Chaos cérébral et création artistique. De Deleuze aux neurosciences
Florian Gaité
Nr 08 . 21 mai 2019
Table des matières
« Il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante[1] » : cette citation de Nietzsche, souvent reprise, rarement comprise, rejoint les grands récits cosmogoniques, mythologiques ou religieux[2], pour faire état de l’intimité logique et historique des notions de « chaos » et de « création ». Le modèle démiurgique de la production du monde pense en effet le geste créatif dans les termes d’une mise en ordre d’un état informel de la matière, qui ne semble avant cela répondre à aucune légalité. Ce paradigme de la création, qui a prévalu de l’Antiquité jusqu’au romantisme, a toutefois été largement mis à mal par la sécularisation de la parole religieuse dans le discours scientifique. Repositionné au sein des sciences physiques, pleinement intégré à la psychologie puis à la biologie, le chaos dans la modernité fait l’objet d’un basculement épistémologique, qui met en parallèle la désorganisation fondamentale du monde, celle de la vie et celle de l’esprit qui les conçoit, commandant une réévaluation de sa pertinence dans la compréhension du processus créateur.
En philosophie, ce changement de paradigme s’exprime à travers le passage de l’interprétation antique du chaos comme désordre absolu, tel qu’on retrouve jusque dans la pensée nietzschéenne, à sa définition chez Gilles Deleuze[3] qui emprunte la notion de « chaos déterministe » aux neurobiologistes Benedict Delisle Burns ou Steven Rose[4]. Devenu un marqueur de la science depuis les années 1970[5] et incorporé au logiciel théorique des neurosciences, le modèle probabiliste de la théorie du chaos cérébral ne se définit pas comme une désorganisation hasardeuse du système nerveux central, mais par une limite de prédictibilité de ses réactions et de son fonctionnement. Il n’affirme pas que le cerveau est indéterminé ou aléatoire, bien au contraire, mais que son extrême sensibilité aux variations de ses conditions initiales rend ses comportements tout simplement impossibles à anticiper avec exactitude. A l’image d’un nuage, d’une goutte d’eau sur la membrane d’un haut-parleur, des entrelacements de vaisseaux sanguins ou des galaxies, le cerveau dessine des formes qui, bien que répondant à un ordre statistique global, manifestent à une échelle microscopique un chaos local, échappant, au moins en partie, à la prévision.
L’hypothèse que l’on peut formuler à partir de Deleuze, et en regard des neurosciences, pose le chaos cérébral comme substrat neurologique du chaos créatif. Ainsi replacée dans une modélisation scientifique dominée par les notions d’incertitude, d’imprédictibilité, d’incomplétude et d’indécidabilité, la pensée de l’art s’ouvre à une pensée rationalisée du doute, distincte de la rhétorique du mystère ou de l’insondable qui résonne comme un aveu d’impuissance de la raison. Légitimer à nouveaux frais ce terme ancien de la pensée de l’art en l’investissant d’une compréhension scientifique permet ainsi de mieux comprendre, à rebours de tout développement sur l’inspiration divine ou la folie créatrice, en quoi produire une œuvre revient toujours à mobiliser les accidents, les étrangetés et les événements indisciplinés de son cerveau. Etre artiste n’est-ce pas en effet négocier avec sa propre contingence et accepter sa propre imprévisibilité ? Inscrit dans une réflexion de type matérialiste, le chaos, notion partiellement indéfinie sur le total indéfinissable, peut-il encore être un terme opérant pour la théorie de la création ?
A partir d’une lecture de la conclusion de Qu’est-ce que la philosophie ?, « Du chaos au cerveau », nous proposons ainsi d’aborder la notion selon trois plans : en tant que moment du processus créateur, puis en tant que trace plastique au sein de l’œuvre avant de l’envisager au cœur des processus d’individuation de l’artiste.
