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Interprétation par la forme à partir de Luigi Pareyson

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Table des matières

Où commence le processus d’interprétation des œuvres ? Il existe de nombreuses façons d’interpréter une œuvre. D’une part, on peut l’interpréter par le biais de l’image, des matériaux, de la forme, de l’atmosphère qui se manifeste dans l’œuvre achevée. D’autre part, on peut aussi le faire à partir de son titre, c’est-à-dire de ce qui nous indique l’intention de l’artiste au-delà de l’œuvre elle-même. On peut ajouter une troisième possibilité : interpréter l’interprétation de l’artiste à chaque moment du processus. Avant que l’œuvre rencontre le public, l’artiste passe déjà par de nombreuses interprétations pendant le processus de création. C’est pourquoi il s’avère important de connaître ces interprétations de l’artiste et d’y réfléchir. Le philosophe italien Luigi Pareyson propose une analyse de l’interprétation dans son ouvrage Esthétique : théorie de la formativité. Il considère que l’interprétation trouve son origine dans la forme. Il parle de « l’interprétation comme connaissance des formes par des personnes1 »,  idée qu’il relie à la notion de « formativité ». L’interprétation de l’œuvre revient alors non seulement à connaître la forme qu’on peut voir, mais aussi à chercher tous les éléments qui entourent la création artistique.

En tant qu’artiste-chercheur, je souhaiterais présenter la manière dont les interprétations apparaissent dans mon processus de création artistique. En suivant ce processus, l’on peut arriver à divers modes d’interprétation, car selon Umberto Eco, « la forme est l’aboutissement d’un processus de figuration et le début d’une série d’interprétations successives. […] La compréhension et l’interprétation d’une forme ne peuvent être obtenues qu’en retraçant son processus de formation, en reprenant la forme en mouvement2 ». Plus on se rapproche du processus de création de la forme par l’artiste, plus on se rapproche du sens de l’interprétation.  La relation entre la forme et l’interprétation est en jeu dans la théorie de la « formativité » de Pareyson et celle de « l’œuvre ouverte » d’Eco. En considérant ces théories esthétiques, ainsi que mes propres créations, je cherche à comprendre où se situe l’interprétation dans une œuvre, et la relation entre le processus de création et les différentes interprétations qui le jalonnent, à commencer par l’interprétation de l’artiste lui-même.

Inspiration

L’inspiration est venue à l’artiste. Pareyson soutient qu’il ne faut pas exclure l’interprétation de l’inspiration, qui pourrait être considérée comme le début d’une interprétation artistique. Il écrit que l’inspiration « se prolonge souvent au cours d’une formation commencée avec impétuosité et en accélère l’accomplissement, se traduisant en cours de route en puissance opérale souple et sûre, et transformant chaque arrêt en occasion pour rénover son propre élan3 ». L’inspiration est non seulement le début du travail mais aussi la source d’énergie de la création. L’inspiration – tout comme la motivation de la création – ne nous est pas accessible et se cache derrière l’œuvre : elle nous fait donc souvent défaut pour interpréter l’œuvre. Comme l’œuvre commence par les pensées de l’artiste et que la forme imaginée dans ces dernières renaît sous une forme visible, il est nécessaire pour l’interprétation de trouver dans l’œuvre l’inspiration et le motif de l’œuvre qui sont apparus chez l’artiste. « Dans l’œuvre, l’artiste forme « son expérience concrète, sa vie intérieure, sa spiritualité unique, sa réaction personnelle au monde dans lequel il vit, ses pensées, coutumes, sentiments, idéaux, croyances, aspirations ». Comme déjà noté, cela ne signifie pas que l’artiste se raconte dans son œuvre ; il s’y révèle comme une manière de se former4 ». Mon travail commence aussi en ce point décrit par Eco. La Figure 1 montre comment l’inspiration a pris forme.

[Figure 1]

L’aspect extérieur de mon travail apparaît comme un rassemblement de maisons qui crée une forme particulière. Ces dernières représentent métaphoriquement des personnes qui ont des apparences différentes. On pense en général que la maison est fixe et séparée de l’extérieur. Mais, ayant vécu de nombreux déménagements durant mon enfance, pour moi, le domicile n’est pas fixe, c’est plutôt un bâtiment mobile. Et surtout, toute ma famille partageait, durant certaines périodes, la même chambre dans un studio, qui était alors un espace commun sans frontières. Ces circonstances autobiographiques m’ont amené à créer la pièce « la famille » (Figure 2).

