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Des pratiques artistiques collectives et engagées : œuvrer pour tenter de “changer le monde”

Des pratiques artistiques collectives et engagées : œuvrer pour tenter de “changer le monde”


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Table des matières

Introduction

Dans le champ de l’art actuel, des artistes œuvrent en intervenant sur le terrain. Dès lors s’élabore la création d’œuvres participatives à forte résonance sociale, politique et même humanitaire, sollicitant le collectif à partir de rencontres. Les projets engagés voyant ainsi le jour tendent à dissoudre la frontière avec le militantisme. Entre enjeux pour la création artistique et limites parfois opposables aux pratiques participatives étudiées – œuvres et projets ayant pour but ou effet de (re)créer du lien social, présentant une portée mémorielle, historique ou même une visée utopique – nous nous demanderons dans quelle mesure ils peuvent avoir une incidence, symbolique ou effective, dans la vie des participants et sur le monde. C’est aussi à l’intention de ces artistes poursuivant un idéal et aux méthodes qu’ils mettent en place que nous allons nous intéresser. Nous verrons qu’ils ont su réunir et sublimer les idées que « l’art peut changer le monde », et que « ensemble nous pouvons changer le monde ». Nous nous appuierons plus spécifiquement sur l’ouvrage L’art en commun : réinventer les formes collectives en contexte démocratique d’Estelle Zhong Mengual, particulièrement éclairant sur ces questions. L’auteure nous dit que « l’art en commun » – paradigme de sa création – « constitue la première pratique artistique qui se définit d’abord par la relation qu’elle instaure avec des individus1, dans lequel « les œuvres y sont en un sens au service des gens2 ».

Ce(ux) qui nous lie(nt) à l’autre : créer la rencontre, tisser du lien social

Initiant la rencontre avec des individus, des artistes visent à créer du lien social dans un cadre participatif. Cet aspect est visible de manière ludique chez Gregg Whelan et Gary Winters, artistes formant le duo Lone Twin. Estelle Zhong Mengual explicite leur projet Spiral (2007) dans l’ouvrage abordé précédemment. La première étape a consisté à dessiner une spirale sur une carte de Londres dont le centre rejoint le Barbican Arts Center, qui a commandé le projet. La seconde relève d’une transposition à l’échelle urbaine, dans une marche partagée de 8 jours dont le but consistait à rejoindre le centre en partant de l’extérieur. La contrainte résidait dans le fait de devoir rester au plus près du tracé malgré les nombreux obstacles propres à la ville : habitations, bureaux, magasins, etc., le tout en étant équipé d’un chariot de courses. L’itinéraire spiralaire étant diffusé à l’avance, il était possible de rejoindre les artistes sur leur parcours. Le duo invitait tous les individus croisés – au gré des rencontres comme ceux qui avaient prévu de rallier le groupe – à faire don de l’objet de leur choix. Ce dernier était placé dans le chariot que les artistes avaient prévu à cet effet. Plusieurs échelles de participation se dessinent : par le don, qui peut être spontané ou anticipé, mais aussi par l’aide proposée par certains pour déplacer le chariot face aux obstacles.

Lone Twin a créé par son action un cadre ludique propice à l’échange et à l’entraide. À la fin de la performance, une fois le centre de la spirale rejoint, les personnes présentes étaient invitées à prendre et s’approprier ce qu’elles voulaient parmi les objets insolites et ordinaires amassés « initiant ainsi de nouveaux contacts et configurations alternatives de l’être-en-commun3. » selon Jack Richardson. Estelle Zhong Mengual aborde l’importance d’une forme de restitution lorsqu’il y a don. Le choix de la restitution opérée par les artistes est donc évocateur car il s’agit en quelque sorte de rendre sous une autre forme au participant son investissement. Ainsi se dessine l’un des traits de « l’art en commun » initiant un véritable échange.

