Une métamorphose science-fictionnelle du monde : Différents types de matérialité représentés au sein du discours apocalyptique

« Notre connaissance de la nature a pour caractère essentiel d’être incomplète{{North Whitehead, Alfred, Le concept de nature, Paris, J. Vrin, 2006, p. 51}}.» Alfred North Whitehead   Dans le contexte d’une crise de valeurs humanistes associée aux enjeux écologiques et sociopolitiques, cette étude examine l’hypothèse selon laquelle les récits science-fictionnels pourraient contribuer à une critique du modèle ontologique occidental dominant en envisageant d’autres manières de concevoir la nature de la réalité. Si notre hypothèse est correcte, le support spéculatif de la science-fiction interrogerait les forces de pouvoir établies et pourrait éventuellement contribuer à la métamorphose de la réalité. Afin d’envisager ces deux hypothèses, nous traiterons des romans qui se concentrent sur le discours apocalyptique dont l’intérêt porte a priori sur la matérialité du monde. Le terme d’apocalypse sera fondamental pour nous. Le mot apocalypse dérive du grec αποκαλύπτειν, composé des mots από et καλύπτειν signifiant littéralement révélation ou dévoilement. D’après Le Robert, l’emploi du dérivé grec apokalyptikos date du XVIe siècle pour qualifier le Livre de la Révélation. Puis, au XIXe s. (1836, E. Quinet), l’adjectif acquiert sa valeur moderne « de fin du monde, cataclysmique{{Rey, Alain, Tomi, Marianne, Hordé, Tristan et Tanet, Chantal, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998.}}».

Une littérature de la crise

Afin de mieux comprendre la tendance apocalyptique, il est question ici de recourir à certains éléments inhérents à la fiction spéculative qui l’associent aux temps de crises. Tout d’abord, nous pouvons postuler que l’identité conjecturale du genre constitue en soi un acte politique puisqu’elle porte sur la construction d’une réalité altérée. En effet, l’association de la science-fiction aux crises et aux catastrophes est aussi vieille que son histoire. Terry Harpold écrit dans The Cambridge History of Science Fiction que les scénarios de fin du monde commencent presque en même temps que l’histoire moderne du genre{{Harpold, Terry, « European Science Fiction in the Nineteenth Century » in Canavan, Gerry et Carl Link, Eric (dirs.), The Cambridge history of science fiction, Cambridge; New York, NY : Cambridge University Press, 2018, 801 p. p. 65-66.}}. Par ailleurs, l’identité spéculative de la science-fiction la distingue de la littérature naturaliste, où l’attention porte majoritairement sur l’environnement empirique. La science-fiction, en revanche, fait usage des hypothèses et de l’extrapolation pour créer des mondes inconnus et accéder à des réalités contingentes qui dépassent la surface empirique. Elle incarne donc, comme le souligne le spécialiste Darko Suvin, plus une transformation dynamique qu’une mise en miroir statique{{Suvin, Darko et Favier, Jacques, « La science-fiction et la jungle des genres. Un voyage extraordinaire », Littérature, vol. 10, no 2, 1973, Persée - Portail des revues scientifiques en SHS, p. 98-113.}} et s’oppose au caractère anthropocentrique de la littérature naturaliste puisqu’elle ne se concentre pas sur les interactions humaines. Le destin humain dépasse l’envergure du monde social et rien ne garantit la préservation du monde empirique puisque l’intérêt est souvent éloigné de celui-ci. Suvin évoque : « The world of a work of SF is not a priori intentionally oriented toward its protagonists, either positively or negatively; the protagonists may succeed or fail in their objectives, but nothing in the basic contract with the reader, in the physical laws of their worlds, guarantees either{{Suvin, Darko, « On the Poetics of the Science Fiction Genre », College English, vol. 34, no 3, 1972, National Council of Teachers of English, p. 372-382.(Nous traduisons : « Le monde d’une œuvre de SF n’est pas a priori intentionnellement orienté vers ses protagonistes, soit positivement ou négativement ; les protagonistes peuvent réussir ou échouer dans leurs objectifs, mais rien dans le contrat principal avec le lecteur, dans les lois physiques de leurs mondes, ne garantit l’un ou l’autre »).}} ».