[Figure 2]

Plus tard, lorsque j’étais étudiant en Licence, mes trois camarades et moi partagions une chambre en résidence universitaire, sans vraiment bénéficier d’un espace personnel. Inspiré par mes expériences du logement et de la maison, mon univers artistique prend forme. La maison est toujours pour moi un endroit où les gens existent et où autrui m’entoure sans cesse. Vivre sans frontières spatiales constituait une expérience particulière. Les expériences de cohabitation dans un espace commun, dépourvu du moindre espace personnel, m’ont amené à me poser les questions suivantes : Peut-on vivre avec les autres ? Comment fait-on pour comprendre les autres ? Finalement, cette expérience, qui a donné lieu à une nouvelle interprétation de l’humanité et de l’espace, est devenue pour moi une source d’inspiration qui a pu renaître sous la forme que je crée.

Matière

Il s’agit de s’intéresser à la matière. Les artistes cherchent à trouver des matériaux qui correspondent à leur thématique et à leur mode d’expression. Pareyson écrit que « le choix de la matière est tout à fait libre, sans que l’on puisse le considérer pour autant comme arbitraire, car la matière est qualifiée par l’intention formative qui s’y incarne, et qui l’adopte en l’adaptant à son intention5 ». Tout choix implique une intention et une interprétation, de la part du sujet qui opère ce choix. Ainsi, bien que le matériau soit laissé au libre choix de l’artiste, ce choix lui-même est déterminé par une intention et une interprétation.

Dans mon travail, j’utilise principalement du fil ou des tuyaux en cuivre. Ces fils, soudés les uns aux autres, forment une seule sculpture (Figure 3).

[Figure 3]

La signification symbolique des fils de cuivre a influencé mon choix de ce matériau : ils possèdent tout à la fois un intérêt technique et une signification implicite. En raison de leur malléabilité, je peux facilement les plier à la main et les assembler par soudage. En général, le fil de cuivre est utilisé en guise de fil électrique. Il permet d’assurer l’alimentation en courant électrique. C’est un matériau qui évoque une image de réseau. On utilise le tuyau en cuivre pour faire passer du liquide ou du gaz. Cette caractéristique particulière évoque donc la connexion entre les personnes. Grâce à la ligne, la forme linéaire (Figure 4) prend la forme de réseaux, forme qui renvoie aussi à la notion de rhizome proposée par Gilles Deleuze et Félix Guattari.

[Figure 4]

Mes pièces peuvent être interprétées comme des images de rhizomes dont on ne sait où ils débutent et prennent fin car toutes ces pièces sont connectées pour constituer une ligne. Comme le déclare Pareyson, « le choix d’une matière et la définition d’une intention formative se produisent ensemble : l’intention formative se définit comme adoption de la matière, et le choix de la matière s’effectue comme naissance de l’intention formative6 ». Le choix du matériau pourrait résulter d’une interprétation que l’artiste fait de sa propre intention. L’intention et la matière sont ainsi liées et l’intention de l’artiste apparaît dans la matière elle-même.

Style de la forme

Si l’artiste est parti de son inspiration et de la matière, tout en les gardant, il trouve à l’étape suivante le processus de création du style, sa propre manière d’exprimer. Il convient d’interpréter le style de la forme. Umberto Eco écrit : « Par « style », j’entends une « façon de former » très personnelle, irremplaçable, caractéristique – la trace reconnaissable que chaque artiste laisse dans son travail et qui coïncide avec la façon dont l’œuvre est formée7 ». Selon la définition d’Eco, le style consiste à créer une forme. Il exprime la manière dont les artistes voient le monde. Y a-t-il une relation entre le contenu, la matière et les styles ou s’agit-il de concepts séparés les uns des autres ?  Pareyson répond qu’« on ne peut pas dire de l’œuvre d’art qu’elle a un contenu, une matière et un style : l’œuvre est son contenu, elle est le style par lequel elle est formée8 ». Ces trois éléments sont connectés et inséparables. Même si certains artistes choisissent le même matériau, leur utilisation dans leurs œuvres ne sera pas identique. De plus, si l’artiste prend un matériau utilisé au quotidien, ce dernier aurait un destin différent de son utilisation d’origine dans le travail artistique. Dans les deux cas, l’interprétation de l’artiste, y compris le point de vue et l’intention, intervient à nouveau entre les matériaux sélectionnés et le style créé. Le style est la partie la plus importante pour obtenir la forme et c’est ce qui prend le plus de temps. Ainsi, l’artiste s’efforce de trouver et de découvrir son propre style et essaie de trouver de nouvelles formes pour montrer son univers.