Figure centrale dans l’ouvrage, le Boat Project (2011-2012) de Lone Twin est abordé dans une veine poétique par l’auteure. Il est un exemple éloquent pour aborder la construction d’un projet à fort caractère social. Ce dernier débute par un appel au don. Le duo d’artistes cherche à collecter des morceaux de bois – n’importe lesquels, pourvu que le donateur raconte l’histoire personnelle qui le lie à cet objet. Ils prennent alors tout le temps du dialogue, écoutent et posent des questions, l’échange est enregistré. Les artistes photographient le donateur avec son morceau de bois. Sont ainsi réunies des histoires qui paraissent drôles ou insignifiantes, d’autres profondément touchantes. Tout est numéroté et archivé. Au final, 1221 personnes se sont impliquées par leur don, c’est aussi le nombre de morceaux rassemblés. Le but est de construire collectivement un voilier à partir des bois récoltés avec l’aide d’un constructeur. Comme le souligne Estelle Zhong Mengual, le projet prend une belle ampleur dans sa forme : loin de s’arrêter au don, ou même à la construction, les artistes proposent un libre accès au hangar dans lequel la construction s’opère. Il était possible d’y venir tous les jours de février 2011 à mai 2012 pour aider, voir les avancées ou juste discuter. C’est « ce qui permet à Lone Twin d’inventer un passage réussi entre la valorisation des singularités individuelles initiale et la constitution d’un collectif4. ».

C’est aussi la réalisation d’une dynamique du faire-ensemble, littéralement et métaphoriquement. Chacun apporte sa contribution matérielle, quelle qu’elle soit, et par extension son histoire. Est laissée à chacun la possibilité de participer ou non à la construction. Quel que soit le choix, le lieu permet une forme d’apprentissage tout en favorisant les échanges entre les curieux de passage et les habitués.

La grandeur et la vertu de la démarche s’achèvent là encore par une forme de restitution car le duo a souhaité confier le bateau, nommé Collective Spirit, à la région pour que d’autres puissent en faire usage.  « Un objet fait de 1221 singularités individuelles mais plus grand que soi, fruit du travail de tout le monde mais n’appartenant à personne : tel est l’objet impossible qu’ont réussi à faire surgir Gregg Whelan et Gary Winters5. ». La forme du voilier ne se limite pas à un bel objet, mais appelle à l’aventure et à la liberté. Toute la grandeur de la réalisation se trouve dans l’étendue symbolique sous-tendue. Par ces procédés, le projet permet un effacement des positions sociales. La participation est ouverte à toutes et à tous sans distinction d’origine ou de statut social, peu importe la contribution matérielle ou temporelle. C’est un véritable esprit collectif déployé, qui ne crée aucune forme de redevabilité. L’égalité entre les participants s’élabore à travers le partage et l’échange : chacun y trouve sa place.

Dans une relation tissée entre art et lien social, persister à œuvrer pour ce dernier au sein d’une société qui s’en désintéresse et dans laquelle il ne cesse de se désagréger est un acte politique. Les travaux socialement engagés de Lucy Orta abordent le lien social à travers sa fragilité et une volonté de réparer. Étant particulièrement impliquée sur le terrain, elle prête une forte attention à la rencontre et laisse cette dernière influer sur son processus créatif.

Prenons tout d’abord l’exemple de ses Vêtements Refuges pensés comme des architectures corporelles pour les SDF. Il existe plusieurs modèles se transformant en sac de couchage, en tente, etc. Certaines versions permettent un assemblage si plusieurs personnes détiennent le vêtement, elles peuvent ainsi se relier. Cet art combatif sur le terrain de la précarité porte en lui le risque d’une interrogation quant à son sens et plus encore, à son utilité. Dans Pour un nouvel art politique, Dominique Baqué analyse de façon assez incisive l’approche de Lucy Orta. Si elle reconnaît l’honnêteté de la démarche et la fonctionnalité du vêtement, elle argue toutefois « à la condition non négligeable qu’il séduise autant les SDF que les critiques d’art6 ». De même, Jen Budney transmet dans l’ouvrage Process of transformation le témoignage d’un SDF lorsque l’artiste a installé son Vêtement Refuge dans l’accueil de l’Armée du Salut : « Si seulement c’était tout ce dont nous avions besoin…7».

