Self-animalité
Marion Laval-Jeantet
Nr 02 . 3 juin 2011
Table des matières
Art et sciences cognitives
Il y a une dizaine d’années, dans Being There,1 Andy Clark soulignait à quel point il est tentant pour le sens commun de considérer le cerveau comme un « alien » (un étranger) introduit dans une enveloppe de chair. Cependant il poursuivait avec un exemple qui contredisait complètement cette idée : celui de la nage des dauphins et des thons, qui montre que le cerveau de ces mammifères actionne des réseaux en chaîne exploitant directement des systèmes nerveux secondaires. Et ce, pour leur permettre de se propulser en fonction de l’environnement plus vite qu’il ne semblerait possible de le faire avec leur masse musculaire. En d’autres termes, si ces mammifères peuvent se mouvoir si vite, c’est qu’ils intègrent dans l’immédiateté la perception de leur environnement, avec ce qu’on pourrait appeler un réseau périphérique, qui n’envoie qu’une information synthétique sommaire au cerveau central. Ce qui est sans doute le cas chez l’homme jusqu’à un certain point, et ce qui démontre que les divisions chronologiques traditionnelles que l’on accordait à la perception, à la cognition et à l’action sont aujourd’hui en passe d’être complètement révisées.
Je cite cet exemple significatif, car l’avancée majeure des recherches en neurosciences depuis le début des années 90 a fait naître un mouvement de pensée qui a choisi la terminologie d’embodiement of the meaning (incorporation du sens) pour se définir, et qui regroupe toutes les hypothèses sur une pensée dont l’exercice passe avant tout par son incorporation.
En tant qu’artiste et chercheur en anthropologie et en psychologie, cette référence philosophique est très proche de mes préoccupations et permet de comprendre le caractère un peu borderline2 (limite) des expériences artistiques que je mène avec mon conjoint Benoît Mangin, dans lesquelles le vivant et le corps humain en particulier sont toujours en jeu. Car la question qui me taraude depuis toujours est « quelles sont les limites de ma conscience incarnée ? », et ma conviction demeure que le langage artistique non verbal est un outil d’introspection active de ce champ expérimental.
Nécessairement chercher les limites de son propre entendement peut conduire à représenter un état considéré comme extrême pour l’autre, et de ce fait inacceptable. La psychologie clinique sait combien la notion d’inacceptable vient le plus souvent de l’impossibilité qu’a un esprit à se représenter une évocation qu’il qualifie conséquemment comme telle. C’est le phénomène bien connu de Marguerite Duras évoquant Hiroshima, où l’inacceptable se confond avec l’illusion, « j’ai eu une illusion devant Hiroshima que jamais je n’oublierai ».3 Or la mise en forme artistique autorise la présentation d’un certain inacceptable, ce qui ne signifie pas forcément un « immonde ». Ce faisant elle permet d’élargir l’entendement que nous pouvons avoir de notre environnement.
C’est en 1985 que je fis les premières biopsies de ma peau dans le laboratoire de ma mère au centre hospitalier universitaire de Lariboisière à Paris. Soigneusement j’ai déposé ces échantillons de moi-même dans des petites cavités pratiquées à la surface de cubes de cire. J’étais alors une jeune étudiante, et déjà je considérais ces objets comme une hybridation artistique. Ce que j’étais la seule à considérer alors. Les autres n’y voyaient qu’un artefact un peu dégoûtant. Certes d’une esthétique blanche, translucide, assez pure. Mais il ne s’agissait toujours pour eux que d’un résidu biologique. Pour moi, il s’agissait déjà de la mise en forme d’une expérience vécue m’ayant permis d’observer à distance un morceau de moi-même. D’une certaine manière une expérience de conscience extracorporelle. Expérience finalement très familière dans notre culture chrétienne qui a véhiculé pléthore d’images mystiques de corps éclatés propres à fasciner les croyants : Sainte-Lucie de Syracuse pourtant ses yeux sur un plateau, Sainte Agathe ses seins découpés, Saint-Denis décapité tenant sa tête entre ses mains, etc.4 « C’est seulement parce qu’il existe un premier refoulement de nos expériences du monde que nous pouvons commencer à les penser » nous dit Serge Tisseron,5 et justement j’interprétais le dégoût devant ces artefacts comme l’expression d’un refoulement fondateur d’une nouvelle conscience corporelle. Le fait que mon corps d’enfant fragile fut un perpétuel objet d’études médicales n’était forcément pas étranger à cette mise en œuvre adolescente.