Lutter avec le chaos, lutter contre l’opinion
« Du chaos au cerveau », co-signé par Deleuze et Guattari, clarifie les relations de la pensée créative au système cérébral en posant ce dernier au point de convergence, voire de synthèse, de trois productions de l’esprit : la science, la philosophie et l’art. Les trois disciplines ont en commun de tirer leurs créations d’une lutte contre le chaos dans laquelle ils sont engagés, comprenons d’emblée le chaos originel des informations cognitives et affectives non traitées qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, chaos de leur économie, ainsi placées dans un flux indifférencié impossible à embrasser. Philosophie, science, art sont présentés comme les moyens par lesquels l’esprit dompte cette indifférence absolue en extrayant précisément des différences : des « variations », dont la première tire des concepts, ou des « variables » dont la deuxième extrait des fonctions. L’art exploite quant à lui des « variétés » qui « dressent un être du sensible, un être de la sensation (…) capable de redonner l’infini[6] ». Tout comme la recherche intellectuelle, le processus artistique s’envisage donc comme la mise en forme différenciée d’un continuum chaotique — la vibration sensible de la vie, le flux d’informations cognitives dans la pensée — de manière à produire ce que Deleuze appelle une « sensation ». La figure, le motif ou la forme conceptuelle d’une œuvre sont, sous leur apparente finitude, les signes sensibles (pour ne pas dire sensationnels) d’un état originellement désordonné et imprévisible du cerveau, avec lequel l’art entretient un rapport polémique : « L’art n’est pas le chaos mais une composition du chaos qui donne la vision ou sensation, (…) un chaos composé — non pas prévu, ni préconçu (…). L’art lutte avec le chaos, mais pour le rendre sensible, même à travers le personnage le plus charmant, le paysage le plus enchanté[7] ».
Que doit-on comprendre sous cette expression « lutter avec le chaos » ? Chez Deleuze, cet affrontement originel en cache en réalité un « lutter contre » plus profond qui constitue l’horizon même de la création artistique. L’artiste doit en effet lutter contre les opinions, et pour cela affronter le chaos en lui, si bien que la lutte contre le chaos est tout aussi bien une lutte avec lui contre les préjugés[8]. Le geste premier de la création artistique relève d’un délestage de toutes les protections mentales à l’aide desquelles nous mettons de l’ordre a priori dans nos idées : connecteurs logiques, relations de ressemblance, de contiguïté ou de causalité, mais également toutes les idées préconçues, les filtres affectifs et sensitifs à travers lesquels nous interprétons ordinairement le mode. La création artistique procède ainsi d’un geste de table rase, de déconstruction des réflexes de pensée et des représentations préconvenues : « Le peintre ne peint pas sur une toile vierge, ni l’écrivain n’écrit sur une page blanche, mais la page ou la toile sont déjà tellement couvertes de clichés préexistants, préétablis, qu’il faut d’abord effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos qui nous apporte la vision[9]. » Rapportée au chaos cérébral, cette position revient à accorder à l’artiste la faculté d’éprouver les dynamiques aléatoires de son cerveau et d’y puiser les moyens d’un sentir et d’un penser alternatifs et improbables. L’artiste serait d’abord celui qui sait être déstabilisé[10], remettre en cause ses certitudes et douter de ses propres sens.
De cette expérience subjective du chaos, Deleuze dit surtout la souffrance qu’elle peut engendrer :
« Rien n’est plus douloureux, plus angoissant, qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage. (…) C’est l’instant dont nous ne savons s’il est trop long ou trop court pour le temps. Nous recevons des coups de fouet qui claquent comme des artères. Nous perdons sans cesse nos idées[11] ».
Dessinée en creux, la très belle définition du geste créateur comme faculté de ne pas oublier une idée, suppose l’épreuve pour le moins inconfortable d’une crise, d’un moment proprement critique. La rencontre avec le chaos est une catastrophe temporaire du sujet qui le plonge dans un temps d’incertitude où il n’est plus tout à fait lui-même. Plus vulnérable, insatisfait, comme étranger à lui-même, le créateur traverse un temps chaotique, qui va de la simple gêne à la paralysie la plus complète.
Sur ce malaise procuré par l’expérience du chaos créateur, il me semble éclairant de rappeler les thèses d’Anton Ehrenzweig dans L’Ordre caché de l’art. Essai sur la psychologie de l’imagination artistique. L’auteur produit, dans un discours de synthèse entre psychanalyse, psychologie et philosophie, la description chronologique du processus créateur à travers trois temps, dont le premier nous paraît embrasser les contours de ce chaos initial. La première phase, inconsciente, est appelée « schizoïde » car le sujet se clive, se dissocie, se fragmente[12]. Vécue comme un éclatement des structures identitaires, elle plonge l’individu créateur dans un régime de l’accidentel qui échappe à la maîtrise de la recognition. Durant cette phase d’indifférenciation des objets psychiques, le sujet passe sans entrave de représentations en représentations par condensation et déplacement de l’énergie psychique rendue à sa labilité et à son inconsistance, à l’instar des rêves ou des hallucinations qui en sont les manifestations figurales : « notre perception gagne en fluidité et en malléabilité à mesure que nous pénétrons dans les couches les plus profondes de l’attention : rêve, rêveries, imagerie subliminale et visions rêveuses de l’état créateur[13]. » En mettant en parallèle la « lutte avec le chaos » deleuzienne et la phase schizoïde chez Ehrenzweig, nous découvrons le chaos comme terme qualificatif d’une phase préliminaire du processus créatif, qui va de la rêverie sans attention au sommeil le plus profond, au moment où les idées travaillent en dessous de la conscience.
