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Le partage de l’air : tonicité de la langue portée par le vent

Le partage de l’air : tonicité de la langue portée par le vent


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« Le vent, pour le monde, le souffle, pour l’homme, manifestent l’expansion des choses infinies. Ils emportent au loin l’être intime et le font participer à toutes les forces de l’univers.»1

« Je suis une guirlande de mots accrochée à un arbre qu’un enfant montre du doigt».2

Premier Mouvement – Inspirations/expirations. Traversées.

Depuis que l’air que l’on respire est devenu dangereux, toute manifestation sonore, volontaire ou involontaire, afférant à la sphère de l’oralité, respirer, bâiller, éternuer, postillonner ou simplement parler, a fait l’objet d’une distanciation, d’un repli de l’espace de parole et de souffle. Ce geste a également ramené à la mémoire la permanence – silencieuse, évidente, invisible – de l’air, son être matière oubliée de l’existence, subsistance durable et imperceptible dans la présence d’un corps vivant, d’un rythme d’ « éclosion-déclosion de l’être»3 qui parle de respirer de l’air. Cet élément, irréductiblement constitutif de tout, qui porte avec lui et qui se laisse traverser, demande pour être exploré un corps-à-corps, une tonicité et une tension, telle qu’on l’aperçoit dans le geste de mesurer le vent de l’artiste Laura Grisi (1939–2017). Son premier film, Wind Speed 40 Knots (1968) est un montage de plusieurs extraits tournés dans les coulisses des documentaires réalisés autour du monde avec Folco Quilici, où Grisi mesure la vitesse des différents vents, distille 4 l’instant de la traversée incommensurable de l’air, où rien ne se tient plus pareillement. Réalisée la même année, l’installation Wind Room, un espace de passage plongé dans la semi-obscurité où des ventilateurs recréent l’effet d’un vent qui souffle constamment à la vitesse de 40 nœuds, double l’expérience du film, en faisant de la traversée des corps la seule mesure de l’air, la seule résistance à l’oubli de l’air.

[Figure 1]

Si la réminiscence de l’air est liée à une force d’impact physique, à une expérience sensorielle, c’est que l’air, de par sa valeur respirable, est l’espace-temps du corps même, la mesure de sa respiration, qui est aussi sa garantie vitale – l’assurance qu’un corps est là. En ce sens l’oubli de l’air est aussi une nostalgie du corps, d’une matière physique qui a « peut-être une logique que le logos ne connaît pas ».5 Une logique rythmique, qui est « une mesure de la respiration du corps et qui révèle la présence même d’un poumon vivant» 6, telle qu’elle se manifeste dans Respire comigo [Respire avec moi], objet sensoriel crée en 1966 par l’artiste Lygia Clark (1920-1988) : un tuyau de plongée sous-marine raccordé à lui-même, qui peut être manipulé et, à travers sa propre élasticité, respirer.

[Figure 2]

Activé à proximité de l’oreille, le tube redouble la manifestation sonore d’un corps qui respire et donne ainsi à écouter la pulsation d’une langue oubliée, rythmique et enracinée dans le souffle, qui se fait l’agent d’activation des organes phonateurs et résonateurs corporels. Si le son (phoné) modulé par le souffle (pneuma) est la substance plastique de la parole – du parler – le discours (logos), comme un air musical, devient alors une question de circulation d’air dans le corps, des tissus en expansion et contraction, d’une « pensée par les poumons », telle que la décrit la philosophe Adriana Cavarero, en écho à la philosophie présocratique. Dans cette rencontre entre respiration et langage, le phénomène de l’émission vocale met en évidence un surplus d’énergie aérienne qui « transcende, précède, génère et dépasse la parole, dont la vibration se fait encore entendre dans le son des langues parlées comme côté inexprimé de la parole». 7 Matière oubliée de l’être, l’air serait aussi « la médiation matérielle oubliée du logos» 8 – d’un logos dévocalisé et à risque d’étouffement.