Ce travail n’était que l’aube d’une recherche qui aboutit en 1996 à nous faire produire les Cultures de peaux d’artistes, après nombre d’autres expériences artistiques sur le terrain de la biologie et de l’environnement. Il s’agit de cultures de nos cellules épithéliales déposées après leur croissance sur un derme de porc et tatouées de représentations animales, très précisément du best of du tatouage animalier 1996 aux Etats-Unis. Lorsque cette œuvre fut produite, elle ne souleva qu’incompréhension et étonnement, tant elle était singulière, et passa quasiment inaperçue. Cela n’avait rien de surprenant, car cette œuvre donne à voir cet impensable mental déjà présent dans les fantasmes surhumains de sainteté cités précédemment ; un impensable devenu pourtant courant dans le domaine scientifique, et qui trouve de nombreux échos dans les fantasmes sur le clonage : celui du corps « hors corps ».
La démarche artistique des cultures de peaux d’artistes aborde quantité de tabous. De l’éviscération à l’intégration de l’altérité corporelle. L’un de ces échantillons, Première peau, est même un enfant virtuel de Benoît et de moi, puisqu’il a poussé à partir de cellules de nos deux enveloppes charnelles. De fait, cette œuvre est une interprétation radicale de l’hominisation, thème cher à Leroi-Gourhan, selon lequel l’être humain a tendance à prolonger son corps dans les objets.6 Mais loin d’être une apologie simple du processus scientifique, elle donne à voir, à réaliser.
Afin que la conscience individuelle puisse envisager l’extra-corporéité, lui donner une matérialité pour ou contre laquelle sa propre conscience corporelle pourra se positionner. C’est une œuvre « prise de conscience ». Ce qui n’est ni innocent, ni apologétique, mais pourrait effectivement paraître borderline, puisque nous nous donnons nous-mêmes à voir sous forme d’échantillons biologiques dont il était initialement prévu qu’ils soient greffés sur qui voudrait bien. Et cette étape ultime est peut-être sur le point d’aboutir à travers le collectionneur Geert Verbeke, sensible à cette proposition fondamentale qui voudrait que le collectionneur d’art biotechnologique s’implique dans sa chair même. En attendant, l’ensemble des échantillons produits en 1996 s’est greffé par défaut de demandeur sur le derme d’un cochon mort, produisant un inenvisageable de plus : l’hybride biologique inter-espèces.
Art posthumain ou art surhumain ?
Quand il est question d’art posthumain, c’est souvent l’image de l’homme-machine qui s’impose, accompagnée de réflexions fournies sur l’intelligence artificielle et la réalité augmentée. Au cours des conférences récentes auxquelles j’ai pu assister, les questions fusaient autour d’images inquiétantes dans lesquelles un monde de cyborgs prendrait le dessus sur l’être humain. Un type d’images catastrophistes très relayé par les médias aujourd’hui, si on en juge par la quantité de documentaires apocalyptiques sur nos écrans qui opposent l’homme et la technologie. Et dans ces documentaires, on observe un glissement de la terreur de la bombe atomique vers celle des cyborgs, en particulier depuis l’invention du premier robot auto-répliquant créé par les chercheurs de l’université de Cornell aux États-Unis.7 Dans les pires scénarios, le monde est intégralement dévoré par des robots auto-répliquants, qui utiliseraient la moindre particule organique pour produire du silicone, et se combiner à la plus petite particule minérale pour se reproduire à l’infini jusqu’à disparition de toute forme de vie terrestre.8
D’un point de vue anthropologique, cette terreur s’explique facilement. En effet la machine est avant tout un objet, or l’objet naît dans la conscience du sujet d’une différenciation ontologique fondamentale : le sujet est soi, l’humain ; l’objet est l’autre, le non-soi, le non-humain. La représentation mentale de notre identité est construite sur cette dichotomie, et tout ce qui la transgresse crée un traumatisme. Ainsi, la psychologie clinique nous apprend que l’anxiété vient d’une impossibilité de gérer un antagonisme. Bien souvent, il s’agit d’un antagonisme culturel fondateur tel que « je rêvais de faire telle chose de ma vie »/« ma vie ne ressemble pas à ce rêve ». D’une certaine façon, la première proposition pourrait être remplacée par « j’ai une idée de l’humain » et la seconde par « la machine ne peut pas être cet humain-là ». Quand on observe déjà la grande difficulté qu’ont les malades transplantés à considérer un greffon autrement que comme un objet étranger,9 on imagine ce qu’il en est des machines ! Le psychanalyste Serge Tisseron va jusqu’à penser que leur essence est inconciliable avec la nôtre, en ce sens que l’homme se veut actif et libre, et conçoit la machine comme passive et dépendante : « plus les objets deviennent doués d’autonomie grâce à des systèmes de rétroaction et d’apprentissage de plus en plus complexe, et plus il semble important de répéter qu’ils sont prisonniers de leur programme. L’homme serait, quant à lui, libre. Enfin c’est avoir, par ce que, justement, le propre de la liberté humaine contient aussi la possibilité de choisir l’asservissement. »10 Bref, le corps post-humain robotique est sans doute loin d’être un acquis bien intégré psychologiquement, c’est pourquoi il véhicule des fantasmes aussi puissants.