Questionnement ontologique

Dans l’ouvrage Par-delà nature et culture (2005), dont un des défis consiste à étendre l’anthropologie en dehors du royaume strictement humain et à inclure « dans son objet bien plus que l’anthropos {{Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Collection Folio », n˚ 607, 2015. 792 p. Avant-propos. p. 19.}} », Philippe Descola donne la définition de l’ontologie moderne dominante qu’est le naturalisme. D’après l’anthropologue français, ce « schème » est défini « par une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leurs intériorités » imposant une supériorité ontologique aux êtres humains fondée sur la « singularité de l’intériorité humaine{{Ibidem. p. 302-306.}} ». En science-fiction, l’inclusion des entités non-humaines s’inscrit souvent dans une logique de renversement de la hiérarchisation inhérente au modèle naturaliste. Les concepts d’humanité d’une part et de nature d’autre part ne sont pas nécessairement distincts mais, quand cela arrive, les rôles de sujet et d’objet sont renversés. L’anthropomorphisme constitue dans ce cadre une recette fréquente s’inscrivant dans le phénomène de réanimation de la nature. La nature dispose donc dans plusieurs œuvres de fonctions biologiques telles que la vie, la mort et la maladie ainsi que de facultés cognitives tel que le jugement. Dans Le Monde Vert, Hothouse (1962), ouvrage initialement critiqué pour l’absence de plausibilité scientifique y compris par l’écrivain de science-fiction renommé James Blish, Brian Aldiss ose imaginer un monde dont les lois physiques sont entièrement distinctes de celles qui ont cours dans le nôtre. La terre et la lune ont arrêté leur rotation et, de ce fait, le côté de la Terre qui regarde le soleil est transformé en jungle. Sur ce monde vert que devient la Terre, les humains, beaucoup moins nombreux qu'auparavant, ont rapetissé, et sont donc menacés par de nombreux dangers. Nous apprenons par exemple que : « Only five great families survived among the rampant green life ; the tigerflies, the treebees, the plantants and the termights were social insects mighty and invincible. And the fifth family was man, lowly and easily killed, not organized as the insects were, but not extinct, the last animal species in all the all-conquering vegetable world{{Aldiss, Brian Wilson, Hothouse, London : Penguin Books, 2008 (Modern classics), 272 p. p. 7. (Trad. : « Cinq espèces animales survivaient encore dans ce monde dont les végétaux avaient pris possession. Il y avait les guêpes, les abeilles, les fourmis et les termites. Rien que des insectes sociaux, puissants et invincibles. La dernière espèce était l’homme : débile, vulnérable, manquant d’organisation, il n’avait cependant pas encore disparu » dans Brian Wilson Aldiss, Le monde vert, traduit par Michel Deutsch, Paris : Gallimard, 2009 (Folio, 328), 328 p. p. 14-15)}} ». Dans cet univers verdoyant dominé par les plantes, où les humains vivent dans de petites tribus matriarcales et animistes, les rapports de pouvoir perdurent, mais la nouvelle hiérarchie place l’être humain très bas dans l'échelle sociale. En haut de celle-ci nous trouvons les végétaux qui disposent d’une conscience et d'un système nerveux développé : « The branch, a main one, did not grow thinner. Instead, it ran on and grew into another trunk. The tree, vastly old, the longest lived organism ever to flourish on this little world, had a myriad of trunks. Very long ago – two thousand million years past – trees had grown in many kinds, depending on soil, climate and other conditions. As temperatures climbed, the trees proliferated and came into competition with each other. On this continent, the banyan, thriving in the heat and using its complex system of self-rooting branches, gradually established ascendancy over the other species. Under pressure, it evolved and adapted. Each banyan spread out farther and farther, sometimes doubling back on itself for safety. Always it grew higher and crept wider, protecting its parent stem as its rivals multiplied, dropping down trunk after trunk, throwing out branch after branch, until at last it learnt the trick of growing into its neighbour banyan, forming a thicket against which no other tree could