Cinéma documentaire en terres bureaucratiques : observation participante et non participante dans la mise en espace et en images des politiques bureaucratiques frontalières
Coline Rousteau
Nr 17 . 24 septembre 2025
Table des matières
Introduction
« Bentham’s Panopticon, Weber’s Iron Cage, Kafka’s Castle – since the beginning of the modern era, these buildings have darkened our skyline. Even as the crowds were tearing down the Bastille, that monument to tyranny, officials were busy erecting still more formidable institutions from which to tax and spend, protect and serve, discipline and punish. Shut your eyes for a moment and summon up images of the interiors: the waiting rooms, hallways, doorways, and offices where clerks sit writing, copying, calculating, or staring off into space. Memos, forms, files, registers spilling out of desks, drawers, shelves, cabinets1 »
Le constat est sans appel, le parcours administratif et juridique de la demande d’asile – en France, à tout le moins – cristallise de multiples « frontières intérieures2 » – juridiques, bureaucratiques, intimes – qui demeurent pourtant extrêmement invisibilisées. Formulaires papier et en ligne, appels téléphoniques, files d’attente, courriers, rendez-vous, entretiens, éventuel recours à la Cour Nationale du Droit d’Asile, etc., The Demon of Writing domine indéniablement les procédures de demande d’asile. Si beaucoup de réflexions ont été menées sur le tropisme de la frontière en tant que « spectacle3 » (De Genova, 2002 ; 2013), c’est-à-dire à la mise en évidence de l’illégalité et de la déportabilité des exilé.es, ainsi que celui des « Mediterranean Crisis-Scapes4 », il apparaît crucial de réfléchir aux angles morts de la représentation des mouvements transnationaux, des carrières et expériences vécues des personnes exilées. Alexis Spire, notamment, s’est intéressé à l’asile au guichet5 en France, sociologie des actes administratifs pris au niveau de l’interaction entre les fonctionnaires « de terrain » et le public ciblé. De fait, faire l’expérience des guichets de l’immigration constitue l’un des moments-clés du parcours de la demande d’asile, et incarne – symboliquement du moins – la confrontation de deux mondes : celui des usager.es – en l’occurrence extrêmement précarisé.es puisque dans l’attente d’une reconnaissance légale de leur existence et de leur droit à résider dans un territoire donné – et celui d’une Street–Level Bureaucracy6 – celle de la migration – elle-même très précarisée7. Si loin, si proche : bien que l’imaginaire de la bureaucratie nous soit relativement familier, la bureaucratie de la migration est néanmoins caractérisée par une certaine insularité dans la mesure où il est extrêmement difficile d’y accéder et où les personnes qui y travaillent sont tenues au secret professionnel. Se rendre en terres bureaucratiques, si l’on peut dire, est donc un exercice assez ardu.
Se pose dès lors nécessairement la question des modes d’enquête (artistiques ?) mobilisés par les artistes et cinéastes ayant souhaité appréhender ce ou ces terrains de recherche. Qu’il s’agisse de mises en scène audiovisuelles fondées sur le mode expositif (c’est-à-dire que le dispositif de tournage doit être doit être le moins interventionniste possible), ou bien ou de mises en scène relevant du mode interactif ou performatif, voire des modes poétique ou réflexif8, celles-ci sont bien entendu significatives des modes d’accès, ou de non accès, aux terrains. Outre la question de l’accès, ces différentes mises en scène témoignent de la façon dont les cinéastes se situent, se positionnent relativement à leur terrain d’enquête : intervenir ou ne pas intervenir, notamment, dont l’équivalent sociologique serait observation participante, ou non participante. Notre analyse se concentrera, à travers une analyse critique de différents films documentaires français réalisés pour la plupart après ladite « crise des réfugiés » de 2015, sur les modalités de mise en scène audiovisuelle des politiques bureaucratiques frontalières. À notre connaissance, le seul projet audiovisuel ayant filmé « sur » le terrain de l’administration française de la migration est un film télévisuel, diffusé sur la chaîne Public Sénat en 2017 : Officier du droit d’asile de Pierre-Nicolas Durand.