Comment puis-je montrer l’esthétique de la coexistence qui constitue le sujet de mes créations ? D’une part, la forme est interprétée avec des lignes et non pas des masses. Dans le village (Figure 5), que j’ai construit en utilisant du fil de cuivre, l’intérieur et l’extérieur des bâtiments sont visibles simultanément.

[Figure 5]

Cela signifie qu’il y a beaucoup de bâtiments à l’extérieur mais également un espace vide à l’intérieur. C’est la représentation d’un village dont les bâtiments sont non seulement dépourvus de murs, mais également ouverts les uns aux autres. Les bâtiments étant liés, ils sont indispensables les uns aux autres. La sculpture linéaire montre ainsi tout à la fois l’intérieur et l’extérieur.

D’autre part, le vide est interprété comme un espace potentiel. Ma sculpture linéaire représente le vide (Figure 6), qui renvoie à la possibilité de coexister avec autrui.

[Figure 6]

Voici quelques exemples, dans lesquels le vide est interprété comme une possibilité et une coexistence plutôt qu’une absence ou un manque. En Occident, la coexistence peut s’expliquer par la kénose, concept théologique qui signifie « se vider de soi-même ». Ce concept montre un cheminement du semblable vers autrui et une communauté qui partage un espace commun ouvert aux autres, qui peuvent y entrer librement. Non seulement le résultat de la kénose représente ainsi le vide, mais il crée aussi un espace où l’on partage et où l’on vit ensemble, l’un avec l’autre.

Une expression chinoise, qui est aussi un style de peinture (Figure 7), « 烘云托月: hong woon tak wol », signifie qu’il ne faut pas dessiner la lune directement, mais le bord de la lune, pour trouver sa forme.

[Figure 7]

Par conséquent, la lune est exprimée comme un espace vide qui n’est donc pas absence, mais présence. Le concept oriental taoïste de vacuité est un symbole de la possibilité d’échanges. François Cheng présente le vide, dans la philosophie orientale, selon les taoïstes, comme, « un élément éminemment dynamique et agissant9 ». De même, le vide de ma sculpture est un élément potentiel. Il est une métaphore de la coexistence et de ce qui accepte de laisser pénétrer l’ombre. Grâce au vide, l’espace est rempli par l’ombre des fils de cuivre. Ainsi, le vide, chez les taoïstes, n’est pas un état de manque mais plutôt une possibilité d’harmoniser les autres et de se connecter avec eux. La référence à la conception taoïste du vide renvoie ici à mon idée centrale de coexistence.

« Le contenu d’une œuvre, écrit Eco, est son créateur, qui en même temps est aussi sa forme, puisque l’artiste donne à sa création son style – cela étant à la fois la manière dont l’artiste se forme dans son œuvre et la manière dont l’œuvre se manifeste comme telle10 ». L’artiste « donne » le style, ne le « cherche » pas. Il crée des images et des formes issues de sa propre interprétation, c’est-à-dire le style. Ce dernier est donc une vision interprétée, et devient en même temps le langage visuel réinterprété par l’artiste.

Processus de production artistique

Le processus de production artistique est également un processus d’interprétation (Figure 8).