Au-delà de l’aspect symbolique, c’est le non-impact à l’échelle du quotidien de ces personnes invisibilisées qui peut être questionné, voire le caractère dérisoire du bénéfice apporté au regard de l’ampleur de leurs besoins. Pour autant, sans viser à transformer la société d’un coup d’un seul, le geste artistique conserve sa force. Il s’agit là d’un art combatif, d’une lutte acharnée pour faire partie de la solution face à une bataille contre la précarité qui semble perdue d’avance. Le sens se déploie dans la possibilité d’habiter le vêtement pour qui n’a pas de foyer – il est conçu comme tel. Outil de protection, il se situe entre vêtement, architecture et art thérapeutique. Il permet aussi d’attirer l’attention du passant comme celle du monde de l’art sur le sort des invisibilisés, remettant au centre ceux qui sont à la marge.

C’est aussi le but d’une démarche qui s’aventure au moins en partie hors des murs des institutions artistiques, se confrontant au terrain de la rue. Par une esthétique relationnelle et un rapport sensible au monde, le processus artistique se déploie dans la forme de l’atelier au long cours, qui permet le développement d’une véritable relation. Attachée à ce que personne ne soit exclu du processus créatif – et surtout pas les principaux concernés – l’artiste transforme le traditionnel atelier solitaire en lieu créateur de lien social pour ceux qui ne sont que très rarement invités dans les sphères et lieux de l’art. Lucy Orta prend en compte les retours des personnes à vêtir pour adapter le vêtement pour le rendre le plus fonctionnel possible : la parole et le dialogue deviennent médiums. Dominique Baqué souligne d’ailleurs qu’il faut « saluer la « valeur temps » des actions d’Orta, là où tant d’autres artistes se contentent de proximités pour le moins brèves8 ». C’est aussi ce que met en avant Estelle Zhong Mengual concernant d’autres œuvres de « l’art en commun ». Outre le résultat, la relation entre l’artiste et le participant est centrale. Cette dernière ne peut véritablement se construire qu’en acceptant d’y consacrer du temps, en inscrivant le projet dans la durée. Cela souligne une nécessité éthique évidente : il n’est pas possible de réaliser à la hâte ce type de projet.

Nous pouvons également aborder le Vêtement Collectif présenté à la 2ème biennale de Johannesburg en 1997, réalisé par Lucy Orta et les femmes du foyer Usindiso. Les volontaires ne sont pas reléguées à une simple participation sous l’égide de l’exécution, elles choisissent avec l’artiste les tissus qui serviront à confectionner le vêtement. Un échange s’opère : Lucy Orta leur enseigne les techniques de couture et d’assemblage pour fabriquer les éléments du vêtement collectif. Mark Sanders dit à ce propos : « La démarche artistique devient un acte de partage, une façon de construire une expérience commune […]9. ». En laissant une véritable place au participant et au travers de cette fameuse valeur temps, elle démontre une réelle prise en compte des personnes qui participent, de leur vie, et d’un contexte complexe.

La question de l’instrumentalisation peut être posée lors de ce type de démarche : nous pouvons nous demander à qui profitent ces projets. C’est aussi dans l’après Biennale et au-delà de la présentation de son œuvre que la démarche engagée se déploie. Lucy Orta et le Département de l’Education de l’Africus Institute for Contemporary Art tentent de mettre en place un centre permanent pour que ces femmes et d’autres puissent continuer à fabriquer des vêtements basés sur le principe du Vêtement Collectif et les vendre sur les marchés, à leur propre bénéfice. En d’autres termes, l’artiste fait preuve d’un authentique engagement, qui ne se limite pas à la création d’une œuvre. Jen Budney souligne par ailleurs : « Plus que nul autre projet de la Biennale, le travail d’Orta a mit à l’ordre du jour les questions de classes sociales : de l’art pour qui, la représentation de qui, à qui s’adresse-t-il et à qui bénéficie-t-il ? Où étaient les autres projets immédiats pour les communautés de Johannesburg ?10 ».

Le projet d’Orta est empreint de valeurs éthiques, basé sur le dialogue et un échange honnête.

