludwig Wittgenstein{{Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 19-27 (entre autres), p. 35-41.}}. Ces « jeux », dont nous avons hérité et à l’intérieur desquels nous nous activons, imposent certains usages plus que d’autres, nous induisent à suivre un certain nombre de règles et à respecter pas mal de conventions. C’est donc à une posture nominaliste à laquelle nous devons avoir recours, dans ce cas. Nous pouvons par conséquent sans problème parler de « type » à propos d’une œuvre, c’est-à-dire de quelque chose que nous considérons comme invariant, en elle, car relevant d’un système de signes conventionnels élaborés par nous. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de choses qui varient, dans cette même œuvre, dans ce signe, comme la conception peircienne (entre autres) nous permet de l’expliciter, ne serait-ce qu’avec les notions d’« occurrences » et de « tones » qu’il distingue de celle de « type », tout en les articulant clairement ensemble).
Si nous avions recours à une posture réaliste matérialiste réductrice, du genre de celle qui ne reconnaît que la stricte matérialité des œuvres, il nous faudrait alors renoncer à la conception de l’art comme langage. Du point de vue d’un tel réalisme, n’y aurait-il pour autant que des œuvres uniques, que des réalisations concrètes, matérielles, physiques, etc… ? Un réalisme comme celui de Peirce, le « réalisme dispositionnaliste », nous permet d’envisager les choses sans faire appel ni à une forme de nominalisme étroit nous poussant vers le relativisme culturel, ni à une forme de réalisme nous contraignant au réductionnisme ou bien à l’essentialisme{{Voir, à ce propos, notamment : Claudine Tiercelin, Le ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Paris, Ithaque, 2011.}}. Le fait qu’il y ait, selon lui, dans la nature comme dans la culture, des tendances, des propensions, des dispositions, cela change assurément la donne…
D’autres façons d’envisager les choses sont par ailleurs possibles, imaginables et concevables, des façons qui ne seraient ni du pur nominalisme, ni du réalisme réducteur : par exemple, le conceptualisme. Comme le rappellent Pierre Pellegrin et Michel Crubellier, dans leur introduction aux Catégories d’Aristote : « Les “concepts” (noêmata), en effet, ne sont pas des formes de pensée pure, mais ce que nous saisissons dans les choses au moyen des mots{{Aristote, Catégories & Sur l’interprétation, op. cit., p. 74.}}. » Un certain nombre de positions autres se sont en effet développées au cours de l’histoire des idées et des représentations, autour de ce qu’on peut appeler « conceptualisme », surtout à partir de la « querelle des universaux ». Bien qu’il y ait là aussi différentes formes de conceptualisme, la pensée d’Aristote exemplifie sans doute, très tôt, une telle position, tout comme plus tard, entre autres, à des degrés divers, les pensées (pourtant) fort différentes de Pierre Abélard, Thomas d’Aquin, Guillaume d’Occam, Jean Buridan, Wilhelm Leibniz, John Locke, Emmanuel Kant, Gottlob Frege, Bertrand Russell ou Ludwig Wittgenstein, etc. — la philosophie de Charles S. Peirce se situant, quant à elle, dans un espace intermédiaire, sur la ligne de crête que constitue cette forme de « réalisme dispositionnaliste » extrêmement subtil et modéré, dont il hérite du penseur médiéval Jean Duns Scot.
Venons-en maintenant à certains excès propres au point de vue nominaliste et à leurs incidences sur notre question de l’unicité et de la multiplicité.
Ces excès sont-ils des raccourcis, des biais ou des erreurs ? Une certaine essentialisation des noms (des mots et des étiquettes, qu’avec d’autres types de mots, nous utilisons pour désigner les choses, ), qui est une posture contradictoire à celle que devrait pourtant permettre d’éviter le nominalisme, s’est développée chez un bon nombre de contemporains (et même auparavant). Ce qui les amène à croire que n’existent que des noms (des étiquettes), ou à avoir l’habitude de se comporter comme si n’existaient que ce genre de signes, et à négliger ou oblitérer le fait qu’il puisse y avoir quelque chose de réel auquel ils référent ! Ils font penser à ces gens qui, dans leurs discours, créent des images (ou des métaphores) ou, dans leurs actes, formulent des règles ou des conventions (ou des lois), afin de simplifier telle ou telle appréhension ou explication de telle ou telle chose, ou simplement de rendre plus commode telle ou telle pratique d’une chose… — et qui finissent par croire que ces images, règles ou conventions sont les seules à exister, en dehors de toute autre réalité, voire qu’elles ont toujours existé. Ou, encore, qui finissent par utiliser les images inventées pour illustrer une explication, comme si elles constituaient l’explication elle-même. Il y a là un grand danger : celui de la mythification. Car, comme le rappelle Jacques Bouveresse, dans une veine toute wittgensteinienne : « la mythologie intervient lorsque l’image est utilisée comme une explication{{Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1998, p. 160-161.}}. » Et cette forme de mythification, lorsqu’elle est récurrente, ne peut-elle pas parfois générer une forme de maladie (de l’intellect) ?