Deuxième Mouvement – Phonations

Dans OOA (2005), une composition performance pour flux de voyelles, gestes et surfaces corporelles, Vincent Barras (né en 1956), historien de la médecine et poète, explore cet ancrage anatomique de la voix et du discours à travers la déclamation des voyelles primitives, A et O, que selon les théoriciens du langage9les premiers humains locuteurs auraient pu articuler. L’émission de ces deux sons et le hiatus qui se produit lors du passage d’une voyelle à l’autre crée, dans une bouche grande ouverte, un flot aérien de primitivité verbale, de « parole enfantine, ou barbare, ou idiote, quelque chose de l’ordre du pas-encore-articulé». 10 Dans ce parcours à rebours vers une langue en train de se faire, la fonction de ponctuation solide des consonnes, encore loin d’exister phonétiquement, est remplacée dans la performance par les bruits de certains gestes spécifiques (percussion, succussion, palpation) réalisés sur différentes parties de la surface corporelle et amplifiés par l’application de microphones contacts. Dans ce système linguistique stéthoscopique, la phonation, activée par le passage de l’air, demeure dans les cavités du corps comme un phénomène acoustique qui participe d’un corps sonore, « un corps aural, susceptible de se prêter à une écoute»11 et qui tire de ces mêmes cavités la possibilité de se faire langage. Ces prémices de la verbalisation enracinées dans les profondeurs de l’histoire humaine, résonnent ainsi, par un labyrinthe acoustique de galeries et poches, à travers l’appareil phonatoire et au-delà, à travers la langue, le palais, la trachée, les bronches, l’ensemble du volume pulmonaire, la cage thoracique, jusqu’à la cavité abdominale et ses souterrains plus indiscrets.

[Figure 3]

Le corps sonore évoqué par OOA met ainsi en lumière une préhistoire orale du discours et son appartenance sensible à « l’ordre de ce qui respire, travaille, meurt» 12 et non seulement à un système de connexions logiques et sémantiques, qui organisent le langage. Paradoxe d’une voix à la fois porteuse de parole et de souffle : événement du monde sonore et pneumatique, de même que tout mouvement corporel l’est du monde visuel et tactile, elle échappe à la saisie purement sensorielle du monde de la matière tout en excédant de par sa même affirmation et existence le monde purement spéculatif du langage, qui pourtant transite en elle.

Une étrange incongruité de la voix désigne ainsi une énergie sans figure, un rythme, une résonance, une émanation corporelle qui dépasse la spécificité linguistique, pour livrer, antérieurement et intérieurement à la parole un « état second du langage»13, épiphanie d’un souffle et d’un son qui en sont le commencement.

[Figure 4]

Troisième Mouvement – Résonances.

La nature de ce phénomène aérien et sonore originaire est définie non seulement par le mot hébreu ruah, qui signifie aussi bien souffle, qu’esprit, pensée sans forme qui flotte sur les eaux dès la nuit des temps, mais aussi par le mot qolqui, équivalent de la phoné grecque, désigne la voix humaine, animale et tout son naturel audible.14

Le chercheur américain Douglas Kahn parle à propos de cet univers sonore de Natural Radio, d’une naturalité de la transmission du son selon laquelle « la nature a depuis toujours produit sa propre musique – Éolienne – surgie du vent. Cette musique est aussi ancienne que le mythe d’Aeolus et des îles Éoliennes, ainsi que, tout simplement, de tout lieu où des êtres doués de sensibilité ont pu entendre les sons du vent parmi les arbres, les feuillages et les formations rocheuses ».15

L’air, donc, comme principe de dynamisation, de mise-en-mouvement, qui dans sa traversée des corps, humains et non-humains, se fait son, agent de toute manifestation acoustique, y compris la voix. Animés et connectés par l’air, les êtres résonnent, en immersion et sans hiérarchie, selon un principe de « mise en vibration conduisant deux éléments hétérogènes à se mettre en mouvement simultanément ».16 La résonance est l’effet de ce qui se répercute : un écho, un retentissement.

