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La mystérieuse disparition de La Capounado de Lézignan-Corbières, une enquête en images

La mystérieuse disparition de La Capounado de Lézignan-Corbières, une enquête en images


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« Le chroniqueur qui relate les événements sans faire la distinction entre les grands et les petits tient ainsi compte de la vérité selon laquelle rien de ce qui s’est passé un jour ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire1. »

Lézignan-Corbières est une commune du sud de la France située dans l’Aude, dans laquelle j’habite avec ma famille depuis mon adolescence. Elle compte environ 12 000 habitants et possède une histoire riche, ainsi qu’un patrimoine culturel important qu’il m’a été demandé de recenser, puis de valoriser dans le cadre de mon doctorat en Arts plastiques et d’une Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE). C’est après ma rencontre avec le maire de cette ville, Monsieur Gérard Forcada, que j’ai commencé mon enquête. Cette dernière se concentre sur la mystérieuse disparition d’une statue chère à la population locale, La Capounado.

Dans cet article, rédigé à l’issue d’une communication donnée durant le colloque En-quête de terrains : l’art de croiser les gens2, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, je présente des extraits de mes recherches effectuées durant mon enquête que j’ai souhaitée restituer plastiquement sous la forme d’une bande dessinée.

[Figure 1]

La Capounado a été créée par Paul Ducuing (1867-19493) au début du XXe siècle. Le sculpteur est né à Lannemezan dans les Hautes-Pyrénées. Fils de cultivateurs, il a réussi à intégrer l’école des Beaux-arts de Toulouse, puis de Paris. Ses enseignants étaient Alexandre Falguière (1831-1900) et Antonin Mercié (1845-1916), deux lauréats du prix de Rome. Son talent, ainsi que ses excellentes relations amicales et politiques, lui ont permis d’obtenir de nombreuses commandes publiques en France et dans les colonies.

Les photos et les cartes postales de La Capounado sont par chance assez nombreuses. L’une d’elles est d’ailleurs visible sur un article du journal L’indépendant4 publié en 2017. Les documents officiels la concernant proviennent de différentes sources communales, départementales et nationales. Grâce à ces éléments, je sais que la statue possède au moins trois titres. D’après les archives de la Société des artistes français5, Paul Ducuing a exposé en 1909 au Salon une version en plâtre de la statue sous le nom de La Surprise. Les archives nationales6, quant à elles, ont répertorié la statue en question sous le titre Faune et Bacchante au sein du fonds Barbedienne, une célèbre fonderie française spécialisée dans les bronzes d’art. Enfin, les habitants de Lézignan-Corbières et des villages alentours l’appellent encore aujourd’hui La Capounado, La Capounada ou La Capounade. La prononciation diffère selon les personnes.

[Figure 2]

Les photos trouvées durant mon travail de recensement du patrimoine lézignanais représentent bien deux êtres mythologiques : un faune et une bacchante. Des éléments tels que le pied de vigne sur lequel les deux personnages sont appuyés, la grappe de raisin tenue par le faune et les traits accentués de ce dernier rappellent l’œuvre de James Pradier (1790-1852), Satyre et bacchante (1834). Le tambourin situé près des jambes du couple évoque le dessin à la sanguine de Michel-Ange (1475-1564), Faune dansant avec un tambourin entouré de trois puttis (XVe siècle). Mais que signifie le terme capounado et pourquoi la population locale a-t-elle décidé de nommer la statue ainsi ? Afin de répondre à cette question, je me suis intéressée au patois et au folklore audois. J’ai ainsi appris qu’il s’agissait d’une tradition viticole impliquant d’écraser du raisin sur le visage des nouveaux vendangeurs, et en particulier des jeunes femmes. La position de la bacchante, son sourire et la grappe de raisin tenue par le faune au-dessus d’elle a donc réussi à convaincre la population des Corbières que l’artiste avait voulu représenter cette ancienne tradition. Mon statut d’artiste-enquêtrice, passionnée par l’histoire de l’art et aujourd’hui également fascinée par la culture de ce territoire rural, a fini par accepter les deux lectures rattachées à l’œuvre de Paul Ducuing. La statue représente donc bien un Faune et une Bacchante, mais également La Capounado, selon le regard que je porte sur elle à travers ma recherche. Elle symbolise à la fois la tradition artistique de l’école des Beaux-arts et la culture viticole des Corbières.

