Matérialiser l’oubli, à l’infini

« Le cerveau est notre œuvre et nous ne le savons pas » Catherine Malabou[1]   Tout être humain, par la spécificité de ses expériences, façonne un cerveau plastique, en tant que créateur et récepteur de formes, convoquant ici l’artiste, dont l’intention est justement de donner, de changer ou d’anéantir la forme. Dans le domaine neuroscientifique, la triple possibilité de la plasticité de donner, recevoir mais aussi exploser ne suppose cependant ni un retour à la forme initiale, ni même la possibilité d’un inaltérable. La structure cérébrale ne résiste pas plus que le support « plastique » aux déformations du temps qui s’impose à eux. L’être humain a besoin de points de repères, besoin de l‘illusion d’évoluer dans un environnement stable pour se construire. La plasticité invite cependant à accueillir une matière cérébrale qui semble être en accord avec l’impermanence sur laquelle se construit toute chose et tout état. Nous étudierons ici les effets de la plasticité plastiquante sur des artistes atteints de neurodégénérescences et interrogerons la relation fragile entre matérialité picturale et matière cérébrale.

L’être de l’œuvre

Aujourd’hui considérée comme une révolution majeure du xxe siècle, la découverte de la plasticité cérébrale est à l’origine de profondes modifications dans la manière d’appréhender et de comprendre les rapports interactifs des êtres humains, les mécanismes intimes de mémorisation, de cognition et de perception, ainsi plus radicalement leur rapport au monde. L’homme est le produit d’une évolution génétique et épigénétique qui dépend elle-même d’un environnement familial, social, culturel, politique. L’artiste qui se définit comme tout individu dans ses transformations successives, dans sa capacité à modifier ses formes, « sculpte » par la qualité de ses intentions et de sa démarche son cerveau. L’ensemble de ces cadres définit sa capacité d’agir et de produire une œuvre dont la singularité s’appuiera sur sa réalité émotionnelle, son histoire et toutes rencontres qui auront su laisser quelques empreintes dans ses gyri. L’artiste confronte ainsi déterminismes biologiques et environnement culturel à travers des mécanismes perceptifs plurirelationnels. Mais toute œuvre est produite par une action élaborée avant tout par un corps sensible, modelable. « Nous apprenons par corps[1] » assure Bourdieu. Cette « chair[2] » formée et déformée par ce frottement permanent construit une identité spirituelle qui agit en retour sur elle, par la constitution d’un univers sensoriel unique. L’engagement psychocorporel de l’artiste joue un rôle sur sa pratique, sur la façon dont il travaille la matière mais aussi sa matière cérébrale en vue de transformer l’autre dans la reconnaissance de sa propre transformation. Toute recherche en arts plastiques s’appuie sur un entrelacs d’expériences sensorielles, émotionnelles et intellectuelles, qui produit à son tour de nouvelles situations expérientielles, conceptuelles et parfois techniques : « L’incorporation de l’information externe modifie l’état et la structure biologique du corps en opérant à un remaniement bioculturel. Le corps ne pense pas consciemment cette modification, mais procède à une série de changement de sa matière en se conformant à l’information environnementale[3]. » C’est par la subjectivité revendiquée dont elle traite l’objet extérieur qui l’intéresse que l’œuvre, en tant qu’élément environnemental, exerce une influence matérielle et neuronale sensible