Nous voyons assez bien, ici, le rapport qu’il peut y avoir, à partir d’une mauvaise utilisation des images, des noms ou des étiquettes, ou encore des règles et des conventions, entre une telle réduction et une telle dérive et le relativisme culturel — une sorte de « relativisme absolutiste », pourrait-on dire, sans craindre d’employer un tel oxymore. En ce qui nous concerne, le rapport est assez clair et net entre l’acceptation de l’invention et de l’imposition d’usages, de règles et de conventions, en art, comme celles propres à la distinction entre œuvres uniques et œuvres multiples, et le respect, voire l’admiration quasi religieuse envers une telle « distinction » : une forme d’illusio qui relève la plupart du temps de l’implicite. Une approche bourdieusienne, au passage, ne pourrait manquer de pointer cela ! En effet, comme le remarque Pierre Bourdieu :
« L’implicite en ce cas, c’est ce qui est impliqué dans le fait d’être pris au jeu, c’est-à-dire dans l’illusio comme croyance fondamentale dans l’intérêt du jeu et la valeur des enjeux qui est inhérente à cette appartenance{{Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. Liber, 1993, p. 22 (cf. aussi : p. 122-123 et 162-163).}}. »
Ainsi, le crédit ou la croyance, sans le moindre doute, sans aucune distance, sans aucun esprit critique, en un ensemble d’usages, de règles et de conventions, cela peut faire, d’un simple jeu, un enjeu d’argent, de pouvoir et même de gloire pour qui possède telle ou telle œuvre unique, et non pas un simple multiple du même type d’œuvre, par exemple.
Cela n’est pas vraiment surprenant. Un tel phénomène montre combien l’éducation que nous avons reçue (pourtant assez bonne à bien des égards) nous dispose et nous prépare trop souvent à répondre à des instructions, à incarner une éducation, sans avoir à nous poser trop de questions à propos de ces instructions et cette éducation. Qui n’a pas eu, à un moment ou à un autre, dans une situation ou une autre, tendance à créditer (ou croire en) des choses qui n’existaient pas ou, du moins, dont on n’avait aucune preuve factuelle directe ? S’il est, certes, bien souvent difficile de faire autrement, nous ne sommes pas pour autant obligés d’être dupes. Peu importe le champ, et l’activité : en tant qu’agent, il est toujours possible d’être pratiquant sans pour autant être croyant ! La question centrale demeurant celle de savoir comment transformer instruction et éducation en émancipation
Le marché de l’art pourrait-il d’ailleurs fonctionner si le crédit (cf. le crédit bancaire, du reste), la croyance que nous portons à certains signes, à certaines œuvres plus qu’à d’autres, était tout à coup reconsidérée sérieusement ? Même s’il reste qu’une telle reconsidération est une chose quasi impossible tant l’atmosphère collective (le substrat et l’environnement sociohistoriques) et tant le fétichisme (un agent psychique et idéologique puissant) nourrissent nos habitus respectifs et nous empêchent, la plupart du temps, de prendre du recul et de nous interroger.
Le « fétichisme de la marchandise », en particulier, celui qu’a fort bien épinglé Karl Marx, en son temps, un fétichisme allié (tacitement ou inconsciemment) à un pseudo-nominalisme (de l’œuvre d’art, en ce qui nous concerne), à un nominalisme mal compris, nous embrume l’esprit et nous mystifie. Lisons, ou (pour certains) relisons, ce passage de Marx (dont je ressens le besoin de citer un extrait conséquent) :
« Le caractère fétiche de la marchandise et son secret.