Dans cette phase de recherche et d’introspection, l’artiste est, à l’image de son cerveau, en proie au règne du doute et de l’indécidable. Incapable de décider, donc d’affirmer un « je », il est mû par des déterminismes qu’il ne contrôle pas et qui peuvent à tout moment dévier. Loin de devoir ignorer ou éviter cette improbabilité constitutive, le créateur doit ainsi savoir exploiter son potentiel de chaos en s’ouvrant à l’accident, et aux bifurcations spontanées de son esprit, faire en partie confiance à l’imprévu tout en résistant à l’expérience de sa propre dissolution.
D’une fente l’autre : de Fontana aux synapses
Pour illustrer son hypothèse sur l’artiste en lutte contre et avec le chaos, Deleuze emprunte à D.H. Lawrence la métaphore de l’ombrelle fendue. Pour l’écrivain britannique, la tâche du poète est de percer l’écran protecteur par lequel l’homme se prémunit du chaos, l’« ombrelle », comprenons ici le plan des préjugés, de l’opinion, du préconçu et des habitudes. Non pas déchiré jusqu’à la béance, mais incisé, ce voile protecteur filtre les émanations du chaos, de manière à en faire sentir la chaleur, la puissance, tout en tenant à une distance raisonnable, suffisante pour ne pas laisser le sujet être submergé ou abîmé par lui. Ainsi canalisée, l’énergie du chaos devient en partie dicible, inscrite dans une représentation qui, à l’image du mât et des baleines de l’ombrelle, lui confère une structure minimale. A travers l’évocation de ce geste tout en retenue, Deleuze affirme une conception de l’œuvre comme symptôme de la domestication du chaos et la représentation comme faculté de le contenir en en régulant l’accès. Ni irradié par sa puissance destructrice, ni aveugle à son authenticité, l’artiste est lui-même un sécateur, un opérateur de coupes, qui négocie avec l’insécabilité du chaos.
L’image de l’artiste comme traceur de fentes trouve une parfaite incarnation plastique dans le geste de Fontana, invoqué par Deleuze quelques lignes plus bas : « Quand Fontana coupe la toile colorée d’un trait de rasoir, ce n’est pas la couleur qu’il fend ainsi, au contraire, il nous fait voir l’aplat de couleur pure à travers la fente. L’art lutte effectivement avec le chaos, mais pour y faire surgir une vision qui l’illumine un instant, une Sensation[14]. » Les tagli, ou fentes, de Fontana portent en effet à son terme une recherche plastique qui vise à crever la planéité de la représentation en introduisant une distance avec son origine, autrement dit à rendre sensible le chaos dont elle protège le public, tout en faisant signe vers lui. Fontana en parle d’ailleurs en ces termes lorsqu’il évoque une mise à distance protectrice et un « diffèrement » du sujet à l’égard de ce chaos sur lequel ses œuvres ouvrent une mince fenêtre. Souvent sous-titrées attesta (« attente »), les fentes posent les conditions d’une relation sereine à la représentation qui, sans faire l’économie de la rencontre avec le chaos, ramène cette dernière à la structure minimale qui permet l’appréhension sensible de son infinité. Lorsque Fontana décrit l’expérience de ses toiles, il confie d’ailleurs être comme délivré de sa propre histoire, rendu à un état contemplatif qui le saisit et lui donne une certaine idée de l’infini: « Quand je m’assois devant une de mes fentes, à la contempler, j’éprouve soudainement une grande détente de l’esprit, je me sens un homme libéré de l’esclavage de la matière, un homme qui appartient à l’étendue du présent et du futur[15]. »
Nombre de commentateurs ont insisté sur la correspondance poétique, formelle de cette fente avec un sexe féminin. Si ce rapprochement est parfaitement fondé, eu égard notamment aux travaux immédiatement antérieurs de Fontana sur les entrejambes féminins, reste qu’il paraît trop restrictif d’en faire l’expression d’un seul désir érotique. On peut d’ailleurs aisément reconnaître que la fente vulvaire que dessine Fontana joue parfois très franchement de l’ambiguïté entre un accouchement et un acte charnel, appuyant la référence à une matrice finalement plus génitale que sexuelle. Forme symbolique de l’origine de l’homme et de la représentation, la fente de Fontana exprime l’expérience d’un sujet confronté aux limites de sa propre représentation. En abolissant l’autorité du cadre, physique et mental, elle invite le spectateur à prendre conscience de l’expérience infinie sous-tendue dans la perception de toute œuvre d’art.