Cependant, aujourd’hui, cette statue en bronze de plus de deux mètres n’est plus dans le jardin public de Lézignan. Les témoins encore vivants de l’occupation allemande dans la région affirment qu’elle a été volée durant les années 1940. C’est donc à partir de cette enquête passionnante que j’ai commencé à imaginer une production artistique inspirée de l’histoire de cette statue mystérieusement disparue et de cette ville pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans le cadre de ma CIFRE au sein de la collectivité de Lézignan-Corbières, il m’avait justement été demandé de travailler sur un projet de nature artistique susceptible de valoriser le patrimoine historique et photographique de la commune. Durant les premiers mois de mon contrat, l’objet artistique en question n’était pas encore défini. C’est ma rencontre avec l’auteur de bandes dessinées, écrivain, et cinéaste lézignanais Régis Franc qui a été déterminante dans le choix du médium. À cette époque, l’auteur réalisait lui-même un roman graphique sur l’histoire familiale de son épouse : La ferme de Montaquoy (2022). Après cette rencontre décisive, j’avais compris que l’art séquentiel permettait de rendre hommage à l’Histoire, mais aussi de la transmettre. Isabelle Delorme – professeur et chercheuse en Histoire contemporaine à Science Po – évoque, dans son ouvrage Quand la bande dessinée fait mémoire du XXe siècle : les récits mémoriels historiques en bande dessinée (2019), la volonté de nombreux bédéastes de « partager une mémoire7 ». En réalisant une bande dessinée sur cet instant de l’Histoire lézignanaise, c’est le même souhait que je possède : celui de participer à une transmission mémorielle significative. D’après l’historien Philippe Videlier, les sujets historiques dans le neuvième art8 ont connu un fort essor à partir des années 19809. Ces albums étaient destinés tout d’abord à un jeune public sous les traits de récits historiques vulgarisés. Jusqu’au jour où des auteurs ont pris une posture plus engagée face à la retranscription de certains évènements. Des romans graphiques10 célèbres, tels que Maus (1986) de Art Spiegelman, traitent de moments de l’Histoire et ont comme personnage principal le dessinateur lui-même, traduisant ainsi la forte implication de l’artiste dans son récit. Dans mon scénario, je joue également mon propre rôle, à savoir celui d’une étudiante en doctorat à qui on a confié la mission de donner un second souffle à la mémoire en grande partie oubliée d’un territoire. L’ouvrage Autobio-graphismes : bande dessinée et représentation de soi11 (2015) écrit sous la direction Viviane Alary – professeure à l’Université Clermont Auvergne – traite justement de ce sujet. De même que le premier chapitre12 du livre La bande dessinée et son double (2011) rédigé par le bédéaste et spécialiste de la bande dessinée Jean-Christophe Menu.

La dimension factuelle du scénario est également importante puisque le but de ce travail graphique est principalement de rappeler ou de présenter l’histoire de Lézignan-Corbières. Cependant, comme l’explique le philosophe Walter Benjamin dans son ouvrage Sur le concept d’Histoire (1942), la « véritable image du passé se faufile devant nous. Le passé peut seulement être retenu comme une image qui brille tel un éclair, pour ne plus jamais revenir13 ». Cette « image qui brille » est furtive, si bien qu’il est souvent impossible de retrouver des témoignages détaillés d’un événement. Le temps et la subjectivité propre de chacun transforment les souvenirs ou les effacent progressivement. Comment alors être sûr de l’authenticité d’un fait ? Seuls les documents d’archives ou encore les photographies peuvent permettre à un chercheur, un chroniqueur, un historien, ou encore à un artiste de confirmer les dires. De nombreux auteurs de bande dessinée s’appuient sur une documentation conséquente. Dans son analyse d’Un homme est mort (2006) de Kris et Etienne Davodeau, Elisa Bricco – professeure de littérature française à l’Université de Gênes – explique que le travail d’enquête prend une part importante dans la création d’une BD historique ou documentaire. C’est « d’après une enquête et avec l’aide d’une documentation assez précise et large (coupures de journaux et comptes rendus de témoignages)14 » que de nombreux dessinateurs travaillent. Dans ce cadre, je peux citer les autres auteurs qu’Elisa Bricco a évoqué dans son article, notamment Kris, Vincent Bailly, Igort et Gipi. Dans le même genre s’inscrivent également Christopher Hittinger et sa BD Jamestown (2007) (analysée par Christopher Granger) ou encore Joe Sacco et son roman graphique Gaza 1956. En marge de l’histoire (2009), de même que Paco Roca et son œuvre La Nueve. Les républicains espagnols qui ont libéré Paris (2014). Pour réaliser ma bande dessinée j’ai recours à la même méthode d’enquête et à la même matière que ces auteurs. Ainsi, j’ai aujourd’hui une multitude de dossiers constitués de centaines de photographies issues d’une collection locale, des documents d’archives, des coupures de presse, des témoignages d’habitants et de spécialistes de l’Histoire audoise. Ces sources ont été obtenues par le biais d’un travail de recherche régulier que j’ai commencé dès le premier mois de mon contrat à la mairie et que je mène toujours. De plus, comme l’explique Éric Villagordo dans l’ouvrage collectif Faire-écrire l’événement. Littérature, Histoire, fiction (XIXe -XXIe siècles) (2020), il arrive également souvent que « des associations qui luttent pour la mémoire d’un événement oublié […], permettent la visibilité d’un fait. Des auteurs s’en emparent et par leur BD diffusent encore plus cette histoire oubliée…15 ». Cela a été le cas pour mon enquête car c’est grâce au travail de l’association « Mémoire Lézignanaise » que j’ai pu trouver une base d’informations importantes sur la statue au cœur de mon récit.

