De la différence à l’indifférence. L’art de sortir de la dualité.
Sylvie Captain-Sass
Nr 07 . 3 mai 2019
Table des matières
Résumé : Cerveau, corps et monde interagissent et se transforment de manière continuelle. Des structures neuronales complexes émergent sensations, perceptions, sentiments de soi qui permettent au cerveau d’interpréter le monde plutôt que de le représenter. L’individu n’a qu’une connaissance subjective de son environnement. Dans son besoin de contrôle et de reconnaissance il fait de la différence, notamment pathologique, un lieu de danger. Il choisit parfois l’indifférence pour se soustraire à la souffrance ou au sentiment d’impuissance. Au cœur des relations entre art et sciences, émergent des narrations aux potentiels résilients multiples. J’étudierai en quoi, dans ma pratique artistique les GyriTypes, sorte de proto-écriture nées des tensions entre ces deux domaines, tendent à émanciper cette limitation vers des territoires qui s’éloignent définitivement de toute objectivité.
Mots clés : cerveau, plasticité, art, neurosciences, différence, illusion, désillusion.
Percevoir est interpréter
Dans son livre “Le gai savoir” [1] Nietzsche tente un renversement de la pensée platonicienne sur laquelle s’est principalement construite celle de l’occident. Il s’agit à présent de philosopher à partir du corps. Il n’existe pas de pensée autonome, reliée à un domaine purement spirituel. Celle-ci s’élabore pour lui à partir des matériaux qui proviennent du corps. La manière pour l’être humain d’accueillir la réalité est donc étroitement associée à son état de santé. Il projette avant tout sur le monde des besoins dont dépendent à la fois son bien-être et sa survie. Ainsi ses croyances sont elles aussi soumises à sa force vitale. Ce qui était considéré comme connaissance objective du monde est ici remis en question. Le philosophe appelle chacun à modifier son rapport à la connaissance et au monde. La quête d’un royaume de pure intelligibilité est une illusion, ce qui ne constitue pas pour lui une mauvaise nouvelle. Chacun peut tirer de ce constat un réel bénéfice, celui notamment de l’ouverture vers de nouvelles perspectives, la confrontation curieuse aux valeurs d’autres cultures. L’homme se construit sur des illusions, parfois des dénis qui structurent sa vie de manière supportable. “L’apparence pour moi, c’est la réalité agissante et vivante elle-même”[2]. La recherche de la vérité, chère aux philosophes est mise à mal car associée à une notion d’objectivité mais aussi de stabilité. Il s’agit pour lui « d’entretenir la durée du rêve. » [3]. Les connaissances actuelles sur la plasticité cérébrale permettent à Lionel Naccache, chercheur en neurosciences cognitives, de confirmer aujourd’hui que tout être humain investit ses pensées d’un certain degré de croyance. Nous croyons ce que nous pensons. Nous ne traitons pas les informations de manière logique, car derrière chaque expérience de connaissance se trouve une part de subjectivité fictionnelle. Chaque citoyen du monde possède sa propre représentation de l’univers. Notre condition cérébrale ne nous permet pas de toucher au réel. On doit accepter d’en faire le deuil. Il ne s’agit évidemment pas de ne plus chercher, mais de comprendre les mouvements de résistance à la connaissance, de rester vigilants par rapport aux processus qui la portent, car la connaissance est une expérience qui engage la subjectivité du sujet et peut conduire à sa disparition. Notre relation à l’information passe par le biais des représentations, ces constructions intégrées à notre fiction. Il s’agit donc d’utiliser nos savoirs pour sonder la nature de notre propre subjectivité, les bases mobiles de la construction de nos illusions.