Utopies 

Si des artistes font le choix d’intervenir sur le terrain pour impulser un changement social, il est intéressant d’aborder le parti pris radical d’en créer un nouveau. C’est le cas de Nowhereisland (2011-2012) d’Alex Hartley, créé selon le protocole de la fondation d’un État.  Estelle Zhong Mengual explicite le projet : le territoire est constitué d’un morceau de terre détachée de l’archipel arctique posé sur des flotteurs, qui a voyagé jusqu’à l’Angleterre à l’été 2012. Cette île se déplace à la recherche de ses futurs citoyens. Entre septembre 2011 et juillet 2012, chacun peut s’inscrire comme tel via le site internet du projet. Une constitution a même été rédigée en ligne de façon cumulative, regroupant propositions sérieuses et loufoques. L’œuvre est composée de multiples facettes participatives, notamment avec un programme d’un an, Resident Thinkers, avec un penseur résident par semaine, 52 profils très variés au total. En qualité de territoire itinérant, il voyage jusqu’à sa destination. Par la suite, les citoyens pouvaient recevoir un petit morceau de l’île, « et de cette façon, le territoire de cette nation sera partagé entre ses citoyens du monde11 », une façon poétique de rendre au participant ce qu’il a donné. Le territoire créé se poursuit en ligne avec le site internet du projet qui continue à faire vivre Nowhereisland et ses contributions. L’artiste reste le créateur – nous ne pouvons pas parler ici de co-construction – mais il reconnaît la place primordiale des participants, sans lesquels ce projet n’aurait pas pu voir le jour : « Nowhereisland est clairement écrit par l’artiste Alex Hartley, l’œuvre elle-même émerge d’un ensemble de collaborations » […] En ce sens, Nowhereisland apparaît à la fois déterminé par l’artiste et manifesté de manière collaborative12 ».

Le choix de la forme de l’île n’est pas anodin. Soulignant la portée idéologique du projet, Alex Hartley s’inscrit dans une tradition de l’utopie, depuis l’ouvrage fondateur à l’origine du terme, Utopie (1516) de Thomas More et son île éponyme. Bien d’autres exemples suivront, fictifs ou réels, avec la très célèbre République espérantiste de l’île de la Rose.

L’œuvre étant en elle-même la création d’un État, les participants peuvent de surcroît revendiquer le statut de citoyen, pour en faire ainsi partie intégrante.  L’artiste souligne leur place primordiale, et les remercie, comme juste retour : « À tous les citoyens, […] – vous avez créé Nowhereisland – merci13. ». Ce projet constitue une belle mise en exergue du fait que tout État n’est rien sans la somme de la population constituant la Nation. Ce territoire comptabilise plus de 23000 citoyens de plus de 135 pays et 2700 propositions pour la Constitution : le pari d’un art qui réunit est réussi. Dans un geste symbolique fort, le projet a su rassembler des peuples dispersés aux quatre coins du monde, faisant nation, bien au-delà des territoires et de leurs frontières.

Portée mémorielle et historique

La bataille d’Orgreave (2001) de Jeremy Deller est une reconstitution de masse d’un affrontement violent entre la police et les mineurs qui a eu lieu lors d’une grève en 1984, sous forme d’un film documentaire d’un peu plus d’une heure. Après une longue enquête historique, il a fait appel à des amateurs de reconstitution de batailles historiques, d’anciens mineurs et même d’anciens policiers acteurs et témoins de l’événement réel pour la réalisation du projet14.

Un dialogue retranscrit dans English Magic met en avant une autre controverse concernant les pratiques participatives. Chris Dercon demande à Deller : « Avez-vous parfois l’impression d’exploiter les gens pour qu’ils deviennent des participants ? Dernièrement, il y a eu beaucoup de questions sur les processus et les résultats de l’art participatif, en particulier lorsque les participants ne sont pas payés. La critique Claire Bishop a utilisé le terme « enfers artificiels15 ».  Jeremy Deller explique d’une part que les participants étaient payés, comme dans la plupart de ses autres projets. D’autre part, se tenant à distance de toute manipulation et toute forme de piège, il explique qu’il précise toujours exactement ce qu’il pense et attend des participants. Il parle d’un « contrat éthique16». L’estime et le respect de l’altérité, la considération réciproque et l’honnêteté sont, comme dans nos exemples précédents, au centre de sa conception d’une pratique artistique participative et engagée.