A travers ces deux images de la fente, poétique chez Lawrence et plastique chez Fontana, Deleuze semble articuler l’abstrait au concret, le mental au matériel, autorisant un glissement de la métaphore psychologique vers une biologie de l’art. Et si le « concept spatial » de Fontana (comme il qualifie son geste) ou la métaphore de Lawrence relevaient d’une même intuition du fonctionnement micro-physiologique de la création ? L’image de la fente n’est-elle qu’une heureuse coïncidence ou relève-t-elle d’une sensibilité, plus ou moins consciente, à l’économie cérébrale du processus créateur ? Nous proposons ici de prolonger l’analogie suggérée par Deleuze en rapprochant plus franchement ces deux fentes d’un troisième type, synaptique cette fois, et ainsi opérer un glissement du poétique au biologique, de la métaphore à l’analogie.
A mots à peine couverts, il me semble que Deleuze partage au moins partiellement cette interrogation lorsqu’il ose cette hypothèse : « Si les objets mentaux de la philosophie, de l’art et de la science (c’est-à-dire les idées vitales) avaient un lieu, ce serait au plus profond des fentes synaptiques, dans les hiatus, les intervalles et les entre-temps d’un cerveau inobjectivable, là où pénétrer pour les chercher serait créer[16]. » L’idée énoncée en creux convient d’une communauté de signification entre le chaos cérébral et le chaos créateur des poètes qui convergent dans l’organique. Créer dit Deleuze, c’est mobiliser les vides, les interstices, les hiatus et les écarts inscrits à même l’organisation du cerveau. La présence de dynamiques chaotiques dans les espaces synaptiques est d’ailleurs confirmée par la neurobiologie qui montre aujourd’hui combien la discontinuité des trajectoires de l’influx nerveux et des transmissions de neuromédiateurs est l’indice d’un fonctionnement probabiliste du système cérébral. Ainsi, bien que de même type et présents sur la même synapse, deux canaux ioniques peuvent ou non laisser passer les ions sous leur contrôle selon leur potentiel de membrane, de même deux vésicules synaptiques transportant les mêmes neurotransmetteurs n’en délivrent pas les mêmes quantités, tout comme deux neurones de même type, soumis aux mêmes stimulations, intègrent une composante aléatoire liée à l’interaction entre la complexité des réactions biochimiques possibles et les régulations génétiques intracellulaires.
Aussi, au même titre que l’incision dans l’ombrelle de Lawrence ou de la coupe de Fontana, ces millions de fentes installent des « vides critiques », comme les appelle le philosophe, dessinant une topologie du chaos créateur, un réservoir psycho-organique dans lequel l’artiste puise pour créer.