Dans l’optique de développer une réflexion sur l’articulation entre le rapport au terrain d’enquête des cinéastes et les différentes mises en scène audiovisuelles des politiques bureaucratiques frontalières, il s’agira dans un premier temps de tenter de circonscrire conceptuellement ce que nous entendons par bureaucratie de la migration et frontière au guichet, dans un contexte marqué par une bureaucratisation croissante des administrations publiques, ainsi qu’un contrôle accru aux frontières extérieures comme intérieures9. Nous employons délibérément le terme bureaucratie, plutôt qu’administration, en référence aux écrits de David Graeber et de Michael Lipsky sur la Street-Level Bureaucracy10, qui nous semblent rendre mieux compte des évolutions structurelles de la bureaucratie à l’ère néo-libérale. Il s’agira dans un second temps de développer une analyse critique du film Is it a True Story Telling11 ? (Simon, Clio, 2018), lequel déploie un dispositif poétique d’écoute de témoignages d’expériences vécues, centré sur les street-level bureaucrats de la migration – en l’occurrence les agents officiers de protection de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides – et un juge assesseur de la Cour Nationale du Droit d’Asile. Enfin, nous nous intéressons aux films Lundi prochain (Yaelle Kung, 2016), Les portes d’Arcadie (Carole Grand, 2015) et La Permanence (Alice Diop, 2016) qui exposent des situations de militantismes de guichet12 en intervenant le moins possible. Ces différents films témoignent de ce que peut être une esthétique du guichet de la migration, c’est-à-dire une esthétique nécessairement limitée dans son champ de vision, ces frontières du regard résonnant étrangement avec la réalité matérielle des politiques bureaucratiques frontalières.
Cinéma documentaire en terres bureaucratiques (de la migration)
D’après les investigations d’Alexis Spire en 200813, lors de recherches sur le terrain effectuées au sein des services d’immigration en France et dans un consulat d’un pays africain, il est courant de ne pouvoir accéder aux administrations s’occupant des questions d’immigration. Lorsque l’on fait une rapide recherche sur la base de données film documentaire14, on constate que là où il y a 1988 films références sous le hashtag « Immigration », il n’y a que 100 films référencés sous le hashtag « Institution administrative ». Quant aux films qui associent le hashtag « institution » et le hashtag « immigration », il n’en reste plus que 20. Parmi les films documentaires français et allemands récents qui conjuguent questions migratoires et questions administratives, nous pouvons citer des films aussi divers qu’Europe, de Philip Scheffner et Merle Kröger (2022), Face aux migrants : à la frontière des Alpes, d’Arnaud Mansir, Philippe Pichon et Thomas Johnson, (2020), ou encore It’s a Long Way from Amphioxus de Kamal Aljafari (2019).
Il apparaît dans un premier temps nécessaire de balayer rapidement les différentes appréhensions conceptuelles de la bureaucratie, et ce plus spécifiquement au regard de la bureaucratie de la migration. L’acception première qui nous vient à l’esprit lorsqu’il est question de bureaucratie relève du sens commun et du langage populaire : celle-ci fait écho à une supposée lenteur et lourdeur des tâches administratives, et aux complications inutiles que subiraient les citoyen.ne.s au quotidien lorsque ceux.celles-ci doivent déclarer leurs revenus, prendre des assurances, remplir des formulaires, téléphoner pendant des temps démesurément longs pour obtenir une information qui finalement ne s’avérera pas utile, etc. Définie par les sciences politiques et les sociologues, la bureaucratie est considérée comme le gouvernement par les bureaux, « c’est-à-dire par un appareil d’État constitué de fonctionnaires nommés et non pas élus, organisés hiérarchiquement et dépendant d’une autorité souveraine. Le pouvoir bureaucratique, dans ce sens, implique le règne de l’ordre et de la loi, mais, en même temps, un gouvernement sans la participation des citoyens15. » La bureaucratie pose dès lors nécessairement la question de l’adhésion politique, de la part des citoyen.ne.s, à un certain mode d’exercice de l’autorité publique. Depuis la fin des années 1970, toutefois, la bureaucratie se verrait partiellement supplantée, dans le cadre d’un monde postindustriel, par le New Public Management, les formes bureaucratiques et la rationalisation des tâches étant considérées comme inefficaces dans une société qui n’est plus celle des Trente Glorieuses. La critique adressée par James Buchanan et David Tullock vis-à-vis des organisations d’État est la suivante : les différents programmes d’État donnant naissance à des agences et administrations sont destinés à recueillir les suffrages des citoyens en vue des élections suivantes.
