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Conclusion

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Créations, cerveaux, infinis… L’homme ne dispose que d’une méthode interprétative du monde, et de ses échanges avec ce dernier. L’être humain ne voit que ce à quoi son cerveau lui permet d’accéder et n’en extrait qu’une capacité de lecture subjective. Il traduit, à travers des expériences de vie successives, la réalité en représentations et en idées mais n’a pas de connaissance directe de cette même réalité. Propos confirmés par Bernard Andrieu :

« L’objet extérieur est bien une réalité indépendante de notre cerveau, il est un objet de la perception indépendant de nous mais dont la perception ne nous donne qu’une connaissance subjective[1]. »

L’être humain se construit à chaque instant, dans un univers en mouvement permanent. Là où la sensation se réfère aux stimuli bruts reçus par les cinq sens, la perception revêt un savoir supplémentaire fondé sur la notion d’expérience, d’histoire(s) et d’interprétation. La perception dépend donc étroitement des dispositions sensibles mais aussi cognitives du récepteur, de l’environnement dans lequel il évolue. Cette perception met en jeu les éléments constitutifs de la personnalité de l’individu. Percevoir est déjà interpréter. Tout comportement s’appuie avant tout sur ce que la constitution biologique de l’homme lui donne à lire du milieu dans lequel il baigne. L’être humain, qui meurt à lui-même à chaque instant pour naître à un autre, se dévoile dans un échange mobile, aux possibilités multiples.

De la même manière que chacun sculpte sa matière neuronale en interaction avec un environnement spécifique, philosophes, artistes et scientifiques ont confronté à travers les articles proposés des points de vue différents, parfois même contradictoires. A cet endroit leurs postures reflètent la diversité des interprétations du monde de tout être humain. Ainsi toute perception, relative à l’épigenèse de chaque individu, doit pouvoir s’aborder avec humilité. Percept et concepts semblent ici en obligation de négociation permanente. L’homme, dans son besoin irrépressible de cadres, de points de repère et de récurrence apprend, souvent à ses dépends, à négocier avec les désordres du monde et ses propres déséquilibres cérébraux. Dans le constat sans concession de sa finitude, la tentation est forte de projeter sur l’infini des potentiels qui le sont tout autant.

L’art prend ses origines dans cette interpénétration de l’organisme avec le monde, ses fragilités et tensions. L’œuvre en actualise les interactions grâce à une expérience esthétique qui plonge ses racines dans celles ordinaires, du quotidien. Médiums, subjectiles, praxis, toute recherche en arts plastiques s’appuie elle-même sur un entrelacs d’expériences sensorielles, émotionnelles et intellectuelles, qui produit à son tour de nouvelles situations expérientielles, conceptuelles et parfois techniques. Dans la pratique artistique contemporaine, l’exploration de l’espace mental, conscient et inconscient, objectif et subjectif, tient une place enrichie par la notion de plasticité neuronale. L’œuvre d’art assure une fonction organique, métabolisant la relation de son créateur à l’inconnu, à l’indéterminé, par des formes hybrides nouvelles. La mise au jour de la plasticité neuronale convoque la plasticité corporelle de l’artiste qui façonne sa propre instabilité plastique et déconstruit souvent préjugés, croyances et certitudes. Il questionne l’aléatoire des signes quotidiens, confronte son identité à sa propre malléabilité, son cerveau à ses infinies possibilités de déformations, de déconstruction. La démarche poïétique de l’artiste est portée par un corps se déployant dans un espace qui en constitue le premier mode de réalisation. Espace réel, incorporé, internalisé et espace perçu, composent les quatre principaux lieux dont il dispose et par lesquels « action et perception participent de l’incorporation[2] ». On ne doute pas que la chair d’une œuvre est construite sur une aventure corporelle, à partir de connexions neuronales constituées d’une matière biologique plastique, jusque dans les réalisations les plus virtuelles. Cette matière réceptive, modulable, influençable, imprime en son cœur les variations sensibles de son rapport au monde et projette sur l’œuvre la puissance d’une singularité en mouvement.

