Une esthétique du soin environnemental pour cultiver la légèreté

Face à ce qu’il faut bien décrire comme l’échec des discours en faveur de l’action écologique basés sur une compilation de données alarmantes concernant l’état de la planète et de ses écosystèmes, il apparaît aujourd’hui nécessaire pour la pensée écologique de s’incarner dans d’autres formes de discours et de pratiques. Parmi ces dernières, le levier des arts est fréquemment évoqué pour pallier les insuffisances d’une science écologique jugée trop froide. Cependant, la rencontre entre arts et écologie ne va pas de soi et se situe en tension entre d’un côté l’instrumentalisation possible de l’art par les sciences à des fins communicationnelles et de l’autre l’enrôlement de l’écologie scientifique dans des créations artistiques aux visées éthiques et épistémiques mal définies. Cette situation trouve pour partie son origine dans le fait que bien souvent dans l’art écologique le point focal de la rencontre entre art et science reste l’œuvre artistique censée incarner à elle seule une combinaison de savoirs scientifiques et de la subjectivité créative de l’artiste. À l’écart de cette focalisation sur la création d’œuvres, l’esthétique environnementale a pourtant ouvert depuis une quarantaine d’années une réflexion portant, moins sur les objets, que sur les pratiques permettant d’accorder différents modes d’accès à la nature, relevant en particulier de la connaissance scientifique, d’une part, et du rapport sensible au monde d’autre part. En examinant ces pratiques sous l’angle du soin environnemental, je m’efforcerai ici de montrer comment la nature ordinaire[1] peut apparaître comme un nouveau terrain d’enquête où s’enrichissent mutuellement les approches cognitives et les expériences sensibles de la nature.

Le soin de la nature entre accord sensible et connaissances scientifiques

 

Aux origines de la pensée de la protection de nature

  Que l’on s’interroge aujourd’hui sur la place du sensible dans la connaissance de la nature aurait sans doute étonné bien des pionniers de la pensée écologique. Comme l’a mis en lumière le philosophe Eugène Hargrove, dès ses origines au XIXe siècle, la pensée écologique s’est en effet construite à partir des échanges et des regards croisés entre les démarches scientifiques et l’appréciation esthétique de la nature[2]. Ainsi, l’édification de la valeur morale de la nature sauvage aux Etats-Unis fut portée conjointement par des savants, des peintres et des écrivains. En outre, les grands penseurs du « préservationnisme » américain étaient eux-mêmes animés par un faisceau d’intérêts et de motifs ayant trait à l’histoire naturelle, à diverses formes de spiritualité, mais aussi à l’appréciation esthétique de la nature. Sur ce dernier point, on a souvent insisté sur les liens entre les représentations picturales des paysages sauvages et la formation d’une pensée de la protection de la nature. Ce rôle de la peinture, en particulier aux États-Unis par l’intermédiaire de l’École de l’Hudson River, est indéniable, néanmoins il ne doit pas occulter le fait que tout un pan de l’environnementalisme de la fin du XIXe siècle témoignait aussi de l’importance des expériences sensibles de la nature sauvage qui ne se réduisaient pas à la vision binoculaire, mais étaient plus largement plurisensorielles. Que l’on pense, par exemple, à Henry David Thoreau et aux nombreuses pages qu’il consacre à la description des perceptions sensorielles éprouvées lors de ses pratiques d’immersion dans la nature. Le livre sur Cap Cod en est un merveilleux exemple, témoignant de la façon dont Thoreau forge sa connaissance de la presqu’île nord-américaine à partir de matériaux scientifiques, convoquant Linné, Darwin ou Agassiz, mais aussi par son expérience pratique du littoral. Ainsi, la marche sur ce « terrain lourd, mais doux » qu’est le sable, le bain sonore dans le « rugissement des brisants » ou la découverte du goût d’une palourde « un peu coriace mais très savoureuse » sont autant d’occasions de nouer des relations sensibles qui informent sa connaissance du Cap[3]. Cette conviction que la voie de la raison scientifique n’ouvre pas à elle seule l’accès à la connaissance de la nature, mais doit être associée à l’expérience vécue du monde naturel, est partagée par son illustre contemporain John Muir. Les écrits nombreux de cette autre grande figure de l’environnementalisme américain témoignent en effet de l’importance du rapport sensible à la nature, combiné à son étude scientifique. On ne saurait mieux résumer cette association que Muir, lui-même, qui évoque la région du Grand Lac Salé : « Les montagnes se dressent dans le ciel frais, sillonnées de canyons quasi yosémitiques de par leur majesté et couvertes d’une incroyable profusion de fleurs et d’arbres. Les amoureux de la science, les amoureux de la nature et les amoureux du repos y trouveront plus qu’il ne leur est permis d’espérer[4] ». Les sources américaines de la pensée écologique témoignent ainsi d’une richesse d’articulations étroites entre la rationalité scientifique et l’appréciation esthétique de la nature passant par la diversité des modalités sensorielles.  

