La réalité relative, horizons croisés réel/virtuel : L’exemple d’une représentation théâtrale re-représentée sur Internet

Le théâtral engage lors d’une représentation un « ici et maintenant » spatio-temporel. Il reste que le sujet théâtral est composé d’une virtualité (ses souvenirs, sa conscience, sa mémoire...) et d’une actualité (actes, physique...). Ces deux réalités s’auto-excitent afin d’en constituer une troisième, mitoyenne, qui engage donc les lois physiques régissant la corporéité du sujet-percevant en même temps que celles, plus subtiles, de l’énergie et de la conscience.

L’objectif de cette étude est de prendre un peu de recul pour analyser les composantes d’une réalité en faisant appel à la représentation au second degré. Ce concept sera illustré par l’exposition artistique et esthétique de représentations théâtrales du groupe e-toile. Ces spectacles étaient exclusivement proposés en direct et interactif sur Internet. Il sera alors possible de saisir combien, par le biais du tube à essais théâtral et par l’aide des nouvelles technologies utilisées en son sein, il est possible de proposer une définition (non exhaustive) de la relativité de « l’être là » représentationel. Ainsi, par extension, il nous sera donné de comprendre que l’émergence d’une réalité ne peut se suffire d’éléments constitutifs uniques. En effet, c’est bien au croisement de l’actuel et du virtuel, de l’ici et du là, des règles de la relativité générales et de celles de la physique quantique, que le sujet percevant pourra adhérer au monde en émergence et donc à sa réalité.

Pour la conscience commune, le réel est ce qui existe véritablement, qui a une existence effective, qui est actuel, tandis que le virtuel correspond à ce qui est en puissance, qui a une existence possible, éventuellement probable. Le virtuel renvoie donc à l’idée d’une probabilité qui a la possibilité de se réaliser, de s’actualiser. C’est ce qu’illustre le film Matrix qu’analyse Élie During : « Matrix se présente d’emblée comme une fiction cosmologique : ce qui est en jeu, au-delà de la prise de conscience de l’inconsistance des apparences, c’est en effet la possibilité même de faire monde. »{{É. During, Matrix, machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, p. 13.}} En tout état de cause, l’idée de virtualité renvoie à une tension vers la réalisation.

Le théâtral se construit comme lieu « hors-lieu » d’actuel et de virtuel composé. Les lois de la physique quantique et relativiste s’y côtoient afin de composer un monde. Cette réalité où se confondent deux réalités pour en composer une troisième propose, par effet grossissant, une lecture de notre réalité proche. En prenant un peu plus de recul encore en envisageant la représentation théâtrale proposée en direct et interactive sur Internet comme les a conçu et proposé e-toile,{{E-toile, groupe de recherche et de création sur le spectacle vivant et Internet. Cette structure a créée, de 1999 à 2004, de nombreux spectacles (danse, théâtre) exclusivement présenté en direct et interactifs sur Internet ou sur Internet et face à un public simultanément. Leur approche et l’utilisation d’Internet dans la construction scénique et dramaturgique de leurs spectacles restent, aujourd’hui encore, un exemple fort peu courant de recherches dans le domaine du new story telling.}} les rapports fondamentaux de l’ici et du là sont plus patents encore. Voyons ce qu’ont été ces re-représentations et de quelle façon elles éclairent notre propos.

La Représentation au second degré comme microscope.

Avec les expériences d’e-toile, on peut difficilement parler d’actualisation du virtuel ou de tension vers l’actualisation. On remarque empiriquement la coexistence de deux dimensions spatio-temporelles mitoyennes : la « scène réelle » (le comédien et son jeu ainsi que toutes les composantes physiques de la scène) et la « représentation » où les nouvelles technologies renforcent le décalage spatio-temporel existant entre émission et réception. C’est précisément dans ce hiatus instauré entre deux représentations, dans cet isolement de deux réalités conjointes qu’émerge la dimension spatio-temporelle particulière mise en jeu au théâtre.