strive. Their complexity became unrivalled, their immortality established{{Ibidem. p. 11-12. (Trad. : « La branche maîtresse sur laquelle évoluaient, au lieu de se rétrécir, se soudait plus ou moins à un autre tronc. L’arbre, d’un âge immémorial (aucun organisme de ce monde restreint n’était doué d’autant de longévité), possédait des milliars de troncs. Jadis, il y avait  de cela deux mille millions d’années, existait une multitude d’essences. La nature du sol, celle du climat et bien d’autres facteurs encore favorisaient cette diversité. Puis la température s’était élevée ; les espèces avaient proliféré, étaient entrées en concurrence. Le figuier banian, qui s’accomodait fort bien de la chaleur, tirant profit de son système complexe de racines adventives, finit par évincer ses rivaux. Répondant à la pression du milieu, il évolua. S’adapta. Chaque plant s’étendit, grandit, gagna du terrain, protégeant se souches à mesure que que croissaient ses concurrents, développant tronc sur tronc, lançant au loin branche sur branche. Jusqu’à ce que chacun apprenne à cohabiter avec le banian voisin. Alors se constitua un impénétrable fourré où aucun autre arbre ne pouvait survivre. Le banian avait dès lors conquis l’immortalité et sa complexité était sans égale (…) » dans Brian Wilson Aldiss, Le monde vert, traduit par Michel Deutsch, Paris : Gallimard, 2009 (Folio, 328), 328 p. p. 21)}} ». La prédominance des végétaux apparaît donc comme le fruit de l’évolution. Peu à peu, les plantes ont trouvé l’espace pour s’étendre et se développer. Même au sein de ce règne végétal dont la domination semble désormais inébranlable, les relations de pouvoir n'ont pas disparu. Ainsi les arbres restent loin de la mer, ou des fleuves, où vivent des algues mortelles{{Ibidem. p. 12.}}. De fait, la domination végétale évoque étrangement les anciennes sociétés dominées par les humains. Les végétaux qui surpassent numériquement toutes les autres entités peuvent ainsi être menaçants, protecteurs ou servir de moyens de transport aux êtres humains. Les plantes appelées « traversers », qui tissent d'immenses toiles d'araignée permettant aux humains de gagner la lune, sont vénérées comme des dieux : « The traverser was descending slowly, a great bladder with legs and jaws, fibery hair covering most of its bulk. To her it was like a god with the powers of a god. It came down a cable. It floated nimbly down a cable which trailed up into the sky{{Ibidem. p. 15-16 (Trad. : « La travertoise, sorte d’énorme vessie pourvue de pattes, munie de crocs et presque entièrement recouverte d’une toison fibreuse, descendait avec lenteur. La créature était toute-puissante. Elle glissait le long d’un câble qui se perdait dans les profondeurs du ciel » dans Aldiss, Brian Wilson, Le monde vert, traduit par Michel Deutsch, Paris : Gallimard, 2009 (Folio, 328), 328 p. p. 27)}} ». Afin de renforcer la validité du sujet, comme le souligne Keira Hambrick, les auteurs utilisent des métaphores pour décrire les relations entre les humains et l’environnement. Hambrick s’appuie sur les travaux de George Lakoff et de Mark Johnson{{Lakoff, George et Johnson, Mark, Les Métaphores dans la vie quotidienne, Paris : Éd. de Minuit, 2005 (Propositions), 254 p.}} pour expliquer comment notre système conceptuel, déterminant autant notre pensée que notre action, est largement métaphorique{{Hambrick, Keira « Destroying imagination to save reality : Environmental Apocalypse in Science fiction » in : Baratta, Chris, (dir.), Environmentalism in the realm of science fiction and fantasy literature, Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars, 2012, 176 p. p. 129.}}. Ainsi, les métaphores contribuent à penser à la catastrophe de la planète en termes humains. Les comparaisons et les thèmes allégoriques varient mais nous pouvons sans doute distinguer une tendance principale qui se concentre sur la description de la nature ou de la planète Terre comme une entité consciente et harmonieuse. Comme le souligne Christian Chelebourg : « la science-fiction n’a guère de mal à imaginer que la planète puisse être un vaste organisme biologique, comme le soutenait James Lovelock dans les années 1970 : la poésie cosmique de l’image a tout pour séduire les rêveurs. Mais elle alourdit la responsabilité de ceux qui nuisent au fragile équilibre de cette vie, jusqu’à mettre en danger leurs semblables. C’est en quoi l’écologie impose une perspective politique souvent sans concession{{Chelebourg, Christian, Écofictions & cli-fi : l’environnement dans les fictions de l’imaginaire, Nancy, Presses universitaires de Nancy-Éditions universitaires de Lorraine, 2019 (Culture de jeunesse et culture de masse), 262 p. Avant-propos. p. 7.