La scientifisation de la pensée écologique

  Ces articulations se sont défaites au cours du XXe siècle. La pensée écologique s’est en effet progressivement scindée, suivant d’une part le développement de l’écologie comme discipline scientifique et d’autre part celui de la constitution d’une pensée sociale de l’écologie politique. Or, ni l’un, ni l’autre de ces deux champs n’a véritablement accordé de place aux approches sensibles de la nature. Du côté de la discipline scientifique, l’ambition de doter l’écologie d’une méthode et des critères de validité du savoir d’une « véritable » science a conduit à tenir à l’écart tout ce qui ne relevait pas strictement de la rationalité scientifique. D’autre part, l’écologie politique a tendu à considérer la question de l’accord sensible à la nature comme relevant du domaine de la sphère privée ou de l’infra-politique, et en tant que tel ne pouvant prétendre prendre part à la formation de cette réflexion politique. En outre, la volonté d’ancrer plus particulièrement la pensée de la protection de la nature dans la science écologique, qui donna lieu à la création de la biologie de la conservation, répondait à un ensemble de critiques qui visaient le caractère ethnocentré de l’environnementalisme issu des représentations américaines de la nature sauvage. De ce point de vue, la montée en puissance du terme de biodiversité dans le champ de la conservation à partir de la fin des années 1980 est significative. Cette dernière orientation en direction de la science écologique est clairement formulée au sein de l’éthique environnementale par l’un de ses principaux représentants, Baird Callicott. Dans un texte appartenant à un important volume collectif consacré à la réflexion sur les représentations de la nature sauvage (wilderness), le philosophe souligne en effet la façon dont l’appui des politiques de protection de la nature sur des arguments scientifiques, plutôt que sur des raisons esthétiques, spirituelles ou récréatives, permettait d’en écarter les biais ethnocentristes et genrés[5]. En ce sens, il plaidait dans ce texte en faveur de la redéfinition des espaces de nature sauvage en « réserves de biodiversité ». Cette « scientifisation » de la pensée environnementale avait un autre mérite, celui d’étendre son périmètre aux espaces de nature ordinaire. En effet, là où un biais culturel, associé à l’esthétique du sublime, a conduit à privilégier les paysages grandioses et spectaculaires, l’approche scientifique de la biodiversité permettait mieux d’identifier la valeur d’espaces plus communs qui abritent une diversité d’espèces et dont les populations rendent un certain nombre de services aux humains. De fait, l’apparition d’un intérêt scientifique pour la notion de biodiversité ordinaire témoigne de cette capacité de l’approche par la biodiversité à embrasser une gamme plus différenciée d’espaces naturels. Mais, dans le même temps, ce resserrement des liens entre la pensée de la protection de la nature et l’écologie scientifique s’est donc payé au prix d’un certain relâchement de ceux qui associaient la valorisation et la protection de la nature à sa connaissance sensible et à son appréciation esthétique. De nombreux auteurs ont ainsi décrit la technicisation de la pensée environnementale résultant de l’introduction du terme de biodiversité comme concept directeur des politiques de protection[6]. Ce nouveau cadrage de la pensée écologique serait au fond marqué par l’emprise croissante d’une rationalité techno-scientifique qui tendrait à réduire au silence les autres voies d’accès à la nature[7].  

