Plasticité cérébrale et néoneurogenèse : un voyage mental infini ?
Marion Noulhiane
Nr 08 . 21 mai 2019
Table des matières
L’aptitude des individus à adapter leur comportement en réponse à des changements de l’environnement implique que le cerveau puisse se modifier continuellement au cours de la vie. Cette capacité est rendue possible par la plasticité cérébrale qui se définie comme la faculté du cerveau à se réorganiser, à former de nouvelles connexions entre les neurones, et/ou de nouveaux neurones, de nouvelles fonctions pour ces neurones. La plasticité cérébrale est essentielle dans les fonctions d’apprentissage et de mémorisation. Apprentissage et mémoire sont des fonctions cognitives qui renvoient à l’acquisition de nouvelles compétences ou qui impliquent des modifications de compétences antérieures. Elles permettent à l’individu de réagir aux situations qu’ils rencontrent dans son environnement. Cette capacité d’adaptation comportementale se reflète par la formation de « traces mnésiques » qui représentent en mémoire les informations acquises par le passé. Ces « traces », également dénommées « engrammes » entrainent des remaniements des réseaux neuronaux sous tendus par la plasticité cérébrale. Ces remodelages, perpétuellement présents tout au long de notre vie, sont la clef de voûte de nos apprentissages et de nos souvenirs.
La relation entre plasticité cérébrale, apprentissage et mémoire remonte à l’Antiquité. Depuis, de nombreux travaux expérimentaux sont venus confirmer que la mise en mémoire des informations était en étroite dépendance avec la plasticité cérébrale au niveau des modifications synaptiques structurelles et fonctionnelles ainsi qu’au niveau des connexions au sein des réseaux neuronaux (Ramon y Cajal, 1894 ; Defelipe, 2006 ; Hebb, 1949 ; Kandel, 1970 ; Kandel & Kupfermann, 1970 ; Bliss & Limo, 1973 ; Bailey & Kandel, 1993 ; Moser, 1999). Au-delà des mécanismes de plasticité au niveau de la synapse, et contrairement au dogme qui a longtemps prévalu selon lequel la neurogenèse est un phénomène circonscrit à la période embryonnaire et post-natale, la genèse de nouveaux neurones dans un cerveau mature est plus récemment apparue comme un mécanisme de plasticité qui joue aussi un rôle crucial dans les processus mnésiques.
Les premières données sur la néoneurogenèse datent des années 60[1] mais elles restèrent longtemps ignorées. Au début des années 90, un ensemble de découvertes contribua à l’écroulement du dogme, notamment la mise en évidence d’une neurogenèse abondante chez le canari adulte en lien avec le chant saisonnier (pour revue, voir Nottebohm, 2002). La neurogenèse désigne l’ensemble du processus de création d’un neurone fonctionnel du système nerveux à partir d’une cellule souche. On distingue la neurogenèse précoce et la neurogenèse tardive (ou néoneurogenèse). La neurogenèse précoce correspond à la formation des neurones pendant la période embryonnaire. L’existence de la neurogenèse dans un cerveau mature, dénommée néoneurogenèse, est aujourd’hui admise chez plusieurs espèces animales dont les mammifères, y compris l’Homme, principalement dans deux aires cérébrales : le bulbe olfactif et le gyrus denté (GD) de la formation hippocampique (FH). Dans la suite de cet article, nous nous focaliserons sur la néoneurogenèse hippocampique et ses relations avec les processus mnésiques.
Néoneurogenèse hippocampique et trace mnésique
L’étude du rôle de la néoneurogenèse dans les processus mnésiques a pris son essor au cours des quinze dernières années au moyen de l’utilisation de différents modèles de blocage de la néoneurogenèse ou en analysant la dynamique de recrutement des nouveaux neurones dans différentes tâches de mémoire. A ce jour, de nombreux travaux mettent en évidence une relation étroite entre la production et l’intégration fonctionnelle de nouveaux neurones et les fonctions mnésiques[2].
Alors que la néoneurogenèse a récemment été décrite dans le gyrus denté (GD) de la formation hippocampique (FH)[3], il est largement reconnu que la FH est une région cérébrale clé dans l’apprentissage et certains systèmes mnésiques, notamment lors d’une intégration des informations dans le temps et l’espace, telles que la mémoire spatiale, largement étudiée chez l’animal, ou la mémoire épisodique, plus spécifique à l’Homme.