Néanmoins, il est souvent impossible de rassembler toutes les informations et toutes les preuves d’un événement lors d’une enquête. Le dessinateur de bande dessinée a donc souvent recours à son imagination et à la fiction afin de combler les zones blanches de l’Histoire. Il est alors question d’hybridation entre le fictionnel et le factuel. Ce sujet a déjà été étudié de nombreuses fois et notamment par l’historien français Christophe Granger16 qui cite Krzysztof Pomian, historien et philosophe franco-polonais, justifiant ainsi l’emploi du fictionnel : « la fiction a sa place en histoire dès lors qu’elle permet de reconstituer, à destination d’un public profane, la dimension visible d’un passé dont les traces sont à présent fragmentaires17 ». De plus, comme le précise Christophe Granger, cette méthode sert à « mettre en œuvre une fiction vraie, pour faire exister un passé dans le présent18 » afin de placer « le lecteur/spectateur en position de s’interroger sur la représentation des évènements passés19 ». Mais pour cela, il faut créer un récit réaliste. Comme l’explique le philosophe français Paul Ricoeur dans le volume II de Temps et récit (1983), la « vraisemblance est encore une province du vrai…20 ». Tout en étant parfaitement honnête sur la part fictionnelle du récit, mais pour que ce dernier reste agréable à lire, il faut ainsi faire en sorte que le lecteur ne puisse pas différencier les moments réellement survenus de ceux qui ont été inventés par l’artiste. Cet « art de l’illusion21 » est parfaitement maîtrisé par l’auteur Jacques Tardi qui crée des bandes dessinées prenant comme toile de fond l’Histoire. Dans ma recherche-création, il m’a donc également été nécessaire d’interroger le degré de fictionnel et de factuel afin de construire un scénario vraisemblable.

D’après la biographe Jacqueline Jondot, une « fois les sources et leur faisabilité établies, le narrateur met en scène son travail22 ». C’est en effet à cet instant que certains choix sont faits. Il faut déterminer la forme que prend l’ensemble des éléments dans la bande dessinée. Cela donne lieu à des expérimentations graphiques et narratives, des collages, des découpages et des montages. Le ou les styles graphiques employés, les couleurs, les cadrages et la présentation des documents d’archives sont autant d’aspects à considérer dans le cadre d’un travail poïétique. L’implantation ou non des photographies a été une source de doute. Puis finalement, je me suis inspirée de la BD Maus (1980) de Art Spiegelman en faisant le choix d’intégrer les clichés collectés aux côtés de mes dessins, les incrustant parfois dans les cases23. En prenant cette décision, j’ai souhaité partager avec les lecteurs la beauté de ces photographies et leur authenticité. Concernant la technique employée, j’ai choisi de réaliser chacun de mes dessins sur ma tablette graphique car je suis familiarisée avec cet outil depuis 2016. Je dessine cependant encore les croquis de ma BD de manière traditionnelle sur du papier à l’aide de crayons, de feutres et d’encre.

[Figure 3]

