L’œil crédule pour une approche poïétique du mirage en photographie
Hélène Virion
Nr 07 . 3 mai 2019
Table des matières
résumé :
Les manifestations sensibles sont source d’illusion (du latin illudere = jouer, tromper, abuser et illusus = être joué, trompé, abusé). Elles prennent à défaut le fonctionnement des sens et troublent le système de la perception. A l’insu du sujet, le désir usurpe le réel et induit une résistance. Il exerce une conviction trompeuse, que le désir maintient actif. Dans le sillage de la pensée kantienne, la volonté de croire en toute conscience, supplante en effet parfois les sens. Pour ne pas affronter une désillusion, le regardeur se laisse alors volontairement abuser par des illusions séduisantes. Le cas est probant dans l’expérience esthétique. Face à certaines photographies plasticiennes, l’intérêt « subsiste, même quand on sait que l’objet supposé n’existe pas »[1]. Par une approche poïétique le présent article vise par la question du mirage à élargir le cercle de nos enchantements et ses enjeux plastiques. Après tout, l’illusion la plus forte n’est-elle pas celle dont il n’existe aucune désillusion possible ? N’est-elle pas celle qui supplante l’expérience rationnelle par l’expérience esthétique ?
mots clés :
Photographie, poïétique, illusion, mirage, expérience esthétique, manipulation
Les manifestations sensibles sont source d’illusion. Elles prennent à défaut le fonctionnement des sens et troublent le système de la perception. A l’insu du sujet, le désir usurpe le réel et induit une résistance. Il exerce avec ténacité une conviction trompeuse. La raison succombe alors à l’illusion dans le sillage de l’allégorie de la Caverne. Elle laisse place à des perceptions erronées basées uniquement sur nos sens. Tel est le cas dans la République[2] de Platon. La réalité véritable s’efface au profit des ombres projetées. Les captifs sont abusés par le fruit de leur expérience. Les stimulations visuelles et auditives qui parviennent jusqu’à eux posent une confusion entre sentiment de vérité et jugement de réalité. Plus encore, et c’est en cela que l’allégorie nous intéresse comme point d’ancrage à notre réflexion, elle pose une représentation prisonnière de son point de vue. Elle dévoile une illusion qui résiste à la connaissance de sa propre fausseté. Platon témoigne en effet de l’impossibilité pour les prisonniers de la caverne de dépasser la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes. Par une interrogation permanente, le philosophe met en avant l’incapacité pour le sujet de ne pas croire en la véracité de l’ombre. Cette crédulité persistante est particulièrement éclairante pour appréhender la relation que nous entretenons avec le médium photographique. Les ombres projetées sur les murs de la caverne, comme les silhouettes figées sur le papier photosensible mettent toutes deux en avant une illusion perceptive aux potentialités plastiques infinies. Par une approche poïétique le présent article vise par les potentialités numériques à interroger les frontières de l’illusion comme ses enjeux plastiques. Par le phénomène optique du mirage il ambitionne également de puiser de la ténacité avec laquelle l’œil persiste à croire, un possible contemporain à l’image photographique. Après tout, l’illusion la plus forte n’est-elle pas celle dont il n’existe aucune désillusion possible ? N’est-elle pas celle qui supplante l’expérience rationnelle par l’expérience esthétique ?