L’être humain a besoin de points de repères, besoin de l‘illusion d’évoluer dans un environnement stable pour se construire. Pourtant une modification imperceptible accompagne chaque instant de vie, chaque flux d’émotions ou de pensées. Sa Sainteté le Dalaï-lama interpelle depuis longtemps les êtres humains à la lumière de sa propre perception du monde et rappelle que : « Tout est composé d’éléments interdépendants, de phénomènes en interaction continuelle sans essence fixe ou immuable, entretenant des relations dynamiques constamment changeantes.» [4] Tout phénomène est transitoire et interdépendant. L’ouverture à la plasticité cérébrale est elle-même ouverture au changement, à la tolérance et au lâcher-prise. Elle a opéré une rupture d’une certaine vision du monde. Elle oblige chaque être humain à reconsidérer sa vie, ses relations, ce qui le différencie ou le relie aux autres, les notions même de décision et de volonté. Ainsi tout change de manière imperceptible à chaque instant, le bonheur comme le malheur, l’état de notre corps, de notre cerveau. Ce constat porte la promesse d’un autre changement, la possibilité d’évoluer, d’améliorer notre rapport au monde en comprenant un peu mieux le fonctionnement cérébral, les mécanismes qui construisent nos modes perceptifs. L’interaction étant permanente, l’être humain se construit sur ces échanges successifs. Son histoire est donc multiple et collective. Nous sommes non seulement constitués d’une histoire familiale, sociale, culturelle, individuelle et collective, mais de tous ceux que nous croisons, observons, et évitons aussi à chaque instant. Le poids de l’autre s’imprime au cœur de nos cellules neuronales, dans un désir fréquent de connaissance par reconnaissance, d’approbation et de séduction. L’homme semble donc être dans l’obligation de se réinventer à chaque instant, par l’intégration de l’intimité de sa posture à celle, plus vaste, du monde sur lequel il agit en retour. Ainsi l’être humain, dans sa relation quotidienne au monde, réagit souvent de manière viscérale à ce qu’il ne reconnait pas immédiatement comme étant sans danger pour sa vie. Il tente de contrôler un environnement qu’il peine à accueillir dans son évolution permanente. Les avancés technologiques lui donnent l’illusion rassurante d’une certaine autonomie. L’autre, dans sa diversité, lui donne justement l’opportunité de passer d’un mode mental automatique[5], routinier, à un mode adaptatif et curieux de ce qui lui est inconnu. Encore faut-il qu’il y voit un bénéfice, qu’il donne un sens à cette ouverture à l’autre, à la prise de risque qui lui est associée. Tout individu non disponible s’appuie principalement sur ses projections normatives, ses croyances et conditonnements. Certitudes, habitudes, constituent autant de paresses quotidiennes propices à une mise à distance définitive de ce qui dérange, de ce qui pourrait produire incompréhension et craintes envahissantes.
Curiosité et ouverture à la différence construisent de manière subtile certains processus créatifs de l’artiste qui peut se réjouir de faire jouer ses représentations fictionnelles du monde. Il s’engage au cœur d’un devenir artistique ininterrompu, dans une production de soi qui projette sur le monde une subjectivité revendiquée. L’artiste est « deux fois au cœur de la plasticité : comme créature formée à partir du limon et comme artiste et artisan » [6]. N’est-il pas le témoin quotidien, l’outil révélateur de cette plasticité cérébrale ? Réjouissons-nous que l’homme reste cependant « la plus délicate, la plus belle et la plus magnifique œuvre d’art. » [7]. Activités rationnelles et imaginatives de l’artiste tissent un réseau interactif, dans une alternance temporelle plus ou moins harmonieuse. Il doit être capable d’accueillir les événements en se libérant des réflexes conditionnés, de les déprogrammer, de négocier avec un chaos cérébral en tant que levier créatif. Comme le soutient Gaston Bachelard, «la manière dont nous nous échappons du réel désigne nettement notre réalité intime.»[8].