Il n’en va pas de même avec la nature. La nature, comme l’évoque Leibniz dans La Monadologie, n’est jamais perçue définitivement comme un non-soi par l’homme. Alternativement objectivée, quand il s’agit de la consommer, et humanisée, quand on lui voue un culte ou qu’on éprouve de l’empathie à son égard, la nature bénéficie d’une ambivalence porteuse d’une richesse évocatrice semblable à celle de la pensée humaine qui tour à tour objectivise et subjectivise. C’est pourquoi en tant qu’artiste je ne pouvais pas échapper aux problématiques environnementales, et animales en particulier. Et la position de l’animal (non-humain) reste à mes yeux un exemple criant du paradoxe essentiel dans lequel nous nous trouvons irrémédiablement en tant qu’hommes. Les hommes placent alternativement l’animal dans une position de sujet propre à recueillir des marques d’affection, et d’objet propre à leur faire oublier qu’ils pourraient être anthropophages en le consommant. Aussi, tout rapport à l’animal nous met en position de dépasser la dichotomie sujet/objet sur laquelle notre confort mental repose, il nous contraint à la surhumanité. Pour reprendre les mots de Gilles Deleuze : « les gens qui aiment les animaux ont un rapport avec les animaux qui n’est pas humain ».11 Et ce rapport est pour moi le germe même d’une réflexion sur la post-humanité.
Il existe bien des façons d’envisager les rapports inter-espèces. La première qui vient généralement à l’esprit est l’étude des modes de vie communs aux hommes et aux animaux dans des sociétés où les deux sont présents, ce que Dominique Lestel appelle «les communauté hybrides homme/animal ».12
Dans L’animal singulier, il souligne à quel point les chercheurs ont été jusque-ici centrés sur l’homme en tant qu’ethnologues ou sociologues, ou sur l’animal en temps qu’éthologues, et combien il serait nécessaire aujourd’hui de développer une étho-ethnologie, qui étudierait comment humains et animaux vivent ensemble. Ce qu’il prône par là est une abolition ô combien contemporaine des barrières interdisciplinaires de la connaissance académique. Mais au-delà de l’enjeu intellectuel, on peut y lire une invitation à abolir les notions de barrières inter-espèces. Ce qui, bien au-delà des évolutions sociales actuelles de l’éthique, de l’expression affective et du politiquement correct, marquerait une capacité nouvelle d’appréhender le Vivant en dépassant le clivage soi/non-soi. Ce à quoi aspiraient Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux.13 Ce à quoi j’aspire, car il me semble que c’est dans l’altération de la notion d’Autre, pour jouer sur les mots, que résident les possibilités d’élargir enfin l’humanisme par-delà le domaine du non-soi, le domaine de l’objet et de la singularité technologique. Et cette proposition n’a rien de très confortable, car la fragilisation d’une construction dichotomique de la pensée équivaut nécessairement à une mise en péril de la gestion de l’affect.