Une esthétique du soin environnemental

 

Le soin au-delà de l’approche objective de la santé

  Cette mise en retrait des rapports sensibles à la nature dans la pensée écologique est aujourd’hui bien identifiée. C’est ainsi que plusieurs pistes sont désormais explorées pour dépasser ce qui constitue une forme de « scientisme » au sein de la pensée écologique et pour redonner une place aux expériences vécues dans l’étude des interdépendances qui relient les vivants. Parmi celles-ci, la voie qui consiste à approcher les pratiques de gestion de la nature sous l’angle du soin environnemental retiendra ici notre attention. Le développement de la biologie de la conservation dans les années 1980 s’est accompagné de la création d’une série de concepts normatifs destinés à orienter les recherches et les pratiques de protection de la nature. Ce fut le cas, nous l’avons vu, du concept de biodiversité, mais aussi de ceux d’intégrité biologique, de soutenabilité écologique ou encore de celui de « santé écosystémique[8] ». Ce dernier concept apparut comme l’un des candidats crédibles pour essayer d’orienter les pratiques de protection de la nature sous l’angle de la restauration ou de la préservation de la santé des écosystèmes. À première vue, l’introduction de ce concept s’inscrivait bien dans le processus de « scientifisation » évoqué précédemment. Plusieurs programmes de recherche sur la santé écosystémique furent en effet initiés à la fin des années 1980 dans le but d’établir des critères objectifs de santé permettant d’évaluer les actions humaines dans les écosystèmes. Cependant, ces recherches firent rapidement l’objet de critiques mettant précisément en doute la scientificité du concept de « santé écosystémique ». La santé, des écosystèmes comme des humains, ne saurait-être définie exclusivement par des critères objectifs scientifiquement mesurables, mais renvoie nécessairement aussi à des valeurs sociales, mettent en avant ces critiques[9]. La restauration de la santé d’un écosystème, peut-on ajouter, ne peut être réduite à la visée d’un certain nombre de valeurs moyennes définies pour des indicateurs objectifs, elle engage aussi des appréciations subjectives, issues des relations nouées entre les praticiens et cet écosystème. Autrement dit, au cœur de ce débat épistémologique, réapparaît en creux la question de l’expérience vécue et du rapport sensible à la nature. Car, plutôt que la faiblesse supposée des recherches sur la santé des écosystèmes, ces critiques indiquent une voie qui refuse précisément le réductionnisme techno-scientifique en plaçant la pensée et les pratiques environnementales dans le registre du soin. C’est ce déplacement que le philosophe Jean-Philippe Pierron a décrit de la façon suivante : « Penser et se lier à la « nature » en termes de soin se départit du parti pris gestionnaire propre à une écotechnocratie. Cette dernière entretient un rapport comptable de contrôle à l’égard d’une nature à gérer pour la maîtriser. » Cette prise de distance à l’égard du réductionnisme en direction du soin rejoint, comme il le souligne, des perspectives de ce que l’on appelle le care environnemental. Il écrit en ce sens : « Cette perspective n’est pas sans affinités avec les analyses du care pour lesquelles le soin n’est pas qu’une affaire d’indicateurs objectifs mais se reconnaît à des pratiques de soin effectives. La santé isole des facteurs ; le soin identifie des relations[10] ».  

