De la scandalisation à la normalisation d’un stigmate. La représentation du sang menstruel, de l’art féministe des années 1970 à Instagram
Hanna Klimpe
Nr 10 . 19 janvier 2022
Table des matières
- Le rôle du sang menstruel dans l’art et le mouvement féministe
- La représentation du sang menstruel dans l’art féministe des années 1970
- La représentation du sang menstruel sur Instagram
- De la scandalisation à la normalisation d’un stigmate : progrès ou transposition d’un débat féministe par l’art menstruel ?
Si le sang est un liquide propre aux êtres humains et animaux, et non aux quatre éléments, on peut néanmoins dire qu’il est constitutif de la vie des êtres vivants au même titre que les quatre éléments le sont pour la nature. Le sang revêt une connotation archaïque et déborde d’associations fortes et contradictoires : le sang est un « symbole de vie »1 qui représente à la fois la force, d’une part, et la vulnérabilité et la mort, d’autre part, mais aussi l’honneur en même temps que l’impureté et le péché, la souffrance et la soumission à la volonté de Dieu en même temps que la révolte contre celle-ci. Dans les représentations au cours de l’histoire de l’art, il est frappant que ce soient généralement les hommes que l’on voit saigner, dans des scènes religieuses ou des scènes de combats. Si le sang a une signification forte dans l’art et la société, il est également un sujet tabou dès lors qu’il s’agit du sang menstruel, à la fois « pouvoir mystérieux de donner la vie » et l’« un des symboles les plus patents de la corruption humaine ».2 De plus, le sang menstruel est surtout un liquide qui doit rester invisible.3 Les conséquences de la ménorrhée pour beaucoup de femmes (endométriose, précarité menstruelle, etc.) restent pareillement invisibles : la gravité des conséquences sociales et politiques de la stigmatisation du sang menstruel est soulignée, entre autres, par les Nations Unies.4
Le rôle du sang menstruel dans l’art et le mouvement féministe
Rendre visible le sang menstruel dans l’art est ainsi un acte à la fois esthétique et politique. Celui-ci revient à critiquer la stigmatisation que l’on retrouve dans la politique culturelle, puisque les œuvres d’art représentant le sang menstruel ne sont que très rarement exposées5, de même que le discours intellectuel féministe. En effet, Pedro A. Cruz remarque que dans Pouvoirs de l’horreur, Julia Kristeva catégorise le sang menstruel comme une substance abjecte et établit même un parallèle avec les excréments.6
Si cette visibilisation est considérée comme acte d’émancipation féminine — dont la valeur artistique a toujours été controversée — il semble utile de se pencher sur la manière dont les différentes phases, que l’on qualifie souvent de « vagues », du mouvement féministe se reflètent dans la visibilisation du sang menstruel que réalisent certaines artistes. Cette considération est surtout intéressante du point de vue des conflits entre ces différentes « vagues ». Les féministes de la troisième vague à partir des années 1990 puis de la quatrième vague dans les années 2010, délaissent le thème central de l’indépendance sexuelle et économique des féministes de la deuxième vague et se concentrent sur des représentations (surtout culturelles et médiatiques) moins blanches, bourgeoises et cisgenres7, tandis que les féministes des années 1960/1970 déplorent le féminisme d’hashtag des féministes contemporaines, qu’elles jugent autocentré et sans conséquences politiques réelles.8
La critique du féminisme d’hashtag met déjà en exergue la rupture monumentale qu’a représenté la révolution numérique et ses conséquences dans le domaine de l’expression politique et artistique. C’est la raison pour laquelle cet article se concentre sur l’art dans le contexte de la deuxième vague, où le sang menstruel est thématisé pour la première fois par l’art féministe, puis de la quatrième vague, où l’Internet et les réseaux sociaux, notamment Instagram, plateforme avant tout visuelle, jouent un rôle fondamental pour les discours artistiques et féministes. Des œuvres célèbres telles que My bed de Tracey Emin, nominée pour le Turner Prize en 1999, n’entreront donc pas dans le cadre de l’objet de cette étude.