À première vue, une marchandise semble une chose tout ordinaire qui se comprend d’elle-même. On constate en l’analysant que c’est une chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques. Tant qu’elle est valeur d’usage, elle ne comporte rien de mystérieux, soit que je la considère du point de vue des propriétés par où elle satisfait des besoins humains, ou du point de vue du travail humain qui la produit et lui confère ainsi ces propriétés. Il tombe sous le sens que l’homme modifie par son activité les formes des matières naturelles d’une façon qui lui est utile. La forme du bois, par exemple, est modifiée quand on en fait une table. La table n’en reste pas moins du bois, chose sensible ordinaire. Mais, dès qu’elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible. […]
Le caractère mystique de la marchandise ne naît donc pas de sa valeur d’usage. Il ne provient pas davantage du contenu des déterminations de valeur. […]
D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail dès qu’il prend la forme marchandise ? […]
Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre les objets. […]
Les objets d’usage ne deviennent marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés menés indépendamment les uns des autres. Le complexe de tous ces travaux privés forme le travail social global{{Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre I, Le procès de production du capital [1867], édition Jean-Pierre Lefebvre, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 1993, p. 81 sq.}}. »
À chacun de recevoir, de se saisir et d’interpréter, selon son habitus propre, ces remarques qui me semblent, personnellement, assez judicieuses — et à chacun de voir en quoi elles renvoient, ou non, aux rapports sociaux et économiques évoqués par Marx, quant à la problématique de la différenciation entre œuvres uniques et œuvres multiples !

Comme les choses sont le plus souvent beaucoup plus imbriquées que nous aimerions parfois qu’elles le soient, il me semble important d’évoquer un dernier « type » de questions. Peut-on fétichiser sur tout ? Comment amener l’amateur d’art à être stimulé ou excité par, et à parier et investir sur une œuvre multiple plus que sur une œuvre unique, par exemple ? Certains artistes sont assez habiles, en la matière, surtout s’ils ont (globalement) incorporé le « sens du jeu{{ Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 23 et 180.}} » attendu — habituellement partagé.
Et, si nous reprenons les neuf autres catégories d’Aristote, en dehors de celle de la quantité (unique, multiple ou autre) qui a déclenché la réflexion présente, sur quoi pourrait porter le fétichisme en ce qui concerne d’autres propriétés liées ou non au quantitatif ? Le nombre de lumens de lux ou de watts d’une installation, les couleurs, les dimensions ou encore le poids de l’œuvre, par exemple ? Et qu’en est-il des possibles fétichisations sur la substance de l’œuvre, sa qualité, sa (ou ses) relation(s) à quelque chose d’autre qu’elle-même, sa situation spatiale et temporelle (son lieu et sa durée), sa position, ce qu’elle possède, ce qu’elle fait, ou encore ce qu’elle subit ?
Et puis, en reprenant la catégorisation peircienne, sur quoi d’autre pourrait porter, ou non, le fétichisme en ce qui concerne l’œuvre d’art ? Pourquoi pas sur sa nécessité, plutôt que sur sa possibilité ou son actualité ? Sur ce qu’on en perçoit, sur ce qu’on fait physiquement avec elle ou sur ce qu’on en pense ? Sur son objet-référent en même temps que sur son representamen et sur son interprétant ? Ou sur le type tout autant que sur le token ou le tone ? Ou bien sur l’icône, l’indice ou le symbole qu’elle représente, constitue ou institue ? Ou encore sur un seul terme qui pourrait la désigner ou la définir, sur un énoncé un peu plus articulé ou sur un argument qui l’expliqueraient et la justifieraient, etc… ?