Une crédulité persistante
Jean Baudrillard dans son ouvrage Illusion/désillusion esthétique[3] évoque qu’« une image, c’est justement une abstraction du monde en deux dimensions, c’est ce qui ôte une dimension au monde réel, et par là même inaugure la puissance de l’illusion. »[4]. Il révèle la potentialité de l’image à susciter chez le regardeur une impression illusoire. Il témoigne de la conviction de percevoir un objet dans son volume, alors que l’œil n’en perçoit en réalité qu’une projection plane. De fait l’image photographique exerce avec ténacité une conviction trompeuse, que le désir maintient actif. Elle donne à voir sur une surface bidimensionnelle, un sujet tridimensionnel. Elle révèle sur le support plat de l’image un véritable espace indissociable du contrat tacite établit entre le photographe et le sujet percevant. En transposant le monde réel sur le papier glacé, elle ouvre une nouvelle voie à l’illusion et engage des enjeux déterminants pour l’image photographique et ses potentialités. L’exemple du trompe l’œil abordé dans son ouvrage en est révélateur, mais est face à la pratique photographique contemporaine largement débordé. L’illusion ne concerne plus seulement cette impression pour les sujets percevant de voir un objet dans son volume à partir d’une surface plane, mais engage une réflexion bien au-delà de cette première strate d’illusion abordée par de nombreux ouvrages théoriques de référence. L’illusion de l’image contemporaine dépasse largement cette première forme d’interprétation perceptive. Elle intègre dans l’espace bidimensionnel des formes, signes, figures absents de la réalité figée par la prise de vue. Grâce au post-traitement, le photographe insère avec une facilité déconcertante des éléments ajoutés à postériori. L’image photographique, notamment plasticienne, glisse alors du vrai au vraisemblable. Pourtant même si elle déborde le réel, elle semble toujours attester d’un certificat d’existence. Paradoxalement, le crédit accordé à l’image photographique et à la véracité de son sujet semble toujours s’inscrire dans le sillage de l’indicialité de Charles Sanders Peirce.
Le photographe et théoricien Joan Fontcuberta est sans complaisance à ce sujet. Par la symbolique religieuse du « baiser de Judas »[5], il aborde le rapport entre photographie et vérité. Par le biais de la trahison il fait de la réalité en photographie un concept peu opérant. Il rappelle d’ailleurs que « photographier en somme, est une façon de réinventer le réel, d’extraire ce qu’il y a d’invisible dans le miroir et de le révéler »[6]. Considérer la manipulation photographique impose en effet de prendre conscience de son caractère tautologique. Du cadrage à la transformation de l’image, la photographie possède tout à la fois cette capacité de révéler le réel et d’imposer une transformation de celui-ci. Tenus par cette intention, dépassons cette première strate d’illusion en vue d’ouvrir une pensée poïétique. Pour cela en écho à la pensée de Jean Baudrillard sondons au-delà de l’« illusion moderne de la prolifération des écrans et des images »[7] toujours en court plus de vingt ans après la publication de son essai, un possible ancrage pour l’illusion photographique. Demandons-nous avec lui s’il existe « encore aux confins de l’hypervisibilité, transparence, virtualité, place pour une image, place pour une énigme ? Place pour des évènements de la perception, place pour une puissance effective de l’illusion, une véritable stratégie des formes et des apparences ? »[8].
La mise en paradigme entre image, énigme et illusion avancée par Jean Baudrillard pose un enjeu de taille pour la photographie contemporaine. Sous l’illusion photographique pourrait se manifester cette « véritable stratégie des formes et des apparences »[9] à même de produire une image effective. L’actualité de ses propos résonne toujours avec force et ouvre dans cette coalition entre perception, illusion et apparence un possible contemporain à l’image photographique. Sans prêter à Jean Baudrillard des propos qu’il n’aurait jamais tenus, intéressons-nous au-delà de ce que Philippe Dubois nomme l’indice du « coup de la coupe »[10], à la force d’une image photographique se jouant du réel. Pour cela revenons brièvement sur la manipulation attachée à l’image photographique dès l’apparition du médium pour en évoquer l’aspect illusionniste. Gardons à l’esprit les premières pratiques de juxtaposition de négatifs au collodion dès 1850, puis dans leur sillage plus insidieux encore les photomontages se jouant du réel, comme de la crédulité du regardeur.