Expériences artistiques hybrides
Dans le champ d’une étho-ethnologie possible, c’est le domaine de la communication animale qui a jusque là été le plus fouillé par les chercheurs. Étrangement, ce n’est pas celui qui a le plus intéressé les artistes plasticiens… Ainsi, tandis que l’exposition Bêtes et hommes14 se montait à la Grande halle de La Villette, réunissant artistes, scientifiques et philosophes autour d’une construction très rigoureuse de la thématique animale, les organisateurs ne trouvèrent que notre duo pour étudier artistiquement cette question. Nous fîmes deux propositions, l’une fut jugée perturbatrice (nous verrons pourquoi), l’autre fut retenue bien que considérée comme très expérimentale. Il ne s’agissait pas en effet d’apprendre le moindre langage aux animaux, ce qui est la pratique habituelle des scientifiques avec les singes, bien que parfaitement contre nature (l’exemple de Washoe est un des plus célèbres). Mais bien de trouver un mode de négociation possible avec eux, d’entrer dans leur monde indépendamment d’un langage sonore ou symbolique, simplement en devenant un peu eux… Somme toute il s’agissait d’adapter artistiquement la théorie de l’Umwelt de Jacob von Uexküll,15 qui veut que le sens d’un environnement diffère d’un animal à l’autre en fonction de son système sensoriel. Bien sûr aucun résultat n’était garanti, ce qui inquiétait passablement les organisateurs qui voyaient la dead line de l’exposition s’approcher.
Tout naturellement ce furent les chats, avec lesquels nous vivions, qui constituèrent notre premier milieu d’observation. Déjà en 1993, pour l’exposition Sonsbeek,16 nous avions réalisé un film vidéo autour d’une expérience éthologique avec notre jeune chat siamois Hadji.
Hadji était un étalon, et il passait plusieurs heures par jour à arpenter notre atelier comme un grand fauve en cage en suivant un chemin bien défini par lui-même. Nous avions alors réalisé un genre de jeu de Kim dans lequel nous ajoutions des obstacles avant chacune de ses trajectoires circulaires. Les modifications étaient imperceptibles, aussi le spectateur, qui ne nous voyait pas faire sur la vidéo, ne pouvait s’en rendre compte que devant les hésitations épisodiques du chat contraint de modifier son itinéraire. C’est l’Umwelt du chat qui révélait alors l’Umwelt de l’artiste. Mais l’idée était maintenant de modifier plus radicalement la perception de nos chats. Nous n’avions pas manqué de multiplier les expériences éthologiques avec eux au cours des années, mais il semblait que nous restions immuablement à la même place dans leur hiérarchie. C’est alors que l’idée me vint de devenir digitigrade. Une espèce de fantasme de pouvoir sauter sur la table d’un simple rebond de pattes trop longues… Je dessinai des « chaussures de chat » et nous les réalisâmes avec un orthoprothésiste. Dès que je les enfilai et m’adaptais à cette démarche étrange, les chats vinrent me renifler et me bondir dessus pour jouer comme ils ne le faisaient qu’entre eux. L’objet artistique fonctionnait, il avait déplacé mon rôle dans la hiérarchie féline domestique. Cette première expérience fut logiquement titrée Félinanthropie (2007).
Suivit une expérience avec les girafes du zoo de Doué la Fontaine, Necking (2007). Nous avions appris que les girafes captives manifestaient une grande agressivité vis-à-vis de leurs soigneurs, malgré le fait qu’elles n’aient jamais connu la liberté. Les vétérinaires attribuaient cette attitude au caractère supposé nerveux de ces grands animaux. De l’observation des girafes timides que nous avions croisées en Angola, il nous semblait que l’explication était plus pragmatique. Quand on les observe, les girafes passent leur temps à osciller de la tête, à se tourner les unes vers les autres en bougeant les oreilles, et à croiser leurs cous à chaque rencontre. Bref les girafes communiquent avec leur cou et leurs oreilles, et les humains n’ont ni cou, ni oreilles mobiles. Nous nous mîmes donc à la fabrication d’un cou articulé grandeur nature, surplombé d’une tête de girafe aux oreilles directionnelles, que Benoît enfila perché sur une chaise haute. Nous avions pris modèle sur la plus vieille femelle du groupe, mais visiblement ce cou fut interprété comme celui d’un mâle, car les femelles s’en approchèrent joyeusement tandis que le mâle tapait du sabot au fond de l’enclos, à la surprise de l’équipe vétérinaire. Mais au-delà de la démonstration scientifique réussie de l’efficacité du leurre visuel, ce qui nous excitait le plus était l’ivresse de Benoît de pouvoir s’approcher d’animaux qui le fascinaient, dans une communion absurde. Le principe de la performance qui suivit, Jeter les bois (2007) n’était pas différent. Il fallait attirer un groupe de cerfs sauvages et modifier leur appréhension de l’Autre en portant un « casque de cerf » confondant. Cette dernière expérience, menée par Benoît, ne fut pas la plus simple, car les cerfs hésitèrent longtemps entre rapprochement et attaque tout en effectuant une ronde autour de lui. Cependant, une fois de plus, nous démontrions la force du leurre visuel, qui, indépendamment des signaux olfactifs, était capable de transformer l’homme, si ce n’est en cerf, tout au moins en hybride homme-animal nettement plus supportable à leurs yeux.