Enfin, en utilisant d’autres façons d’imputer ou de catégoriser, d’autres modes de prédication pourraient être appliqués. Ainsi, nous pouvons parfaitement fétichiser sur l’auteur, sur « qui a fait l’œuvre » et sur le destinataire, sur « à qui elle est adressée », dans quelles conditions et de quelle manière, pour quelles raisons, etc… La fétichisation sur le nom (encore lui !), sur le nom de l’artiste, mais aussi sur celui du marchand ou de l’acquéreur privé, ou encore de l’institution qui l’a achetée : cela est fréquent, dans le champ de l’art, et ceci, peu importe la qualité ou la force de l’œuvre, du reste, bien souvent… Que se passerait-il, là ? Comment raisonner au mieux, avec les seuls instruments du langage et de la pensée, sinon en reconstituant, une fois de plus, les usages, les règles et les conventions — les circonstances de l’œuvre ? En fait, quotidiennement, nous avons recours aux éléments grammaticaux, aux usages pratiques et aux structures logiques de ce langage. Et que pouvons-nous remarquer ? Ceci, entre autres : qu’il est possible d’utiliser beaucoup plus que nous ne le faisons, les adverbes circonstanciels, car ils sont primordiaux (au passage, certains recoupent les catégories aristotéliciennes ou peirciennes). Recourir plus particulièrement aux adverbes ou pronoms interrogatifs circonstanciels, c’est la méthode (inspirée en grande partie de Ludwig Wittgenstein, Nelson Goodman, Pierre Bourdieu et Jacques Bouveresse) que j’ai précisément évoquée lors de l’une de mes conférences au Mexique, en 2005 :
« Les adverbes circonstanciels indiquant les circonstances d’un évènement, d’une action, d’un objet, etc…, peuvent en effet nous renseigner sur toutes sortes de choses. Ils peuvent nous renseigner sur le temps, certes ; mais ils peuvent aussi nous renseigner sur le lieu, la manière, le moyen, la cause, le but (ou la raison), voire la condition, la comparaison, l’opposition, l’accompagnement, la mesure, la quantité, les dimensions, le poids, le prix, etc… Suivre un tel chemin, cela ne peut-il pas constituer une perspective qui permette de circonstancier notre objet d’une façon encore plus éclairante, féconde et pertinente ? Et n’est-ce pas d’ailleurs quelque chose que permettent habituellement les descriptions faites avec les mots de nos différentes langues vernaculaires ?
La grammaire du langage ordinaire offre la possibilité d’énoncer des phrases non seulement descriptives mais circonstanciées{{Michel Verjux, « Qui fait quoi et pour qui : où, quand, comment, avec quoi, pourquoi et pour quelles raisons, etc. ? », conférence à l’Université de Toluca, Mexique, 2005, rééd. Michel Verjux, Morceaux réfléchis. Écrits 1977-2011, préface Jacinto Lageira et postface Christian Besson, École nationale supérieure des Beaux-arts, coll. Écrits d’artistes, Paris, 2011, p. 444.}}. »

Voilà.
L’appel à contribution précisait ceci : « Les imprimés ne sont pas écartés de nos interrogations, mais ils se différencient bien souvent des multiples par leurs réalisations en nombre infini, en un seul matériau, exécutés à partir d’une matrice particulière. »
Une dernière suggestion, donc. Pourquoi les œuvres d’art visuelles et plastiques ne seraient-elles pas potentiellement multipliables à l’infini, tout comme les signes imprimés sur du papier ou pixélisés sur un écran peuvent l’être ? S’il était possible d’échapper aux contraintes du marché de l’art (qui sont en fait, ceci a été clairement rappelé, de simples usages, règles et conventions), chacun des (bientôt) huit milliards d’habitants de la planète ne pourraient-ils pas recevoir, personnellement, s’ils le souhaitaient, un exemplaire d’une œuvre « multiple » de leur choix ? C’est là, bien entendu, une naïve et grotesque utopie, mais une utopie qui serait un évènement « unique », et sans prix, dans l’histoire de l’humanité !

Michel Verjux, écrit achevé à l'occasion de mes 24284 jours de vie, Atelier du Patio, automne 2022.

[caption id="attachment_4110" align="aligncenter" width="245"] Michel Verjux, PMFD, Consortium, 1989 Dijon[/caption]
[caption id="attachment_4115" align="aligncenter" width="212"] Michel Verjux, Tableau synoptique inspiré de la sémiotique de Peirce et appliqué à la perception et à mon travail artistique, atelier du Père Lachaise, Paris, le 6 mars 2011, à l’occasion de mes 20 000 jours de vie.[/caption]
[caption id="attachment_4111" align="aligncenter" width="225"] Michel Verjux, PMFD, CCC Tours, 2014 Collection Billarant[/caption]
[caption id="attachment_4112" align="aligncenter" width="225"] Michel Verjux, PMFD, Silo, 2019 Collection Billarant[/caption]