}} ». Dans le roman La Théorie Gaïa (2008), Maxime Chattam imagine une planète mourante du fait de catastrophes naturelles qui se multiplient. Sur fond de conditions climatiques extrêmes, l’action est concentrée sur trois chercheurs qui sont sollicités en urgence par la Commission Européenne. Une augmentation alarmante de la criminalité inquiète les scientifiques qui élaborent une théorie de l’évolution : la théorie Gaïa. Le scientifique Grohm qui est à la tête de cette théorie établit un lien entre l’instinct prédateur humain et une logique qui régirait l’action de la nature : « - (Non), j’affirme que derrière la magie de la nature se cache un tout petit peu plus que le grand coup de bol systématique dont les experts nous parlent pour justifier l’incroyable technologie qu’est la vie sur terre ! Je dis qu’il existe un dernier champ inexploré dans les mécanismes de la vie, qui est celui d’une intelligence de la molécule. C’est ça la Théorie Gaïa ! Une forme d’intelligence qui nous dépasse, si primaire et si globale en même temps, une intelligence orientée vers un seul et unique objectif : la vie, la survie de l’existence. Bien entendu, pas une intelligence avec un langage ou une pensée réflexive, plutôt une logique si vous préférez, une logique qui fait tourner le bouillon biologique. C’est elle qui est à la source de notre fameux « instinct de survie ». C’est elle qui imprime à chaque bactérie, chaque cellule un sens, vers le développement, vers la vie ! L’évolution n’est pas seulement la rencontre d’un cocktail chimique avec le hasard, il y a une énergie ! Gaïa{{Chattam, Maxime, La théorie Gaïa, Paris, Pocket, 2010 (Thriller), 506 p. p. 320-321.}} » ! La théorie Gaïa se résume dans l’idée que l’autodestruction de l’espèce humaine est écrite dans ses gènes. La conquête de la Terre est donc synonyme de son propre déclin suivant un chemin évolutif irréversible. La nature, décrite comme parfaite, ne laisse « jamais rien au hasard{{Ibidem. p. 320.}} » et, même si la Terre paraît maintenant malade, elle est capable de se débarrasser de son « rhume » qui n’est autre que l’espèce humaine{{Ibidem. p. 13.}}. Au long du roman les métaphores accordant une intentionnalité aux phénomènes naturels sont nombreuses. Nous lisons par exemple que « Les blizzards avaient pris possession de la région, (…) les habitants du pays avaient fini par capituler, effrayés par dame Nature (…) la Terre était en colère (…) Aujourd’hui, confronté au phénomène, l’Homme ne pouvait que hocher la tête avec mélancolie, impuissant à agir sur son monde{{Ibidem. p. 38-39.}} ». Nous voyons bien comment les rapports de force sont renversés. Les lettres initiales des trois mots écrits en majuscule, « Nature » et « Terre » d’une part et « l’Homme » d’autre part, mettent l’accent sur le rapport de pouvoir entre les trois concepts ainsi que sur la réévaluation de ceux-ci. Une certaine ironie caractérise la domination présumée de l’homme, désormais incapable d’agir dans un monde qui était censé lui appartenir. Mais la question implicite est de savoir si le monde ne fut jamais vraiment le sien. Comme l’évoque l’écologiste et militante féministe Vandana Shiva : « La croyance en une « PLANÈTE MORTE » a déclenché des processus qui deviennent une menace réelle pour la vie sur Terre. La croyance en une planète morte a aussi conduit à l’illusion que nous sommes déconnectés de la Terre et de ses processus vivants. Nous avons construit une vision du monde anthropocentrique de la suprématie humaine, affirmant que nous sommes supérieurs aux autres formes de vie et que nous pouvons être MAÎTRES et possesseurs du vivant{{Shiva, Vandana « La Terre vivante, la Semence vivante, le Sol vivant », in Vivant, [s.l.] : La Relève et la Peste, 2019, p. 193. p. 19.}} ».