Apparitions et illusions consenties
Les apparitions mystiques de William H. Mumler révèlent dès 1860 sur le papier photosensible un fantôme au cœur de la réalité photographiée. Grâce à des méthodes de développement imperceptibles pour l’époque, l’auteur, simple amateur de photographie, considéré comme le premier photographe spirit, profite des potentialités du médium pour tromper les sens de ses contemporains. L’illusion produite par ces apparitions surnaturelles sur le papier photographique attire à l’époque de nombreuses personnalités, dont la veuve d’Abraham Lincoln photographiée avec le fantôme de son mari assassiné la même année. Ni les soupçons de supercherie, ni les procès pour fraude, ne parviennent à dissuader les sujets photographiés de la présence de fantômes à leurs côtés. Plus qu’une ouverture anecdotique, ce fragment emprunté à l’histoire de la photographie associe à l’image son indissociable potentiel de falsification. Il avance surtout un système de croyance pris entre illusion et désillusion. Les personnes photographiées pour ne pas risquer la prise de conscience de l’absence de l’être aimé se laissent volontairement abuser. Malgré les attaques à l’encontre du photographe, malgré les preuves scientifiques, le public continu à croire.
L’illusion dans ce cas n’est en effet pas une croyance fugace concernant l’objet, mais bien une conviction tenace. Face aux preuves multiples de la non véracité du fantôme photographié, le sujet persiste à croire en l’illusion. Face à cet être translucide reproduit à partir d’une photographie existante, les sens ne sont pas trompés, la sensation n’est pas fausse mais laisse place à une interprétation erronée. Car même si le sujet percevant perçoit l’image d’un corps translucide, c’est son interprétation qui est biaisée. Un manque de discernement qui pourrait s’expliquer à l’époque par un attachement au défunt mais également par l’apparition relativement récente du médium photographique. La méconnaissance des procédés de développement qui lui ont été très rapidement associés ont en effet pu participer à cette tendance à prendre pour vrai tout sujet photographié. Ce qui est beaucoup plus étonnant c’est la persistance de cette crédulité près de deux siècles plus tard. Il est en effet intéressant de considérer au XXIème siècle l’encrage toujours solide de cette croyance en la véracité de l’image photographique, y compris plasticienne.
L’imperceptible glissement entre vrai et vraisemblance pourrait justifier en partie cette tendance, mais elle n’explique pas l’absence de doute systématique face aux images contemporaines. Malgré la connaissance de la manipulation photographique de masse, l’œil parvient toujours à être dupé. L’image nous prend encore trop souvent au piège et questionne notre rapport au médium. Sommes-nous les crédules voire les victimes de ces illusions photographiques ou sommes-nous dans un rapport plus ambiguë au sujet photographié ? Pour tenter de répondre à ce questionnement intéressons-nous à cette faculté de croire. Ecartons-là tout d’abord du fait d’être dans l’erreur qui nous entrainerait en dehors du sujet de l’illusion qui nous intéresse. Resserrons bien plutôt le propos à l’illusion comme croyance qui dérive des désirs humains. Selon sa définition elle est en effet ce qui malgré le rapport au réel parvient à persister et à nous convaincre de la véracité de nos désirs. Poursuivons dans cette voie notre cheminement théorique par une mise en paradigme entre illusion photographique et croyance dans une approche photographique résolument contemporaine.
Ouvrons le propos à l’intervention de Michel Guérin intitulée « Ce qui fait image : Rythmes et régimes de la croyance », énoncée lors du colloque Quand l’image agit : A partir de l’action photographique[11] tenu au MAC VAL sous la direction de Michelle Debat et Paul-Louis Roubert en octobre 2015. Il y développe une mise en paradigme signifiante entre activation et croyance dont nous retenons cet extrait.
« Activer l’image, actualiser son potentiel, est indissociable de croire. Il n’y a pas de croyance sans image et pas non plus d’images sans croyances. Le nœud entre les deux est inextricable. Alors que la conscience prétend inféoder l’image au régime de la transcendance, c’est la croyance plutôt qui s’entend à s’impliquer dans l’image, si bien qu’elles ont tôt fait de se compénétrer. Ajoutons […] une dimension « religieuse » (religare « relier ») de la croyance : ce qui compte c’est moins son contenu que le fait de croire avec d’autres. Images et croyances s’échangent ainsi et se relayent selon des rythmes et des intensités variables, en empruntant les deux grandes voies de l’assentiment, le sentire (disons l’opinion) et le credere (la confiance). »[12]
Croyance et crédit font de l’image une illusion persistante. Non seulement ces deux processus mentaux supplantent les sens, mais lui accordent si nous suivons le postulat de Michel Guérin d’autant plus de crédit qu’ils s’activent par résonnance. Dans le cas évoqué à l’instant, l’exemple est évident. Sans croyance en l’image fantomatique figée sur la surface photosensible, l’impact de l’image ne pourrait être efficient. En est-il pour autant de même dans l’expérience esthétique ? Cette imbrication entre image et croyance influence-t-elle la relation à l’œuvre?
