Comment les séries TV prennent soin de nous
Résumé : Le décalage est frappant entre l’influence intellectuelle, politique et morale des séries, leur place dans les conversations et la vie ordinaire, et la prise en compte de cette réalité dans la recherche. Nous proposons ici d’examiner une ambition des séries télévisées qui est de changer non seulement nos visions du monde mais le monde même, en suscitant, en exerçant et en représentant le care ; ce qui fait la force des séries est bien l’intégration dans la vie quotidienne, la fréquentation ordinaire des personnages qui deviennent des proches, non plus sur le modèle classique et éculé de l’identification et de la reconnaissance, mais de la fréquentation et de la familiarisation voire de l’affection.
Mots-clés : éthique, séries TV, genre, care
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L’attention au particulier
Stanley Cavell, Stanley Cavell chez lui en 2010. Photo Fritz HoffmanLa série télévisée poursuit ainsi la recherche de l’ordinaire, et la tâche pédagogique au sens défini par Stanley Cavell, engagée par le cinéma populaire, d’une éducation subjective par le partage de l’expérience. Le point de départ de l’enquête de Cavell dans La projection du monde est bien de réitérer le geste par lequel Tolstoï substitue à la question de l’essence de l’art, celle de son importance. Cette démarche est « grammaticale » : le lien de l’essence à l’importance d’un phénomène est conceptuel. L’importance n’est pas un supplément à l’essence. Maîtriser un concept suppose en effet de savoir quel rôle le mot peut jouer dans nos usages, ce qui revient à connaître son rôle, son importance dans nos vies, notre forme de vie. Maîtriser un concept, c’est donc connaître son importance : nos critères d’usage énoncent ce qui compte pour nous, au double sens de ce qui est identifié comme tombant sous le concept (compter pour) et de ce qui suscite notre intérêt et présente une valeur pour nous, émerge à nos yeux.
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Ce qui compte
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Question de confiance
Urgences (ER) , Michael Crichton, USA, 1994-2014, 331 épisodes, 46’, saisons 15Sabine Chalvon-Demersay[2][5] a remarquablement analysé le type de formation morale qu’apporte la forme même de présentation de la série et le tournant radical accompli avec les séries des années 1990 (Urgences, West Wing) ; régularité, intégration des personnages à la vie ordinaire et familiale des spectateurs, initiation à des formes de vie non explicitées et à des vocabulaires nouveaux et initialement opaques, sans que le spectateur soit lourdement guidé et éclairé comme il l’était dans des productions antérieures. C’est cette méthodologie de la série, non seulement la narrativité mais avant tout l’introduction et la construction des personnages, qui fait sa pertinence et son expressivité morale : mais cela contraint à réviser le statut de la morale, à la voir non dans des règles et principes de décision mais dans l’attention aux conduites ordinaires, aux micro-choix quotidiens, aux styles d’expression des individus. Toutes transformations de la morale auxquelles ont appelé des philosophes lassés d’une méta-éthique trop abstraite. Le matériau des séries télévisées permet une contextualisation, une historicité (régularité, durée), une familiarisation et une éducation de la perception (attention aux expressions et gestes de personnages qu’on apprend à connaître, et qui inversement peut nous surprendre totalement.) Comprendre cela nécessite de prendre au sérieux les intentions morales des producteurs et scénaristes des séries et téléfilms, et les contraintes ainsi imposées aux fictions, là aussi dans la lignée de la lecture de Cavell : ce dernier en effet, en rupture avec une tradition critique qui faisait de l’intelligence et de la signification du film un sous-produit de la lecture critique, affirmait l’importance de l’écriture collective du film, de la fonction du scénariste et du réalisateur, mais aussi des acteurs, dans l’élaboration de la signifiance et de la valeur éducative du film. Il faut alors mettre en évidence, dans l’expression morale constituée par les séries, les choix moraux, collectifs et individuels, les négociations, conflits et accords qui sont à la base de la morale : choix et itinéraires des personnages de fiction, tournants de la narration, conflits, réconciliations, lapsus et refoulements.