La reconsidération du vivant

La tétralogie apocalyptique de James Graham Ballard va à l’encontre de cette croyance. Dans l’univers de l’auteur britannique, la distinction physique et ontologique entre l’humain et son environnement naturel est source de malheur et de déséquilibre de ses personnages. Dans Sécheresse, The Drought (1964), tragédies naturelles et humaines s’associent de manière inextricable. Sur une Terre aride et desséchée, à cause de conditions climatiques extrêmes liées à la pollution et à la radioactivité, la flore et la faune subissent des répercussions dévastatrices. Lors de la disparition des ressources aquatiques indispensables pour la survie, les instincts naturels émergent et la violence domine les relations. Ballard souligne l’importance des paysages naturels pour le bien-être autant physique que psychologique des personnages. Tout d’abord, l’échec du mariage du Dr. Charles Ransom, le héros principal, est décrit plus comme un échec de paysage, « a failure of landscape » dans le texte original, et moins comme un échec d’ordre personnel{{Ballard, J. G., The drought, London: Harper Perennial, 2008, 240 p. p. 8.}}. L’équilibre qui manquait à Ransom, à cause de son détachement de la nature, n’est rétabli que lorsqu’il découvre le fleuve ; celui-ci lui donnant l’impression d’être enfin chez lui. Le fleuve ne répond donc pas ici uniquement à des critères esthétiques mais également éthiques, puisqu’il constitue un facteur de stabilité et de communauté. De même, la mort du fleuve présente des enjeux gravissimes : « With the death of the river, so would vanish any contact between those stranded on the drained floor. For the present the need to find some other measure of their relationships would be concealed by the problems of their own physical survival. None the less, Ransom was certain that the absence of this great moderator, which cast its bridges between all animate and inanimate objects alike, would prove of crucial importance. Each of them would soon literally be an island in an archipelago drained of time{{Ibidem. p. 8-9. (Trad. : « Avec la mort du fleuve, disparaîtrait tout contact entre ceux qui demeureraient échoués sur le fond asséché. Dans un premier temps, le besoin de trouver une autre mesure de leurs relations serait masqué par les problèmes de la survie pure et simple. Ransom était toutefois sûr que l’absence de ce grand modérateur jetant ses ponts entre les objets animés aussi bien qu’inanimés se révélerait d’une importance cruciale. Chacun d’eux serait bientôt littéralement une île dans un archipel vidé de son temps », in Ballard, J. G., Sécheresse, traduit par Michel Pagel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », n˚ 399, 2011. p. 18)}} ». Il est évident que la survie humaine ne constitue pas pour Ballard le noyau du problème mais plutôt un symptôme. L’inclusion des « objets inanimés » est d’une immense importance puisqu’il envisage ainsi un problème lié à la modernité, évoqué par Bruno Latour dans l’ouvrage Nous n’avons jamais été modernes (1991) : la création de « deux zones ontologiques entièrement distinctes, celle des humains d’une part, celle des non-humains de l’autre{{Latour, Bruno,  Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Nachdr., Paris : Editions La Découverte [u.a.], 2010, 206 p. p. 21.