Prenons l’exemple du spectacle d’e-toile Côté noir/Côté blanc. En effet, dans ce type de création artistique le réel est tout d’abord celui du corps de la comédienne présente dans le studio de la Filature, Scène nationale de Mulhouse : les actes physiques accomplis constituent le réel. Mais le réel est aussi composé des éléments du décor tels les cadres de bois descendant du plafond ou sur les côtés du champ de la caméra. De plus, la réalité inclut tous les accessoires avec lesquels la comédienne joue (dés, nez rouge…) en d’autres termes son environnement proche. Le réel correspond donc également aux éléments constitutifs de l’espace tangible du jeu tels les murs du studio, les projecteurs, les techniciens, les appareils informatiques, électroniques, musicaux et techniques. Tous ces éléments délimitaient, en cet endroit (le lieu du jeu de la comédienne, de la captation), un lieu du « réel proche », espace dont l’existence était d’autant plus forte que la comédienne allait s’appuyer sur du « tangible » afin de faire appel aux souvenirs accumulés lors des répétitions mais aussi à son imagination pour s’insérer « réellement » et virtuellement dans l’espace final, celui de la représentation sur Internet.

Vu de la scène

Vu sur Internet

Dans Côté noir/Côté blanc, l’espace réel était le point de départ et la ressource fondamentale du spectacle. Ce lieu était le point énergétique de l’action ; il cristallisait cette présence réelle paradoxale qu’évoque Henry Gouhier : « De là le paradoxe du théâtre : ses fictions vivant par la grâce de présences réelles. »{{H. Gouhier, L’Essence du théâtre, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 47.}} Dans sa présence vivante, la comédienne créait son espace fictionnel, loin de ses partenaires de jeu, virtuels bien que présents in fine sur le lieu de la représentation, la scène-web.

Autre spectacle d’e-toile, Le Martyre. Ici, la problématique de l’utilisation des nouvelles technologies au sein du spectacle vivant, son inclusion dans une « réalité », diffère. En effet, l’image du corps du comédien, issu d’une captation en direct du réel, ne venait pas s’insérer dans le monde virtuel qu’est celui de la page web pour interférer avec elle. La page web joue ici le rôle d’une interface entre le réel du comédien et son monde fictif tout en assumant la fonction de témoin, réceptacle de l’information. Si l’on se réfère au schéma ci-dessous, le réel y apparaît dans la partie inférieure de l’entonnoir correspondant au monde du comédien. La lumière jouait un rôle fondamental : elle appartenait, de fait, au « réel proche » du comédien, mais dépendait également du choix des spectateurs-web puisqu’elle variait en fonction des choix du « monde de l’autre côté », celui virtuel des internautes. Elle devenait alors le lien entre scène-web et spectateurs-web, entre ces deux réalités.

Vu de la scène

Vu sur Internet

De la relativité du réel

Il convient dès-lors et à l’aune des exemples présentés, de poser la question de la réalité – de la virtualité – du sujet présent de part et d’autre de l’écran. La réponse dépend, comme l’a montré Heisenberg, du rôle de « l’observateur ». Considère-t-on le comédien comme réel ? C’est l’internaute qui appartient au monde du virtuel. Considère-t-on le spectateur-web comme réel ? C’est le comédien et tout son monde (scène-web) qui deviendront virtuels. Le réel se trouverait donc du côté de l’observateur ou plus précisément encore, et pour rester plus près de la théorie d’Heisenberg, du participant, puisque « nous n’observons pas le monde physique [qui nous entoure], nous y participons ».{{M. Talbot, Mysticisme et physique nouvelle, op. cit., p. 169.}}

La réalité du Martyre, par exemple, dépend donc de l’endroit où l’on place l’observateur-participant. On peut alors concevoir un schéma appliqué à cette réflexion afin de clarifier cette idée.