Ce projet témoigne combien les artistes peuvent avoir une influence considérable sur le monde en étant vecteur de changement. Comme le souligne Estelle Zhong Mengual, ces affrontements avaient été désignés sous le terme d’événements. Or, le nom d’un fait historique a son importance. L’artiste est venu transformer la réalité politique de l’événement, en lui conférant une valeur de bataille. Les termes ont même été modifiés dans les médias et sur Wikipédia17 : l’œuvre a eu une portée mémorielle et historique. Jeremy Deller précise qu’il a toujours décrit son projet sur la Bataille d’Orgreave comme creuser, déterrer un cadavre et faire l’autopsie d’un passé trouble18.

Dans It is What It Is. Conversations about Iraq (2009), l’Histoire est une nouvelle fois au cœur du propos de Jeremy Deller. L’artiste embarque dans un camping-car qui traîne derrière lui la carcasse d’une voiture, équipée d’un écriteau : « Cette voiture a été détruite par une bombe sur un marché de Bagdad le 5 mars 2007 ». Il est accompagné de l’artiste irakien Esam Pasha, exilé aux États-Unis depuis 2005 et de Jonathan Harvey, sergent dans l’armée américaine ayant servi en Irak. Ils vont parcourir ensemble les routes du sud des États-Unis et y faire des étapes pour que Pasha et Harvey discutent avec qui voudra. L’artiste, lui, se retire.

Daniel Van der Gucht dans L’expérience politique de l’art, Retour sur la définition de l’art engagé, exprime les limites que touchent certains artistes activistes. Il dit notamment qu’ « ils sous-estiment autant la nécessité du dialogue et du débat en politique que la capacité de leurs concitoyens non artistes et non intellectuels à prendre part au débat public19. ». Estelle Zhong Mengual, qui aborde cette œuvre, précise : « En choisissant la forme de la conversation, les projets d’art en commun instaurent une autre tonalité relationnelle avec le spectateur : elle est de l’ordre de l’intérêt, de la curiosité ; le spectateur n’est plus celui à qui on impose des visions incommensurables pour lui, mais celui avec qui l’on parle20. ». Il ne s’agit plus de l’artiste qui exprime sa vision, il crée modestement un cadre propice à l’échange. C’est particulièrement réxfussi dans cet exemple. L’artiste se retire au profit de deux personnes plus proches de ce qu’il aborde, et les laisse parler librement avec des personnes rencontrées au hasard, au gré de leur voyage. Par ailleurs, il a fait don de l’épave à la suite du projet à l’Imperial War Museum, une forme de restitution par l’art – rendre à l’Histoire.

Un impact concret sur le monde

Deux projets « d’art en commun » analysés par Estelle Zhong Mengual ont impacté la vie des participants de façon durable. Particulièrement engagés, ils impulsent un changement concret dans la vie des participants. Le premier est celui de Jeanne Van Heeswijk, 2Up 2Down / Homebacked (2011-2013). Après avoir rencontré les habitants du quartier populaire d’Anfield à Liverpool devenu fantôme, le projet d’une boulangerie communautaire pour remplacer la boulangerie familiale qui était présente depuis 100 ans dans le quartier se met en place. Après deux ans de collaboration entre l’artiste, le collectif URBED et d’autres designers, ils parviennent tous ensemble à réaliser ce projet. Cette boulangerie est tenue par les habitants et est devenue une plate-forme de nouvelles initiatives communautaires. La frontière entre art et projet social, voire militantisme, est dans ces projets assez poreuse. Estelle Zhong Mengual souligne à ce sujet que selon Claire Bishop, il faut réintroduire dans l’art participatif le critère esthétique dans l’évaluation de l’art participatif, qui tendrait selon elle à se limiter à des critères éthiques, ce à quoi elle répond : « Nous faisons l’hypothèse qu’il est possible de penser une qualité esthétique des œuvres à partir d’autres critères, comme la forme de la relation entre artistes et volontaires21. ».