Plusieurs études chez l’animal ont permis de rendre compte d’une corrélation entre le niveau de néoneurogénèse du GD et les performances mnésiques. Toutefois, le lien de causalité reste à établir et différents facteurs doivent être pris en compte tels que l’âge des nouveaux neurones au moment de la tâche, la tâche utilisée (mémoire spatiale, mouvement volontaire etc.), sa difficulté ainsi que la qualité de l’apprentissage : ils constituent des facteurs importants de l’effet de pro-survie de l’apprentissage. Ainsi, l’âge de maturation des nouveaux neurones est un facteur crucial : c’est au cours de leur période critique de maturation, et plus particulièrement autour de deux à quatre semaines après leur naissance, que les nouveaux neurones hippocampiques sont plus sensibles aux stimuli de l’environnement et susceptibles de participer aux processus mnésiques dépendants de l’hippocampe. Durant cette période critique, les nouveaux neurones, sélectionnés pour survivre ou mourir, présentent d’ailleurs des caractéristiques électrophysiologiques particulières, notamment une hyperexcitabilité et une capacité accrue de plasticité synaptique qui pourraient permettre leur recrutement préférentiel au cours de l’apprentissage et lors de la consolidation mnésique.
Par ailleurs, les différentes phases d’un apprentissage (acquisition puis consolidation) peuvent entrainer des effets opposés sur la survie de populations neuronales distinctes[4]. En accord avec certains auteurs, la prolifération de cellules progénitrices ne serait influencée qu’en fin d’apprentissage, une fois la tâche maitrisée, afin de favoriser des apprentissages ultérieurs. Au contraire, la phase d’acquisition favoriserait plutôt la survie des cellules âgées d’une semaine. Les données actuelles suggèrent que la formation des traces mnésiques hippocampiques aurait un double effet sur la survie des nouveaux neurones du GD : (i) soit leur élimination lorsqu’ils sont très immatures, (ii) soit leur survie lorsqu’ils ont atteint un niveau critique de maturation, suggérant une sélection des nouveaux neurones en fonction de leur âge et des ressources cognitives allouées par la tâche. Le recrutement des nouveaux neurones pendant une période critique au cours de leur maturation semble être un facteur déterminant.
Amnésie infantile et mémoire épisodique de l’enfant
L’étude de la néoneurogenèse chez l’homme reste complexe. Toutefois, une étude récente chez le rongeur montre comment un excès de neurogenèse pendant la période périnatale pourrait expliquer, au moins en partie, le phénomène d’amnésie infantile[5]. L’objectif des auteurs était de déterminer la relation entre la période de néoneurogenèse la plus active durant les premières années de notre vie et le fait que les souvenirs les plus anciens soient effacés. Paradoxalement, il conviendrait en effet que la production de nouveaux neurones accroisse la formation des souvenirs. Selon les auteurs, la réorganisation neuronale au cours des premières années de la vie aurait pour effet positif d’effacer les anciens souvenirs, réduisant ainsi l’interférence et augmentant la capacité de former de nouveaux souvenirs. Afin de tester cette hypothèse, les auteurs ont mis en place un paradigme dans lequel des souris, jeunes et âgées, mémorisaient un lieu (une roue d’exercice) associé à de légers chocs électriques. Alors que les plus jeunes consolident cette information sur 24h, les plus âgées la retiennent durant plusieurs semaines. Le contrôle de la néoneurogenèse au moyen d’agents pharmacologiques chez les jeunes souris entraine une meilleure rétention des souvenirs chez lesquelles le niveau élevé habituel de néoneurogenèse hippocampique a été inhibé (reproduisant ainsi la stabilité du circuit normalement observée chez les souris adultes), et une diminution chez la souris âgée chez laquelle le niveau de néoneurogenèse a été stimulé (reproduisant ainsi les conditions normalement observées chez les souris plus jeunes). Les auteurs ont alors démontré une relation entre diminution de la néoneurogenèse et augmentation de la consolidation mnésique et, inversement, diminution de la consolidation mnésique lorsque la néoneurogenèse augmente.