sur les hommes. Ce projet moral, cette nécessité intérieure doit selon Kandinsky permettre la transformation du monde. Pour lui l’artiste a un devoir envers l’œuvre, en tant que « serviteur d’idéaux supérieurs, avec des tâches précises, importantes et sacrées[4] ». Il se doit de servir l’art dans la reconnaissance de sa capacité à toucher l’âme, à agir sur l’atmosphère spirituelle et donc à transformer l’être humain. L’œuvre contient la mémoire organique de la singularité de l’artiste, une matière à penser. Dans cet espace particulier de dialogue entre sujet et objet on comprend mieux l’importance d’une soma-esthétique[5] enrichissant l’accueil conscient des sensations et des émotions. Toute modification sensorielle, aussi infime soit-elle, sera accueillie comme une information externe capable de produire un impact plus ou moins conscient sur le cerveau, les neurones, la pensée. Reconnaître ces mouvements vitaux internes, les accueillir comme éléments d’une nouveauté, d’un imprévisible, permet d’être conscient de ce jaillissement continu, de se rapprocher de soi-même. Étienne Souriau dirait que ce « monstre à nourrir[6] » en exploite et en digère les ressources intimes. L’artiste plasticien reproduit à sa manière le processus intracérébral à l’œuvre. La pensée produit une matière qui influence en retour cette même pensée comme l’artiste produit une œuvre qui le modifie. L’œuvre et son maître s’éclairent donc mutuellement. Il s’agit donc d’interroger non seulement l’autonomie de l’œuvre mais plus en avant sa capacité à agir sur l’artiste en retour. Elle parle, traduit, rend visible mais elle peut aussi masquer, cacher pour mieux révéler : « L’œuvre possède son individuation propre, se suffit à elle-même et requiert un lieu spécifique, un comportement de méditation, de concentration, de recueillement et la solennité due au respect de son mystère[7]. » C’est bien d’un matériau vivant qu’il s’agit, d’un « autre » avec lequel chacun tente ensuite d’entrer en contact. À un moment de sa réalisation l’œuvre atteint un certain coefficient d’autonomie qui permet de poser l’hypothèse d’une influence en réponse. Nous sommes ce que nous créons. René Passeron n’hésite pas à confirmer que « très souvent, l’œuvre accomplie change l’homme qui l’a faite […] Il a installé hors de lui et matériellement une réalité nouvelle[8] ». Ainsi la démarche artistique doit-elle intégrer cette relation réciproque entre l’artiste et son œuvre, un processus poïétique d’influence réflexive complexe. L’œuvre d’art donne la possibilité de matérialiser un état temporaire de la chair de l’artiste au monde, d’une plasticité cérébrale porteuse d’une pensée aux mécanismes intimes et complexes. Elle expose la qualité et la densité des interactions quotidiennes de l’artiste et permet l’expérience immédiate des choses. Elle poursuit son déploiement énergétique au fil de ses rencontres. L’image possède une force « aurique » qui transcende sa propre matérialité. Elle renvoie à la singularité absolue de la matière, à sa présence dans la moindre particule dont elle est constituée. Chaque grain est lui-même un monde. Expérience sémiotique dont la forme dépasse les limites de l’objet, l’œuvre ne se limite pas à elle-même. L’art en tant que moyen de transmettre et de susciter des informations factuelles et émotionnelles, d’anticiper et de permettre une exploration fonctionnelle de l’esprit, semble s’inscrire dans une dimension de raffinement homéostatique reliant dimension biologique et spirituelle.