Pour répondre à ces interrogations réduisons encore le champ d’étude à la photographie plasticienne ancrée dans une manipulation numérique, de plus en plus indécelable. Laissons de côté les débats sociaux politiques actuels, comme la récente loi sur l’apposition de la mention « photographie manipulée » pour nous intéresser à l’impact de cette croyance dans la relation à l’œuvre, mais également à son importance dans l’acte créateur. A mesure que les logiciels de post-traitement deviennent de plus en plus poussés, la fusion entre manipulation et indicialité pure devient de plus en plus sophistiquée et indétectable. La frontière entre une image purement indicielle et une photographie retouchée tend à s’amoindrir. En émane un trouble de plus en plus insidieux qui sollicite à nouveau la croyance évoquée à l’instant. Dans le sillage de ces pratiques de la manipulation, des artistes à l’instar de Yang Yongliang, Nicolas Dhervillers ou Alain Delorme s’emparent des potentialités offertes par les nouvelles technologies et usent du crédit accordé à l’image. En tant que photographe plasticienne cette illusion qui résiste à la connaissance de sa propre fausseté m’intéresse particulièrement. Elle questionne non seulement le rapport entre image photographique et illusion, mais ouvre également une brèche dans le « besoin d’illusions, c’est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités » emprunté à Friedrich Nietzsche. Confrontons cette croyance à son encrage poïétique pour nous demander dans quelle mesure l’artiste est à même de rendre crédule le regardeur en affaiblissant la frontière entre vrai et vraisemblable.
III. Pour une poïétique du mirage
La volonté de croire – ou tout du moins de faire croire si la posture est celle du plasticien – en une illusion photographique s’inscrit dans le processus à l’œuvre. Elle est indissociable d’un besoin d’illusion que nous soulignions en début d’article dans la dualité de son étymologie latine. Entre vrai et vraisemblable elle s’encre dans ma pratique dans les enjeux engagés par les potentialités du mirage. Les mirages contrairement aux illusions, ne sont pas liés à une interprétation mentale erronée mais à un phénomène existant. Il s’agit de réalités optiques liées à des spécificités physiques observées notamment dans les déserts par l’impression de nappes d’eau s’étendant à l’horizon. Ce phénomène de réfraction observable présente, contrairement aux illusions, la possibilité d’être capté photographiquement. Une capacité optique à la source de la série Caelestis présentée en mai, juin, juillet 2018 lors de l’exposition collective Ph♀tographes[13] au Cellier de Reims aux côtés notamment de Dorothea Lange ou Elina Brotherus. Face à cette série la seule certitude est d’être face à une image, ou plutôt à des images. Chaque photographie se joue en effet de la tension perceptive produite par le mirage. Car même si à première vue le mirage n’est pas une illusion, il le devient lorsque l’œil interprète les tremblements de l’air et ses reflets comme une étendue d’eau, lorsque le cerveau humain assoiffé dans le désert croit en la possibilité d’un oasis.