Deux œuvres sont souvent mises en avant sans être examinées en détail dans les débats autour de la représentation du sang menstruel dans l’art : la lithographie Red Flag de Judy Chicago de 1971, qui montre le retrait d’un tampon gorgé de sang, et une photo de la poétesse Rupi Kaur, publiée sur Instagram en 2015 dans le contexte d’un projet artistique pour ses études et sur laquelle on voit l’artiste allongée sur son lit, le pantalon et le matelas tachés de sang menstruel.9 Tandis que le sang menstruel dans Red Flag évoque une certaine agressivité (c’est la seule partie colorisée, et ce, en rouge vif, dans cette lithographie aux tons neutres), il est presque complètement neutralisé dans la photo de Rupi Kaur, la petite tâche discrète correspondant parfaitement au langage visuel de la plateforme, où la vie quotidienne se trouve souvent exposée, via des filtres, dans des poses pleines de douceur. Il semble que tandis que l’art féministe des années 1970 tend à scandaliser10 la stigmatisation du sang menstruel, les artistes sur Instagram cherchent plutôt à faire entrer le sang menstruel dans la normalité (et la normativité) de la société – cette opposition n’étant pas aussi binaire qu’elle ne semble au premier regard.
[Figure 1]La représentation du sang menstruel dans l’art féministe des années 1970
D’après Marsha Meskimmon, l’art féministe des années 1970 comprend deux principales thématiques : l’articulation d’une sexualité féminine incorporée et l’être-dans-le-monde d’une subjectivité du sexe.11 La représentation du sang menstruel s’inscrit dans le second thème : elle refuse la stigmatisation de la menstruation par une conceptualisation artistique qui tend à redéfinir la ménorrhée comme source de pouvoir et de solidarité12, contrant ainsi l’objectification sexuelle du corps féminin.13
Il faut distinguer d’une part la représentation du sang dans l’art féministe d’une mutilation volontaire du corps comme chez Ana Mendieta et Gina Pane, deux artistes qui ont souvent utilisé le sang à des fins de « démystification du corps »14 et d’autre part la représentation du sang menstruel, un phénomène organique, « passif », ce qui est particulièrement mis en évidence par la performance Menstruation/Wait de Leslie Labowitz-Starus (Los Angeles, 1971 / Düsseldorf, 1972)15, où l’artiste était assise par terre, à attendre ses règles, et évoquait ses sentiments à cet égard. Malgré la grande douceur dans la représentation par rapport aux mutilations radicales du corps entrepris par exemple par Gina Pane, la performance de Labowitz-Starus n’a pas moins choqué dans le milieu artistique : lorsqu’elle a mis en scène Menstruation/Wait pour la première fois dans le cadre de ses études à l’Otis Art Institute de Los Angeles, elle a manqué de peu d’être exclue de l’université. « They didn’t understand. (…) The personal is political », a déclaré L. Labowitz-Starus, commentant cette réaction.16
[Figure 2]Ce mot d’ordre emblématique du féminisme de la deuxième vague ressort également de manière frappante de la plus célèbre représentation artistique du sang menstruel, à savoir Red Flag, de Judy Chicago, inspirée par l’absence du sang menstruel dans la vie sociale et l’art : « Suddenly we realized that none of us had ever openly discussed that subject in any depth before. As we were all involved in art, that realization led us to a conversation about the absence of menstruation images in art and literature made by women. I decided to do a menstruation lithograph, called Red Flag. »17
Cruz qualifie ainsi la représentation du sang menstruel chez Judy Chicago : « a “pollution bomb” of menstrual blood against the hygienic regime of patriarchal society. Faced with the notion of dirtiness as an element of humiliation and discrimination codified by the male gaze, the response of both artists is to exhibit it as a political weapon. »18 La codification de la représentation du sang menstruel par le regard masculin s’exprime justement dans les réactions qui suivent l’exposition de Red Flag : l’idée qu’un tampon imbibé de sang puisse être rendu visible dans une œuvre d’art était si inimaginable que beaucoup de visiteurs y ont vu un pénis.19 Le titre Red Flag, en allusion aux Flags de Jasper Johns, fait entendre que l’invitation à « voir ce qui est » n’est pas si évidente tant que le phénomène en question reste tabou dans la conscience collective.20