C’est pourquoi, ces organisations ne pourraient pas prendre le risque de dilapider les ressources et d’être inefficaces, d’où l’alignement de leur fonctionnement sur la logique managériale du privé : rationalité, efficacité =ar l’incitation, introduction des outils de mesure de performance et objectifs chiffrés16.
Le rôle des agents administratifs au sein des politiques migratoires, bureaucrats en anglais – le terme bureaucrates étant teinté d’une vision très péjorative en français – a été relativement peu étudié en dépit de l’importance de leur pouvoir discrétionnaire à l’égard des demandeurs et demandeuses d’asile, comme l’a montré Alexis Spire dans son analyse de la « politique du guichet17 ». La Street-Level Bureaucracy a été définie par Michael Lipsky comme une forme d’interférence entre la façon dont les travailleurs et travailleuses du service public exécutent leur travail et fonctionnent de facto comme des policy-makers (décideurs politiques), et le fait que ces mêmes personnes manquent de temps, d’informations et de ressources juridiques, de telle sorte qu’elles ne sont pas à même de correspondre pas aux normes les plus élevées de prise de décision. Les street-level bureaucrats jouent en outre un rôle de « shock-absorbers » – littéralement, « amortisseurs », que nous traduisons par le terme d’individus-tampons – car ils.elles sont des agents intermédiaires et ont un pouvoir discrétionnaire significatif.
Couplée à la croissance d’une Street-Level Bureaucracy de la migration influencée par un contexte politique et économique néolibéral, la bureaucratie de la migration souffre, selon Alexis Spire, d’un manque de considération symbolique et de conditions matérielles de travail très précaires. Elle apparaît comme étant au plus bas de l’échelle symbolique et sociale de l’administration française : « La valeur d’un guichet étant proportionnelle au prestige des personnes qu’il accueille, les fonctionnaires de l’immigration se trouvent en quelque sorte déclassés par le déclassement des étrangers qui se pressent aux portes des préfectures18. » En outre, la frontière au guichet « assigne à l’étranger une position de sujet déférent et elle matérialise la relation de domination bureaucratique dans laquelle le street-level bureaucrat a un pouvoir monopolistique et unidirectionnel ainsi qu’une influence énorme sur la vie des usagers, en raison de l’importance des décisions qu’il prend19 ».
Si l’on considère le rôle significatif des politiques bureaucratiques frontalières dans les carrières des demandeur.ses d’asile, composées notamment par le pouvoir discrétionnaire des street-level bureaucrats, il nous paraît d’autant plus pertinent de questionner la sous-représentation de ces sujets dans le champ cinématographique. Ces différents constats nous amènent à nous interroger sur les modalités de mise en scène audiovisuelles de la question de la frontière au guichet20, ou plus largement de la bureaucratie de la migration, alors même qu’il s’agit d’un terrain qui se caractérise avant tout par son inaccessibilité. Cette première question en amène simultanément une autre : de quelle manière est-il possible d’analyser ou d’appréhender des films et des œuvres qui traitent de de ce type de sujets, sans avoir un accès direct au(x) terrain(s) ?