C’est encore un désir de modifier le milieu qui me fit dormir dans une cage étroite au milieu d’un enclos d’étude des macaques à l’institut de primatologie d’Inuyama au Japon (Inversion : Sleeping Among Them, 2008). Ce qui provoqua l’hilarité des chercheurs dubitatifs, mais me gagna les bonnes grâces des macaques, toujours sidérés après quelques heures par l’inversion des rôles que je leur proposai. Ainsi l’homme pouvait aussi connaître l’enfermement. Plus l’aventure durait, plus ils me considéraient comme l’une de leurs, dévoilant par là-même que la première définition qu’ils avaient d’eux-mêmes était celle de «prisonniers » avant d’être celle de « macaques ». Le professeur Tetsuro Matsuzawa nous autorisa aussi à poursuivre nos recherches artistiques en enseignant l’art de la déchirure gutaï à ses chimpanzés (Professeur d’art pour chimpanzés, 2008), et en nous confrontant directement à leur milieu « laborantin » où ils sont livrés chaque jour à des exercices complexes de comptabilité sur écran tactile. Mais, personnellement, ces travaux de sciences cognitives comparées, si fascinants pour le philosophe, me touchent beaucoup moins que la « métaphysique des babouins » de Robert Seyfarth,17 dans laquelle le psychologue étudie les relations affectives des primates. Et tant qu’artiste, j’assume pleinement la contamination par mon sujet d’étude. D’autant que, ne l’oublions pas, ces expériences n’ont d’autre but pour moi que d’arriver à une altération de l’Autre, que de donner une réalité incarnée à la fragilité de la notion de barrière inter-espèces.
Venons-en au projet refusé par la grande halle de La Villette. Il s’agissait pour nous, ni plus ni moins, de concevoir une machine à enregistrer la télépathie homme/animal. Depuis 2004, nous avons travaillé sur les auras électromagnétiques corporelles afin d’étudier la nature de ce qui émane de notre enveloppe charnelle. Cette technique fondée sur l’enregistrement des effets Kirlian n’est pas nouvelle, l’usage que nous voulions en faire en revanche l’était bien. Certains services d’oncologie américains utilisent l’enregistrement des auras électromagnétiques afin de vérifier la stabilisation ou la progression des processus thérapeutiques, quand les données biochimiques ne sont plus significatives. L’évolution de l’aura électromagnétique est effectivement très sensible, à tel point chez certaines personnes qu’elle peut changer d’une minute à l’autre, avec un peu d’ entraînement ; pour la plupart des animaux, le changement est facilement enregistrable, témoignant de ce qu’on pourrait appeler « une sensibilité à fleur de peau » en langage populaire. Nous avons alors contacté l’institut polytechnique de Lausanne, pour mettre au point l’interface qui permettrait d’enregistrer en temps réel la modification des auras électromagnétiques du corps. Il fallait aussi concevoir un logiciel d’étalonnage différent pour l’animal et pour l’homme. Pour l’homme, le logiciel d’enregistrement photographique a déjà été mis au point en Californie, il combine en parallèle l’amplitude des longueurs d’onde émises (transcrite par la largeur du rayonnement sur la photographie), et leur fréquence (transcrite par un spectre colorimétrique suivant les couleurs de l’arc-en-ciel). Une fréquence courte donnera du rouge, qui est interprété comme un état de fébrilité, une fréquence longue donnera du bleu, interprété comme un état de calme. Notre idée était de concevoir une machine étalonnée de telle sorte qu’on puisse comparer en parallèle et en simultané l’évolution de l’aura électromagnétique d’un homme et celle d’un animal.