[Figure 1]La photographie visible ci-dessus, comme celle dévoilée par la suite sont issues d’un montage numérique minutieux. Il s’agit en effet d’illusions perceptives bidimensionnelles, d’images d’un réel illusoire constitué à partir de multiples prises de vue. Les références circulaires aux tondi, comme aux occulus ou aux ciels présents dans les peintures liturgiques de la renaissance sont évidentes. Les origines de l’image photographique le sont beaucoup moins et laissent planer un doute quant à la véracité du sujet photographié. Le doute est en effet fondé. L’image n’est pas issue d’une prise de vue unique, mais d’un montage réalisé à partir de lieux et de temporalités multiples. Il s’agit d’un jeu avec l’illusion, induit par son étymologie du latin illudere, à savoir jouer, tromper, abuser. La réalisation des photographies en post-traitement à partir de multiples clichés effectués au bord de l’eau comme dans les cieux – comme un peintre le ferait dans son atelier – induit un biais ludique avec la réalité. Il interroge son essence, sa nature, mais également sa force d’illusion et de tromperie. Par la modification de la surface, l’image photographique n’est plus l’indice d’un sujet photographié, mais prend à défaut le fonctionnement des sens comme le fonctionnement mental. La relation à l’image est biaisée.
[Figure 2]L’apport du mirage et par extension celle de l’illusion interviennent dans cette voie. Ils me permettent tout à la fois de me servir du réel et de flirter avec des représentations fugaces et illusoires. Surtout par cette sensation de faille dans la représentation il m’offre la possibilité d’attirer le regard par cette illusion vraisemblable, par ce spectacle à la fois naturel et troublant dans le cœur de l’image. La représentation photographique devient alors un objet de résistance, un piège visuel face auquel l’œil pèse le poids de la réalité et de ses illusions. Dans ce tiraillement entre illusion et vraisemblance, le regard reste actif. Il a beau savoir qu’il est dans l’erreur, il persiste à croire. Il croit ou tout du moins veut croire en l’illusion qui lui fait face. Et c’est de cette persistance, de cette ténacité engagée par le doute que je puise la force de cette série. Le « jeu de l’esprit avec l’apparence sensible »[14] emprunté à Kant dans son Anthropologie du point de vue pragmatique ne se réduit pas dans ce cas à une représentation tridimensionnelle de la réalité, ou plus exactement à la perspective de l’intérieur d’un temple si nous effectuons un parallèle avec le dessin évoqué dans son essai. Il s’agit dans ce cadre d’opérer non seulement une image vraisemblable, mais surtout un travail plastique sur l’image photographique comme objet de résistance. Car si l’illusion est « le leurre qui subsiste, même quand on sait que l’objet supposé n’existe pas »[15], si nous reprenons à nouveau Kant, l’image photographique manipulée pourrait être ce mirage. Elle serait tout à la fois ce fragment de réel reconnaissable et cette illusion dont paradoxalement nous ne voulons pas lever le mystère. Elle pourrait s’associer à une forme de subjectivité désirante empruntée à André Comte-Sponville, à cette énigme visuelle dont nous souhaitons connaître le secret, sans pour autant en déjouer l’énigme.
Conclusion
Penser la photographie manipulée comme une tautologie est une évidence. La ténacité avec laquelle l’œil persiste à croire en son indicialité n’en est que plus désarmante. Elle ouvre un biais dans la compréhension de l’image, un écueil interprétatif indissociabile d’une certaine volonté de croire. Car si l’interprétation manque le réel par un défaut dans le fonctionnement des sens ou une conviction erronée, elle induit depuis le vingt-et-unième siècle une crédulité volontaire ou tout du moins consentie. Face aux images manipulées le besoin d’illusion résiste bien souvent face à la connaissance de sa propre fausseté. Comme face à un mirage, l’œil veut croire, voir percevoir sous le miroitement de l’eau la magie du phénomène. Il s’en donne les moyens perceptifs. Pour se préserver de toute désillusion possible, le système cognitif se complet alors dans l’erreur. Il se laisse volontairement abuser par une indicialité certes tronquée mais captivante. De ce travers émerge un possible contemporain à l’image photographique, comme une piste de recherche intéressante pour aborder la création numérique. Elle ouvre la poïétique aux enjeux d’un mirage susceptible de « déformer les images fournies par la perception »[16] en regard de la citation de Gaston Bachelard empruntée à son ouvrage L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement[17]. Quel plus bel hommage à l’illusion photographique, au ciel, à ses mirages et nébuleuses, que cet extrait de l’introduction qui résonne avec la pratique de l’image abordée dans l’article. Quel plus bel écho au lien entre image, imaginaire et imagination que de clore notre propos sur l’ « action imaginante »[18] à la fois à l’œuvre dans le développement poïétique, mais également dans l’expérience esthétique.
