Corps Communs : une expérience esthétique du prendre soin
Résumé : La question du care, du prendre soin, nous met au défi aujourd’hui de réinventer des formes esthétiques, des gestes artistiques dans lesquels la relation à autrui – notre interdépendance et ce que nous partageons en commun - serait engagée. En tant qu’artiste chercheuse, j’explore ce champ au travers de ma pratique artistique en faisant du spectateur un participant actif d’une expérience esthétique concrète et sensible. Corps commun est un ensemble d’œuvres réalisées à partir de 2016 qui permettent de vivre une expérience dans laquelle nos corps sont reliés à deux, à quatre ou à plus. Dans cet article, j’expliciterai les réflexions qui ont été les miennes en tant qu’artiste et rendrai compte du dispositif d’enquête que j’ai pu mener sur ces Corps communs. Il s’agira de mettre en évidence comment la question du prendre soin qui est présente dans l’intention créatrice est également effective dans l’expérience vécue.
Mots clés : corps, groupe, expérience esthétique, performance, lien, contact, prendre soin, intersubjectivité.
« Prendre soin sous-entend la perspective d’une présence conjointe et relationnelle d’une personne, qui est sujet du soin, et d’une autre, l’objet du soin. Comment l’art répond-il à cette question du prendre soin si ce n’est en pensant cette relation, celle d’un besoin du soin, d’une prise en compte d’autrui et d’une responsabilité réciproque d’écouter et d’apporter ce dont l’autre a besoin. » Cynthia Fleury[1]
Dans la posture conceptuelle du “prendre soin”, j’ai conçu en 2016 Corps communs, un ensemble d’œuvre performative et participative ; utopie d’un corps commun, par le biais duquel nous nous déplacerions de concert, échangerions, pour nous mettre au diapason et nous sentir sur la même longueur d’onde. Corps communs sont des sculptures-structures contenantes et mobiles, constituées de sangles et d’élastiques, pour accueillir des corps et les relier, afin de générer une rencontre. Les participants sont connectés physiquement à distance et construisent un échange, à l’écoute des sensations, des mouvements, des envies qui se communiquent grâce aux corps et au travers des liens. Les Corps communs pourraient ainsi être définis comme des facilitateurs d’accordage, des conducteurs d’empathie dans la mesure où ces expériences inter-corporelles et inter-personnelles - en s’appuyant sur ce jeu de complémentarité et de similitude des partenaires - favorisent la connaissance d’autrui dans une création commune.
Prenant appui sur une présentation des différents Corps communs, j’introduirai ensuite quelques réflexions sur ce que la notion de “corps commun” met au travail. Enfin je rendrai compte de l’étude réalisée à partir du témoignage des participants à ce dispositif. Elle vise à montrer que la notion du “prendre soin” est concrètement à l’œuvre dans cette expérience esthétique des Corps communs.
Les Corps communs
La première œuvre performative s’est concrétisée par Corps commun/4. Le dispositif est constitué d’une sangle écrue, élastique, épaisse et résistante encerclant les quatre corps. Chaque partenaire est équipé d’une ceinture individuelle noire ajustable reliée à la sangle écrue mais aussi à un élastique rouge-orangé vif qui forme le cœur de la pièce. Cet élastique relie les corps de l’intérieur formant ainsi, au milieu de la structure, une figure à quatre points variant selon les déplacements libres des personnes. A quatre, chaque corps produit une force d’entraînement. Chaque corps est entraîné et, en même temps, entraine les autres. Comme le faisait remarquer une psychologue lors de la première activation de cette œuvre, l’expérience vécue de ce Corps commun impliquant des patients souffrant de trouble relationnel, pourrait leur permettre de se sentir « avec les autres », en liaison et en mouvement partagé pour leur donner ainsi la possibilité de « ne pas se sentir exclus » mais au contraire de faire partie du groupe. A la suite de Corps commun/4, j’ai souhaité poursuivre mes recherches sur des liens plus resserrés et centraux dans notre rapport au monde qui répondent plus précisément à la problématique d’une attention réciproque ; la relation à deux étant la première dimension de l’échange. Qu’est-ce qui se joue à deux ? Ce lien matriciel du portage et du bercement, ce lien vital et dansant d’être avec l’autre ou inversement, ce lien de tensions, de défiance et de rapports de forces du face à face sont constitutifs de la relation dialogique.Sarah Roshem (ShR Labo), Corps Commun/ Fish balance, 2017, photographie de la performance au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.Courtesy de l’artiste, © _Photo : Guillaume Dimanche.Le premier Corps commun pour deux se nomme Fish balance. C’est un grand anneau de Möbius en élastique noir qui accueille 2 corps à un mètre de distance. Fish balance s’origine dans une réminiscence de la représentation du cordon ombilical et de l’ondoiement. Ici les deux partenaires participent au mouvement, se bercent mutuellement, s’équilibrent, se font confiance à l’écoute de leurs micro-mouvements dans une attention fine des sensations douces. Le Corps commun Horse pull, quant à lui, est constitué de deux harnais individuels aux couleurs orange et bleu ; vives et complémentaires. Lors de l’activation, les participants sont reliés à la taille par des mousquetons. Ce dispositif est l’expression de rapport de force, la rivalité, la tension physique mais en inversant les valeurs : c’est en aidant l’autre dans l’effort que chacun peut arriver à son but. Horse pull s’active donc pour rendre évidente cette qualité d’entraide grâce à une expérience concrète.