Une esthétique liminale
Dans la série télévisée Severance, ou Dissociation, diffusée depuis le 18 février 2022 sur Apple TV, une partie des employé.es travaillant pour la mystérieuse entreprise Lumon Industries ont subi une dissociation, à savoir qu’ils.elles ont reçu une opération visant à séparer leur univers personnel et leur univers professionnel. Ce récit d’anticipation sur l’aliénation dans le monde de l’entreprise pourrait en réalité tout à fait constituer le script fictionnalisé du film Is it a true story telling? (Clio Simon, 2018). À défaut de filmer l’interaction de face-à-face aux guichets de l’immigration, le film est en effet centré avant tout sur les street-level bureaucrats de la migration à l’ère du New Public Management, ou individus-tampons (en référence à la notion de shock-absorbers), en s’appuyant en particulier sur les témoignages d’une ancienne officier de protection à l’OFPRA (Céline Aho-Nienne), d’un officier de protection anonymisé, et d’un ancien juge à la Cour Nationale du Droit d’Asile, Smaïn Laacher, qui se trouve être également sociologue. Or tous ces personnages, qui ne sont en l’occurrence nullement fictionnels, décrivent leur environnement de travail et relatent leurs états d’âme, voire leur sentiment de duplicité, si ce n’est de dissociation, entre, d’un côté, leurs convictions politiques et intimes et, de l’autre, leurs obligations professionnelles. Là où l’intime conviction – mobilisée par les juges dans le champ du droit pénal – est le dernier ressort leur permettant de trancher en faveur ou en défaveur d’un.e requérant.e de l’asile, leurs convictions personnelles ou intimes se voient néanmoins éconduites, car allant manifestement à l’encontre de leurs devoirs professionnels. Céline Aho-Nienne, ancienne officier de protection de l’OFPRA, a ensuite souhaité travailler pour la Cimade – association œuvrant aujourd’hui pour les droits des personnes exilé.es et proposant un certain nombre de permanences juridiques destinées à la fois aux personnes migrantes, aux demandeur.ses d’asile et aux personnes ayant déjà obtenu le statut de réfugié.es. Smaïn Laacher, ancien juge à la CNDA, a ensuite souhaité privilégier son travail de sociologue, spécialiste des enjeux migratoires. Si les juges et les officiers de protection ne subissent évidemment pas d’opération chirurgicale (irréversible dans Severance) visant à introduire une puce dans leur cerveau, Céline Aho-Nienne évoque néanmoins le fait qu’elle a été interdite de travailler pour la Cimade après avoir démissionné de ses fonctions, l’État conservant un droit de regard sur ses activités professionnelles et associatives pendant une durée de trois ans. Ces différentes frontières, entre la sphère intime et professionnelle, entre les espaces intimes, militants, juridiques et administratifs, entre le visible et l’invisible, ainsi que la manière dont les personnages construisent eux-mêmes des séparations entre leurs différents espaces mentaux relatifs à leurs différentes activités, se voient successivement incarnées dans le film de Clio Simon.
Les terres bureaucratiques étant aux confins du visible, Clio Simon dissipe littéralement la fabrique habituelle des images cinématographiques et médiatiques, et développe un dispositif dans lequel la parole intime prime sur la preuve par l’image. Ayant fait le constat qu’il était difficile, si ce n’est impossible de filmer les espaces administratifs de la migration, la forme finale du film, dont les deux tiers sont constitués de plans noirs, et le tiers restant est constitué d’images du Palais des Nations à Genève, symptomatise précisément ce que l’on ne peut pas voir21. Donner à entendre ce que l’on ne peut pas voir ou faire voir, c’est ainsi que Clio Simon lève le voile sur certains des mécanismes à l’œuvre pendant le parcours bureaucratique de la demande d’asile, et plus spécifiquement dans l’enceinte de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides). Le