On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas imagination. […] Le vocale fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire.[19]
Même si elle intervient de manière anachronique par rapport à la question de Jean Baudrillard posée en entame d’article, à savoir « Y-a-t-il encore […] place pour une énigme ? Place pour des évènements de la perception, place pour une puissance effective de l’illusion…? »[20], Gaston Bachelard fait de l’image, l’amorce d’une action imaginante. Dans son sillage faisons de cette volonté de croire aux mirages comme aux images volontairement manipulées, plus qu’une faculté sensorielle et cognitive, un enjeu plastique susceptible d’ajouter une strate d’illusion aux bornes de l’indicialité.
Bibliographie :
Bachelard Gaston, L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1950 (1943).
Baudrillard Jean, Illusion/désillusion esthétique, Trans, n°7, Hiver 1996.
Debat Michelle, Roubert Paul-Louis (dir.), Quand l’image agit : A partir de l’action photographique, « Théorie de l’action photographique », Paris, Filigranes Editions, 2017.
Dubois Philippe, L’acte photographique, Paris, Nathan, 1990.
Fontcuberta Joan, Le Baiser de Judas, photographie et vérité, Actes Sud, (1996), 2005.
Guerin Michel, « Ce qui fait image : Rythmes et régimes de la croyance », Quand l’image agit : A partir de l’action photographique, Paris, Filigranes Editions, 2017.
Kant Emmanuel, Anthropologie du point de vue pragmatique, Trad. FOUCAULT Michelle, Paris, Vrin, 2002.
[1] Kant Emmanuel, Anthropologie du point de vue pragmatique, Trad. Foucault Michel, Paris, Vrin, 2002, p. 51.
[2] Platon, République, I, VII, 514a-517b, Paris, Gallimard, 1950.
[3] Baudrillard Jean, Illusion/désillusion esthétique, Trans, n°7, Hiver 1996.
[4] Idem., p. 61.
[5] Fontcuberta Joan, Le Baiser de Judas, photographie et vérité, Paris, Actes Sud, (1996), 2005.
[6] Idem., p. 37.
[7] Baudrillard Jean, Illusion/désillusion esthétique, Trans, n°7, Hiver 1996, p. 65.
[8] Idem.
[9] Idem.
[10] Dubois Philippe, L’acte photographique, Paris, Nathan, 1990, p. 37.
[11] Debat Michelle, Roubert Paul-Louis (dir.), Quand l’image agit : A partir de l’action photographique, « Théorie de l’action photographique », Labex Arts-H2H, Université Paris 8, MAC VAL, 8 et 9 octobre 2015.
[12] Guerin Michel, « Ce qui fait image : Rythmes et régimes de la croyance », Quand l’image agit : A partir de l’action photographique, Paris, Filigranes Editions, 2017, pp. 20-21.
[13] Exposition collective, Ph♀tographes, organisée par La Salle d’Attente, Le Cellier, Reims, 5 Mai – 29 juillet 2018.
[14] Kant Emmanuel, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1964 (1798), p. 51.
[15] Idem, p. 34.
[16] Bachelard Gaston, L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1990 (1943).
[17] Idem.
[18] Idem, p. 7.
[19] Idem.
[20] Baudrillard Jean, Illusion/désillusion esthétique, Trans, n°7, Hiver 1996, p. 65.
Citer cet article
Hélène Virion, « L’œil crédule pour une approche poïétique du mirage en photographie », [Plastik] : Des Illusions #07 [en ligne], mis en ligne le 3 mai 2019, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2019/05/03/loeil-credule-pour-une-approche-poietique-du-mirage-en-photographie/