Le pinceau et la plume. Auto- et post-interprétations des peintures du Livre rouge de Carl Gustav Jung
Si le Suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) est aujourd’hui surtout célèbre pour avoir fondé une branche à part de la psychologie, aujourd’hui connue sous le nom de psychologie jungienne ou analytique, et mis au point différents concepts tels l’inconscient collectif, les archétypes ou l’individuation, les récents travaux scientifiques, effectués à la suite de ceux de la Foundation of the Works of C.G. Jung{{Ulrich Hoerni, Thomas Fischer, Bettina Kaufmann (éd.), L’Arte di C. G. Jung, traduit par Maria Anna Massinello, Turin, Bollati Bolinghieri editore, 2018. }}, ont permis de mettre au jour sa pratique artistique, aussi personnelle que diverse et continue{{Voir par exemple Jill Mellick, The Reed Book Hours, Discovering C.G. Jung’s Art Mediums and Creative Process, Zurich, Verlag Scheidegger & Spiess, 2018 ou encore Diane Finiello ZERVAS, « Philemon, Ka, and Creative Fantasy : The Formation of the Reconciling Symbol in Jung’s Visual Works, 1919-1923 », Phanês : Journal for Jung History, n°2, 2019, pp. 59-103. }}. Jung s’est en effet adonné tout au long de sa vie à la peinture, au dessin et à la sculpture, sans n’en jamais rien dévoiler à d’autres qu’à sa famille et ses proches.
De même, ses écrits, aussi bien scientifiques que (pseudo-auto)biographiques{{Sonu Shamdasani a fort bien expliqué comment Jung a toujours considéré Ma Vie. Souvenirs, rêves et pensées (1961), aujourd’hui connue comme son autobiographie officielle, davantage comme l’œuvre de sa collaboratrice Aniela Jaffé. Ce seraient des considérations d’ordre tant éditoriales qu’économiques qui auraient non seulement motivé les choix et l’organisation des chapitres mais aussi maintenu une ambigüité quant à la nature autobiographique du livre. Voir ainsi Sonu Shamdasani, « Ma Vie… Biographie ou autobiographie ? », Cahiers jungiens de psychanalyse, 2005/2, n°114, pp. 75-88. }}, recèlent parfois des informations sur ses œuvres, lorsqu’il ne s’agit pas d’explications ou de reproductions de ses propres créations visuelles. Sa pratique artistique accompagne en effet sa pratique scientifique et il en résulte qu’art et psychologie sont, pour Jung, intimement mêlés. À cet égard, le cas du Livre rouge manifeste tout particulièrement autant une interconnexion entre les disciplines qu’un travail d’interprétation à plusieurs niveaux.
Devant un objet que l’on regarde (et qui nous regarde en retour), Georges Didi-Huberman différencie deux régimes de réactions : celui de la tautologie, « qui revient à prétendre s’en tenir à ce qui est vu{{« C’est croire – je dis bien croire – que tout le reste ne nous regarderait plus. C’est, devant un tombeau, décider d’en rester au volume comme tel, au volume visible, et postuler tout le reste comme inexistant, rejeter tout le reste dans le domaine d’une invisibilité sans nom. » Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, pp. 18-19.}} », et celui de la croyance ; l’affirmation que, devant cet objet regardé/regardeur « il n’y a là ni un volume seulement, ni un pur processus d’évidement, mais ‘quelque chose d’Autre’ [sic] qui fait vivre tout cela et lui donne un sens...{{Ibidem, p.20.}} ». Ce régime de croyance semble être, selon Nathalie Heinich la condition sine qua non d’existence de l’interprétation{{« Trouver un sens : autrement dit, non seulement découvrir quel est son sens, mais aussi, et avant tout, trouver qu’il y a du sens, plutôt que rien. ‘Je trouve que cette œuvre a du sens’ : c’est là le postulat premier qui rend possible toute interprétation, avant même d’engager l’activité interprétative… » Nathalie HEINICH, « Ce que fait l’interprétation. Trois fonctions de l’activité interprétative », Sociologie de l’Art, 2008/3, p. 20. }}. L’interprétation d’une œuvre ne va pas donc de soi, elle nécessite auparavant sa « mise en énigme{{Ibidem, p.20. }}. » Bruno Péquignot – qui la distingue de ce qui relève de l’analyse du texte de la révélation pour lui-même, « sans que puisse être mise en doute son origine révélée{{Bruno Pequignot, La question des œuvres en sociologie des arts et de la culture, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 269.}} » (l’exégèse), et cette même tradition dans le champ philosophique et qui « en est souvent peu éloignée du point de vue technique{{ Ibidem, p. 269.}} » (l’herméneutique) – définit ainsi l’interprétation comme consistant à « repérer les effets qui se produisent dans un discours à partir de ses conditions extérieures de possibilité et à en exhiber le processus historique de production{{Ibidem, p. 272-273.}} ». L’interprétation d’une œuvre est donc « une logique, un modèle, [qui] permet [de] proposer une compréhension relative rectifiable, voire falsifiable en fonction des développements de la théorie elle-même ou de l’apparition (ou de la production expérimentale ou par l’enquête) de nouveaux indices{{Ibidem, p. 273.}} ».