Nous avons présenté dans l’exposition « Sk-Interfaces » de Jens Hauser18 les premiers résultats de la recherche avec un arrêt sur image de mon aura électromagnétique en état de méditation, puis une prise en colère trois minutes plus tard. Enfin l’arrêt sur image de l’aura de mon chat calme, puis énervé trois minutes plus tard. Si, comme on peut le supposer avec cette expérience, l’état de nervosité est enregistrable, aussi bien pour l’homme que pour l’animal, leurs fluctuations concomitantes dans la machine peut révéler des éléments télépathiques. Bien sûr il faut être un artiste pour se permettre de telles investigations, car elles échappent totalement aux critères statistiques des expériences scientifiques traditionnelles. Mais il est certain que c’est le positionnement éthique que l’expérience présupposait qui troublait le plus l’équipe des organisateurs de Bêtes et hommes.
De la mutation,
Par-delà la communication inter-espèces, la recherche de « l’altération de la notion d’Autre » nous a conduits à plusieurs reprises à nous interroger sur le « devenir mutant ». Avant même de connaître Gilles Deleuze, nous clamions la nécessité d’expérimenter de notre vivant une vie animale,19 pas seulement en partageant l’Umwelt d’un animal, mais aussi en fusionnant avec sa personnalité. Cela peut paraître très utopique, pourtant de nombreuses traditions chamanistes sont construites sur cette hypothèse.
Enfant, j’ai été immergée dans la culture corse de ma grand-mère qui me racontait comment les Mazzeri20 « endossaient » les animaux morts pour prendre leur pouvoir. J’ai lu sur cette question des recherches ethnographiques qui interprètent cette tradition très différemment des récits familiaux. Selon Dorothy Carrington,21 ou Roccu Multedo,22 la Mazzera part chasser la nuit pour tuer des animaux dans lesquels elle reconnaît des hommes, qu’elle condamne ce faisant à mort.
Les traditions qui m’ont été racontées sont beaucoup plus nuancées : la Mazzera (ou parfois le Mazzeru) est reconnue dès l’enfance pour sa capacité à entrer en relation avec l’esprit des morts, et des animaux morts en particulier. Elle est censée conserver cette capacité toute sa vie, si elle accepte ses devoirs d’obéissance au monde invisible, sinon les dons peuvent se retourner contre elle et sa vie devenir un champ de bataille. Quand elle trouve un animal victime de mort violente, elle doit pouvoir entrer en contact avec son esprit et l’héberger, « l’endosser », afin de gagner les aptitudes propres à son espèce, et être à même d’obtenir des informations de l’au-delà par son entremise. On comprend qu’elle puisse annoncer ainsi qui va mourir au village… Si la Mazzera est amenée à tuer volontairement un animal qu’elle aura chargé symboliquement de l’essence d’un homme, on comprend qu’il s’agit d’une justice sorcière d’un tout autre ordre. Le plus souvent, la Mazzera est celle qu’on vient chercher pour arrêter les actions supposées venir du royaume des esprits, en particulier les malédictions.
On comprend que ces traditions aient pu me pousser à poursuivre des recherches en ethnopsychiatrie sur le chamanisme… Quel meilleur moyen d’abolir la barrière inter-espèces ?
Le Manteau d’animaux écrasés, produit en 2000, est le fruit direct de ces réflexions. Il reprend un rituel double : celui du ramassage quasi scientifique, indexé, naturaliste, d’animaux écrasés sur le bord des routes ; et celui de « l’endossement » des victimes animales des traditions mazzeristes corses, que l’on retrouve dans de nombreux systèmes de type chamaniste (chez les Inuits, les Iakoutes, les Huni Kuni…). L’œuvre donne à penser le croisement du politique, du naturel, de l’homme, de l’animal et d’une conception ésotérique chamaniste du monde. C’est un constat à la fois moderne, hybride et complexe d’une réalité bien tangible, quoique quasi invisible aux yeux du non-initié aux sciences naturelles : la disparition provoquée par l’activité humaine des espèces endémiques.