L’apport de l’esthétique environnementale

  Le registre de la santé écologique lorsqu’il s’accompagne d’une pensée du soin environnemental permet ainsi de réengager la réflexion sur les manières d’ajuster l’accord sensible avec la nature et les connaissances scientifiques. Il conduit ainsi sur un terrain désormais bien balisé par le courant de l’esthétique environnementale. Accompagnant l’essor de l’éthique environnementale, ce courant a en effet mis au centre de ses travaux la question de l’ajustement entre approches cognitives et sensibles de la nature. Cette réflexion sur les conditions permettant de juger qu’une appréciation esthétique de la nature est appropriée, ou non, a d’ailleurs conduit plusieurs philosophes œuvrant au développement de la discipline à examiner la relation entre les conceptions de la beauté et de la santé d’un écosystème. Dans ce cadre, certains d’entre eux ont plaidé en faveur d’une approche cognitiviste de l’éthique environnementale, soutenant que l’appréciation esthétique d’un milieu naturel ne peut être ou ne devrait pas rester entièrement détachée de la connaissance scientifique de ce milieu[11]. C’est ainsi que la philosophe Yuriko Saito défend l’idée selon laquelle : « La soutenabilité d’un paysage, qu’il s’agisse d’un jardin ou d’une terre agricole, requiert le développement d’un nouveau vocabulaire esthétique informé par d’autres considérations telles que la santé écologique, des valeurs culturelles et l’engagement d’une communauté[12] ». Dans le même sens, une autre philosophe du courant, Marcia Eaton caractérise la beauté d’un écosystème comme une « beauté qui requiert la santé[13] ». Cependant, si ce décloisonnement des modes d’accès à la nature semble prometteur, l’articulation entre science et esthétique défendue par les tenants du cognivitisme est confrontée à un double écueil. D’une part, l’introduction dans le jugement esthétique d’arguments scientifiques peut reconduire en définitive vers un scientisme, réduisant la beauté d’un écosystème à son bon fonctionnement écologique. D’autre part, cette articulation est menacée sur son versant opposé par la possibilité que des perceptions subjectives d’un écosystème puissent occulter des dysfonctionnements écologiques. Rien ne permet au fond d’affirmer que les descriptions scientifiques d’un état de bonne santé écologique d’un écosystème et les perceptions individuelles de la santé ou de la beauté de ce même écosystème concordent nécessairement. Comment s’assurer que des pratiques de soin prodiguées à un espace naturel ne lui nuisent pas en réalité ? Comment s’assurer de ne pas exercer du mauvais care environnemental ? Pour répondre à ces interrogations, il reste donc à penser des pratiques permettant l’établissement d’un processus continu d’ajustement ou d’enrichissement mutuel entre les connaissances scientifiques et sensibles de la nature.  

L’attention à l’ordinaire comme esthétique du soin environnemental

 

L’attention à la nature ordinaire

  Dans cette optique, la nature ordinaire, envisagée non pas simplement sous l’angle de la biodiversité ordinaire, mais comme un milieu de vie et de cohabitation entre humains et non-humains, constitue un terrain d’investigation fertile[14]. Alors même que ces espaces familiers avaient été longtemps délaissés tant par les écologues que par les « amoureux » de la nature pour reprendre le terme de John Muir, ils font depuis la fin du XXe siècle l’objet d’une attention accrue tant dans le champ de l’écologie urbaine et de l’agroécologie, que dans la réflexion d’éthique et d’esthétique environnementales[15]. Or, l’invitation à prendre soin de la nature ordinaire pourrait bien incarner l’une des directions éthiques permettant de redonner une place à l’expérience sensible dans la formation de la pensée écologique. Cette voie avait d’ailleurs été indiquée par le forestier américain Aldo Leopold, lui-même. Critiquant l’esthétique du pittoresque de ses contemporains, Leopold s’était en effet interrogé sur les conditions de possibilité permettant de revaloriser les expériences d’une nature plus ordinaire que les lieux privilégiés du tourisme de nature. « Il y a ceux qui aiment être conduits en foules dans des sites spectaculaires, qui trouvent les montagnes grandioses à condition qu’elles ressemblent bien à des montagnes, avec des cascades, des falaises et des lacs. Pour ces gens-là, les plaines du Kansas sont ennuyeuses[16] », regrettait-il en ce sens. Or, l’une des principales causes de ce dédain pour la nature ordinaire était, selon lui, le primat du regard dans l’appréciation esthétique d’un milieu naturel. Comme l’a souligné Baird Callicott, contre cet occulocentrisme, l’esthétique leopoldienne soutient que : « L’appréciation de la beauté d’un environnement naturel engage les oreilles (les sons de la pluie, des insectes, des oiseaux, ou du silence lui-même), la surface de la peau (la chaleur du soleil, la fraîcheur du vent, la texture de l’herbe, de la roche, du sable), le nez et la langue (le parfum des fleurs, l’odeur de la pourriture, le goût des sèves et des eaux) – autant que les yeux[17]. » Et c’est précisément cette diversité sensorielle qui peut conduire à apprécier bien d’autres espaces que les seuls sites naturels pittoresques. « Peu importe le lieu où nous vivons, écrit encore Callicott sur ce point, notre environnement nous offre toujours la possibilité d’une expérience esthétique de la terre[18]. » Il indique bien par-là la direction d’une esthétique de l’ordinaire qui porte une attention particulière aux espaces proches de nous et aux milieux de vie dans lesquels nous évoluons quotidiennement.  