Quand la matière témoigne

Le plasticien se confronte ainsi à une matière mentale en déplacement, construisant à chaque instant une relation renouvelée avec ses œuvres et sa pratique. Dans l’histoire de la peinture nous avons rencontré des artistes qui, bien qu’atteints d’une dégénérescence neuronale, ont poursuivi leur travail artistique tant qu’ils en ont été capables. Il est ainsi intéressant d’appréhender l’évolution de la maladie d’Alzheimer rendue visible par l’exploration des œuvres de De Kooning et d’Utermohlen sur les dernières années de leur vie. La peinture révèle et témoigne ici d’une maladie cérébrale évolutive. L’expression picturale se modifie au gré de son développement, se simplifie, se densifie aussi pour laisser place aux silences d’une absence installée. La dématérialisation de la trace picturale accompagne celle du cerveau. Deux effacements coordonnent leur action. La peinture scanne à sa manière ce que le corps médical ne réalisera plus à ce stade de la pathologie. L’être se referme, le regard s’oublie et l’environnement réduit son impact jusqu’à s’absenter lui aussi de l’histoire du malade. Catherine Malabou interroge ce traumatisme contemporain ainsi que la personnalité de ce nouveau venu qui dessine une histoire sans passé proche, dans un présent dont chaque instant efface le précédent sans annoncer celui qui suit. La philosophe dont on connaît l’intérêt pour les neurosciences s’est penchée sur la maladie d’Alzheimer. Touchée directement dans sa famille par la maladie de sa grand-mère, par cette désaffection émotionnelle, elle tente d’écrire une autre histoire de la psychanalyse en reconnaissant à cette destruction cérébrale les potentialités d’apparition d’une nouvelle personne, sans passé. La plasticité psychique de l’être humain prend ici sa valeur en retrait dans une dimension de destruction, une plasticité de la mort[9], non plus pulsion de mort, mais mort de la pulsion. Conjugué à une certaine « disaffection » l’acte artistique ne semble plus avoir sa place. Il ne parvient plus à créer du lien avec l’autre. La plasticité, dans sa dimension lésionnelle, offre dans la transformation du geste toute sa matérialité affective. Anéantissement de la forme plastique dans sa double définition neuronale et picturale. L’artiste quitte son identité et déserte un monde pour un autre, inaccessible à son entourage. Le paradoxe neuronal frappe ici de manière concrète. Les dommages cérébraux entraînent des dommages émotionnels et cognitifs qui empêchent tout témoignage plastique sur la fin de la maladie. Atteint de la maladie d’Alzheimer, William Utermohlen a matérialisé l’évolution de cette pathologie à travers son travail artistique, jusqu’à ce que celle-ci ne laisse plus aucune possibilité d’expression personnelle. Le témoignage exceptionnel du vécu subjectif de la dégradation progressive de ses capacités de créativité et de représentation nous donne à voir une trace qui s’absente lentement sur une douzaine d’années. La pensée se construit à partir des mécanismes de la mémoire. Quand cette dernière disparaît sous toutes les formes qui lui sont aujourd’hui reconnues, notamment mémoire de travail et mémoire épisodique, l’esprit et les capacités de réflexion et d’échange de la personne atteinte s’effacent avec elle. Nous ne sommes plus dans la respiration du dialogue, mais au cœur de la fragmentation d’une mémoire en fuite qui oblige à un présent permanent, à la répétition à la fois rassurante et fragile de souvenirs lointains auxquels se collent parfois de vives émotions. L’oubli oblige au dépassement des représentations récentes de son histoire vers un effacement sans retour possible, radical, efficace et qui reste douloureux tant que la conscience de la maladie montre quelques signes d’existence. La personne pourrait sembler ne plus vieillir et pourtant elle perd aussi tout pouvoir sur un présent qui s’efface par glissements successifs. Le rapport secret que certains entretiennent avec l’oubli perd ici son efficacité interprétative, sa fonction poétique.