Or dans le Livre rouge, cet ouvrage aux allures de codex du Moyen Âge moderne élaboré de 1915 à 1928 et dans lequel il recherche son « mythe personnel{{Carl Gustav Jung, Aniéla Jaffé, « Ma vie » Souvenirs, rêves et pensées [1961], recueillis et publiés par Aniéla Jaffé, traduit de l’allemand par le Dr Roland Cahen et Yves Le Lay avec la collaboration de Salomé Burckhardt, Paris, Gallimard, 1973, p. 318.}} », Jung réalise des peintures, en lien avec des visions survenues peu de temps avant, visions et peintures qu’il auto-interprète à plusieurs reprises au cours de sa vie, parfois dans le Livre même, parfois bien des années après les avoir achevées. Il valide ainsi lui-même l’opérabilité du régime de croyance, la « mise en énigme » de son œuvre, et propose ses propres modèles d’interprétations ; modèles qui voient parfois le jour en même temps que le Livre rouge lui-même ; modèles mis au point quelques fois bien après et que nous désignerons par post-interprétations. Dans tous les cas, il s’agit bien, comme l’écrit François Soulages, d’un « dialogue interne et continu à l’intérieur même du sujet interprétant{{François Soulages, « Pour une philosophie de l’interprétation », In François SOULAGES (dir.), Interprétation & art. Risque & nécessité, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 18. }} » mais qui est, dans le cas de Jung, également sujet créateur. Voilà pourquoi nous parlerons ici d’auto-interprétations.
Ces visions et peintures, bien que jamais publiquement revendiquées comme son œuvre, semblent néanmoins être le support sur lequel Jung fonde quelques-uns des concepts centraux de la psychologie analytique, parmi lesquels il convient de citer les archétypes, entendus comme des « image[s] primordiale[s] » qui sont « toujours collective[s], c'est-à-dire qu’elle[s] [sont] commune[s] à au moins tout un peuple ou toute une époque{{« L’immagine primordiale, cui ho dato anche il nome di ‘archetipo’, è sempre collettiva, vale a dire che è comune almeno a tutto un popolo o a tutt’un’epoca. », Carl Gustav Jung, Tipi psicologici, [1921], Opere di Carl Gustav Jung, vol.6, traduit par Cesare Musatti et Luigi Aurigemma, Turin, Bollati Boringhieri, 1996, p. 453.}} » ; ou encore l’individuation, « le processus de formation et de caractérisation des individus, et en particulier le développement de l’individu psychologique comme être distinct de la généralité, de la psychologie collective. » L’individuation, qui consiste en l’intégration par l’inconscient individuel des contenus de l’inconscient collectif, est aussi pour Jung « un processus de différenciation qui a pour but le développement de la personnalité individuelle{{« L’individuazione è in generale il processo di formazione e di caratterizzazione dei singoli individui, e in particolare lo sviluppo dell’individuo psicologico come essere distinto dalla generalità dalla psicologia collettiva. L’indiviudazione è quindi un processo di differenziazione che ha per meta lo sviluppo della personalità individuale. », Ibidem, p. 462.}} ».
Dès lors, l’on peut s’interroger sur les relations entre les peintures du Livre rouge et les théories psychologiques de Jung : comment ces dernières sont avalisées par les œuvres (anonymisées donc) de Jung lui-même ? Plus amplement, cette étude se propose en somme d’analyser les moyens par lesquels ces auto- et post-interprétations contribuent à l’élaboration du mythe personnel, scientifique et historique de Jung.
Après une brève présentation du Livre rouge et de sa genèse, nous illustrerons par quelques exemples de peintures extraites de ses pages et des dessins préparatoires la manière dont Jung constitue un réseau d’interprétations multiples qui nourrissent ses théories scientifiques et sa propre histoire de vie, pendant et bien après le moment de leur réalisation.