Éloigner la distance
Rien ne résiste à l’impermanence cérébrale, pas plus les mouvements de la mémoire que ceux de l’oubli. Le cerveau est plastique. L’humilité reste d’actualité face aux multiples questions que cet organe pose encore. Les circonvolutions fascinent par les dessins qu’elles proposent, tout autant qu’elles inquiètent par la plasticité dégénérative de la matière qu’elles contiennent. En tant que musicothérapeute j’accompagne des personnes atteintes de pathologies cérébrales, notamment la maladie d’Alzheimer. C’est à cet endroit que ma démarche artistique trouve son origine. Je note à la fois beaucoup d’amour dans les échanges avec les familles mais aussi des souffrances successives qui constituent une forte balance émotionnelle par leur alternance. Dans la relation qui réunit les membres d’une même fratrie autour d’une personne atteinte d’une neurodégénérescence, la souffrance est palpable, partagée et souvent silencieuse. L’impuissance à laquelle chacun est ici confrontée s’accompagne de moments de répits dans la maladie, de stases propices à l’apparition d’espoirs plus ou moins rapidement déçus. Ainsi le travail de deuil ne s’engage souvent que de manière chaotique. Un deuil aux contours mobiles qui sollicite une intelligence émotionnelle solide, une capacité d’adaptation de chaque instant. Donner sans chercher à recevoir, reconnaitre sans être reconnu, apprécier l’échange dans l’instant présent, sans relation au passé et sans projection vers le futur. Une pleine présence en pleine conscience. Autant de paramètres délicats, fragiles. L’espoir s’appuie sur un passé érodé. Les tensions émotionnelles éreintent les corps qu’elles traversent avec fracas. Un point de rupture est atteint par l’épuisement des ressources. Le désespoir accompagne alors une désillusion à l’œuvre, qui contient encore parfois en son centre quelques traces d’un espoir fragile. Dès lors quand le désir d’un parent accessible, rassurant, quitte la scène du dialogue quotidien et que l’illusion qui lui est adjointe s’en est allée, le risque de la désillusion est encore un prix trop cher à payer. Face à un être devenu insondable, cet autre perdu dans un infini illisible, l’indifférence propose un recours aux lassitudes et découragements successifs. Il s’agit de rejeter loin de soi les errances propices aux désespérances. Cette distance opérée permet alors aux accompagnants de s’extraire d’une souffrance coincée dans un passage incessant entre illusion et désillusion. Cette peur, parfois animale de l’inconnu, de sa différence, produit un glissement silencieux vers l’indifférence, une indifférence qui immobilise celui qui la reçoit mais aussi celui qui la pratique. Elle marque une impuissance à prendre part aux mouvements vitaux qui constituent tout individu dans sa diversité. L’indifférencié libère alors son environnement de toute nouvelle attente, donc de toute déception. Il n’existe plus alors à cet endroit aucune )des(illusion).
N’est-ce pourtant pas dans la perte que l’on construit aussi son être au monde, et dans l’illusion que l’on peut accueillir de nouvelles connaissances? Les bifurcations proposées par ce contact possèdent les potentiels d’une quête initiatique puissante, les promesses de transformations radicales. Il s’agit ici de résister justement, aux parcours rassurants validés par le plus grand nombre en proposant d’autres modes de lecture. Il nous est donné d’apprendre à cultiver « l’imagination du réel » [9] par une pratique de l’« ici et maintenant ».
L’être humain, constamment sollicité entre mémoire du passé et élaborations d’un futur, se vit aujourd’hui difficilement dans un présent plein et libre. Sa mémoire lui donne l’illusion de la constitution d’un moi permanent, structuré et stable, mais à quel prix ? Le processus d’incorporation est constant, le déséquilibre permanent. Pour parvenir à une perception phénoménologique agrandie, il importe justement d’accéder à un état de présence plein et généreux, libéré des interprétations hâtives et systématiques, des routines et réactions territoriales. Suspendre le jugement, être à l’écoute de ses propres sensations, afin de mieux comprendre ses mécanismes émotionnels, permet de développer dans un premier temps incontournable de la bienveillance envers soi-même afin d’accueillir ensuite, plus sereinement l’autre dans ses particularités, son instabilité, ses errances. C’est ainsi que j’ai appris à habiter l’espace qui me relie à l’autre d’une nouvelle manière, à entrer en contact de manière non verbale, à utiliser le toucher juste et respectueux pour mieux m’ouvrir à de nombreuses différences humaines. Les obstacles étaient nombreux. Il m’a fallu grandir, apprendre à ne plus avoir peur. J’ai compris comment passer de l’empathie à la compassion afin de vivre et de partager pleinement l’instant présent, précieux, unique, comme tout instant. J’ai cessé de rechercher dans ma mémoire des points de contact rassurants, des postures validées dans leur efficacité, des résultats. Si un mieux vivre peut être espéré, j’ai compris que la guérison reste souvent inaccessible. Il a fallu effacer repères et projections afin de laisser la place à d’autres modes de communication, d’autres signaux faibles, beaucoup plus faibles, car ils questionnent un infini fragilisant. J’ai décidé d’interroger choix individuels et sociétaux au regard de ce qui relie trop souvent différence et indifférence. Ceci s’est imposé à moi comme une évidence. Il était devenu essentiel de proposer d’autres modes de lecture, d’autres cartes d’orientation. Il était devenu essentiel d’exhalter d’autres subjectivités, d’émanciper ces limitations vers des territoires libérés de lectures normatives, libérés )des(illusions).