film déploie ce faisant une esthétique liminale : nous tendons constamment l’oreille et attendons de voir des images surgir, en espérant pouvoir pénétrer des espaces qui ne nous seront jamais donnés à voir. C’est le Palais des Nations à Genève, où a été défini le statut de réfugié en 1951, qui constitue la partie émergée et visible de l’iceberg enfouit sous des plans noirs. Comme le dit Clio Simon : « C’est la seule institution qui m’a reçue les bras grands ouverts, précise Clio Simon. Ils soignent beaucoup leur image. Cette hypervisibilité équivaut en réalité à une invisibilisation de ses rouages22. » Le choix de se focaliser sur les personnages qui sont derrière les guichets de l’immigration permet d’ouvrir la brèche de ces espaces-tampons de la migration, souvent relégués à l’arrière-plan, tant dans l’espace médiatique que politique. Le film donne à entendre des agents intermédiaires, pris dans des contradictions qui leur semblent parfois insolubles, entre les directives administratives et politiques et leurs réflexions personnelles. Céline Aho-Nienne affirme qu’elle était « embauchée pour déstocker » et qu’elle ne l’a pas supporté. Smaïn Laacher exprime le fait que la Cour Nationale du Droit d’Asile appartient au monde de la décision – davantage soulignée par l’expression decision-making en anglais – et que la temporalité des juges de la CNDA est conditionnée par les contraintes HCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés), qui se distinguent largement du monde de la recherche. Étant lui-même également sociologue, et ayant quitté ses fonctions de juge pour se consacrer à la recherche, on peut supposer qu’il lui était difficile de cumuler ces deux activités, et temporalités, sur le temps long.
La démarche adoptée par Clio Simon n’est pas celle de l’observation participante, mais elle intervient toutefois activement, réalise des entretiens, organise des discussions et même un séminaire, dans le but de réfléchir aux enjeux politiques et sociologiques – et simultanément esthétiques – du parcours de la demande d’asile. Le film se concentre plus particulièrement sur l’entretien de demande d’asile et l’audition à la CNDA, ces deux moments obligeant les requérant.es à déployer un récit de leur vie qui se verra nécessairement questionné, mis en doute. En effet, ce film est en partie le fruit d’un séminaire à l’EHESS qui s’est tenu en 2016-2017 et était alors nommé « Filmer les guichets de l’immigration ? ». L’ambition de ce séminaire était d’articuler véritablement des démarches ethnographiques, fondées notamment sur les recherches doctorales de Nasiha Aboubeker – sur l’expérience de guichetière en préfecture – et Céline Véniat – sur l’accès aux droits sociaux de familles roumaines vivant dans un bidonville, et une réflexion esthético-politique sur les modes de représentation et de figuration des guichets de l’immigration. Il était structuré à l’image des temps d’écriture, d’enquête et de réalisation, souvent propres à la fabrication d’un film documentaire : « Introduction », « Matière du Réel : témoignages et récits de justice », « Des guichetiers aux personnages », « De l’enquête à l’écriture : Récit et mise en intrigue », « Que peut une image ? L’énigme d’un paysage », « Musique et Politique : La Justice peut-elle se passer de burlesque ? », « Ce qu’imaginent nos sociétés », et « Conclusion : L’extradisciplinarité existe-t-elle ? Quel retour critique au point de départ ? ». Il était qui plus est rythmé par des temps de discussions avec divers usager.es, guichetier.es, une ancienne officière de protection de l’OFPRA, une rapporteuse de la CNDA, militant.es, avocat.es et une greffière. De telle sorte que l’ensemble du séminaire et, ce faisant, la construction du film consistaient dans le fait d’exhumer la nécessité de faire se confronter des recherches en sciences sociales, de terrain, et des réflexions sur les images et leur fabrication23.