Une histoire avant l’histoire : l’élaboration du Livre rouge
Le Livre rouge est un ouvrage dans lequel le psychiatre Carl Gustav Jung relate, écrit et met en peinture à partir de 1915 une série de ses visions survenues du 12 décembre 1913 au 19 avril 1914. Ces expériences visionnaires auto-induites, transcriptions visuelles et mises en images d’émotions{{Carl Gustav Jung, Aniéla Jaffe, Ma vie, op. cit., p. 285.}}, sont vécues par Jung comme un moyen de comprendre son propre mythe, dans une période de profonds troubles et de questionnements intérieurs{{Ibidem, p. 274.}}. Dans Ma Vie, souvenirs, rêves, pensées – l’ouvrage résultant des entretiens entre Jung et sa collaboratrice Aniéla Jaffé et considéré rapidement a posteriori comme la biographie officielle de Jung, si ce n’est son autobiographie{{Voir plus haut, note 5.}} – le psychiatre explique que, « pour saisir les phantasmes qui [l’]agitaient de manière souterraine, il [lui] fallait pour ainsi dire [se] laisser tomber en eux{{Carl Gustav Jung, Aniéla Jaffé, Ma vie, op. cit., p. 286.}} ». Cette « confrontation avec l’inconscient{{Ibidem, p. 318.}} » prend donc la forme d’une série d’aventures et de rencontres avec différents personnages, nommés Elie, Salomé, Philémon, le Diable et dont les références sont empruntées à l’histoire et la mythologie mais qui tous seraient des contenus inconscients venus de la psyché de Jung. Ces expériences sont directement retranscrites par écrit au jour le jour dans des cahiers de cuir marron, appelés les Cahiers noirs{{Carl Gustav Jung, The Black Books, 1913-1932, Notebooks of Transformation, 7 vol., édités par Sonu Shamdasani, traduit par Martin Liebscher, John Peck et Sonu Shamdasani, Londres, New-York, Norton & Company, 2020.}}, avant d’être retravaillées à plusieurs reprises. En 1915, Jung réécrit ces visions, accompagnées de commentaires auto-interprétatifs, sur des feuilles de parchemin sur lesquelles il réalise des peintures, des bandeaux décoratifs et de grandes lettrines à la manière d’un codex médiéval. La finesse du papier supporte cependant difficilement l’intensité des pigments qui traversent par endroit les pages. Jung achète alors un grand livre folio en marocain rouge sur lequel il poursuit l’écriture et la mise en peinture de ses visions. La première partie, sur parchemin, est glissée au début du livre et est appelée Liber primus ; la deuxième partie, Liber secundus. Si l’ensemble de l’ouvrage est nommé par Jung Liber novus, son nom le plus courant est dû à sa grande couverture cramoisie : le Livre rouge{{Pour un compte-rendu détaillé des différentes étapes d’élaboration du Livre rouge, voir Sonu Shamdasani, « Introduction », In Carl Gustav Jung, Le Livre Rouge, Liber novus (texte), édition établie, introduite et annotée par Sonu Shamdasani, traduit de l’allemand par Christine Maillard, Pierre Dehusses, Véronique Liard, Claude Maillard, Fabrice Malkani et Ludwine Portes, Paris, L’Iconoclaste/La Compagnie du Livre Rouge, 2012, p.27-120, et Leslie De Galbert, « Gestation, Réalisation et Publication du Livre Rouge », Cahiers junguiens de psychanalyse, n°34, septembre 2011, pp. 21-35. }}. Pendant treize ans, soit de 1915 à 1928, Jung élabore et retravaille minutieusement ses visions au sein du Livre rouge. Chaque page est en effet rédigée en gothique allemand, chaque nouveau chapitre est introduit par de grandes lettrines historiées, tandis que le texte est entrecoupé de peintures qui occupent parfois une page entière. Ce travail est brusquement interrompu en 1928. Jung est alors occupé à réaliser une peinture représentant une cité circulaire fortifiée, organisée sur plusieurs niveaux concentriques et bâtie autour d’un temple d’or (Fig. 1).[caption id="attachment_3322" align="aligncenter" width="222"] ƒ Fig.1: Carl Gustav Jung, Livre rouge, Liber Secundus, page 163, 1928, encre, tempera et or sur papier, 40x31 cm, Foundation of the Works of C.G. Jung, © Foundation of the Works of C.G. Jung, Zurich.[/caption]A posteriori Jung déclare que, après avoir achevé cette image, ce château d’or lui évoquait « quelque chose de chinois{{« L’année d’après, je peignis une seconde image, également un mandala, qui représente au centre un château en or. Lorsqu’il fut terminé, je me demandai : ‘Pourquoi cela est-il si chinois d’allure ?’ J’étais impressionné par la forme et le choix des couleurs qui me semblaient avoir quelque chose de chinois, quoique extérieurement le mandala n’offrit rien de tel. Mais l’image me donnait cette impression. », Carl Gustav Jung, Aniéla Jaffé, Ma Vie, op. cit., p. 316.}} ». Presque simultanément son ami, le sinologue Richard Wilhelm, lui envoie le texte d’un ancien traité alchimique chinois qu’il vient de traduire, Le Mystère de la fleur d’or, et lui demande d’en faire la préface. Jung est subjugué par le texte qu’il découvre et où il perçoit de très nombreuses correspondances entre l’alchimie telle qu’expliquée par le traité et ses propres recherches psychologiques. Interprétant cela comme le signe de la fin de sa quête de sens sur son mythe personnel, il met de côté le Livre rouge, se plonge dans l’étude de l’alchimie et se lance dans une série de conférences et d’ouvrages afin de diffuser ses recherches. Le Livre rouge ne sera repris que très brièvement à la fin de sa vie.