L’effet d’entonnoir comme révélateur de réalité

Dans ce schéma, le lien établi entre le comédien et le spectateur est qualifié d’« actif/passif » car, le comédien, recevant par le biais du régisseur lumière, les réactions du public d’internautes, agit, réagit et « donne » son texte différemment en fonction des propositions des internautes. Il est donc actif, réactif même, dans l’image de lui qu’il va « envoyer » sur Internet, mais il est également passif car il n’agit pas, d’un point de vue technique, sur ces envois, à la différence des spectateurs-web qui, par leurs interactions, contribuent à l’évolution du spectacle. La réalité de la représentation semble dépendre de l’observateur-participant. Or, comme tout spectateur, il ne peut recourir qu’à ses sens pour appréhender la représentation ; il s’enferme donc d’emblée dans un schéma de lecture donné.

Dans le cas d’un spectacle audiovisuel, cette lecture est biaisée : s’ajoute à la déformation induite par les sens du sujet, un filtre matérialisé par l’écran, par la médiatisation. Face à un spectacle-web, le sujet, étant invité à agir sur les modalités de déroulement de la représentation, se trouve en position d’inclure sa propre lecture dans cette représentation ; il peut être tenté de jouer avec elle, donc de manifester une volonté de voir transcrite dans la représentation sa propre perception du spectacle, construisant alors une re-représentation.

On pourrait établir ici un parallèle avec ce que Didier Anzieu écrit à propos de la peau : « Je fais l’hypothèse que la peau comme l’enveloppe du corps constitue la réalité intermédiaire entre la membrane cellulaire et l’interface psychique qu’est le système perception-conscience du moi. »{{D. Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, coll. « Psychismes », 1995, p. 118.}} En effet, la réalité qui émerge grâce à l’utilisation d’Internet peut-être qualifiée d’« intermédiaire » ; l’individu y accède, y adhère, par le biais d’une déformation de sa perception de la réalité. On comprend bien alors que le réel de chacun est influencé par le réel de l’autre. On comprend surtout que la notion même de réalité dépend du lieu d’observation. Elle est donc fondamentalement relative, déterminée par le sujet-percevant.

Bien plus que dans Côté noir/Côté blanc, dans Le Martyre, le statut de la « réalité » se révèle proche de ce que Philippe Quéau nomme « réalité augmentée », laquelle se caractérise par un « ajout à la réalité ordinaire ».{{Voir P. Quéau, Le Virtuel, vertiges et vertus, Paris, Champ Vallon et I.N.A., 1994, p. 112.}} C’est en effet un « complément » de réalité que propose le dispositif artistique mis en œuvre dans Le Martyre. S’y juxtaposent trois niveaux de réalité : la « réalité proche » du spectateur-web, la « réalité de l’écran » (le spectacle) et la « réalité de l’autre », celle de ceux qui agissent (acteur, autres spectateurs-web connectés, techniciens…). Dès lors, Le Martyre ne constitue-t-il pas un exemple de réalité tel que l’envisage Keith Floyd,{{K. Floyd, Of Time and the Mind, cité par M. Talbot, Mysticisme et physique nouvelle, op. cit., p. 125.}} estimant qu’elle ne connaît que le seul instant de l’être, un présent du présent ?

Les horizons croisés comme constituant d’une réalité.

À l’issue de la présentation des exemples d’e-toile, apparaît alors la présence simultanée d’un espace-temps réel et d’un espace-temps virtuel s’inscrivant dans une dimension spatio-temporelle plus globale, mitoyenne, qui est celle du spectacle vivant. Malgré sa « prise de réalité », sur la scène, le virtuel s’inscrit avec force{{Virtus en latin qui est une des racines du mot virtuel.}} en creux et occupe une partie non négligeable de l’espace-temps dans la dimension théâtrale.