Le second projet se joue un peu plus à cette frontière, et a eu des retombées pour le moins exceptionnelles. Tamms Year Tenn (2008-2013), un projet mené par Laurie Jo Reynolds, se construit dans le temps. Cette dernière se place dans le champ de l’art législatif, une pratique créative qui ne reconnaît « aucune distinction entre l’art et la politique22». Le point de départ est la prison de sécurité maximale Tamms C-Max, ouverte en 1998 dans le sud de l’Illinois. Conçue pour les détenus à l’isolement, dans le seul but de la privation sensorielle, les conséquences sur les détenus ne tardent pas : dépressions, hallucinations, auto-mutilations, tentatives de suicide. Le projet de militer pour la fermeture de la prison se met en place, avec la participation de militants et des familles des détenus.

À la question « pourquoi les artistes ? » Laurie Jo Reynolds argue qu’ils ont joué un rôle fondamental dans la campagne de fermeture : « Habitués à tenter l’impossible, les artistes sont bien qualifiés pour influencer la loi et la politique23 ». De multiples facettes et actions accompagnent ce projet. Un groupe d’artistes, de poètes et de musiciens de Chicago ont formé le Tamms Poetry Committee pour échanger des lettres et des poèmes avec les prisonniers. Photo Requests from Solitary (2009) a été lancé pour alerter et sensibiliser : les prisonniers pouvaient demander à recevoir une photographie de tout ce qu’ils voulaient aux artistes. Ceux-ci ont donc voyagé aux quatre coins du monde pour photographier les souhaits des prisonniers24. Les acteurs du projet obtiennent le soutien d’Amnesty International puis de Human Rights Watch ; se sont ensuite enchaînées des démarches juridiques. En 2012, l’exposition Tamms Year Ten Campaign Office à Chicago montrait le bureau qui contenait tous les dossiers de la bataille politique. Les bénévoles travaillaient pendant que les visiteurs pouvaient observer, poser des questions et même s’asseoir et aider. En 2013 le gouverneur Pat Quinn annonce la fermeture définitive de la prison Tamms C-Max.

Laurie Jo Reynolds exprime toute la puissance du collectif : « Cette campagne a nécessité l’endurance, l’engagement, voire l’obsession propre à une pratique artistique, ainsi que la foi et l’unité de centaines de personnes travaillant ensemble25. ». Ici, la frontière entre art et militantisme est presque abolie. Nous pouvons nous demander s’il s’agit toujours bien d’art. Rappelons que pour Laurie Jo Reynolds l’art législatif ne reconnaît aucune distinction entre l’art et la politique et que pour Estelle Zhong Mengual : « c’est la relation entre artiste et volontaires qui revêt dans l’art en commun la dimension de forme artistique26 ».

Conclusion

Estelle Zhong Mengual a ouvert un vaste pan dans le champ du savoir avec « l’art en commun ». En nous appuyant sur son ouvrage fondateur, nous avons tenté de souligner le caractère combatif et optimiste de ces pratiques participatives et politiques qui portent de grandes perspectives. S’attaquant à des problèmes et questionnements variés en agissant sur le terrain, ces artistes proposent diverses analyses et solutions d’ordre symbolique ou effectif. À chaque projet ses enjeux, tant politiques qu’au niveau de la création. Par la participation, ils tentent à leur manière d’impulser un changement en respectant une forme d’éthique, en y consacrant effort et temps, à travers une pratique artistique combative qui ne recule ni face aux difficultés, ni face à l’impossible.  Rappelons que malgré les limites pouvant être opposées et les différentes portées des projets cités, chacun contribue au changement. Créer du lien et des situations d’échange qui rapprochent les inconnus, dialoguer, proposer des solutions et des ailleurs, réfléchir à des possibles et construire ensemble ; tout ceci contribue à poursuivre cet idéal, si lointain semble-t-il : des projets ont prouvé que l’art peut permettre de l’atteindre. Avec des pratiques poétiques et politiques, ces artistes continuent de s’évertuer pour œuvrer à changer le monde, qu’il s’agisse d’apporter sa pierre à l’édifice ou de jeter une bouteille à la mer.

Citer cet article

Estelle Boucheron, « Des pratiques artistiques collectives et engagées : œuvrer pour tenter de “changer le monde” », [Plastik] : En-quête de terrains : l’art de croiser les “gens” #17 [en ligne], mis en ligne le 24 septembre 2025, consulté le 07 novembre 2025. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2025/09/24/des-pratiques-artistiques-collectives-et-engagees-oeuvrer-pour-tenter-de-changer-le-monde/

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