Interprétations multiples, interprétations cachées : l’exemple du « mandala de Liverpool »
D’ores et déjà le mot est ici posé : interprétation. Et c’est précisément ce que Jung effectue par la suite à partir des images du Livre rouge, qu’il extrait de l’ouvrage, sans jamais dire qu’il en est l’auteur, et mêle dans ses essais scientifiques à d’autres images – œuvres d’art, occidentales ou non, à l’instar de dessins sur le sable navajos, jusqu’aux productions de ses propres patients – et qui toutes sont censées démontrer la validité de ses concepts et théories psychologiques. Un exemple typique de cette méthode particulière est la grande peinture réalisée à la page 159 du Liber secundus (Fig.2).[caption id="attachment_3323" align="aligncenter" width="220"] Fig. 2 Carl Gustav Jung, Livre rouge, Liber Secundus, page 159, 10 janvier 1927, encre, tempera et or sur papier, 40x31 cm, Foundation of the Works of C.G. Jung, © Foundation of the Works of C.G. Jung, Zurich.[/caption]Jung y conçoit une forme en apparence abstraite et géométrique au centre de la composition, à partir de laquelle s’étendent différents cercles inclus les uns dans les autres, eux-mêmes pris dans un carré. La structure centrale semble comme éclairée par des rayons lumineux qui prennent leur source depuis de minces bandes noires, qui convergent précisément vers le centre et qui séparent des portions régulières peintes en orange, elles-mêmes divisées en sections avec un centre lumineux. La symétrie centrale et l’importance accordée au centre de l’image à partir duquel l’ensemble se déploie permet d’affirmer qu’il s’agit, au sens jungien du terme, d’un mandala, figure dont le nom provient du bouddhisme vajrayana pour désigner à l’origine un exercice de méditation reposant sur la réalisation par différents mediums de formes géométriques à symétrie centrale. Le motif du mandala acquiert à partir des années 1930 une place majeure dans la pensée de Jung, car il symboliserait selon lui la totalité psychique{{Carl Gustav Jung, Mandalas [1955], In Carl Gustav Jung, Psychologie et orientalisme, traduit de l’allemand par Paul Kessler, Josette Rigal et Rainer Rochlitz, Paris, Albin Michel, 1985, p. 104. }}. Mais le sens de cette peinture dans le Livre rouge resterait totalement mystérieux – la peinture n’ayant pas de lien avec le texte qu’elle interrompt – si Jung n’en avait pas parlé à plusieurs reprises. Car en effet, dès 1928, à peine la réalisation du Livre rouge interrompue, Jung inclut anonymement cette peinture dans son Commentaire sur le Mystère de la fleur d’or, parmi ce qu’il considère comme d’autres exemples de mandalas européens, dans le but de démontrer la permanence du motif du mandala dans toutes les cultures et toutes les époques. Voici le commentaire qui l’accompagne : « Au centre, une fleur lumineuse avec des étoiles tournant autour. Entourant la fleur, des murs avec huit portes. L’ensemble est conçu comme un vitrail{{Carl Gustav Jung, Commentaire sur le Mystère de la Fleur d’Or [1928], traduit de l’allemand par Etienne Perrot, Paris, Albin Michel, 1994, p. 92.}} ». Plusieurs années plus tard, en 1950, Jung propose de ce mandala une interprétation légèrement plus longue dans son essai À propos de la symbolique des mandalas, dans lequel il écrit : « La rose du centre représente un rubis dont la circonférence extérieure doit figurer une roue, et aussi un mur d’enceinte avec des portes (afin que l’intérieur ne puisse sortir et que, de l’extérieur, rien ne puisse pénétrer à l’intérieur) », avant de préciser que ce mandala « est un produit spontané de l’analyse d’un homme » qui « repose sur un rêve » et qui désigne lui-même sa peinture comme une fenêtre sur l’éternité{{Carl Gustav Jung, À propos de la symbolique des mandalas [1950], In Psychologie et orientalisme, Paris, Albin Michel, 1985, pp. 76-77. }}. À aucun moment cependant, il n’est précisé que l’homme en question est bien Jung lui-même. Pour le découvrir, le lecteur n’ayant pas lu le Livre rouge – qui n’a été rendu public qu’en 2009 – devait consulter Ma Vie, sa biographie écrite et publiée a postériori en 1961 par Aniela