Les expériences d’e-toile illustrent la possibilité de juxtaposition spatio-temporelle. Elles mettent en évidence une co-présence, de fait, du théâtral. Or, ce double statut spatial et temporel n’est pas immédiatement perceptible par le sujet (comédien/spectateur). Celui-ci perçoit l’un et l’autre côté à tour de rôle, jamais simultanément. Sans disposer du moindre outil d’études neurologiques, Sartre écrivait déjà, qu’une conscience (réalisante) chasse l’autre (imageante).{{Cf. J.-P. Sartre, L’Imaginaire. Psychologie, Phénoménologie de l’imagination, Paris, Gallimard, 1940.}} La raison de la perception d’unité des événements temporels de la représentation, qui sont phénoménologiquement multiples, est due au fait que la conscience ne peut les saisir qu’unique.{{La Science aux portes de la conscience, Science & vie, n° 1062, mars 2006, p. 61.}}

Cette globalité de la réception est un fait neurologique qui unifie la virtualité quantique et l’actualité relativiste. De fait, il apparaît que par la co-présence, spectateur-actant sur Internet (via l’interactivité) et spectateur in situ partagent une globalité commune : celle du spectacle. Chacun a sa vision propre d’une seule et même création. La réalité spatio-temporelle des uns et des autres s’entrechoque ; de cette co-présence naîtra le théâtral. Avec le recours aux nouvelles technologies au sein du théâtral, la démonstration est probante, en particulier si on compare les statuts spatio-temporel et phénoménologiques caractérisant les spectateurs présents dans le théâtre et ceux qui accèdent à la représentation sur Internet. Ensemble, ils constituent une seule entité, acquièrent un statut unique : celui de public.

En outre, pour illustrer la co-présence également en jeu chez le comédien, dans sa dualité constitutive (acteur/personnage), on peut reprendre l’analyse de la mort proposée par Levinas : « La tentation du néant de Lucrèce, et le désir d’éternité de Pascal. Ce ne sont pas deux attitudes distinctes : nous voulons à la fois mourir et être. »{{E. Levinas, Le Temps et l’autre, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1983, p. 66.}} Au théâtre, ces deux états existent « à la fois », tout comme le regard du public : regard direct pour le public in situ, regard à distance pour le public sur Internet.

De l’adhésion ou le phénomène clef de l’émergence du réel.

Afin d’illustrer le principe d’adhésion,{{Cf. Y. Bressan, Du principe d’adhésion dans la représentation théâtrale. Des anciens à une expérience de neurosciences cognitives, Université Paris X-Nanterre, 2008}} mettant en jeu des réalités mitoyennes, prenons un texte de Jorge Luis Borges lorsqu’il décrit la rencontre du narrateur et d’un troglodyte lors d’un voyage à la recherche de la cité des immortels :

Je pensai qu’Argos et moi appartenions à des univers distincts ; je pensai que nos perceptions étaient identiques, mais qu’Argos les combinait de façon différente et construisait avec elles d’autres objets [représentations] ; je pensais qu’il n’existait peut-être pas d’objet pour lui, mais un va-et-vient continuel et vertigineux d’impressions d’une extrême brièveté.{{J. L. Borges, « L’immortel » in L’Aleph, Paris, Gallimard, 1967, p. 27.}}

La représentation au second degré fait apparaître, par l’utilisation d’un écran, un degré de perception supplémentaire entre la présentation de l’acte et la représentation qu’en perçoit l’observateur-participant. Au cours d’une représentation au second degré, sont mis en présence des univers distincts ; si chacun peut les percevoir de la même façon, les combinaisons liées à cette perception sont différentes. C’est ainsi que d’autres objets se constituent dans la « réalité » respective de chacun : la « réalité proche » (celle du spectateur et du comédien) et la réalité théâtrale (celle de l’observateur/participant et du personnage). La représentation au second degré, par effet d’éloignement et de mise à distance de ce phénomène, le rend plus lisible que dans le lieu où se déroule la représentation. En d’autres termes, elle amplifie le processus du « faire émerger »{{Voir F. J. Varela, Invitation aux sciences cognitives, Paris, Le Seuil, 1996, pp. 89-116.}} d’une réalité (ici théâtrale) ou, tout du moins, permet sa mise en évidence.