}} ». Pour autant, dans les quatre apocalypses de l’auteur britannique, les tensions dramatiques peuvent être transmises à travers les plantes, les infrastructures, les phénomènes météorologiques, la guerre et la colonisation. Nous apercevons ainsi ce que serait le monde ayant subi l’augmentation de la température et des eaux suite à la fonte des glaces polaires, la généralisation d’un climat tropical, la disparition des terres agricoles et la migration constante des populations. Et, même si les difficultés relatives prolifèrent, comme le souligne Hervé Lagoguey, l’humain « responsable de ses propres maux » n’est pas pour autant jugé comme dans d’autres éco-fictions{{Lagoguey, Hervé, « Ballard, écologiste malgré lui ? L’homme face à la Nature dans The Drowned World et The Drought » in : Chelebourg, Christian, Écofictions & cli-fi : l’environnement dans les fictions de l’imaginaire, Nancy : Presses universitaires de Nancy-Éditions universitaires de Lorraine, 2019 (Culture de jeunesse et culture de masse), 262 p. p. 161.}}. Ce manque de critique directe des comportements humains serait-il un effort pour enlever l’importance démesurée accordée à l’humain et à ses actions ? Comme l’explique Lagoguey, « que l’on soit dans un schéma d’évolution ou de dévolution, l’homme n’a plus sa position d’espèce dominante. Dans ce nouvel environnement où sa niche écologique est menacée, il n’a qu’une toute petite place{{Ibidem. 164.}} ». Lagoguey n’hésite pas à parler d’une « colonisation inversée », l’homme étant puni pour son passé colonisateur{{Ibidem. p. 169.}}. Or, cette interprétation de la catastrophe succomberait aux règles d’une représentation naturaliste. Dans une interview sur Science Fiction Monthly Ballard avertit justement du danger d’envisager la catastrophe de manière unilatérale : « (…) Usually these disaster stories are treated as though they are disasters, they're treated straight, and everyone's running for the hills or out of the hills or whatever. If it's going to be cold they're all pulling on overcoats. I use the form because I deliberately want to invert it – that's the whole point of the novels. The heroes, for psychological reasons of their own, embrace the particular transformation. These are stories of huge psychic transformations – I'm talking retrospectively now – and I use this external transformation of the landscape to reflect and marry with the internal transformation, the psychological transformation, of the characters. This is what the subject-matter of these books is: they're transformation stories rather than disaster stories{{« 1975 Science Fiction Monthly JG Ballard interview by David Pringle and Jim Goddard », [s.d.]. URL : https://www.jgballard.ca/media/1975_jan4_science_fiction_monthly.html. Consulté le 5 octobre 2022. (Nous traduisons : « (…) Souvent, ces histoires de catastrophes sont traitées comme si elles étaient des catastrophes, elles sont traitées de manière directe, et tout le monde fuit dans toutes les directions. S'il s’apprête à faire froid, ils se couvrent. J'utilise la forme parce que je veux délibérément l'inverser, c'est tout l'intérêt des romans. Les héros, pour des raisons psychologiques qui leur sont propres, embrassent la transformation particulière. Ce sont des histoires de grandes transformations psychiques – je parle rétrospectivement maintenant – et j'utilise cette transformation externe du paysage pour refléter et embrasser la transformation interne, la transformation psychologique, des personnages. C'est ça le sujet de ces livres : ce sont des histoires de transformation plutôt que des histoires de catastrophe »).}}(…) » 

La chute de l’homme moderne