En termes de contextualisation spatiale, temporelle et matérielle du sang menstruel dans l’art féministe des années 1970, Camilla Mørk Røstvik note que la visibilisation du tampon joue un rôle important: on la retrouve notamment dans Red Flag (1971) et Menstruation Bathroom (1972), de Judy Chicago, dans l’installation Blood Work Diary (1972) de Carolee Schneeman ou encore dans l’installation vidéo What a woman made (1973), de Maku Idemitsu. Cette référence au tampon renvoie, d’après Røstvik, aux débats autour de leurs dangers21, notamment sur le syndrome du choc toxique, un débat né dans les milieux féministes à cette époque.22 La représentation du tampon gorgé de sang s’inscrit également dans le cadre de la discussion mentionnée plus haut autour de l’émancipation du regard masculin et de la sexualisation du vagin, montrant le côté repoussant qu’est la menstruation. Cette émancipation reste ambivalente : comme le met en évidence Lacey Bobier dans le cadre d’une étude récente réalisée à partir d’entretiens de jeunes femmes, le tampon n’est pas uniquement une manière de rendre visible la menstruation, c’est également un objet sexualisé23, ce qui se confirme par les réactions à Red Flag où le tampon fut pris par certains pour un pénis. Il est intéressant que pour représenter le sang menstruel, Chicago n’ait pas choisi le produit moins invasif et phallique qu’est la serviette hygiénique. Si c’est justement le caractère invasif du débat qu’elle cherchait par là même à mettre en évidence, il devient clair que révéler ce qui ressort du regard masculin à cette époque — et l’on peut douter que la situation ait véritablement changé depuis — n’était pas possible sans se référer ni se conformer à celui-ci.24
La question du temps dans ces œuvres constitue un autre point intéressant : dans Menstruation/Wait et Menstruation Bathroom, notamment, on trouve une dimension temporelle visible qui souligne que la menstruation constitue une rupture dans le temps normal.25 Il y a par ailleurs une autre dimension temporelle intrinsèque au processus de création de Judy Chicago pour Red Flag : elle choisit expressément la photolithographie, une technique complexe et chronophage afin de penser cette stigmatisation du sang menstruel dans le temps long du faire. 26 La mise en évidence du conflit des regards sur le sang menstruel se retrouve également dans le temps de la performance Menstruation/Wait de Leslie Labowitz-Starus.
La représentation du sang menstruel sur Instagram
Avant #MeToo déjà, la valeur des réseaux sociaux comme plateformes d’expressions et d’échanges pour la quatrième vague du féminisme était à la fois saluée et contestée. Les formes d’expression sur les réseaux sociaux oscillent dans une ambivalence entre d’une part la démocratisation de l’expression publique, qui permet de donner voix à des groupes sous-représentés (entre autres sous forme de représentations visuelles)27 et d’autre part l’objectivation par la mise en scène de soi sur des plateformes28, où il faut prendre en compte une surveillance par ces plateformes29 aussi bien que la menace de discours haineux. Un terme clinquant, assez vague, souvent utilisé à des fins commerciales, est utilisé dans les discours sur l’activisme politique sur les réseaux sociaux : l’empowerment. Dans le contexte féministe de la quatrième vague, il est parfois interprété comme « sexiness as empowerment ».30 L’empowerment ne s’exprime pas forcément par un appel à la participation politique ou une dénonciation des injustices : selon ce paradigme, la représentation de soi est en elle-même déjà politique.31 Dès lors que le sang des règles est montré sur Instagram, cette visualisation contribue à éliminer la stigmatisation de ce thème32 et à le normaliser. « Normalize this ! » est devenu un slogan populaire sur les réseaux sociaux pour faire entrer la représentation des femmes, des personnes trans, des personnes noires, autochtones ou de couleur, etc. dans la normalité de la réalité du numérique — et dans le canon des normes prédominantes malgré les tentatives de subversion.33 Parallèlement cependant, des voix s’élèvent, argumentant que cette normalisation n’a qu’une valeur purement symbolique.34
La scandalisation du stigmate du sang menstruel comme accusation du regard masculin dans l’art féministe des années 1970 est certes une réponse à ce regard. Avec sa « normalisation » sur les réseaux sociaux, il faut mettre en évidence un niveau de complexité présent bien qu’à priori invisible: les réseaux sociaux impliquent que l’on accepte en premier lieu une objectivation définie par le fonctionnement des algorithmes, qui sont, pour la plupart, programmés par des hommes.35 La représentation du corps féminin sur Instagram est autant doing gender au sens de Butler qu’elle est gouvernement de soi au sens de Foucault.