Ces données apportent des éléments pertinents pour clarifier le développement de la mémoire épisodique chez l’enfant. La mémoire épisodique se définit comme le système mnésique qui permet la récupération des événements accompagnés de leurs détails temporels et spatiaux uniques dans leur contexte initial. Elle permet le voyage mental dans le temps, depuis le passé, le présent et la projection vers le futur et s’accompagne d’une reviviscence des événements lors de leur récupération, c’est-à-dire d’une conscience autonoétique[6]. Elle contribue à construire l’histoire personnelle d’un individu et son identité. Chez l’enfant, le développement de la mémoire épisodique se révèle par différentes phases : amnésie infantile (2-3 ans) marquée par l’absence de récupération de souvenirs épisodiques, amnésie de l’enfant (5-6 ans) caractérisée par la récupération de souvenirs éparses avec peu de détails épisodiques puis émergence de la mémoire épisodique[7]. Le mécanisme de néoneurogénèse permettrait-il aux nouveaux souvenirs de chasser les vieux souvenirs ? Ces résultats suggèrent que l’oubli est mécanisme mnésique important pour la formation de nouveaux souvenirs ainsi que le voyage mental dans le temps.
Conclusion
L’ensemble des études réalisées sur les relations entre processus mnésiques et néoneurogenèse hippocampique souligne le rôle crucial de cette dernière dans les différentes étapes de la formation des souvenirs dépendants de l’hippocampe. A ce jour, il apparaît assez évident que la formation, la sélection et le recrutement de nouveaux neurones hippocampiques à des moments clés de leur maturation et en fonction des différentes phases de l’apprentissage interviennent dans l’encodage et la consolidation des souvenirs dépendants de l’hippocampe, et ce d’autant plus que les ressources cognitives allouées à la tâche sont importantes. La régulation de l’intervention des nouveaux neurones apparaît comme un véritable mécanisme adaptatif nécessaire à de nouvelles acquisitions et à la consolidation des souvenirs.
Bibliographie
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[1] Cf. Joseph Altman, « Autoradiographic Investigation of Cell Proliferation in the Brains of Rats ans Cats », The Anatomical Record, n°145, 1963, p. 573-591 ; Joseph Altman, « Autoradiographic and histological studies of postnatal neurogenesis. IV Cell proliferation and migration in the anterior forebrain, with special reference to persisting neurogenesis in the olfactory bulb », Journal of Comparative Neurology, n°137, 1969, p. 433-458 ; Joseph Altman et Gopal D. Das, « Autoradiographic and Histological Evidence of Postnatal Hippocampal Neurogenesis in Rats », Journal of Comparative Neurology, n°124, 1965, p. 319-336.
[2] Pour une revue complète, voir A. Gros, A. Veyrac et S. Laroche, « Cerveau et mémoire : des nouveaux neurones pour se souvenir », Biologie Aujourd’hui, n°209, vol. 3, 2015, p. 229-48.
[3] P.S. Eriksson, E. Perfilieva, T. Björk-Eriksson, A.M. Alborn, C. Nordborg, D.A. Peterson et F.H. Gage, « Neurogenesis in the adult human hippocampus », Nature Medicine, n°11, vol. 4, 1998, p. 1313-1317 ; D.N. Abrous, M. Koehl, et M. Le Moal, « Adult neurogenesis : from precursors to network and physiology », Physiological Reviews, n°85, 2005, p. 523-569.
[4] D. Dupret, A. Fabre, M.D. Döbrössy, A. Panatier, J.J. Rodriguez, S. Lamarque, V. Lemaire, S.H.R. Oliet, P.-V. Piazza et D.N. Abrous, « Spatial learning depends on both the addition and removal of new hippocampal neurons », PLoS Biology, août 2007, e214.
[5] Cf. K.G. Akers, A. Martinez-Canabal, L. Restivo, A.P. Yiu, A. De Cristofaro, H.L.L. Hsiang, A.L. Wheeler, A. Guskjolen, Y. Niibori, H. Shoji, K. Ohira, B.A. Richards, T. Miyakawa, S.A. Josselyn et P.W. Frankland, « Hippocampal neurogenesis regulates forgetting during adulthood and infancy », Science, n°344, 2014, p. 598-602.
[6] Cf E. Tulving, « How many memory systems are there ? », The American Psychologist, n°40, 1985, p. 385-398.
[7] Cf N.S. Newcombe, M.E. Lloyd et K.R. Ratliff, « Development of episodic and autobiographical memory : a cognitive neuroscience perspective », Advances in Child Development and Behavior, n°35, 2007, p. 37-85 ; T. Riggins, « Longitudinal investigation of source memory reveals different developmental trajectories for item memory and binding », Developmental Psychology, n°50, 2014, p. 449-459.
Citer cet article
Marion Noulhiane, « Plasticité cérébrale et néoneurogenèse : un voyage mental infini ? », [Plastik] : Créations, cerveaux, infinis #08 [en ligne], mis en ligne le 21 mai 2019, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2019/05/21/plasticite-cerebrale-et-neoneurogenese-un-voyage-mental-infini/