Couplé aux témoignages du juge et des officiers de protection, Maurice Godelier déploie une analogie entre l’administration et la religion, qui seraient pareillement fondés sur des mécanismes de croyance : « dans le domaine de la religion, l’imaginaire devient plus réel que le réel qu’on voit. ». Les gardiens du temps équivaudraient ainsi aux gardiens de la nation. L’ensemble du film est en quelque sorte baigné dans un univers sonore qui souligne la dimension burlesque, absurde, voire kafkaïenne des politiques bureaucratiques de l’asile, comme si l’ensemble des politiques migratoires constituaient un vaste terrain de jeu des politiques, légitimé par ces mêmes régimes de croyances. Les faits avancés par les demandeur.ses d’asile étant impossible à vérifier, les agents administratifs doivent trancher : « Je ne vais pas me demander si le récit est vrai mais est-ce que j’ai été convaincue ? » affirme l’ancienne officier de protection. Des bruits d’eau, d’oiseaux, de meuglements de vaches, de cloches, de crissements d’instruments à cordes surgissent, au gré des témoignages des personnages. Comme l’affirme Oriane Hidalgo-Laurier, « Tout au long de l’écriture de son film et des repérages, Clio Simon a travaillé avec le compositeur Javier Elipe Gimeno, qui l’a accompagnée à des audiences à la CNDA ou encore pendant le séminaire à l’EHESS, pour faire du son « l’agent révélateur de l’image », porteur d’un sens qui va au-delà de ce qui nous est donné à voir. À partir des notes d’une contrebasse, d’un trombone et d’un accordéon, enregistrées séparément, le compositeur a créé des modules sonores prêts à être retravaillés en fonction des enjeux du scénario. (…) En renversant la hiérarchie des sens qui prime au cinéma, en dépouillant la prise de parole du cadre dans lequel elle s’exerce, la réalisatrice démasque les rapports de domination invisibles, que le décorum institutionnel normalise24. » Autrement dit, le dispositif cinématographique d’écoute poétique tend à déterritorialiser les voix, à les extraire de leur contexte habituel dont l’accès nous est nié.
Si un dispositif peut être décrit comme un assemblage d’éléments hétérogènes, mettant en lumière les effets de mise en réseaux et de décalage entre différentes choses25, Is it a True Story Telling? met précisément en évidence les frontières de nos regards, les états de dissociation en puissance que traversent les acteur.ices juridiques et administratif.ves des politiques de l’asile, et le caractère résolument limitrophe du guichet, et plus largement des politiques bureaucratiques frontalières. Là où le film de Clio Simon s’immisce, à travers un ensemble d’entretiens et de discussions, dans les arcanes d’une administration gouvernementale, pour en dévoiler des rouages généralement tenus secrets, les films dépeignant des situations de militantismes de guichet nous font d’une certaine manière voyager dans le temps, témoignant d’un tout autre espace-temps, à savoir celui de la phase préparatoire aux guichets officiels de l’immigration.
Militantismes de guichet à l’écran
Le guichet, davantage étudié dans la sociologie de l’action publique – comme c’est le cas de l’asile au guichet26 – que dans la sociologie des mouvements sociaux, prend la forme – dans la sphère dite militante – d’un ensemble de pratiques militantes ou associatives offrant des services ciblés à des individus faisant partie d’une population spécifique, membres d’un groupe établi et/ou d’une collectivité mobilisée en faveur d’une cause particulière27. Autrement dit, la demande d’asile constitue l’un des nombreux terrains d’action des militantismes de guichet. Étant donné la multiplication des frontières intérieures, que celles-ci soient relatives aux délais administratifs et juridiques ou aux enjeux d’intégration linguistiques, sociaux ou professionnels, de nombreux.ses cinéastes tiennent à mettre en lumière différents réseaux de solidarité formels ou informels. Permanences juridiques et médicales ou militantismes de guichet28, aides individuelles et informelles, qui jalonnent bien souvent le parcours de la demande d’asile, se voient ainsi portés à l’écran. Les portes d’Arcadie (Carole Grand, 2015) et Lundi prochain (Yaelle Kung, 2016) montrent des images de ces guichets alternatifs, ceux des collectifs et associations qui offrent une aide juridique et administrative aux requérant.es de l’asile, en amont des guichets officiels, de l’entretien à l’OFPRA ou de l’audition à la CNDA. La Permanence (Alice Diop, 2016), quant à lui, porte sur une clinique de consultation dédiée aux personnes demandant l’asile. Le télescopage des guichets officiels et des guichets in-officiels – de différentes natures – rend compte de certains mécanismes propres à la Street-level Bureaucracy de la migration, laquelle repose sur une forme d’opacification des modes de décision portant sur l’avenir des personnes exilées. L’exercice consistant à préparer un.e requérant.e de l’asile à la confrontation aux guichets ou aux audiences de l’OFPRA et de la CNDA consiste ainsi dans le même temps en un exercice de décryptage des politiques bureaucratiques frontalières. En filmant ces espaces d’une manière qui pourrait être qualifiée de cinéma direct, ou de mode observatoire, ces films donnent à voir un ensemble de pratiques et de gestes militant.es qui sont en réalité le produit de ces mêmes politiques bureaucratiques frontalières, en tant qu’ils sont l’une des conditions permettant aux demandeur.ses d’asile de naviguer au sein de diverses frontières intérieures, à commencer par les frontières bureaucratiques et juridiques.