Jaffé à partir de ses échanges avec Jung, dans laquelle il raconte de façon détaillée le rêve en question : « Un rêve de l’année 1927, sur lequel j’ai déjà attiré l’attention, représentait aussi un mandala. Je me trouvais dans une ville sale, noire de suie. […] C’était Liverpool. Avec un certain nombre de Suisses, disons une demi-douzaine, nous allions dans les rues sombres. […] En arrivant sur le plateau, nous trouvâmes une vaste place faiblement éclairée par des réverbères, sur laquelle débouchaient beaucoup de rues. Les quartiers de cette ville étaient disposés radialement autour de la place. Au milieu se trouvait un petit étang au centre duquel il y avait une petite île. Alors que tout se trouvait plongé dans la pluie, le brouillard, la fumée, et que régnait une nuit faiblement éclairée, l’îlot resplendissait dans la lumière du soleil. Un seul arbre y poussait, un magnolia, inondé de fleurs rougeâtres. C’était comme si l’arbre se fût tenu dans la lumière du soleil et comme s’il eut été en même temps lumière lui-même. […] J’étais transporté par la beauté de l’arbre en fleur et de l’île baignant dans le soleil…{{Carl Gustav Jung, Aniéla Jaffe, Ma Vie, op. cit., p. 317.}} ». Si, dans À propos de la symbolique des mandalas, Jung analyse ensuite – toujours en déclarant s’appuyer sur les dires du rêveur – le mandala du point de vue formel, en décrivant notamment comment le « magnolia s’est changé en une sorte de rose de verre, de la couleur d’un rubis clair{{Carl Gustav Jung, À propos de la symbolique des mandalas, op. cit., p. 77.}} », il réserve aux lecteurs de sa biographie, quelques trente-quatre ans après en avoir eu le rêve, sa signification psychologique profonde : « Ce rêve illustrait ma situation d’alors. Je vois encore les manteaux de pluie, les imperméables gris-jaune rendus luisants par l’humidité. Tout était on ne peut plus déplaisant, noir, et impénétrable au regard… comme je me sentais à l’époque. Mais j’avais la vision de la beauté surnaturelle et c’était elle qui me donnait le courage même de vivre. Liverpool est the pool of life, ‘l’étang de la vie’ ; car liver, le foie, est, selon une vieille conception, le siège de la vie. A l’expérience vivante de ce rêve s’associa en moi le sentiment de quelque chose de définitif. Je vis que le but y était exprimé. Ce but, c’est le centre : il faut en passer par là. Par ce rêve, je compris que le Soi est un principe, un archétype de l’orientation et du sens : c’est en cela que réside sa fonction salutaire. Cette connaissance me fit entrevoir pour la première fois ce que devait être mon mythe personnel. Après ce rêve, je cessai de dessiner ou de peindre des mandalas : il exprimait le sommet du développement de la conscience. Il me satisfaisait entièrement, car il donnait une image complète de ma situation{{Carl Gustav Jung, Aniéla Jaffe, op. cit., p. 318.}} ». Jung affirme et insiste donc rétrospectivement sur l’importance de l’auto-interprétation de ce mandala issu de son rêve, et donc de sa vie personnelle, dans les développements de sa compréhension des archétypes, et notamment de celui de la totalité, le Soi. On note cependant une imprécision de taille : ce mandala n’est pas le dernier qu’il a réalisé dans le Livre rouge. En effet, l’image peinte à la suite de celle-ci n’est autre que le mandala du Château d’or (Fig.1), réalisé un an plus tard, en 1928, celui au sujet duquel Jung déclare au bas de la peinture qu’il a été peint immédiatement avant que son ami Richard Wilhelm ne lui ait fait découvrir le traité du Mystère de la fleur d’or, texte qui va le pousser à mettre de côté la réalisation du manuscrit calligraphié du Livre rouge. Jung parle de mythe personnel dans Ma Vie. S’il s’agit bien là de l’un des buts des visions du Livre rouge, à savoir celui de parvenir à l’individuation, séparer son inconscient personnel de l’inconscient collectif et se libérer de l’influence des archétypes, on a également ici un exemple de réécriture des expériences passées de Jung dans le but de bâtir une histoire, un récit, un mythe de la psychologie analytique, lié au propre mythe que se construit alors Jung.