Cette idée peut se résumer par un schéma :

La représentation au second degré

L’espace-temps de la réception de la représentation par le spectateur est alors un espace-temps de la re-représentation. Le spectateur doit donc « faire émerger » une réalité qui est fort éloignée de la sienne (proche) pour que le phénomène d’adhésion, même a minima, entre en action. Or, sans ce phénomène d’adhésion, point de théâtral, point de réalité représentationnelle.

La représentation au second degré ne constitue pas un frein à l’adhésion du sujet à cette réalité qu’il « fait émerger » dans la mesure où le spectacle proposé sur l’écran doit être, comme c’était le cas avec e-toile, spécialement conçu en fonction du dispositif au sein duquel il s’inscrit. Sans cette prise en compte du dispositif, de ses possibilités et de ses limites, la mise à distance, de fait, du sujet vis-à-vis du représenté pourrait freiner le processus d’adhésion. Le sujet se retrouverait alors « simplement » face à une « curiosité artistique documentaire ». Pour que le sujet (spectateur-web, comédien) adhère au théâtral, celui-ci doit impérativement s’inscrire dans le dispositif technique qui est lié de façon intrinsèque aux développements dramaturgiques.

Il semble que la croyance et l’adhésion à un univers représenté ne suffisent pas à expliquer le rapport complexe d’implications psychiques et physiques mis en action dans l’univers théâtral. Pour que le système fonctionne au sein du théâtre « dramatique » et de la dimension mitoyenne qu’il implique (virtuel/réel), notre appréhension du quotidien doit se « déformer » plus encore qu’à l’accoutumée pour adhérer à cette réalité particulière (présent admis). C’est ainsi, seulement, dans l’acceptation par le sujet via le principe d’adhésion, que s’actualise le réel lointain,{{Par opposition au « réel proche »}} lequel prend alors force de vérité.

La représentation théâtrale déclenche chez le spectateur et le comédien une projection sensorielle non seulement interne, comme dans les expériences d’isolement sensoriel de John C. Lilly, mais aussi externe : les sens du sujet (spectateur, comédien) sont « étirés » vers une conscience sensitive, celle d’un espace-temps mitoyen, celle de sa « réalité proche » et celle de son imagination. C’est cet écart, existant de fait au théâtre, qui permet de mettre en évidence le principe d’adhésion. Le théâtral construit une réalité mitoyenne à laquelle le principe d’adhésion confère une « existence » de la même façon qu’il donne au sujet une forme d’existence au sein de son « réel proche » lui permettant de s’y inscrire.

Le « tout » théâtral est un peu plus que la somme de ses composantes.

Dans les expériences d’e-toile, l’imagination globalisante s’inscrit dans le lien qui unit une multitude de spectateurs, présents ensemble dans le temps (durée de la représentation), mais séparés dans l’espace. Mais c’est le lien direct (l’interactivité) qui crée l’unité de part et d’autre de l’écran. Dès lors, peut naître le sentiment (plus ou moins justifié) de faire partie d’une création globale, de « communier » avec l’inexistant.

La construction du théâtral résulte alors d’une règle, plus ou moins tacite, de réciprocité entre les sujets en présence et correspond à ce que Merleau-Ponty a souligné : « Mon corps est à la fois voyant et visible. »{{M. Merleau-Ponty, L’Œil  et l’esprit, op. cit., p. 18.}} Cette duplicité fondamentale est la condition même de l’émergence du théâtral. Chacun des sujets porte avec lui, dans la salle de spectacle, sa présence issue de sa « réalité proche » : les spectateurs sont bien des individus qui viennent au théâtre, les comédiens, d’autres individus qui, eux aussi, se rendent au théâtre, c’est-à-dire investissent un lieu physique ancré dans la « réalité proche ». Par ailleurs, tous sont aussi porteurs d’une autre réalité coexistant avec la première, leur capacité de virtualisation. Chacune des parties en interaction (comédien / spectateur) cristallise une dualité intrinsèque et fondamentale pour qu’apparaisse la « réalité » théâtrale.