Chaos déterministe et neuroplasticité de l’artiste
Le repositionnement du chaos au cœur de l’économie cérébrale a pour conséquence directe de l’inscrire dans la durée, dans les processus du perpétuel auto-engendrement par lesquels se construit la personnalité d’un individu. Cette dernière partie propose de porter un regard plus global que local sur la création, et d’envisager le chaos au niveau de l’individuation artiste, comme un mode sa construction identitaire. Sans jamais citer expressément la neuroplasticité qui ne bénéficie pas en 1991 de la même publicité qu’aujourd’hui, Deleuze semble pourtant faire des processus neuroplastiques les témoins d’une « persistance du chaos » en-deçà et au-delà du seul moment de création :
« Ce sont les opérations de bifurcation et d’individuation : si les états des choses leur sont soumis, c’est parce qu’ils sont inséparables de potentiels qu’ils empruntent au chaos lui-même, et qu’ils n’actualisent pas sans risque d’être disloqués ou submergés. (…) Le cerveau ne cesse de constituer des limites qui déterminent des fonctions de variables dans des aires particulièrement étendues ; les relations entre ces variables (connexions) présentent d’autant plus un caractère incertain et hasardeux, non seulement dans les synapses électriques qui témoignent d’un chaos statistique, mais dans les synapses chimiques qui renvoient à un chaos déterministe[17]. »
Le chaos déterministe se manifeste par un comportement non-périodique lié à l’instabilité d’un système dynamique, à sa non-linéarité, aux phénomènes de résonances, c’est-à-dire aux interactions mutuelles qui à force d’être répétées déforment les trajectoires de l’influx nerveux. Cette instabilité cérébrale tient à la faculté neuroplastique que l’on peut définir à grands traits comme capacité à reconfigurer, au niveau synaptique, ses cartes, ses réseaux et l’efficacité des transmissions, et à créer, au niveau neuronal, de nouvelles cellules nerveuses ou à leur faire changer de fonction. Elle répond à trois fonctions : le développement (durant la croissance et la maturation), l’adaptation (acquise sous l’effet des relations constantes à l’environnement) et la réparation (activée à l’occasion de blessures, de lésions). La faculté plastique d’individuation, qui s’appuie sur sa mobilité constitutive, rend le cerveau en partie imprévisible et ses réponses fluctuantes. Chaque information nouvelle a en effet un impact global sur les dynamiques de fond du cerveau, qui perdure bien au-delà du seul moment de la stimulation, comme une déflagration constante. Pour prendre la mesure du phénomène, il faut avoir à l’esprit qu’une seule cellule pyramidale du cortex, reliée à environ dix mille autres neurones, reçoit en moyenne soixante-dix mille impulsions électriques par seconde. Les processus de frayage mnésique — le fait que l’expérience laisse des traces neuronales et synaptiques — rendent ainsi l’humain proprement incommensurable, irréductible à une législation strictement mécaniste, à une chaîne de causalité finie, et l’ouvrent à une infinité de destins possibles.
La figure du créateur doit être ainsi envisagée à l’image de son cerveau, positionné lui aussi entre chaos et déterminisme. Si l’on a tendance à associer l’individuation à des processus de stabilisation (les habitudes, les persistances, l’identité à soi), Deleuze en lecteur de Simondon rappelle que la plasticité d’un individu est toujours sous-tendue par sa métastabilité[18], que l’apparent équilibre de l’identité cache toujours une organisation ouverte à l’accident : « Sans doute le chaos est-il caché par le renforcement des frayages générateurs d’opinion, sous l’action des habitudes ou des modèles de recognition ; mais il se fera d’autant plus sensible si l’on considère au contraire des processus créateurs et les bifurcations qu’ils impliquent. »[19] Chez le créateur, la conscience de cette balance dialectique entre déterminismes et logiques de l’imprévu doit l’inciter à se rendre disponible à la bifurcation, aux nouveaux frayages, à laisser libre cours aux mécanismes de sa neuroplasticité.
A l’image de sa faculté cérébrale, avec qui elle a destin lié, le chaos déterministe, à la croisée de l’ordre et de l’entropie, indique la possibilité d’un ordre aléatoire formateur, sur lequel potentialise l’artiste. Du chaos, l’artiste doit ainsi savoir conserver cette sensibilité exceptionnelle à son environnement, à ses conditions initiales, à cette curiosité qui le rend plus susceptible qu’un autre de produire du nouveau, de l’inconcevable. La conscience de son propre chaos doit également le mener à toujours lutter contre ses propres convictions, ses opinions, ses préjugés et à s’aménager des moments de doute, de perte de lui-même sans pour autant considérer ces phases comme des défaites. Pour autant, l’artiste ne doit pas être complètement labile, liquide ou en constante métamorphose. Prendre soin de sa plasticité, en avoir cure, cela signifie être assez malléable pour s’ouvrir au changement, mais aussi assez solide pour être consistant. L’artiste est donc également déterminé par les habitudes qu’il prend et qui forgent ses convictions intimes, son engagement personnel, sa perception, sa culture mais aussi son style.
Conclusion
L’évocation des neurosciences par Deleuze à la fin de sa vie soutient un rapprochement épistémique entre philosophie et sciences naturelles, ici autour du « chaos déterministe ». Apte à décrire un modèle de pensée qui coupe court à tout réductionnisme, la notion permet de saisir, de manière plus convaincante que le mythique désordre absolu ou que le poétique « chaosmos » de Joyce, pourtant cité par Deleuze[20], les contradictions inhérentes au moment créateur comme à l’autopoïèse de l’artiste. Trop souvent absente de nos dictionnaires d’esthétique contemporains, la notion de « chaos » accolée à celle de déterminisme représente cependant un concept-clef dans la compréhension de l’activité plastique en général, que celle-ci relève de la biologie ou de l’art.