En spéculant sur la contingence du monde, les auteurs interrogent donc également l’idée d’une nature autonome, c’est-à-dire de « la nature comme domaine ontologique autonome, comme champ d’enquête et d’expérimentation scientifique, comme objet à exploiter et à améliorer » qui, selon Philippe Descola, accède au XVIIe siècle « à une existence que bien peu songent remettre en doute{{Descola, Philippe, Op.cit. p. 132-138.}} ». La modernité garantissait un monde où la réalité était conforme à l’esprit humain, où les limites étaient imposées par les seules limites de la raison et de la science humaine. Or, les travaux récents de Quentin Meillassoux, Graham Harman, Iain Hamilton Grant etc. se concentrent sur un réalisme dit spéculatif présupposant une réalité indépendante « de la pensée et de l’humanité en général{{Bryant, Levi R., Srnicek, Nick et Harman, Graham, The speculative turn: continental materialism and realism, Melbourne : Re.press, 2011 (Anamnesis). 430 p. p. 3.}}». La légitimation des philosophies spéculatives contribue à une mise en valeur du support spéculatif de la science-fiction ainsi que d’autres domaines non-philosophiques. Effectivement, la plasticité du monde lors du danger apocalyptique présuppose une connaissance de la nature qui est incomplète et interroge par conséquent l’omniscience humaine. La réduction de l’être humain et de son espèce à une graine appartenant à la poussière cosmique se trouve au cœur de la problématique du roman Créateur d’Étoiles, Star Maker (1937). Olaf Stapledon imagine l’aventure d’un Anglais du XXe siècle dont l’esprit voyage à travers le temps et l’espace. Pendant son long voyage stellaire, il rejoint d’autres esprits d’individus et d’étoiles et forme progressivement un esprit collectif. L’auteur britannique aborde des éléments animistes et panthéistes puisque, d’une part, toutes les entités disposent d’une intériorité similaire et, d’autre part, l’univers décrit constitue une continuité de différentes entités qui se séparent ou se réunissent. Selon la définition du Robert, le panthéisme constitue une doctrine philosophique et religieuse désignant l’unité du monde en tant que Dieu. Le terme est composé des mots grecs παν signifiant le tout ou l’ensemble et θεός signifiant dieu et divinité{{Rey, Alain, Tomi, Marianne, Hordé, Tristan et Tanet, Chantal, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998.}}. Dans l’univers de Stapledon les possibilités offertes par ce voyage désincarné font, enfin, allusion aux contraintes de la nature humaine. À travers un vol immatériel, le narrateur du roman a l’occasion de contempler la galaxie dans tous ses états en voyageant à travers le temps jusqu’au moment où le cosmos était un ensemble uni et le ciel encombré par des objets continus formant une gigantesque nébuleuse. Pour Stapledon, le voyage spatiotemporel du narrateur représente la suppression des frontières de la matière et prouve ainsi la petitesse des entités individuelles : « Slowly we were roused from our drowsiness by a discovery. It gradually appeared to us that the prevailing mood of these countless utopian systems of worlds was at heart very different from that of triumph. In every world we found a deep conviction of the littleness and impotence of all finite beings{{Stapledon, Olaf, Star maker, London : Millennium, 1999 (SF masterworks), 272 p. p. 171.(Nous traduisons : « Lentement, nous avons été tirés de notre somnolence par une découverte. Il nous est progressivement apparu que l'humeur dominante de ces innombrables systèmes de mondes utopiques était au fond très différente de celle du triomphe. Dans chaque monde, nous avons trouvé une conviction profonde de la petitesse et de l'impuissance de tous les êtres finis (…) ».}}(...) ».