Pour Gretchen Faust, ce qui est propre aux artistes présentant leurs œuvres sur Instagram, c’est le « “self-imaging practice,” where the artist is both object and the subject at the same time. This is a challenge towards the conceived social order of image production and consumption in our general visual culture. »36 On peut historiquement douter que cette dialectique soit véritablement une caractéristique distinctive de la mise en scène de soi sur des réseaux sociaux, mais il convient de souligner que les réactions des utilisateurs face aux images sur Instagram ont une influence beaucoup plus directe sur les artistes, que cette réaction soit marquée par la censure, l’imitation ou par les commentaires haineux, et ce, bien plus que dans le cas des artistes exposant dans des musées et des galeries : bien que ce soit surtout l’art-performance qui tende à impliquer le spectateur, les performances se passent rarement en dehors de cadres artistiques, s’adressant ainsi à un public empreint d’un habitus culturel. Bee Hughes argumente que c’est exactement le « contexte mondain »37 d’Instagram qui a permis aux artistes de faire partie d’un « contre-mouvement menstruel ».38
Le hashtag #menstrualart recense environ 7.500 images sur Instagram. Celles-ci portent soit sur des œuvres faites à partir de sang menstruel ou présentant ce dernier, mais aussi des posts éducatifs sur les règles.39 Ce nombre limité montre bien que la représentation du sang menstruel comme mouvement féministe est un phénomène très circonscrit. S’en est ainsi suivi un scandale médiatique en 2015 qui a conduit le magazine féminin Cosmopolitan, pas forcément très connu pour son regard non-normatif, à titrer The year the period went public.40 La photographie déjà mentionnée de l’artiste Rupi Kaur, qui en 2021 compte plus de 110 000 likes, faisait partie d’une série qu’elle avait faite avec sa sœur, et ce, explicitement pour contrer la stigmatisation culturelle autour de la menstruation. La publication en ligne faisait partie de sa démarche artistique, puisque Kaur voulait voir comment les médias réagiraient.41 Mis à part les réactions bienveillantes de sa communauté, l’image a rapidement provoqué des commentaires très misogynes. Elle a été supprimée par Instagram à deux reprises pour « violation des conditions d’utilisations », et ce, sans qu’elle n’en soit informée. L’artiste, qui avait déjà une certaine communauté, a créé le scandale autour de l’effacement de la photographie jusqu’à ce que la plateforme lui permette de la publier accompagnée d’une critique féministe de l’entreprise : « thank you @instagram for providing me with the exact response my work was created to critique. you42 deleted a photo of a woman who is fully covered and menstruating stating that it goes against community guidelines when your guidelines outline that it is nothing but acceptable. the girl is fully clothed. the photo is mine. it is not attacking a certain group. nor is it spam. And because it does not break those guidelines i will repost it again. i will not apologize for not feeding the ego and pride of misogynist society that will have my body in an underwear but not be okay with a small leak. when your pages are filled with countless photos/accounts where women (so many who are underage) are objectified. pornified. and treated less than human. thank you. »43