  1. Utermohlen a soixante-deux ans quand le diagnostic est posé alors qu’il en a repéré les effets depuis plus de quatre années. Il réalise dans cette première période une série de six tableaux, Conversation pieces, sous forme d’inventaire spatial et temporal dans un souci probable de marquer son univers familier face aux troubles progressifs d’une maladie qu’il soupçonne déjà. Il continue de se représenter pour s’assurer de ne pas s’oublier lui-même. Cependant il disparaît progressivement de ses tableaux ou s’installe en retrait des personnes qui parlent entre elles. Malgré une motivation à créer toujours aussi vive, son interprétation de la réalité se fragilise. Enraciné dans la peinture figurative, il crée ensuite une série d’autoportraits sur ses cinq dernières années d’expression plastique jusqu’à ce qu’il disparaisse lentement dans le silence. Ses ultimes dessins au trait voient se tordre les formes de son visage jusqu’à ne plus représenter qu’un ovale vide. Un film réalisé par Frédéric Compain en 2009, L’Œil de verre, retrace ce parcours bouleversant. W. Utermohlen, conscient de la dégradation inexorable de sa pensée, peint son univers familier, objets, amis en situation quotidienne, extérieurs connus qui sont autant d’impressions visuelles, mais aussi tactiles et olfactives, censées préserver un univers cohérent auquel il espère pouvoir se référer aussi longtemps que possible. Ses portraits, bien que témoignant de distorsions des proportions et de l’organisation spatiale, expriment originalité et grande qualité d’émotion. Colère et tristesse se mêlent pour servir une œuvre qui gagne en abstraction et en expressivité. « L’artiste devient sa maladie[10]», renseigne son médecin, Patrice Polini. Ce sont des œuvres troublantes ; elles constituent un ultime combat contre un univers qui se rétrécit sans possible rémission. L’artiste dépressif réalise au plus loin de ses capacités des autoportraits « pour éprouver le sentiment de sa présence, de la réalité de l’existence[11] » où se mêlent anxiété, confusion, effroi mais aussi honte et fatigue. Les formes se désorganisent pour disparaître derrière l’ultime vérité expressive d’un présent anéanti. Les œuvres de l’artiste témoignent de l’histoire d’un être qui se dérobe lentement à lui-même, jusqu’à épuisement total des capacités de communication. W. Utermohlen est parvenu à représenter avec émotion la réalité indicible d’un quotidien douloureux.
Les déficiences neuronales et maladies handicapantes qui ont touché d’autres artistes tels que Chillida, De Kooning et Gaudì, sont elles aussi observées avec intérêt par les neuroscientifiques. Eduardo Chillida a poursuivi son travail de sculpteur en réalisant des œuvres monumentales alors que sa mémoire le quittait, comme si ses capacités créatrices trouvaient les voies d’une expression autonome. Le peintre Willem De Kooning déclare la maladie d’Alzheimer vers la fin des années soixante-dix et, conscient du changement qui s’opère en lui, poursuit cependant ses recherches de manière accélérée jusqu’à produire plusieurs œuvres par semaine. Il créera environ trois cents œuvres sur cette dernière période : « Auparavant il s’agissait de savoir ce que je ne savais pas. Maintenant il s’agit de ne pas savoir ce que je sais[12]. » Son expression plastique évolue jusqu’à la fin de sa carrière. Il montre une capacité de concentration et de créativité considérables et poursuit son travail pictural malgré les déperditions cognitives et fonctionnelles successives grâce à la mise au point de stratégies de résistance. Les tableaux s’inscrivent dans le prolongement de son travail antérieur, mais quelque chose d’inédit et de puissant semble aussi s’exprimer. Rythmes posés, espaces plus ouverts, calme inédit, fraîcheur, trait immatériel, constituent autant de termes qui tentent de définir les transformations picturales de l’artiste que la maladie a déjà profondément handicapé. Comme les œuvres d’autres créateurs dans sa situation, celles de W. De Kooning ont permis aux neuroscientifiques de voir à travers elles les conséquences des modifications visuo-spatiales et cognitives provoquées par cette maladie. Les œuvres proposent ici un diagnostic efficace même si elles continuent de poser des questions sur la nature créatrice de l’artiste.