Interpréter ses états d’âme par la peinture : une mise en images des émotions
D’autres peintures du Livre rouge apparaissent intimement liées à ses expériences et ses émotions au moment de leur réalisation, mais ne font pas l’objet d’une interprétation psychologique ultérieure, ou en tous cas, pas dans ses textes scientifiques, mais bien au moment même de leur conception. C’est le cas de l’image réalisée à la page 71 du Liber secundus (Fig.3).[caption id="attachment_3324" align="aligncenter" width="225"] Fig.3 : Carl Gustav Jung, Livre rouge, Liber Secundus, page 71, 1915-1917, encre, tempera et or sur papier, 40x31 cm, Foundation of the Works of C.G. Jung, © Foundation of the Works of C.G. Jung, Zurich.[/caption]Celle-ci représente un réseau de petites fleurs étoilées reliées entre elles par des sections rectilignes se détachant d’un fond rouge uni. Sur ces mêmes sections s’enroulent et s’entremêlent trois longues formes serpentines, comme constituées de tesselles de mosaïques bleues, qui se croisent et s’enlacent entre elles. Sonu Shamdasani a identifié cette peinture comme étant celle dont fait mention la physicienne et thérapeute jungienne Tina Keller lors d’un entretien qu’elle donne sur Jung en 1969. En se remémorant une discussion qu’elle avait eue avec ce dernier au sujet de son mariage avec Emma Jung Rauschenbach et de sa liaison simultanée avec sa collaboratrice d’alors, Toni Wolff, elle déclare ainsi : « Jung me montra un jour une image qu’il était en train de peindre dans le livre et me dit : ‘ Voyez ces trois serpents emmêlés. C’est comme ça que nous nous débattons avec notre relation à trois{{Tina Keller, « Interview de Gene Nameche, 1969 », R. D. Laing Papers, Université de Glasgow, p. 27, cité In Carl Gustav Jung, Le Livre Rouge, Liber novus, (texte), op. cit., p. 349.}}' ». D’après les déclarations de Jung à Tina Keller, les formes serpentines figureraient donc Jung lui-même, son épouse et son autre compagne comme trois êtres aux vies intimement emmêlées. Il est ici non seulement intéressant de voir que cette situation personnelle et son histoire intime sont retranscrites plastiquement dans le Livre, qui plus est, en clef abstraite, mais que l’interprétation que Jung en donne est simultanée à la réalisation de la peinture. On pourrait presque parler de pré-interprétation dans la mesure où le programme structurel et iconographique de la page succède à l’idée qu’elle est censée représenter, ou plutôt symboliser, de manière ésotérique. Quoi qu’il en soit, cette peinture n’apparaît pas comme un unicum dans la production visuelle de Jung et ce dernier semble traduire ses états d’âme sous forme de peintures dans d’autres pages du Livre rouge, qui est alors utilisé, au-delà d’un recueil de visons, comme un journal intime émotionnel. À partir de la page 80 du Liber secundus et jusqu’à la page 97 en effet, le Livre accueille une série de mandalas qui impose une claire interruption dans la continuité textuelle de l’œuvre et des visions. Le premier d’entre eux (Fig. 4) apparaît comme une structure parfaitement symétrique, close sur elle-même et constituée au centre d’une multitude de petits points sombres, limités par plusieurs structures imbriquées les unes dans les autres, le tout pouvant évoquer comme une coupe de cellule végétale observée au microscope.