Afin de permettre aux lecteurs de comprendre les différentes temporalités de l’action, j’ai choisi de coloriser le présent et de laisser le passé en noir et blanc, rappelant ainsi les photographies et les cartes postales d’époque sur lesquelles je m’appuie. Après ma lecture de plusieurs bandes dessinées, dont La Nueve. Les républicains espagnols qui ont libéré Paris (2014) de Paco Roca, j’ai cependant décidé d’employer une couleur dans certaines pages consacrées au passé : le rouge. Dans son roman graphique, Paco Roca raconte son enquête, basée notamment sur des témoignages, ayant pour objet le destin de plusieurs milliers de républicains espagnols soumis à l’exil lorsque leur pays était contrôlé par Franco. Parmi ces hommes et ces femmes, beaucoup ont rejoint les forces militaires françaises ainsi que la résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les passages consacrés à des moments violents du passé, l’auteur n’hésite pas à utiliser le rouge24 qui contraste aussitôt avec les couleurs sombres et ternes environnantes. Dans d’autres scènes, qui n’ont pas forcément de rapport avec le sang et la mort, cette même couleur est également utilisée afin d’attirer l’œil du lecteur sur un détail. Il s’agit d’éléments anodins à première vue, comme des sardines en boite25 par exemple, mais qui ont de l’importance pour la personne qui a témoigné. Plus loin dans la BD, on découvre que l’homme partageant son histoire avec Paco Roca a gardé en souvenir l’ouvre-boite justement utilisé des dizaines d’années auparavant pour décapsuler le contenant des sardines26. C’est en réalisant que ces couleurs vives sur fond terne avaient un réel impact sur moi en tant que lectrice que j’ai donc décidé d’employer cette même technique chromatique. Dans ma bande dessinée, dont le passé est représenté en noir et blanc, la couleur vive qu’est le rouge a pour objectif d’attirer l’attention du lecteur. Isabelle Delorme explique elle-même dans son ouvrage précédemment cité que les « couples rouge-blanc et rouge-noir ont un impact visuel fort27 ». Dans mon récit, le rouge se rapporte toujours à la présence allemande ressentie comme terrifiante par les témoins qui m’ont conté leurs souvenirs. Pour la plupart de ces scènes, je me suis également bien souvent inspirée des affiches de propagande nazie, toujours accentuées par un rouge vif contrastant souvent avec le noir et le blanc. D’ailleurs, toujours dans La Nueve, le drapeau de l’Allemagne nazie est bien représenté rouge28 tandis que les couleurs visibles dans les autres cases sont de l’ordre du sépia.

[Figure 4]

 

[Figure 5]

De plus, une scène célèbre de l’œuvre de Steven Spielberg La liste de Schindler (1993) m’a inspiré ce choix chromatique. Au bout d’une heure et de huit minutes de film, on assiste à l’apparition de la petite fille au manteau rouge (interprétée par Olivia Drabowska) déambulant dans les rues. Oskar Schindler (joué par Liam Neeson) la remarque aussitôt au milieu du ghetto de Cracovie en Pologne. La caméra la suit jusqu’à ce qu’elle finisse par se cacher sous un lit afin d’éviter les soldats du Reich. C’est au moment précis où Oskar Schindler voit la petite fille qu’il prend conscience de l’horreur qui se déroule sous ses yeux. À partir de cet instant, il mettra tout en œuvre pour sauver des juifs de la barbarie engendrée par l’Allemagne nazie. Le spectateur lui aussi remarque la petite fille car ses yeux sont habitués au noir et blanc depuis plus d’une heure de visionnage. La couleur cramoisie du manteau de l’enfant se détache donc du reste de la scène grâce à un effet de contraste.

La disparition de la statue est au cœur de ma bande dessinée. Néanmoins, progressivement, cette enquête est devenue un prétexte pour en apprendre plus sur la vie des Lézignanais sous le Seconde Guerre mondiale. Comme notamment Joe Sacco dans son œuvre Gaza 1956, en marge de l’histoire (2009), j’ai recueilli une multitude de témoignages au fil des rencontres, puis je les ai rassemblés dans un même scénario. Ce récit prend alors la « forme d’une quête mémorielle29 » selon les termes employés par Jacqueline Jondot. Les personnages centraux de mon récit sont des enfants. Ils portent tous les prénoms des femmes et des hommes qui ont témoigné de cette période de l’Histoire. Pour reprendre les mots de Scott McCloud dans son introduction de l’œuvre célèbre de Will Eisner, Un pacte avec Dieu, ma bande dessinée est également « une collection d’histoires rapportées30 ». Chaque scène dessinée dans mon roman graphique est un souvenir que je tente de représenter de la manière la plus fidèle possible. Ce travail est ainsi synonyme d’engagement auprès des personnes qui se confient à moi et auprès de l’Histoire de cette ville de province. Finalement, ce projet s’est transformé en quête de vérité et en quête de liens humains. La conception de cette bande dessinée a donné lieu à des rencontres uniques et passionnantes entre les associations locales, les établissements scolaires, l’ancienne et la nouvelle génération de lézignanais, tous motivés à valoriser et à transmettre ensemble la mémoire de ce territoire. Croiser les gens, croiser l’Histoire, c’est ce que cette enquête me permet de réaliser.

 

Citer cet article

Myriam Ducoin, « La mystérieuse disparition de La Capounado de Lézignan-Corbières, une enquête en images », [Plastik] : En-quête de terrains : l’art de croiser les “gens” #17 [en ligne], mis en ligne le 24 septembre 2025, consulté le 07 novembre 2025. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2025/09/24/la-mysterieuse-disparition-de-la-capounado-de-lezignan-corbieres-une-enquete-en-images/

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