Plutôt qu’une photo, l’image de Rupi Kaur peut être interprétée comme une performance à plusieurs niveaux : la représentation du sang menstruel se conforme aux codes visuels de la plateforme, la mise en avant de l’hypocrisie du fonctionnement des algorithmes, l’intégration de ses engagement pods44, qui ont commenté et reproduit l’image pour duper l’algorithme, et le texte accompagnant le repost de l’image explicitant l’agenda politique de l’image dans un style empreint de colère qui ne correspond pas au langage visuel paisible de la photographie. La scandalisation du stigmate du sang menstruel ne s’exprime pas par l’image, dans la lignée parfaite de Normalize This !, mais par le discours qu’elle a provoqué.45
La photo de Rupi Kaur a sans doute attiré un tel public pour diverses raisons : que ce soit en raison de la conceptualisation de l’artiste, qui connait bien les mécanismes des réseaux sociaux et s’en sert pour les subvertir, ou de sa popularité auprès de sa « digital sisterhood »46, qui fait que le nombre de réactions a même été pris en compte par les algorithmes, ou du récit d’un combat de David contre Goliath qui reflète parfaitement l’impression de beaucoup d’utilisateurs des réseaux sociaux, démunis face au pouvoir des algorithmes.
La photo de Rupi Kaur a encouragé beaucoup de réinterprétations par les utilisatrices d’Instagram, notamment par la professeure de yoga Steph Gongora ou l’activiste trans Cass Clemmer, qui créé le hashtag #bleedingwhiletrans et le compte tonithetampon, où il faisait parler un personnage de bande dessinée de ses règles.47 La memefication, qui est l’un des grands moteurs des publications sur Internet, à savoir la technique qui consiste à réutiliser et à récontextualiser des phrases et des images populaires à l’infini48, est ici utilisée pour aider à disséminer l’image afin de contester le stigmate du sang menstruel et intégrer sa représentation dans la norme des images acceptées sur la plateforme.
De la scandalisation à la normalisation d’un stigmate : progrès ou transposition d’un débat féministe par l’art menstruel ?
La représentation du sang menstruel dans l’art des années 1970 et aujourd’hui sur Instagram, plateforme qui se définit par la représentation publique de la vie privée, partagent un point bien existant : le tabou public d’un moment très privé.49 Quand Judy Chicago réinstalle Menstruation Bathroom à New York en 1995, puis, plus tard, à Los Angeles, elle commente l’actualité de son œuvre en ces termes : « On this occasion, I was struck by two things—first that the range of sanitary products for women had grown enormously and second, the sense of shock elicited by this piece remained as potent as ever. »50 Malgré l’abondance des images de toutes sortes auxquelles on a été habitué par Internet, on peut douter que le public aurait été moins choqué aujourd’hui. La lutte contre un système de santé et d’hygiène dominé par le regard masculin qui était au cœur de la deuxième vague du féminisme51 reste encore très active. On perçoit dans la remarque de Judy Chicago que la visibilité des règles, rendue possible par le mouvement féministe et ses artistes, semble avoir renforcé une commercialisation de la ménorrhée plutôt que sa déstigmatisation. Cela prend d’autant plus de signification si l’on se penche sur les modes de représentation du sang menstruel sur les réseaux sociaux hypercapitalistes : là aussi, la lutte pour la visibilité et la représentation de sujets tabous est souvent commercialisée par les activistes même. La professeure de yoga Steph Gongora, qui reprend le sujet de Rupi Kaur pour promouvoir le free bleeding, réalise son œuvre en coopération avec Cora Women, une entreprise qui commercialise des produits d’hygiène féminine. Si l’on débat de la valeur politique de la représentation du sang menstruel, il ne faut pas oublier le prix de la normalisation, à savoir l’intégration dans un système capitaliste dominé par le regard masculin.