[caption id="attachment_3325" align="aligncenter" width="225"] Fig. 4 : Carl Gustav Jung, Livre rouge, Liber Secundus, page 80, octobre 1917-janvier 1919, encre, tempera et or sur papier, 40x31 cm, Foundation of the Works of C.G. Jung, © Foundation of the Works of C.G. Jung, Zurich.[/caption]Dans le deuxième mandala de cette série, les points sombres du centre se sont dispersés, après que la structure initiale semble avoir éclaté. Par la suite, dans les mandalas successifs, la forme centrale se développe, alors qu’une forme venant du bas émerge et pénètre celle-ci au fur et à mesure, ce qui pousse la structure initiale à réagir en s’ouvrant, créant des sortes d’efflorescences et libérant comme des spores, dans un univers qui semble de plus en plus aquatique ou matriciel. Dans le dernier de ces mandalas (Fig.5), la structure centrale s’est complètement métamorphosée : elle apparaît comme ouverte sur l’extérieur et s’étend largement sur toute la largeur de la page, traversée par des filaments qui la relient à des sphères placées aux points cardinaux.
[caption id="attachment_3326" align="aligncenter" width="225"] Fig.5 Carl Gustav Jung, Livre rouge, Liber Secundus, page 97, octobre 1917-janvier 1919, encre, tempera et or sur papier, 40x31 cm, Foundation of the Works of C.G. Jung, © Foundation of the Works of C.G. Jung, Zurich[/caption]Or cette série de mandalas semble dérivée d’une suite plus nombreuse de dessins réalisés au crayon ou à l’encre, parfois sur de simples morceaux de calepins, que Jung dessine alors qu’il est affecté comme commandant du camp d’internement des prisonniers anglais à Château d’Œx dans le cadre de son service militaire, de juin à septembre 1917{{Diane Finiello Zervas, « Presentimenti del Sé. Gli abbozzi dei mandala per il Libro rosso », In Ulrich Hoerni, Thomas Fischer, Bettina Kaufmann (éd.), L’Arte di C. G. Jung, op. cit., p. 182. }}. Toute la série est datée précisément, soit du 2 août au 26 septembre. Jung parle lui-même de ces ébauches de mandalas dans Ma Vie, précisant qu’il dessinait chaque matin un petit mandala qui semble traduire sa « situation intérieure » : « En m’appuyant sur ces images, je pouvais observer, jour après jour, les transformations psychiques qui s’opéraient en moi. Ainsi, un jour, je reçus une lettre de cette dame à propensions esthétiques, lettre dans laquelle elle défendait une fois de plus avec entêtement l’opinion que les phantasmes naissant de l’inconscient possèdent une valeur artistique et par conséquent sont de l’art. Cette lettre m’énerva […] Cette irritation et ce désaccord avec moi-même suscitèrent le lendemain un mandala modifié : il en était amputé d’une partie du cercle et la symétrie en était troublée{{Carl Gustav Jung, Aniéla Jaffe, op. cit., pp. 313-314.}} ».
[caption id="attachment_3327" align="aligncenter" width="230"] Fig.6 Carl Gustav Jung, Esquisse de mandala 4, 6 août 1917, graphite sur papier, 20.3x14.9 cm, JFA, © Foundation of the Works of C.G. Jung, Zurich.[/caption]Selon toute vraisemblance, cette « dame à propensions esthétiques » n’était autre que Maria Moltzer, collègue et compagne sentimentale de Jung à cette époque et à qui il avait commencé à parler de ses visions et des productions plastiques qui en avaient dérivées. Elle soutenait, visiblement contre la résistance de Jung, que ses créations étaient de l’art{{Diane Finiello Zervas, « Presentimenti del Sé. Gli abbozzi dei mandala per il Libro rosso », op. cit., p.186. }}. Le trouble provoqué par la lettre de Maria Moltzer pourrait alors expliquer l’Esquisse de mandala 4 (Fig. 6) qui présente effectivement une rupture dans sa partie supérieure ; la forme cellulaire des mandalas précédents est ici brisée, ouverte et des spores semblent se répandre vers l’extérieur. Comme il l’indique lui-même, il semble donc que ces ébauches de mandalas traduisent les états d’esprits et les émotions de Jung. Toutefois, au regard des dates indiquées sur chacune des ébauches, Jung n’a pas réalisé ces mandalas quotidiennement, contrairement à ce qu’il a écrit avec Aniéla Jaffé dans Ma Vie, certains ayant été dessinés à plusieurs jours d’intervalle quand d’autres ont été dessinés le même jour. Dans ce même ouvrage, rétrospectivement, Jung offre une nouvelle