En tant qu’immense matrice de plasticité, en constante reconfiguration, le cerveau peut ainsi constituer, aux yeux de Deleuze tout du moins, une image de la création. L’étude de sa dimension chaotique permet ainsi au philosophe de tirer, en filigrane, une définition quasi prescriptive de l’attitude créatrice : créer revient dans Qu’est-ce que la philosophie ? à sauver les objets affectifs ou cognitifs de l’indifférence (ne pas perdre ses idées), à figer l’infini dans une sensation, à potentialiser son hypersensibilité à l’environnement (autrement dit les variations aux conditions initiales), à se méfier des idées trop fluides (lutter contre les opinions), à occuper les interstices et les vides entre les idées (les hiatus et interstices) et encore à prendre en compte les bifurcations synaptiques qui agissent sous les habitudes neuronales. A l’image de cet organe arborescent, décentré et sans hiérarchie, le créateur détermine une forme artistique sans être lui-même complètement soumis à une législation. Au seuil du chaos et de l’ordre, le plasticien, opérateur de sa propre plasticité, est celui qui plus que tout autre confronte son cerveau à sa propre infinité.
Bibliographie
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[1] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, in Wotling P. (dir.), Œuvres-Friedrich Nietzsche, traduit de l’allemand par G. Bianquis, Paris, Flammarion, 2003, p. 334.
[2] Nous pensons ici de toute évidence à la Théogonie d’Hésiode qui préfigure le chaos primitif des physiciens, comme aux Métamorphoses d’Ovide, jusqu’aux livres des religions monothéistes, même si le modèle ex nihilo diffère quelque peu de l’idée de chaos princeps, mais on peut également se référer aux cultes égyptiens ou hindoues.
[3] Deleuze opère ce renversement en passant de l’interprétation nietzschéenne du chaos comme forme principielle de l’éternel retour dans Différence et répétition au chaos probabiliste des scientifiques dans Qu’est-ce que la philosophie ?.
[4] Deleuze se réfère aux ouvrages de Benedict D. Burns, The Uncertain Nervous System (London, Arnold, 1968) et de Steven P. Rose, Le Cerveau conscient (traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par M. Boris, Paris, Seuil, 1975).
[5] Pour une histoire de cette résurgence du chaos dans les discours scientifiques, nous renvoyons aux travaux de David Ruelle ou James Gleick sur la théorie du chaos comme nouveau paradigme. Pour son application aux neurosciences, Henri Korn ou Agnessa Babloyantz fournissent de précieuses indications (ouvrages cités dans la bibliographie proposée en fin d’article).
[6] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 190.
[7] Ibid., p. 192.
[8] « la lutte avec le chaos n’est que l’instrument d’une lutte plus profonde contre l’opinion, car c’est de l’opinion que vient le malheur des hommes », ibid., p. 194. Cette position rejoint celle énoncé dans la conférence « Qu’est-ce que la création ? » donnée à la Femis le 17 mai 1987 dans laquelle Deleuze pose que l’art est « résistance », au titre de « contre-information » (texte intégral consultable en ligne : https://www.webdeleuze.com/textes/134).
[9] Ibid., p. 192.
[10] D’où le risque véritable de sombrer dans la déstabilisation absolue, la folie.
[11] Ibid., p. 189.
[12] Elle correspond à ce que la psychanalyse rassemble sous la catégorie des « processus primaires »
[13] Anton Ehrenzweig, L’Ordre caché de l’art. Essai sur la psychologie de l’imagination artistique, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par F. Lacoue-Labarthe et C. Nancy, Paris, Gallimard, « Tel », 1974, p. 124.
[14] Op. cit., p. 192.
[15] Inscrit sur une cimaise de l’exposition rétrospective « Fontana » au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris du 24 avril au 25 août 2014.
[16] Ibid., p. 197.
[17] Ibid., p. 203.
[18] Terme simondonien qualifiant une nature différentielle de deux potentiels dans un même système, constamment pris entre des moments de stabilités et d’autres de déphasage, de mise en tension.
[19] Ibid., p. 204.
[20] Ibid., p. 192.
Citer cet article
Florian Gaité, « Chaos cérébral et création artistique. De Deleuze aux neurosciences », [Plastik] : Créations, cerveaux, infinis #08 [en ligne], mis en ligne le 21 mai 2019, consulté le 30 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2019/05/21/chaos-cerebral-et-creation-artistique-de-deleuze-aux-neurosciences/