Dans ce même champ ethnographique, nous avons plus tard éprouvé l’hybridation inter-espèces dans le cadre d’une initiation au Bwiti des Pygmées du Gabon. Dans ce rituel, le corps est artificiellement plongé dans le coma par un psychotrope très actif, l’iboga, permettant ce que les sorciers qualifient de décorporation de l’esprit, au cours de laquelle celui-ci est supposé fusionner avec des esprits de la nature. Le terme même de Bwiti vient de la langue Mitsogho : « bo-hête », extraire le noyau de la gangue). En effet, sous l’emprise du Bois sacré, l’iboga, l’impétrant peut passer par un stade au cours duquel des esprits d’animaux forestiers vont le posséder. Le groupe initiatique va soigneusement mémoriser les entités animales qui seront apparues pendant le rituel, en quelque sorte « hébergées » par l’initié, et l’une ou plusieurs de ces entités deviendront naturellement son ou ses totems, le nom par lequel il sera désormais reconnu par ceux qui partagent la même tradition. On observe le même type d’expérience avec l’ayahuasca au Pérou, qui met fréquemment en contact avec l’esprit du jaguar. Nous avons retranscrit dans Le Voyage en Iboga (2003-2004), sous forme artistique et écrite,23 cette expérience hors normes au cours de laquelle des animaux nous sont apparus. Dans les faits, on ne peut toutefois pas parler de mutation, car si ces animaux se manifestent, ce n’est pas pour fusionner avec l’initié, mais plutôt pour révéler le caractère fondamental de l’initié au groupe chamaniste. Ces animaux ne sont pas censés apparaître au hasard. L’initié est supposé avoir la même nature qu’eux, leur appartenir. Ce sont des animaux tutélaires, qui ne font que nous révéler notre nature animale profonde.
Cette expérience-limite a le grand intérêt de nous faire entrevoir le continuum qui existerait entre nous et les forces de la nature, continuum dont Leibniz défendait l’existence. Et dans cette hypothèse, il est intéressant de constater que c’est une essence animale fondamentale qui vient définir la nature de nombreux initiés (ce n’est pas généralisé).
Aujourd’hui, alors que la globalisation autorise de plus en plus fréquemment ces croisements culturels encore improbables il y a quelques dizaines d’années, de plus en plus d’expérimentateurs occidentaux s’essayent aux initiations chamanistes, en Afrique ou en Amérique du Sud. Il est certain que l’hybridation culturelle et physiologique dont ils deviennent les fruits, par l’entremise de la plante, est en elle-même une nouvelle manière de concevoir le posthumain. Et c’est ainsi que nous l’avons vécue, comme une possibilité d’élargir notre conscience humaine par une utilisation différente de notre cerveau, qui, même si elle rien d’une innovation, demeure un usage minoritaire assez mal étudié et compris.
« Que le cheval vive en moi ! »
Pour conclure ce texte, je vais aborder notre recherche la plus récente sur les biotechnologies, visant à modifier mon essence humaine pour en produire une existence hybride homme/animal, par une incorporation de plus.
Quand il s’agit de la psychologie du corps, les processus les plus connus sont des processus d’extériorisation, en particulier par la peau. Ainsi le psychologue hongrois Imre Hermann fut un des premiers à s’interroger sur le rôle joué par la peau dans la construction psychique.24 Il souligne que le fait de s’infliger des taillades et autres scarifications sur l’épiderme représente autant de tentatives de libérer une souffrance psychique, qualifiée d’intérieure par les patients, en l’extériorisant visiblement. Ce sont les prémices d’une réflexion sur la somatisation, qui comprend jusqu’aux constructions psychiques dans lesquelles la souffrance n’est pas projetée dans un organe, mais dans une construction imaginaire chargée de rendre cette souffrance périphérique.
Seulement que se passe-t-il quand la conscience est confrontée à un processus inverse, un processus d’intériorisation ? C’est déjà de ce processus qu’il est question dans la prise d’iboga. Sans ingestion de la plante sacrée, pas d’élargissement possible de la conscience. Il faut d’abord accepter cette intrusion pour atteindre une dimension au-delà de l’humanisme conventionnel. Nous sommes là confrontés à une définition du posthumain intériorisé, il ne s’agit plus d’augmenter le corps grâce à des extensions technologiques, il ne s’agit pas d’une extra-corporéité, mais bien d’un corps dans les fonctions vont évoluer par une modification physiologique interne.
En 2004, une action artistique a surgi dans mon esprit comme une nécessité symbolique. Militante écologiste, perpétuellement confrontée à la désespérante constatation de la disparition de la biodiversité, j’eus la vision d’un monde extrême, où les rares animaux autorisés à survivre ne le seraient que par l’utilité que l’homme en aurait encore. Somme toute ne survivraient que ceux qui satisferaient notre fantaisie et nos besoins. Alors s’il fallait que le panda, animal hautement symptomatique de cette situation, survive, autant que ce soit grâce à moi ! J’annonçai donc mon désir de m’inoculer son sang dans une action intitulée Que le panda vive en moi ! Action un peu folle qui eut témoigné de l’inévitable empathie dont je faisais preuve à l’égard du monde animal, en condamnant cette situation absurde qui veuille que ne survivent ceux qui auraient été symboliquement. Et, au cas où le panda n’en ferait pas parti, il survivrait au moins à travers moi.