L’esthétique de l’ordinaire

  Cette voie de l’esthétique de l’ordinaire a par la suite été explorée notamment par Yuriko Saito[19]. Adoptant l’angle d’une réflexion sur l’ordinaire, la philosophe déploie en effet sa pensée comme un art d’interroger ce qui dans notre environnement immédiat apparait comme évident, parce que proche, banal, commun. Cette philosophie qui met en doute l’évidence du quotidien[20], repart donc d’une interrogation sur les pratiques ordinaires qui nous mettent en relation au quotidien avec la part naturelle de notre environnement : observations, marches, cueillettes, jardinages, etc. Elle soutient ainsi qu’il est primordial de sortir de l’invisibilité ces pratiques afin de les envisager sous un angle à la fois éthique et esthétique. S’il en est ainsi, c’est parce qu’elle défend fermement la thèse que la modification des appréciations esthétiques de notre environnement quotidien est un levier puissant pour transformer nos manières d’habiter un milieu de vie. Toutefois, fidèle à son approche cognitiviste, elle soutient que la seule mobilisation des expériences esthétiques de notre vie quotidienne ne suffit pas pour penser et mettre en œuvre une forme de soin environnemental. Cette attention à la nature ordinaire doit s’appuyer en outre sur l’acquisition de connaissances écologiques. Le soin environnemental ne peut donc être prodigué de façon satisfaisante qu’à condition d’« améliorer notre culture écologique et une sensibilité esthétique associée[21] ». En retour, ajoute-t-elle en effet, cette acquisition de connaissances écologiques ne saurait être efficiente si elle n’est pas « traduite dans les manières dont la nature apparaît, s’entend, se sent ou se ressent[22] ». Suivant Arnold Berleant sur ce point, elle soutient donc que la collecte d’informations scientifiques sur un paysage est nécessaire, mais non suffisante pour le comprendre tant que l’ « on ne relie pas cette information à une expérience perceptuelle[23] ». L’attention à l’ordinaire apparaît bien ainsi comme une disposition pratique qui appelle à la fois la mobilisation des expériences sensibles liées à l’exposition corporelle à notre milieu de vie et l’enquête scientifique visant à comprendre le fonctionnement écologique de ce même milieu. Elle constitue ainsi l’une des pratiques œuvrant à la recomposition d’une pensée écologique faisant place aux rapports sensibles à la nature.  