GyriTypes, une écriture “archéologique”
Comme l’écrit J. Dewey : « Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes accomplies et reconnues, on doit commencer à la chercher dans la matière brute de l’expérience. » [10] Les éléments constitutifs de cette expérience, événements quotidiens, questions, projections, souffrances, joies… sont autant de sources à partir desquelles construire l’action artistique. C’est parce que les pratiques culturelles sculptent et modifient notre cerveau que j’ai choisi de questionner conditionnements et injonctions silencieuses. Je me suis engagée vers des territoires aux grammaires inconnues, qui renvoient à un désir d’autrui plus vaste que celui validé par des sociétés normées et sclérosées. Entrer en contact avec toute forme de différence à priori destabilisante est très certainement plus enrichissant que d’en nier l’existence. Je décidais de rester perméable à mon environnement dans sa diversité et ses « accidents ». Il s’agissait au départ d’entrer en résistance, par un refus de me soumettre au jeu des contraires, de me défaire autant que faire se peut de toute servitude identitaire contraignante. C’est donc au croisement de différents territoires neuronaux qu’est apparue au fil de mes recherches une sorte d’écriture archéologique constituée de trente signes, trente GyriTypes, comme un geste linguistique en formation. Cet alphabet utopique questionne l’individu sur son rapport à la différence, l’anormalité, sur la possible cohabitation entre étrangeté et bienveillance. Il convoque le mutisme d’une matière qui résiste aux explorations et traitements neuroscientifiques et postule l’existence d’un entre-temps posé au creux d’un espace en attente. Les absences que les GyriTypes dessinent entre eux travaillent à l’effacement de la distance intérieur/extérieur, à la conquête des particules d’intimité reliant les êtres humains les uns aux autres, sans désir d’imposer quelque forme de pensée que ce soit. Ces signes pourraient relier monde visible et invisible, englobant ainsi toute forme de différence. Pas d’attente, de projection ou de croyance, simplement une expérience pleine dans un présent libéré. Une humanité sans exclusion qui fait de la perte le signe de nouveaux potentiels.
[Figure 1]Les GyriTypes courent d’œuvre en œuvre et constituent par leur polysémie un langage spécifique homogène. Dans un désir radical de confronter normalité et pathologie, j’ai fait réaliser un GyriGraphe en plexiglass orange sur le modèle du normographe. L’instrument, principalement utilisé dans le milieu industriel, et dont les évidements permettent de tracer des lettres ou des symboles, existe aussi pour réaliser des cartographies. Cette règle qui permet d’homogénéiser sans difficulté les dessins, de produire une normalisation pour tous, donne aux GyriTypes l’opportunité d’un nouveau statut typographique. Elle interroge ce qui constitue la norme dans son rapport au principe de réalité validé par la société. Le gyrigraphe accompagne la réalisation de nombreuses œuvres sur papier, et contraint ainsi parfois geste et posture de manière à ancrer la réalité des signes qu’il porte. J’ai ensuite étudié une manière de mettre en communication les GyriTypes entre eux. Ces recherches m’ont dirigée vers la création de GyriMétries, structures géométriques qui semblent mettre cette proto-écriture en mots et volumes, telles des constellations de signes qui enrichissent le champ des significations. En reliant les extrémités respectives d’un nombre aléatoire et irrégulier de signes par des lignes droites, j’ai créé des sortes de sculptures dont les plans se superposent, s’enchevêtrent, et prolifèrent. Cette proto-écriture aux lignes géométriques brisées révèle un intérêt confirmé pour le langage codé, crypté, la mise en image de silences dans leurs multiples déploiements graphiques et scéniques.
[Figure 2]Les GyriMétries tentent de construire une nouvelle géographie mémorielle et scripturale à la fois fragile et complexe, dans laquelle le récepteur pourra entrevoir de nouveaux modes relationnels, des configurations aux potentiels agrandis. Des mots indicibles se répandent en murmures. Les volumes se répondent les uns les autres. Ils semblent chercher à s’emboîter, se rassembler en vue d’une cristallisation, comme des dessins moléculaires à la structure chimique complexe. Les associations prolifèrent sur les pages à la manière d’un organisme vivant prêt à se multiplier à l’infini. Elle donne l’opportunité de voir défiler, s’associer et se superposer ces signes dans une déambulation labyrinthique. Les GyriMétries qui flirtent avec la géométrie euclidienne, donnent aux GiriTypes un pseudo-statut scientifique qui décale les lignes de leur création et de leur lecture, dans l’acquisition d’une fonction augmentée. L’œuvre, qui semble se développer contre l’anéantissement de son créateur, tente l’intégration de toute forme d’existence humaine à l’intérieur d’un même espace poétique et mobile.