« Décision de rejet d’une demande d’asile par l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides). « Il est toujours difficile de s’exprimer sur les orientations sexuelles d’un individu tant cette question relève de l’intime. Cependant l’Office tient à émettre des réserves quant aux faits allégués par l’intéressée. S’agissant tout d’abord de son orientation sexuelle, les conditions de la découverte de son homosexualité ont été inexpliquées. De même, ses dires sur sa partenaire ont été insuffisamment personnalisés, et ses affirmations sur les modalités de sa relation et de son nouveau mode de vie dépourvues de détails. Par ailleurs, ses allégations quant aux menaces de son père et aux agressions dont elle aurait été l’objet en 2013 se sont avérées rapides et ont été restituées en des termes les plus convenus. Compte tenu de l’ensemble des réserves précitées, l’Office ne peut établir la réalité des faits allégués et conclure au bien-fondé des craintes de persécution de l’intéressée en cas de retour dans son pays. ». C’est avec ces mots affichés sur l’écran que Les portes d’Arcadie, qui porte sur une association spécialisée dans les questions LGBT, s’ouvre. Tout le film, dont on peut considérer qu’il appartient au mode observatoire, relève en réalité d’une entreprise de décortication minutieuse de la machine à fabriquer du doute et de la suspicion qu’est la street-level bureaucratie de la migration. La caméra, demeurant immobile, nous permet d’observer les étapes préliminaires de l’audition cruciale qui se déroulera à l’OFPRA ou à la CNDA. Tou.tes les requérant.es qui se rendent dans cette association ont pour moins commun de vouloir faire valoir leur orientation sexuelle ou leur identité de genre comme motif de leur mise en danger dans leur pays d’origine. Ces pré-entretiens supposent donc que les demandeur.ses d’asile racontent leur parcours de vie à l’instar de ce qui leur est demandé à l’OFPRA, tout en devant prouver, à travers certaines modalités d’expression, leur orientation sexuelle. De fait, les personnes demandant l’asile se doivent de donner le plus de détails possibles, et d’exprimer des émotions de telle manière qu’elles seront considérées comme crédibles par l’officier de protection de l’OFPRA ou par le.la juge de la CNDA. Comme cela est évoqué dans Is it a True Story Telling?, la suspicion, du point de vue des agent.es administratif.ves et juridiques, structure radicalement l’interaction entre l’agent.e et l’usager.e. Tandis que les « Street-Level Bureaucrats » se réfèrent généralement au « mythe structurant » de la défense des intérêts des usagers29, tel que cela est démontré par Michael Lipsky, cette approche se voit néanmoins remise en question lorsque l’usager est un étranger, en particulier un.e immigré.e issu d’un pays du sud global. Dans un service chargé de l’immigration, il n’est pas question d’ajuster l’organisation bureaucratique du travail aux besoins du public ; au contraire, ce sont les étrangers qui doivent s’adapter aux contraintes de l’administration. À la manière d’un récit fictionnel se voulant extrêmement réaliste, il s’agit de s’assurer que le récit de soi est absolument cohérent, que les officiel.les ne seront pas à même de le déconstruire. Car, comme le dit Smaïn Laacher dans Is it a True Story Telling? : « C’est un jeu d’enfants de déconstruire un récit, de déstabiliser un requérant, de l’empêtrer dans ses contradictions, dans des silences qui valent culpabilité. ».