Conclusion : cultiver la légèreté

  L’on peut bien sûr s’interroger sur la portée pratique d’une telle esthétique de l’ordinaire. S’agirait-il simplement d’apprendre à retrouver de la beauté ou la possibilité d’une expérience sensible positive dans des espaces dont nous pensions qu’elles avaient disparu ? Ce serait là une forme de travail sur soi qui conduirait dans une manière néo-stoïcienne à donner son approbation au monde tel qu’il est et surtout tel qu’il se présente majoritairement à nous, c’est-à-dire sous les traits de paysages dégradés sur le plan écologique. Fort heureusement, l’attention à ce qu’il reste de vivant et de partiellement autonome dans nos milieux de vie n’implique pas ce positionnement. Les gestes ordinaires qui restaurent des relations aux vivants permettent au contraire de mesurer le peu de place que nous leur accordons et le peu de connaissances que nous avons de cette écologie du proche. S’inscrivant dans la lignée marginale des naturalistes urbains, Boris Presseq, botaniste au Museum d’Histoire Naturelle de Toulouse, a récemment dirigé les regards des passants vers les plantes qui poussent dans leur ville, par la simple apposition sur les murs ou les trottoirs de leur nom commun, écrit à la craie. La légèreté de ce dispositif éphémère mis en place par ce scientifique, bien loin de le condamner à la vanité, constitue le cœur même du potentiel de transformation collective que recèlent les gestes ordinaires. Lors même que nous foulons habituellement le sol avec des semelles de plomb, cette attention à l’ordinaire pourrait être le premier pas pour apprendre à marcher sur terre d’un pas plus léger.             [1] Beau R., Ethique de la nature ordinaire. Recherches philosophiques dans les champs, les friches et les jardins., Publications de la Sorbonne., Paris, 2017. [2] Hargrove E.C., Foundations of environmental ethics, Denton, TX, Environmental Ethics Books, 1996. [3] Thoreau H.D., Cap Cod, traduit par Pierre-Yves Pétillon, Paris, Impr. Nationale Éd, coll.« La salamandre », 2000, p. 87‑107. [4] Muir J., Célébrations de la nature, traduit par André Fayot, Paris, Corti, coll.« Biophilia », 2018, p. 100. [5] Callicott J.B., « Contemporary Criticisms of the Received Wilderness Idea », M.P. Nelson et J.B. Callicott (dir.), The Wilderness Debate Rages On: Continuing the Great New Wilderness Debate, Athens (Ga.), University of Georgia press, 2008, vol. 1/ p. 355‑377. [6] Blandin P., De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Editions Quae, 2009 ; Larrère C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature: pour une philosophie de l’environnement, Paris, Aubier, coll.« Collection Alto », 1997. [7] Tassin J., Pour une écologie du sensible, Paris, Odile Jacob, 2020. [8] Callicott J.B., L.B. Crowder, et K. Mumford, « Current normative concepts in conservation », Conservation biology, 1999, vol. 13, no 1, p. 22–35. [9] Lancaster J., « The ridiculous notion of assessing ecological health and identifying the useful concepts underneath », Human and Ecological Risk Assessment: An International Journal, avril 2000, vol. 6, no 2, p. 213‑222. [10] Pierron J.-P., Prendre soin de la nature et des humains: médecine, travail, écologie, Les Belles Lettres., Paris, 2019, p. 412. [11] Afeissa H.-S. et Y. Lafolie, Textes clés d’esthétique de l’environnement, appréciation, connaissance et devoir, Vrin, 2015. [12] Saito Y., Aesthetics of the Familiar: Everyday Life and World-making, Oxford University Press, 2017, p. 208. [13] Eaton M., « The Beauty that Requires Health », J.I. Nassauer (dir.), Placing nature: culture and landscape ecology, Washington, D.C, Island Press, 1997, p. 85‑106. [14] Blanc N., Vers une esthétique environnementale, [Versailles], Éd. Quæ, 2008. [15] Beau R., Ethique de la nature ordinaire. Recherches philosophiques dans les champs, les friches et les jardins., op. cit. [16] Leopold cité par Callicott B., « L’esthétique de la terre », La conscience écologique, Wildproject Editions, 2013, p. 218. [17] Ibid., p. 217. [18] Ibid., p. 226. [19] Saito Y., Everyday Aesthetics, OUP Oxford, 2008 ; Saito Y., Aesthetics of the Familiar, op. cit. [20] Bégout B., La découverte du quotidien, Pluriel., Paris, 2018. [21] Saito Y., Aesthetics of the Familiar, op. cit., p. 105. [22] Saito Y., Everyday Aesthetics, op. cit., p. 84. [23] Berleant A., Living in the landscape: toward an aesthetics of environment, Lawrence, University Press of Kansas, 1997, p. 18.