post-interprétation de sa pratique : « Mes dessins de mandalas étaient des cryptogrammes sur l’état de mon Soi, qui m’étaient livrés journellement. Je voyais comment mon Soi, c'est-à-dire la totalité de moi-même, était à l’œuvre. Il est vrai qu’au début je ne pouvais comprendre cela qu’instinctivement ; cependant les dessins me semblaient alors déjà posséder la plus haute signification et je les gardais comme des perles rares. J’avais le clair pressentiment de quelque chose de central et, avec le temps, j’acquérais une représentation vivante du Soi. Il m’apparaissait comme la monade que je suis et qui est mon monde. Le mandala représente cette monade et correspond à la nature microcosmique de l’âme{{Carl Gustav Jung, Aniéla Jaffé, op. cit., p. 314.}} ». Dans ce contexte, il est intéressant d’observer que l’Esquisse de mandala 1 (Fig. 7) possède une inscription en grec dans sa partie supérieure indiquant ΦΑΝΗΣ, PHANES, l’enfant divin à l’origine de la création du monde selon les cultes à mystères orphiques, que Jung représente à plusieurs reprises dans ses créations plastiques, comme par exemple sur la peinture de la page 113 du Liber secundus (Fig. 8). Jung écrit d’ailleurs dans la partie supérieure de cette peinture du Livre rouge :
[caption id="attachment_3328" align="aligncenter" width="233"] Fig.7 Carl Gustav Jung, Esquisse de mandala 1, 2 août 1917, graphite sur papier, 19.4x13.3 cm, JFA, © Foundation of the Works of C.G. Jung, Zurich.[/caption] [caption id="attachment_3329" align="aligncenter" width="234"] Fig.8 Carl Gustav Jung, Livre rouge, Liber Secundus, page 113, avril 1919, encre, tempera et or sur papier, 40x31 cm, Foundation of the Works of C.G. Jung, © Foundation of the Works of C.G. Jung, Zurich.[/caption]« Ceci est l’image de l’enfant divin. Cela signifie l’accomplissement d’un long chemin. Lorsque l’illustration venait d’être terminée en avril 1919 et que l’illustration suivante était déjà commencée, virent ceux qui apportèrent le ʘ [rho] que ΦΙΛΗΜΩΝ [PHILEMON] m’avait prédit. Je l’appelai ΦΑΝΗΣ [PHANES], parce qu’il est le Dieu qui réapparaît{{Carl Gustav Jung, Le Livre Rouge, Liber novus (fac-simile), édité par Sonu Shamdasani, traduit de l’allemand par Christine Maillard, Pierre Dehusses, Véronique Liard, Claude Maillard, Fabrice Malkani et Ludwine Portes, Paris, L’Iconoclaste/La Compagnie du Livre Rouge, 2011, p. 113.}} ». C’est donc un véritable processus d’évolution psychologique, rapproché du mythe de naissance du dieu Phanês, que Jung dessine dans ses esquisses et qu’il peint par la suite dans le Livre rouge. D’un état initial fermé sur elle-même, la psyché de Jung, suivant la succession des mandalas, se développe, est fécondée, s’épanouit et fleurit, pour atteindre un état nouveau d’équilibre et de totalité. En revenant au Commentaire sur le Mystère de la fleur d’or, il semble alors que c’est bien de cette série de mandalas dont fait mention Jung lorsqu’il compare les processus alchimiques du traité chinois aux processus d’éveil de la conscience : « Le commencement dans lequel tout est un et qui, par suite, apparaît également comme le but suprême se trouve au fond de la mer, dans l’obscurité de l’inconscient. Dans la bulle germinale la conscience et la vie sont encore une « unité », inséparablement mêlées comme la semence ignée dans « la fournaise de raffinage ». […] Je connais toute une série de mandalas européens dessinés où quelque chose comme une graine de plante entourée de ses enveloppes flotte dans l’eau, le feu, montant de la profondeur, la pénètre, provoque la croissance et donne ainsi naissance à une grande fleur d’or qui sort de la bulle germinale{{Carl Gustav Jung, Commentaire sur le mystère de la Fleur d’or, op. cit., p. 41.}} ». La dernière partie du texte correspond parfaitement au processus à l’œuvre dans les séries de mandalas de Château d’Œx et des pages 80 à 97 du Liber secundus. On retrouve ainsi dans les deux cas la graine de la plante, représentant la conscience en sommeil, immergée dans la mer de l’inconscient, fécondée par « le feu » et se développant, croissant jusqu’à donner une fleur nouvelle. Et ce qui est symbolisé par tout ceci, selon les interprétations a posteriori de Jung, c’est le processus d’individuation lui-même.