Conclusion
Puisque les terres bureaucratiques de la migration sont extrêmement invisibilisées, les cinéastes sont nécessairement amené.es à s’interroger sur les raisons d’être de cette invisibilisation, et sur les mécanismes interactionnels à l’œuvre au sein et autour de ces espaces. Porter à l’écran la street-level bureaucracy de la migration implique donc des questions indissociablement politiques et esthétiques. Là où le film de Clio Simon se fait – littéralement – l’écho de la duplicité à l’œuvre, pour les officiers de protection de l’OFPRA, mais aussi pour les juges de la Cour Nationale du Droit d’Asile, entre la sphère intime et la sphère professionnelle, les films de Carole Grand et Yaelle Kung exposent les limites rencontrées par des, pourrait-on dire, street-level bureaucrats militants, contraints de composer avec la conjoncture politique et juridique du moment. Ces différents films témoignent de plusieurs côtés d’une même médaille que sont les politiques bureaucratiques frontalières. Pouvoir discrétionnaire des agents administratifs, récit de soi devant être conforme aux critères d’attribution du droit d’asile selon la convention de Genève, mais aussi aux attentes de l’agent qui émettra une proposition d’acceptation ou de rejet, stratégies permettant aux requérant.es de gagner du temps ou de la crédibilité : un arsenal de normes bureaucratiques, mais aussi d’outils stratégiques et militants sont donnés à entendre ou à voir. À l’image et à la mesure de la restriction de notre champ de vision, l’esthétique du guichet déployée dans ces films se fait le reflet de politiques bureaucratiques frontalières et de pratiques qui, tout en souhaitant déjouer le scénario écrit d’avance du refus de la demande d’asile, rejouent certains des mécanismes propres à toute street-level bureaucratie. En se fondant sur une ethnographie réalisée auprès de bureaux de consultation juridiques en Suisse, Jonathan Miaz fait le constat suivant : « Impliqués nolens volens dans la mise en œuvre du droit d’asile, les BCJ peuvent ainsi être analysés comme des streets-level organizations, c’est-à-dire comme des acteurs et des dispositifs participant, en interaction (potentiellement conflictuelle) avec les autorités politiques, administratives et judiciaires, à la réalisation de la politique publique menée dans ce domaine. Si leur action vise à la rendre plus « ouverte » (ou moins restrictive), elle n’en présente pas moins une certaine ambivalence. Inévitablement sélectif, l’accès au droit que favorisent les BCJ reste tributaire des catégories juridiques encadrant les procédures d’asile et, dans une certaine mesure, des contraintes aussi bien morales que cognitives que celles-ci véhiculent30. » Alors que ces films dessinent en creux un manque d’accès aux terrains et de représentations de la bureaucratie de la migration, ils mettent aussi en exergue, à travers les images de militantismes de guichet, l’absence de moyens suffisants alloués à l’accueil et à l’accompagnement des personnes demandant l’asile. Ces différentes questions relatives à la sociologie de la bureaucratie et des mouvements sociaux constituent ainsi l’arrière-plan de ces films et de la démarche qui les irrigue : quel dispositif adopter, quels régimes d’images privilégier, intervenir ou ne pas intervenir, participer ou ne pas participer, privilégier l’écoute ou la vue.
Citer cet article
Coline Rousteau, « Cinéma documentaire en terres bureaucratiques : observation participante et non participante dans la mise en espace et en images des politiques bureaucratiques frontalières », [Plastik] : En-quête de terrains : l’art de croiser les “gens” #17 [en ligne], mis en ligne le 24 septembre 2025, consulté le 07 novembre 2025. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2025/09/24/cinema-documentaire-en-terres-bureaucratiques-observation-participante-et-non-participante-dans-la-mise-en-espace-et-en-images-des-politiques-bureaucratiques-frontalieres/