[Figure 3]Si l’on compare les effets de scandale souhaités par les artistes féministes des années 1970 à la normalisation qui se joue sur Instagram, il faut néanmoins souligner que la scandalisation dans l’art se traduit par des effets de chocs esthétiques très variés : Red Flag, qui montre le tampon gorgé de sang au sortir du vagin, est beaucoup plus direct dans sa représentation que Bloodwork Diary, où l’on n’est pas certain au premier regard qu’il s’agisse de sang menstruel.
[Figure 4]What a woman made et Menstruation/Wait ne montrent pas le sang menstruel directement: la représentation apparaît uniquement dans les paroles de Mako Idemitsu et de Leslie Labowitz-Starus. On peut d’ailleurs établir des parallèles entre Menstruation/Wait et la photographie de Rupi Kaur : les deux représentations du sang menstruel s’effectuent sur le corps même des artistes52, et, comme nous l’avons noté plus haut, l’image de Rupi Kaur peut plutôt être interprétée comme s’inscrivant dans une performance et non comme une photographie ayant une valeur artistique intrinsèque isolément. Chez Leslie Labowitz-Starus et Rupi Kaur, il y a un décalage entre la tranquillité visuelle et le scandale provoqué par le discours autour du corps. La plus grande différence réside bien évidemment dans le fait que Rupi Kaur montre le sang menstruel directement sur son pantalon, tandis que dans la performance de Labowitz-Starus, il obtient par l’attente une aura au sens Benjaminien. Ainsi, le sang de Menstruation/Wait est davantage sublimé que celui de la photographie de Rupi Kaur. Cependant nous l’avons noté, la stratégie esthétique et visuelle des artistes féministes de la quatrième vague ne porte pas sur la sublimation, mais sur la normalisation et la démystification. La normalisation de la représentation du sang menstruel sur les réseaux sociaux est également synonyme de démocratisation (qui peut esthétiquement être interprétée comme une forme de banalisation), laquelle rend possible une imitation plus simple des œuvres d’art sur Instagram. La démystification n’a pas seulement comme effet l’intégration dans la normativité, mais également la libération vis-à-vis de la sublimation, laquelle est dominée par le regard masculin : pour le philosophe Slavoj Žižek, l’objectif de démystification du corps féminin des féministes est si sinistre qu’il craint la mort de tout érotisme.53
Il convient toutefois de souligner que cette normalisation est d’abord un postulat dans le mode du comme si propre aux réseaux sociaux : ce mode de jeu (ou mode théâtral) s’intègre bien dans les positions de la quatrième vague féministe, qui conçoit la lutte féministe comme un véritable jeu avec les limites et les restrictions du système social.54 Tandis que la représentation du sang menstruel chez les artistes féministes des années 1970 tend à une rupture absolue avec le mode de perception prédominant, « l’activisme au quotidien » des artistes sur Instagram se construit comme un bricolage entre l’acceptation des normes et la rupture avec celles-ci. Une image telle que celle de Judy Chicago avec Red Flag ne serait pas possible malgré tous les efforts de normalisation : les règles de la plateforme Instagram interdisent toute représentation des parties à caractère sexuel (ce qui inclut même les tétons féminins, les tétons masculins étant acceptés).55 De surcroît, toute artiste doit s’attendre à des sanctions sociales très violentes sous la forme de messages de haine.
Les mises en scènes sur Instagram portent des traces claires des œuvres de l’art de la deuxième vague. L’appel féministe, quant à lui, vise plutôt à une normalisation qu’à une scandalisation du sang menstruel. Mais ce jeu autour des normes a ses limites et s’arrête là où la lutte des féministes des années 1970 a commencé: à savoir là où l’on montre, tout simplement, ce qui est.
Citer cet article
Hanna Klimpe, « De la scandalisation à la normalisation d’un stigmate. La représentation du sang menstruel, de l’art féministe des années 1970 à Instagram », [Plastik] : Vers une esthétique des éléments #10 [en ligne], mis en ligne le 19 janvier 2022, consulté le 22 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/01/19/de-la-scandalisation-a-la-normalisation-dun-stigmate-la-representation-du-sang-menstruel-de-lart-feministe-des-annees-1970-a-instagram/