Ainsi la démarche artistique doit-elle aussi intégrer cette relation réciproque entre l’artiste et son œuvre, un processus poïétique d’influence réflexive complexe. Le créateur porte par son travail la responsabilité d’une charge prompte à le modifier sur le long terme. Il construit une œuvre qui le construit en retour. Reconnaître ces mouvements vitaux internes, les accueillir comme éléments d’une nouveauté, d’un imprévisible, permet d’être conscient de ce jaillissement continu, de se rapprocher de sa propre nature. A un moment de sa réalisation l’œuvre atteint ainsi un certain coefficient d’autonomie. René Passeron n’hésite pas à confirmer que « très souvent, l’œuvre accomplie change l’homme qui l’a faite […] Il a installé hors de lui et matériellement une réalité nouvelle[3]. » Cette réalité ici évoquée s’affranchit de son auteur et parcourt des distances libérées de ses limites projectives. Ne contient-il pas ici tous les espoirs d’infini de son créateur ? Toute recherche plastique répond avant tout à la dynamique du Désir[4] et confirme l’inachèvement vivifiant de tout projet de vie, qu’il soit artistique ou individuel. Toute quête d’éternité trouve à cet endroit la possibilité d’une réconciliation joyeuse et profonde entre ce que microscopique et infini ne cessent d’exprimer en chacun de nous et hors de nous. Elle renvoie à la singularité absolue de chaque grain de matière qui compose l’être humain et l’univers dans lequel il s’inscrit.

L’artiste en prêtant son corps à l’expérience donne aussi chair à des instants de vie qui semblent pouvoir relier passé, présent et futur N’est-ce pas dans la conscience d’un présent en déplacement permanent qu’il se permet d’accueillir quelques autres parcelles d’infini ? Il s’engage alors dans l’expérience d’une temporalité projetée hors de lui. Dans un « maintenant » vécu en pleine jouissance et confiance, l’artiste s’appuie sur son corps, ses rythmes et cycles, mais aussi sur le souffle qui le parcourt dans un renouvellement régulier, et permet une mise au repos du mental, de ses doutes, de ses peurs. Il apprend à vivre dans l’instant et non pas pour l’instant. Il s’agit de rendre au présent qui passe un peu de sa dimension éternelle, de son intensité plastique. Cette pleine vie, cette expérience directe permettent à l’artiste de se donner à son œuvre et de se relier au monde. Projetant souvent l’infini à l’extérieur de son corps, il le fait d’abord naître en lui. N’est ce pas en tentant des voyages intérieurs comme l’a expérimenté Michaud qu’il se confronte aux infinis les plus inaccessibles ? De ses déplacements géographiques aux voyages imaginaires, ce voyageur du dedans, investit les « lointains intérieurs » : « Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie[5]. » L’écrivain tente une réduction de ce qui sépare le sujet du monde qui l’entoure et aborde l’être humain comme un pays à explorer.

Par ce glissement d’une intériorité vers son émancipation le créateur met ses propres certitudes en état de précarité, dans l’espoir de voir l’œuvre toucher un infini inaccessible à sa propre réalité. Elle lui donne ainsi en retour la possibilité de se dépasser lui-même, de s’extraire de ses limites corporelles et mentales. S’installant hors de la poïese de son auteur, elle en poursuit justement la construction, à l’infini.

 

[1] Bernard Andrieu, Neurophilosophie, PUF, « Que sais-je ? », Paris, 1998, p. 120.

[2] John Dewey, L’Art comme expérience, Paris, Folio, « Essais », 2010, p. 75.

[3] René Passeron, Pour une philosophie de la création, Paris, Klincksieck, 1989, p.159.

[4] Ibidem, p. 153.

[5] Henri Michaux, Passages. Paris, Gallimard, 1963, p. 142.

Citer cet article

Sylvie Captain-Sass, « Conclusion », [Plastik] : Créations, cerveaux, infinis #08 [en ligne], mis en ligne le 21 mai 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2019/05/21/conclusion/

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