De fait, le rapport scène/salle est constitutif de la création du présent théâtral : nul n’est simple observateur, chacun participe à cette élaboration d’une actualité. C’est par cette participation, de part et d’autre de la scène, que s’instaure une réciprocité d’influence fondamentale au sein du théâtral. Si le rôle de l’acteur dans un tel processus est bien connu, la participation active du spectateur (non simplement observateur) dans l’émergence de la dimension spatio-temporelle théâtrale semble, a priori, plus problématique. L’importance de la participation du spectateur à la constitution du théâtral se traduit par la simple mise en action de son énergie physique et psychique. Si l’école réaliste à n’envisager la réalité théâtrale que comme résultant d’un assemblage d’éléments physiques, si les idéalistes, à l’inverse, estimaient que tout n’est qu’illusion, une troisième voie peut être envisagée, grâce, notamment, au travail du physicien Werner Heisenberg ayant découvert le « principe d’indétermination »,{{Si, dans Physique et philosophie, Heisenberg ne s’est pas penché sur la question du théâtre, il permet d’appréhender différemment le rapport du spectateur au spectacle. Dans son acceptation usuelle le « principe d’indétermination » est un principe « selon lequel il est impossible de mesurer à la fois la position et la vitesse d’un objet à l’échelle quantique ». Il découle de ce principe que plus nous connaissons précisément la position d’une particule, moins sa quantité de mouvement sera connaissable, et inversement. Voir J. Gribbin, La Physique quantique, un guide d’initiation au monde subatomique, Londres, Ed. Dorling Kindersley Limited, 2002, p. 34.}} plus connu sous le nom de « principe d’incertitude », exposant le fait que tout observateur est aussi participant.{{A proprement parler, Heisenberg parle moins d’incertitude (mot qui est généralement employé à son sujet) que d’indétermination, ce qui ouvre d’autres perspectives.}}

Certes, mettre en parallèle deux mondes soumis à des lois physiques fondamentalement différentes que sont le microscopique et le macroscopique peut surprendre. En effet, les postulats phénoménologiques « n’ont tout simplement pas la même signification dans l’univers de la microphysique et dans le monde quotidien. Mais quelle signification ont-[ils] et de quelle manière peut-on établir un parallèle entre les deux mondes ? »{{J. Gribbin, Le Chat de Schrödinger, physique quantique et réalité, trad. C. Rollinat, Paris, Flammarion, 1994, p. 187.}}

Observant un électron, Heisenberg constate que « nous ne pouvons voir les phénomènes qu’en les regardant, ce qui implique de leur arracher des photons de lumière et de les projeter dans notre œil ».{{Ibid., p. 188.}} Appliquée au théâtre, cette remarque issue du champ de la physique fondamentale, inviterait à considérer que les effets du « principe d’indétermination » sont négligeables. Cependant, la scène de théâtre et ses composantes ne sont-elles pas constituées d’électrons, sensibles à l’échelle atomique, donc au regard du spectateur qui deviendrait alors, « atomiquement », participant ?

Dès lors, l’émergence du théâtral résulte de la mise en action du processus d’adhésion qui permet la déformation du présent (« qui est [le] réel »{{G. Bachelard, L’Intuition de l’instant, Paris, Denoël, 1985, p. 13.}} perçu dans son instantanéité). Cette déformation est rendue possible par l’existence, au sein de la représentation, d’une part de virtualité, acceptable et acceptée, permettant l’émergence d’un « autre » présent, quotidien modifié pour être lisible. Ce sont ces phénomènes croisés, horizons de réalités, qui constituent ensemble les fondements de nos perceptions.

Le principe d’adhésion, alliant réalité et virtualité, induit l’inscription du sujet dans un espace-temps simultanément réel et fictif. Pour conclure, on pourrait transcrire cette constatation en une formule résumant ainsi l’émergence d’une réalité:

(réel présent + virtuel en action) x principe d’adhésion = présent admis (réel perçu)

En d’autres termes, être ici et là dans l’homogénéité que permet le principe d’adhésion permet que le sujet s’inscrive au sein d’une réalité.