Buffy contre les vampires, Joss Whedon, USA, série, 43 ‘, 1998-2004, M6Que l’on pense à l’importance, dans la culture adolescente, de la série Buffy que son créateur le génial Joss Whedon avait conçue comme une œuvre féministe destinée à transformer moralement un public adolescent mixte, en montrant une jeune fille apparemment ordinaire, pourtant capable de se battre. La force morale de Buffy est bien dans sa nature de fille ordinaire en sus d’être une redoutable tueuse, et sa forte incarnation du care (pour ses amis, pour sa mère et sa sœur… pour le monde qu’elle sauve régulièrement). C’est ce qui lui permet d’être un « role model » y compris pour les garçons ; le care étant défini comme capacité partagée, commune aux deux sexes.
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Qui prend soin de nous ?
The Wire (Sr écoute), David Simon, USA, série, 5 saisons, 60 épisodes, 58’, 2002-08Les personnages de fiction TV sont si bien ancrés, moralement dirigés et clairs dans leurs expressions morales, sans être archétypaux, qu’ils peuvent être « lâchés » et ouverts à l'imagination, l’affection et à l'usage de chacun. On s'attache à ces personnages parce qu'ils nous affectent. Parce que nous sommes affectés et concernés par ce qui leur arrive, même si ce n'est pas notre vie. Cette affection a toutes les dimensions de l'attachement. Mais le véritable enjeu de cette affection est un lien moral, le partage et l’émergence de ce qui compte. On prend soin des personnages qui en retour prennent soin de nous, en restant inscrits en nous après la fin de la série. Les dernières scènes de Lost sont une réflexion sur cette façon dont l’expérience d’une série reste en chacun – tout comme l’expérience oubliée de l’île est présente au fond des personnages qui, dans cet épisode, ont vécu une toute autre vie où ils ne se connaissent pas. Plus généralement les grandes séries nous éduquent à nous séparer des personnages auxquels on s’est profondément attachés par leurs défauts mêmes (que l’on pense à The Wire, 6 Feet Under, Mad Men)… et la façon dont elles se terminent, souvent longuement préparée (voire pensée depuis le début) témoignent aujourd’hui de la centralité de la relation aux personnages dans ce que nous apportent les séries.
The americans, Joe Weisberg, Québec, 6 saisons, 42’, 75 épisodes, 2013-2018La fin d’une série est en effet toujours une difficile séparation, surtout quand nous quittent des personnages aussi forts que ceux de The Americans, une des meilleures séries du siècle, par sa capacité à nous transformer en nous prenant par surprise – en faisant aimer par les Américains ces Americans, espions et assassins du KGB, et trembler pour eux durant 6 saisons. The Americans n’a jamais été un blockbuster, et aura eu pour public celles et ceux qui se sont attachés à ces personnages et à leur histoire. La séparation finale et nécessaire avec les personnages, Elizabeth et Philip, se traduit par une dernière subversion, l’abandon de leurs enfants – et des héros par leurs enfants. Elizabeth et Philip abandonnent leur fils à une vie qu’ils savent meilleure… Et seront abandonnés par leur fille sur un quai de gare, dans une des scènes les plus bouleversantes de la série ; et pour moi des séries contemporaines en général. C’est à cet instant, et dans la scène clé précédente, les 11 minutes d’échange dans un parking entre Stan, leur ami agent du FBI qui va les arrêter, et Philip, que la série constitue notre capacité de spectateurs à nous séparer des personnages, et de l’œuvre même. Stan laisse partir Elizabeth et Philip, comme pour nous apprendre nous aussi à les lâcher (let go), et à continuer, sans eux, eux aussi désormais sans nous, mais en nous, prenant soin de nous de la façon tordue qui nous a attaché à eux. [1] Stanley Cavell, Dire et vouloir dire, tr. fr. S. Laugier et C. Fournier, Paris, Le Cerf, 2009, ch. 3 [1969]. [2] Sabine Chalvon-Demersay « La confusion des conditions : une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, 95, 1999, p.235-283, (Esprit, 10, octobre 2000, p.21-38).