Si, comme le propose Edgard Morin, selon le principe hologrammique, chaque être humain, pour le meilleur ou pour le pire porte en lui la planète toute entière, les GiriTypes exhaltent les fragments d’humanité déposés en chacun d’entre nous. Ils tentent de jouer avec la raison, au plus loin d’une vie normalisée, morcelée. Ils cherchent à actualiser les potentialités posées au centre d’êtres devenus étrangers et dont les écritures intérieures méritent pourtant l’attention du plus grand nombre.
[Figure 3]La musicothérapie réceptive consiste, par l’écoute d’extraits musicaux choisis, d’accueillir l’évocation de souvenirs intimes par le résident. C’est l’opportunité de libération de tensions, d’accueil de sensations agréables reliées à des moments aux sources effacées. Le disque vinyle, qui retrouve aujourd’hui de nouvelles lettres de noblesse, a été le principal support de diffusion sonore de ces générations. Il suit rarement la personne âgée lors de son déménagement en maison de retraite mais conserve un statut identitaire d’une grande puissance. Pour certains cet objet de collection associé à la mémoire familiale est emprunt d’une certaine nostalgie. En investissant ce support j’ai choisi de mettre en valeur la poésie, la délicatesse de cette mémoire souvent malmenée ou niée parce que parcellaire, fragile. La forme circulaire de l’œuvre, dont quelques éléments imprimés restent partiellement lisibles et en constituent le titre, contient donc un haut et un bas. R. Conte confirmerait ici que l’orientation permet de « décider d’un sens précis qui est l’une des manières d’échapper à l’ornemental auquel le cercle nous invite » [11]. Les sillons pourraient eux-mêmes faire écho aux plis cérébraux qui permettent de « rentrer dans l’enfoncement du monde » [12]. Les disques travaillés partent à la conquête d’ontologies cartographiques renouvelées. Les dessins révèlent les déplacements de corps réels ou rêvés. Ils tentent le développement d’une force sereine en accord avec l’univers et célèbrent à la fois la conquête des terres intérieures et de potentiels déplacements planétaires. Ils évoquent des mécaniques célestes, mais aussi des territoires chimériques, là où terre et ciel se confondent, dans un désir de repousser les limites de territoires identitaires fragilisés. Le silence partiel obtenu par obstruction des sillons accompagnent le surgissement libérateur de l’autre dans sa différence. J’ai tenté ici de dessiner les lignes d’une solidarité qui naît « quand on saisit que la différence qui nous sépare les unes des autres est la même que celle qui sépare deux grains de sable » [13]. Cette œuvre affirme la place de l’homme à l’intérieur d’une parcelle d’univers qui ne lui est pas offerte mais qui semble devoir être conquise à chaque instant avec humilité et reconnaissance. Elle convoque tout autant le réseau neuronal que l’infini cosmogonique dans leur impermanence. Il s’agit de mettre en doute la stabilité du monde et de rappeler l’importance du rôle de celui qui, acceptant de se perdre dans le monde sensible, s’engage vers des invisibles inédits, riches de leurs différences.
Conclusion
C’est dans sa capacité à interpréter le monde que l’artiste s’approprie son propre devenir et se libère de l’idée chimérique d’objectivité. Il sait jouer de l’instabilité des savoirs, de leur subjectivité première. Son investissement émotionnel affirmé met en garde contre l’illusion de la connaissance immédiate. Car « le réel n’est jamais ce que l’on pourrait croire, il est toujours ce qu’on aurait dû penser. » [14] Ma démarche plastique fait de l’accueil de la différence et de l’impermanence un exercice de libération (des)illusions. GyriTypes et circonvolutions cérébrales ont trouvé ici un lieu de rendez-vous poétique. Ils exhibent chacun à leur manière l’énigme de leurs secrets et silences respectifs. L’oeuvre, en tant que matérialisation d’instants projetés hors de soi, donne pourtant l’illusion d’une succession de mouvements internes et intimes intactes. « L’essence d’une chose est ce par quoi elle est originairement étrangère à elle-même » [15] écrit Catherine Malabou qui considère l’image comme la fixation d’une altérité emprunte de la nostalgie de sa propre essence. Ainsi le plasticien expérimente-t-il justement de manière consciente et matérielle la déconstruction de chaque instant. Ce qui prend sens se développe dans la manière dont il met en relation ces instants, plus que les instants eux-mêmes. L’homme est-il plus important que ce qui le relie à l’autre ? Watsuji Tetsurô[16] rappelle que ce qui relie chaque être humain à tout autre est plus important que lui-même. Il propose ici une lecture du monde loin de la « dialectique d’écartèlement » [17] qui valide être et non-être, positif et négatif, et sur lesquels l’être humain projette une lecture du monde risquant hostilité et aliénation. Ne s’agit-il pas ici de laisser circuler, d’accompagner avec bienveillance ce qui se passe « entre », « tant il est vrai que c’est bien dans l’ « entre » qu’on entre, qu’on accède éventuellement au vrai. » [18] ?