« God is Change »

Pour autant, les images apocalyptiques peuvent s’inscrire soit dans un pessimisme nihiliste soit dans un effort de corriger une erreur ou même de rétablir un équilibre depuis longtemps perdu. Il nous semble que cela dépend du choix de l’auteur de se concentrer sur un des trois axes suivants : l’origine de l’apocalypse, la catastrophe elle-même ou le lendemain de l’apocalypse (identifié comme le post-apocalyptique). Ce choix est crucial puisqu’il définit le ton et le but des œuvres. Tandis qu’en insistant sur les raisons de la crise les auteurs dénoncent les habitudes et les politiques d’antan, la focalisation sur les images de la catastrophe elle-même peut être moins productive. Keira Hambrick souligne le fait que la fiction apocalyptique constitue une rhétorique dont l’objectif doit être l’avertissement et la prise de conscience du public{{Hambrick, Keira, Op.cit. p. 130}}. Le roman La Parabole du Semeur, Parable of the Sower (1993) de l’auteure afro-américaine Octavia E. Butler présente les États-Unis en 2024, où règnent l’anarchie et la violence suite à l’effondrement des structures gouvernementales. Le lecteur suit l’aventure de Lauren, une adolescente de quinze ans vivant dans une petite communauté qui se bat pour rester en vie derrière des murs la protégeant du monde extérieur{{Butler,E., Octavia, Parable of the sower, New York : Grand Central Publishing, 2019, 345 p. p. 5.}}. Or, des marginaux vivant au dehors sont prêts à vandaliser, brûler, violer et tuer et ébranlent finalement la paix fragile de Robledo. Lauren, malgré sa jeunesse, semble être la seule parmi sa famille et ses amis à reconnaître l’inévitabilité de l’effondrement : « « No one could have been ready for that. But… I thought something would happen someday. I didn’t know how bad it would be or when it would come. But everything was getting worse : the climate, the economy, crime, drugs, you know. I didn’t believe we would be allowed to sit behind our walls, looking clean and fat and rich to the hungry, thirsty, homeless, jobless, filthy people outside{{Ibidem. p. 187. (Trad. : « « - Je savais seulement que ça risquait d’arriver un jour. Je ne savais pas que ce serait aussi terrible. Tout ce que je savais, c’était qu’on ne pourrait jamais tenir éternellement derrière nos murs, à manger à notre faim, pendant que dehors c’était la misère noire et la loi de la jungle » » dans Estelle Butler, Octavia, La parabole du semeur : roman, traduit par Philippe Rouard, Vauvert : Au diable vauvert, 2020 (Les poches du diable), 362 p. p. 208-209)}} » ». Prête à résister à des règles religieuses et morales devenues obsolètes, Lauren crée son propre système de valeurs dénommé « Earthseed : The Books of the Living{{Ibidem. (Trad : « Semence de la Terre ») dans Estelle Butler, Octavia, La parabole du semeur : roman, traduit par Philippe Rouard, Vauvert : Au diable vauvert, 2020 (Les poches du diable), 362 p.)}} », prônant l’adaptation et le changement au profit d’une vie en harmonie avec son environnement : « All that you touch You Change. All that you Change Changes you. The only lasting truth is Change. God is Change{{Ibidem. p. 195. (Trad. : « Tout ce que tu touches Tu le Changes. Tout ce que tu Changes Te Change. La vérité permanente Est le Changement. Dieu Est Changement. » dans Estelle Butler, Octavia, La parabole du semeur : roman, traduit par Philippe Rouard, Vauvert : Au diable vauvert, 2020 (Les poches du diable), 362 p. p. 218)}} ».

Conclusion

Le genre de la science-fiction, qui résiste, comme Octavia E. Butler, aux vérités dites permanentes, embrasse le changement. Comme le suggèrent les auteurs, la découverte de la plasticité de la matière peut redresser la place de l’être humain ainsi que sa connaissance de la nature de la réalité. Par ailleurs, les auteurs semblent rappeler que d’autres dimensions du réel sont éventuellement possibles et perceptibles par d’autres entités. Nous voyons bien que la méthode spéculative privilégie les hypothèses qui questionnent les ontologies et cosmologies doctrinales ainsi que le concept abstrait d’une connaissance objective. Lors des catastrophes imminentes, les auteurs interrogent les certitudes sur la connaissance du monde. L’inconnu est donc célébré par la science-fiction qui pourrait inspirer notamment la modestie devant le cosmos et sa matérialité. Il est donc évident que le discours apocalyptique pourrait faire partie d’une vision plus large que celle de l’annihilation intégrale. Il pourrait signifier, comme le suggère Keira Hambrick : « (…) the use of language and imagery that portends a coming disaster or, in many cases, warns of total annihilation{{Hambrick, Keira, Op.cit. p. 129 (Nous traduisons : « (…) l’usage de la langue et de l’imaginaire qui présage une catastrophe à venir ou, dans de nombreux cas, met en garde contre l’anéantissement total »).}} ».