Ainsi les voix qui se manifestent dans la pièce sonore Soffio Vento Uccelli (sincronia di un soffio solo 17 de l’artiste Juan Pablo Macías (né en 1974) font écho au souffle du vent et aux cris d’oiseaux : invité à produire une œuvre collective pour un village en Italie, l’artiste a proposé aux habitants de partager leur souffles en imitant les sifflements du vent ainsi que les chants des oiseaux les plus communs dans la région. Ce partage sonore met en évidence la présence de l’air comme d’un flux qui irradie tous les êtres et les rend égaux avant même d’être communauté : dans ce « vent cosmique » chaque voix est unique et en même temps en résonance avec le collectif en vertu d’une force qui a « la caractéristique du magnétisme :[…] elle passe dans les anneaux [de la chaîne], qui peuvent faire à leur tour comme l’aimant et attirer d’autres anneaux » et son mystère principal est dans sa communicativité, « dans une réceptivité qui donne lieu à une activité, ou à une spontanéité, voire dans une réceptivité qui est en même temps une spontanéité ».18 Selon l’étymologie latine du verbe vocare (invoquer, appeler) la voix est donc, avant toute forme d’articulation de la parole, une invocation, un aller vers l’autre qui a les traits de la conductivité, d’une polyphonie qui si déploie d’un être à l’autre, d’une voix à l’autre, d’un air à l’autre.

Interpréter le sifflement du vent amplifie le spectre d’un univers respiratoire et relationnel où chaque élément est unique et distinct, tout en étant en résonance avec les autres en vertu du tissu conjonctif et élastique de l’air. La pure émission vocale, son être souffle et son avant d’être sens, se prolonge ainsi bien au-delà de la séparation mise en acte par le langage et son apprentissage : « au sommet du babil on ne saurait poser aucune limite aux pouvoirs phoniques de l’enfant qui gazouille» 19 et la transition entre le babil et les premiers mots comporte une interruption décisive de cette ouverture. Puisque l’enfant se met à parler une seule langue, il n’a évidemment plus besoin de toutes les consonnes et voyelles dont il pouvait faire usage auparavant et il oublie bientôt jusqu’à la manière de les produire. Cet oubli de l’air des langues adultes n’est donc que l’écho « d’une autre langue qui n’en est pas une : une écholalie, vestige de ce babil indistinct et immémorial dont l’effacement a permis la parole»20

[Figure 5]

Quatrième Mouvement – Chœur.

Le dialogue écholalique enfantin assume un rôle principal, non seulement pour la richesse sonore de la lallation, mais aussi pour la partition musicale qui en tisse la structure : le duo mère-enfant articule la voix de manière relationnelle et polyphonique et en souligne la transitivité, le passage vibratoire d’un corps à l’autre selon un principe de résonance.

C’est à travers cette langue, qui est respiration, force vibratoire, rythmique, corporelle et inconsciente, que le discours se réinvente et s’anime de la puissance souterraine qui l’imprègne dès le premier son, et que Julia Kristeva nomme, en empruntant un mot platonicien, chora. Le terme chora fait son apparition dans le Timée où Platon décrit comment le démiurge façonne le monde avec trois éléments : le modèle divin des idées et des formes, le monde physique qui en est une copie et la chora, sorte de matière sans forme qui participe à la formation du monde et qui n’appartient ni à la sphère de l’intelligible, ni à celle du visible – probablement à une sphère aérienne.

Dans un univers philosophique centré sur la vision, la chora, ni visible ni invisible, est difficile à définir. Platon se limite à l’assimiler à la figure maternelle, complétant la tripartition qui attribue le noétique au père et le physique au fils. Kristeva lui fait écho tout en se dérobant du visio-centrisme et accède ainsi à un espace phonétique et sémiotique, qu’elle définit comme « indifférent au langage, énigmatique et féminin, […] rythmique, déchaîné, irréductible à sa traduction verbale intelligible ; il est musical, antérieur au juger ».21

Telle une pulsion rythmique et musicale endémique au langage, la chora sémiotique est la condition sine qua non du langage même, comme la chora platonicienne l’était pour le façonnage du monde, et son espace rythmé, qui assure le « procès de constitution de la signifiance » en structurant les décharges d’énergie « en une motilité aussi mouvementée que réglementée».22

Le pouvoir de fascination de la chora reste mystérieuse et énigmatique ; antérieure à la particularisation du langage, elle renvoie à une pluralité énergétique, à une animation de la parole qui la rapproche de la force tonique de l’air. La chora met aussi en évidence un aspect relationnel et résonnant de la parole et des corps parlants, percutés, bercés, charmés, mis en mouvement – des corps-antennes traversés par la pluralité rythmique, mobile et toujours provisoire, de la chora maternelle. Les pulsations rythmiques du corps-antenne et leurs transmissions ouvrent un territoire linguistique multiple, faisant ainsi écho à l’acte de narrer en chantant – de connaître en vibrant, en se laissant traverser par l’air.