Sarah Roshem (ShR Labo), Corps Commun/ Tiger Dance, 2016, photographie de la performance au CAC La Traverse. Courtesy de l’artiste, France. © _Photo : Guillaume Dimanche.Le Corps commun Tiger dance déploie d’autres propriétés : les deux corps reliés coordonnent leur geste en écho et en miroir et se découvrent en inventant une danse à deux mimétique et empathique. Constitué de deux harnais pour le buste - un bleu et un beige - reliant les deux personnes à trois mètres de distance, par douze élastiques rouge-orangés fixés à différents points du corps - poignets, coudes, chevilles, genoux, tête, buste, ventre - j’avais à l’esprit avec Tiger dance une image d’un corps connecté qui projette son avatar virtuel.
Sarah Roshem (ShR Labo), Corps Commun/ Fish balance, 2016, photographie de la performance au CAC La Traverse. Courtesy de l’artiste, France. © _Photo : Guillaume Dimanche.Les corps communs peuvent évoquer des œuvres performatives des années 60 comme certaines propositions de Lygia Clark donnant une part importante à l’expérimentation sensorielle : dans O eu e o tu, « Le je et le tu » (1967), une proposition pour couple se faisant face et relié par un tuyau ombilical, l’action consiste à découvrir le corps de l’autre à travers sa combinaison par le toucher et à l’aveugle. Dans Arquitecturas biologicas : Ovo-mortalha,« l’œuf suaire » (1968), une autre proposition de Lygia Clark, deux participants s’enveloppent l’un l’autre dans un grand rectangle de plastique formant un cocon, dans lequel les corps se côtoient de façon ambigüe ; entre rapport de force et intimité érotique. La même année et dans cette mouvance mettant en avant l’interaction de l’art et du public, l’artiste Lygia Pape présente Divisor, une œuvre performative politique et poétique qui réunit plusieurs communautés de Rio sous un grand drap blanc ne laissant dépasser que les têtes de façon à faire émerger ce qui nous rassemble dans un mouvement collectif qui efface nos distinctions.
Franz Erhard Walter , Série 1. Werksatz , 1963- 1969, photographie de la performance. Courtesy fondation Franz Erhard Walther, Allemagne. © _Photo : Timm Rautert.La mise en forme des Corps communs peut aussi être rapprochée des œuvres « objets » de Franz Erhard Walter dont les participants s’emparent pour composer l’œuvre en s’accordant à ses dimensions et en lui donnant son envergure. Les 58 « objets » qui appartiennent à la série 1. Werksatz (1963- 1969) offrent aux acteurs un éventail de possibilités - entre activation et projection - dont certaines proposent des mises en espace des corps qui s’apparentent à celle des Corps communs même si les enjeux et les époques diffèrent. Si les démarches de ces artistes des années 60 sont remises sur le devant de la scène aujourd’hui, c’est parce qu’il se joue certainement dans ces pièces – cinquante ans plus tard - des sujets d’exploration d’utopie dont les années 70 sont porteuses. Mon travail artistique se nourrit de notre époque et de la découverte de ces filiations. Il trouve, grâce à la performance un territoire pour élaborer et incarner des propositions autour de certaines questions contemporaines comme la virtualisation de nos rapports humains, l’évolution de nos capacités d’attention, l’accélération de nos rythmes de vie.