Bibliographie :
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Conte Richard, En attendant que ça sèche. Journal extime 1989/1993. Galerie Pascal Weider/Musée du Berry
éditeurs, Paris, 1994.
Deleuze Gilles, Le Pli, Leibnitz et le baroque. Paris, Les Éditions de Minuit, collection Critique, 1988.
Deshimaru Roshi Taisen, Dr Chauchard Paul, Zen et cerveau, Paris, Le courrier du livre, 1976.
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Poirée Marie-Christine, L’Empreinte au XXe siècle. De la Véronique au « Verre ironique ». Paris, L’Harmattan, 1997.
Quettier Pierre, Co-évolution des arts martiaux et de la société japonaise. Faroult, E., & Gaudin, T. L’empreinte de la technique – Ethnotechnologie prospective. Paris, Harmattan. 2009.
Saint-Girons Baldine, « Plasticité et Paragone », in Plasticités, actes du colloque du Fresnoy, éditions Léo Scheer, 2000.
Sa Sainteté Le dalaï-lama, Tout l’univers dans un atome, Paris, Robert Laffont, 2006.
[1] Nietzsche Friedrich, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 2017.
[2] Ibidem, p. 91.
[3] Ibidem
[4] Sa Sainteté Le dalaï-lama, Tout l’univers dans un atome, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 58.
[5] Voir les études de Jacques Fradin sur les bascules cérébrales.
[6] Saint-Girons Baldine, « Plasticité et Paragone », in Plasticités, actes du colloque du Fresnoy, éditions Léo Scheer, 2000, p. 36.
[7] Ibidem, p. 37.
[8] Bachelard Gaston, Le Nouvel Esprit scientifique, Paris, PUF, Quadrige, 1934, p. 13.
[9] Deshimaru Roshi Taisen, Dr Chauchard Paul, Zen et cerveau, Paris, Le courrier du livre, 1976, p. 128.
[10] Dewey John, L’Art comme expérience, Paris, Folio/Essais, 2010, p. 31.
[11] Conte Richard, En attendant que ça sèche. Journal extime 1989/1993. Galerie Pascal Weider/Musée du Berry
éditeurs, Paris, 1994, p. 15.
[12] Deleuze Gilles, Le Pli, Leibnitz et le baroque. Paris, Les Éditions de Minuit, collection Critique, 1988, p. 13.
[13] Poirée Marie-Christine, L’Empreinte au XXe siècle. De la Véronique au « Verre ironique ». Paris, L’Harmattan, 1997, p. 157.
[14] Bachelard Gaston, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1971, p. 13.
[15] Malabou Catherine, La plasticité au soir au l’écriture, Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Éd. Léo Scheer, 2005, p. 81.
[16] Voir le texte de Augustin Berque, Sabaku de Watsuji Tetsurô, Présentation et traduction. In: Ebisu, N. 29, 2002, pp. 7-26.
[17] Bachelard Gaston, La Poétique de l’espace , Paris, Quadrige/PUF, 2007, p. 191.
[18] Cheng François, Le dialogue, Paris, Desclée de Brouwer, Presses littéraires et artistiques de Shanghai, 2002, p. 46
Citer cet article
Sylvie Captain-Sass, « De la différence à l’indifférence. L’art de sortir de la dualité. », [Plastik] : Des Illusions #07 [en ligne], mis en ligne le 3 mai 2019, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2019/05/03/de-la-difference-a-lindifference-lart-de-sortir-de-la-dualite/