Saisir un devenir du langage qui, ancré dans l’oralité et la corporéité, puisse redéfinir des territoires dynamisés de la parole singulière de chacun, plurielle et résonnante, énigmatique et hybride, car, comme le raconte la comédienne et metteur en scène de théâtre Chiara Guidi (née en 1960) « dans la parole prononcée rentrent celles et ceux qui écoutent et celles et ceux qui écoutent font rentrer dans leur corps celles et ceux qui parlent. Parler est devenir autre».23 

C’est d’ailleurs à quatre voix féminines – et un chœur citoyen – qu’elle confie la version définitive de sa longue recherche Œdipe roi de Sophocle, qu’elle présente en 2019 à au Palazzo delle Esposizioni à Rome sous le titre de Edipo re di Sofocle –- Esercizio di memoria per quattro voci femminiliÀ l’instar d’une fouille archéologique et sonore, la voix, corporelle et structurante, est la clé dramaturgique pour la création d’une polymorphie sonore : bruits de pierres, de couteaux, le texte de Sophocle, les voix des quatre femmes, le chœur et les partitions créées avec le musicien Scott Gibbons selon une « technique moléculaire », sur laquelle les deux artistes travaillent depuis des années et qui consiste en une « radiographie de toutes les inflexions de la voix humaine […] explorées à partir de la possibilité d’imiter vocalement tout ce que l’oreille peut percevoir, sans distinction entre sons, bruits, voix animales».24 Mise en œuvre à travers un laboratoire sonore permanent, la cette technique moléculaire permet est censée permettre de penser le son de manière organique et traiter chaque son « au microscope » selon ses spécificités techniques (hauteur / tempo / timbre) – tout peut devenir molécule sonore, sans distinction entre mots et bruits, humains et non-humains, selon une conception qui évoque la phoné originelle, qui identifie et rejoint la force propulsive de se-faire-parole dans le son et révèle toute sa complexité.

Les couches d’oralité organique qui émanent ainsi de la pièce se lient à un Œdipe pré-freudien, qui puise dans un savoir archaïque plus proche des contes que de la psychanalyse et qui rend évident l’intérêt de Chiara Guidi pour le théâtre enfantin, lieu d’expérimentation complémentaire à la technique moléculaire, où elle retrouve la même forme de communication souterraine et incantatoire de la voix et le même questionnement – comment se situe-t-on devant quelqu’un qui vit avant le langage ? Comment écoute-t-on un enfant ? – – parce que « écouter une voix ou être en compagnie d’un enfant impliquent un effort : interpréter, comme on interprète une prophétie ».25 A travers une « méthodologie erratique », qui mélange performance, spectacles, séminaires, lectures de contes pour enfants, festivals et surtout ateliers d’expérimentation vocale collective, la pratique théâtrale de Chiara Guidi plonge les corps – émetteurs et récepteurs – dans l’énergie métamorphique de la chora, où l’on peut entendre résonner des voix « obscures, qui mettent en crise l’ordre de la connaissance et la consolation que donne la découverte de quelque chose que l’on connaît déjà ».26 Ces voix compliquent la valeur de la parole, enchantent, séduisent ou font peur, s’écartent des sentiers connus du discours pour se faire corps et énigme, « comme la voix de la Pythie ou les oracles : ces voix où l’obscurité redonne vie à la vie ». 27

Citer cet article

Meris Angioletti, « Le partage de l’air : tonicité de la langue portée par le vent », [Plastik] : Vers une esthétique des éléments #10 [en ligne], mis en ligne le 19 janvier 2022, consulté le 25 avril 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/01/19/le-partage-de-lair-tonicite-de-la-langue-portee-par-le-vent/

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