GyriTypes, entre absence et révélation

Artiste plasticienne mais aussi musicothérapeute, j’interviens depuis plus de vingt ans en maisons de retraite auprès de personnes atteintes de maladies neurodégénératives, principalement la maladie d’Alzheimer, à différents stades d’évolution. La parole se trouble peu à peu. Le discours se désagrège. Nous ne sommes plus dans une expression en creux, même plus dans une plasticité négative, qui serait encore une expression matérielle, mais véritablement dans le plastiquage d’une histoire qui semble toucher à une certaine fin mais dont on ne peut affirmer qu’elle touche alors à sa fin. Il n’est plus question d’une adaptabilité liée à la plasticité neuronale mais plutôt du déplacement d’une disponibilité vers d’autres espaces intimes, d’autres infinis indescriptibles, aux potentiels inconnus. La difficulté de l’accompagnant à communiquer à cet endroit ne peut confirmer la disparition de toute forme d’échange. Pourtant un silence sans concession le renvoie souvent à un sentiment d’impuissance vertigineux parfois intolérable. Cet entre-deux verbal, ou peut-être cet au-delà, constitue dans sa multiplicité le moteur d’un des thèmes développés dans mon travail artistique. Entre hermétisme et dévoilement, privation ou supplément, ces échanges troublent et interrogent en moi tout autant la plasticienne, que la thérapeute et l’être humain. Au croisement de ces domaines la création de gyriTypes, sorte de proto-écriture, déploie depuis plusieurs années ses différentes polysémies. Cette recherche picturale tend ici à célébrer un échange en disparition, mais aussi peut-être en création, très certainement en transformation. Ces graphies fictives, muettes, semblent appartenir à un alphabet non encore révélé comme si un ultime pli empêchait son déploiement total. Elles convoquent le mutisme d’une matière qui résiste encore aux explorations et traitements neuroscientifiques. Ce qui se forme et se déforme produit ici des métamorphoses incapables d’absorber les accidents de la matière neuronale.  
Sylvie Captain-Sass, Oubli / Le bal d’artiste, 2016. Feutre sur papier imprimé, 17 x 27 cm
  L’oubli, cet exterminateur de mémoire, envahit aujourd’hui l’ensemble des supports choisis en s’imposant sans concession. La fragilité de la condition humaine s’inscrit ici dans une série de recherches entre destruction et reconstruction. Le rythme musical des partitions silencieuses des gyriTypes parcourt la matérialisation d’un récit indisponible et rappelle l’importance de l’écriture dans ses qualités graphiques premières. Dans un temps circulaire à l’intérieur duquel passé, présent et future rejoignent l’infini, Tàpies rappelle lui-même l’intemporalité fondamentale de toute forme de signe. La réalité à laquelle l’être normalement constitué se confronte pourrait ne représenter que l’apparence d’une totalité, échappant par la constitution de ses capacités biologiques et neuronales à toute perception globale d’un univers aux bordures et fonctionnement inconnus. Fini et infini se frottent au cœur d’une même expérience sensible. L’être humain, qui meurt à lui-même à chaque instant pour naître à un autre, se dévoile dans un échange aux possibilités mobiles. De la même manière que tout ce qui les entoure semble construire un monde temporaire, les gyriTypes écrivent les lignes d’une présence relative, parcellaire, à la conquête d’espaces laissés vacants afin peut-être d’en assimiler l’inquiétante étrangeté.  
Sylvie Captain-Sass, Oubli / Atlas XIII, 2016. Feutres sur papier imprimé, 57 x 42 cm
  Les gyriTypes recouvrent ici partiellement la page d’un ancien atlas du monde. De nouveaux parcours effacent ainsi les anciens et donnent des indications indéchiffrables au plus loin de routes sous influence. Les dessins partent à la conquête d’un « espace du dedans[13] » non partagé, inaccessible. Ils se répandent sans possibilité de retour, confrontant à son impuissance celui qui tenterait de se souvenir à travers la lecture de noms familiers. Objets d’une autre narration territoriale, ces signes graphiques témoignent d’une matière psychique enfouie. Prêts à se mettre en mouvement dans une forme d’errance sans limite, ils renvoient à quelque essence insaisissable du monde, quelque matrice universelle et convoquent un espace non encore identifié qui trouve ses racines dans les arcanes d’une évasion possible. Entre production et destruction de signes, le sens de toute proto-écriture retourne à l’invisibilité, dans une tentation de désagrégation des codes et des pouvoirs qui leur sont associés. « La réalité est le phantasme par lequel le signe se préserve indéfiniment de la déconstruction symbolique qui le hante » éclaire Baudrillard[14]. Le signe propose l’illusion d’une réalité autonome située au-delà de lui-même.  
Sylvie Captain-Sass, Le mur des oublis, 2016-17. Installation, feutres sur photo, 150 x 100 cm
  Cette installation est constituée d’un assemblage de cartes postales anciennes de villes et de lieux touristiques rendus méconnaissables par la profusion des dessins qui en masquent la lecture. Elle propose un nomadisme qui fait de la différence et de l’inattendu les paramètres d’un voyage intérieur unique. Prendre le risque d’accompagner un proche, de se perdre avec lui sans peur ni projection, n’est une posture ni habituelle ni facile ou facilitée par le corps social. Cette œuvre, envahissante car elle ne cesse de s’agrandir de nouvelles cartes, signale la possibilité d’un échange d’une autre qualité, celui d’un corps sensible dans lequel l’univers s’expérimenterait encore pleinement et dont les bords et limites nous restent inconnus. Ce qui fait différence constitue la distance infranchissable, décidée ou subie par une majorité consentante. La plasticité plastiquante désagrège ainsi les rapports humains, fragilise les possibilités de compréhension réciproque. Cette étrangeté qui dérange et inquiète une personne intégrée socialement propulse l’autre, l’étranger, celui qui semble s’éloigner et abandonner un terrain commun balisé, vers un inimaginable infini qu’il habille d’une absence sans retour. Par la dimension abstraite de cette proto-écriture, dont Kandinsky rappellerait que sa réalité est sa résonance intérieure, les signes proposent un dévoilement qui prend ses racines dans un sentiment d’étrangeté mais aussi peut-être d’inquiétude, celui de la place abandonnée par la société à des personnes qui semblent avoir perdu, en même temps que leur autonomie, toute possibilité de respect et de dignité. S’écrivent ici des infinis immatériels qui ne semblent pas encore séduire les êtres ordinaires que nous sommes.

Bibliographie

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