[Figure 8]

« L’interprétation, écrit Pareyson, est précisément ceci : une mutuelle implication de réceptivité et d’activité. En effet, l’activité mise en œuvre pour interpréter est l’adoption du rythme de l’objet. L’interprétation, pour une part, est résonance de l’objet en moi, c’est-à-dire une réceptivité qui se prolonge en activité : un don que je reçois et développe en même temps11 ». Le processus d’interprétation est une combinaison de réceptivité et d’activité. On peut juste se contenter de voir et de passer par quelque chose. Cependant, lorsque l’on interprète un objet, notre démarche ne se limite pas à la perception visuelle. Voir à travers les yeux et réagir à sa manière sont deux mécanismes qui se produisent simultanément. Ainsi, la réceptivité et l’activité prennent place dans l’interprétation.

Mon processus de production artistique, de l’atelier à la salle d’exposition, est le résultat de la réceptivité et de l’activité. Tout d’abord, je dessine. C’est une étape de l’activité qui passe par l’imagination. Le dessin exprime souvent quelques lignes ou une forme grossière. Les idées qui ne sont pas encore parfaitement concrétisées apparaissent dans le mouvement libre de la main. L’imagination accompagne ce moment-là. Ensuite, je fais une maquette en argile, à partir du dessin. L’argile est coupée et façonnée par la pression de mes mains. La maquette est ainsi achevée par le biais de la simple expression manuelle. À ce moment, l’argile se présente sous la forme d’une masse complète et achevée.

Puis je martèle les fils ou tuyaux en cuivre en les passant au feu pour leur donner leur texture particulière. Durant cette étape, le fil de cuivre est façonné par le marteau rond. Ensuite, je les soude les uns aux autres. La technique de soudage peut être mise en relation avec la notion de connexion dans mon travail. Enfin, j’en viens à l’étape de la transformation (Figure 9).

[Figure 9]

Je passe de la maquette à l’œuvre : ma sculpture est créée avec des lignes, elle est donc plutôt ouverte et transparente, afin que l’on puisse en voir l’intérieur. Par contre, la maquette est une masse d’argile, l’on ne peut pas en voir l’intérieur, elle est donc fermée. Alors, la marquette en argile qui forme une masse fermée, devient une forme linéaire vide et totalement ouverte, dépourvue de mur. Du fait que l’intérieur est vide et dépouillé, la sculpture devient un espace ouvert dans lequel l’air peut passer librement. Cet espace ouvert transforme l’œuvre en activité. Enfin, ces œuvres reprennent vie dans la salle d’exposition (Figure 10).

[Figure 10]

L’arrière-plan fait également partie de la sculpture, car l’absence de murs rend l’espace environnant toujours visible (Figure 11).

[Figure 11]

De plus, diverses ombres apparaissent grâce à l’éclairage de la salle d’exposition. La sculpture reçoit la lumière et redevient active par les ombres qu’elle projette. Ainsi, dans le processus de production artistique, de même que dans le cadre de l’interprétation dont parlait Pareyson, la forme a tout à la fois une réceptivité et une activité. Il ne s’agit pas uniquement d’une forme finie, c’est-à-dire formée, mais aussi de l’ensemble du processus de création qui pourrait évoluer à tout moment, en donnant lieu à une formante.

Selon Umberto Eco, « l’œuvre ne vit que dans les interprétations qui en sont données12 ». On a examiné le point de départ de l’interprétation de l’œuvre et la relation entre le processus de création et les diverses interprétations. Dans la théorie de la formativité de Pareyson, l’interprétation est profondément liée au processus de production des créations. Le processus de création d’une œuvre comprend alors l’inspiration, le choix des matières, le style, le processus de production, tout cela étant suscité par l’interprétation de l’artiste. Grâce à sa théorie selon laquelle le processus de création est considéré aussi comme une forme, nous avons vu qu’il est nécessaire de consulter à la fois toutes les étapes de création et l’œuvre pour interpréter cette dernière. L’interprétation est indispensable chez l’artiste, il pourrait renouveler, développer son interprétation à tout moment et dans tous les sens en dehors des quatre éléments que j’ai proposés. Alors, la limite de celle-ci ne pourrait pas exister vraiment. Quel point nous attendons-nous à interpréter pour la suite ?

Citer cet article

Junseok MO, « Interprétation par la forme à partir de Luigi Pareyson », [Plastik] : Interpréter les œuvres : questions de méthode #11 [en ligne], mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/12/15/interpretation-par-la-forme-a-partir-de-luigi-pareyson/

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