Bien sûr, je n’avais pas lancé l’idée complètement en l’air. Nous avions mené avec Benoît une recherche en 1999 à l’Institut Pasteur qui nous avait montré à quel point les sérums animaux étaient utilisés pour la médecine humaine. Pourtant, durant deux ans nous ne pûmes convaincre personne de nous aider à produire cette performance. Les chercheurs des milieux institutionnels que nous connaissions la considéraient comme superflue et dangereuse. Les zoos refusaient de nous transmettre du sang d’un animal si rare et précieux.
C’est seulement en 2006, que je pus convaincre un laboratoire suisse de nous aider, en montrant patte blanche en tant que chercheur en psychologie sur les conséquences psychologiques des maladies immunitaires. Ce laboratoire était spécialisé dans la fabrication de sérums pour la thérapie des grands cancéreux, et ses recherches sur la compatibilité du sang animal était très avancées. L’idée que je veuille comprendre comment des immunoglobulines animales pouvaient modifier le mental humain n’avaient rien d’extravagant. La dimension artistique de l’expérience était plus difficile à faire passer, je dus me montrer discrète.
Bien sûr, il n’était plus question de panda. Les animaux avec lesquels le laboratoire travaillait étaient le cochon, la vache, le mouton et le cheval. Mon choix se porta très vite vers le cheval. Certes c’était un animal symboliquement fort, déjà objet de toutes sortes de fantasmes d’hybridation tel que le centaure, mais c’était aussi la distance impressionnante qui existait entre la physiologie équine et la physiologie humaine qui m’intéressait, ainsi que les chercheurs. L’image de l’animal en voie de disparition s’absentait, mais c’était pour mieux faire intervenir la question de l’hybridation improbable et de notre rapport à l’Autre animal en général.
D’emblée, je voudrais écarter les dénégations que m’opposent les plus dubitatifs. Il ne s’agit bien sûr pas de réaliser une transfusion sanguine directe du cheval vers l’homme. La question qui s’est posée avec les biologistes était de savoir quels éléments du sang de cheval nous conserverions. Très vite on décida de conserver le plasma, et une grande partie des immunoglobulines. Les immunoglobulines sont des vecteurs de la réactivité de l’organisme. Elles ciblent des organes ou des muscles en particulier, déclenchant des réactions biochimiques en chaîne. Ainsi, après que j’ai testé sur mon organisme les immunoglobulines neuroendocrines, il me fut pratiquement impossible de dormir pendant une semaine, et je faisais un bond d’un mètre à chaque stimuli un peu agressifs : une porte qui claque, une tape sur l’épaule… Je pu ainsi expérimenter l’hyper-réactivité du cheval dans ma chair. Le but final de la performance réalisée à Ljubljana le 22 février 201125 fut de recevoir une quarantaine de familles d’immunoglobulines ensemble, afin de ressentir un autre modus vivendi que purement humain. Si on reprend la terminologie du posthumain, être humain au-delà de l’humain c’est peut-être en passer par ce type d’expérience, dans laquelle l’homme devenant un hybride homme/animal est enfin extra-humain.
Cette performance peut sembler d’une trop grande radicalité. Pourtant, il faut savoir que les risques en sont calculés, et que si elle a aussi son intérêt sur un plan scientifique, elle représente pour moi une expérience sensible profondément à même de modifier mes conceptions artistiques. Et qui sait ? Peut-être sa force empirique et symbolique permettra-t-elle à ma (notre ?) conscience de s’ouvrir sur un Autre suffisamment « autre » pour ne plus être purement anthropocentrique. Peut-être s’agit-il d’un pas sensible vers une post-humanité capable d’atteindre la pensée d’une montagne, pour reprendre l’image chère à Arne Naess,26 en commençant par celle d’un cheval…
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Marion Laval-Jeantet, « Self-animalité », [Plastik] : In vivo, L’artiste en l’œuvre ? #02 [en ligne], mis en ligne le 3 juin 2011, consulté le 22 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2011/06/03/self-animalite/ ISSN 2101-0323