CrossWorlds : De la théorie des codes correcteurs d’erreur à la manipulation politique
Olga Kisseleva et Sylvain Reynal
Nr 01 . 8 janvier 2010
Table des matières
- 1. Les origines de l’œuvre collaborative
- 2. L’œuvre : concept et fonctionnement
- 3. Tags électroniques : de la physique fondamentale à l’objet technologique
- 4. Tags électroniques : le propos artistique et l’objet technologique
- 5. Tag autogenéré
- 6. Conclusion : les perspectives de collaboration entre artiste et scientifique
Olga Kisseleva (MCF-HDR CERAP, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), artiste plasticienne russe, et Sylvain Reynal (MCF Ecole Nationale Supérieure de l’Electronique et de ses Applications), chercheur en physique théorique, collaborent depuis 2007 à la production d’installations qui explorent les articulations conceptuelles entre théories scientifiques et création artistique. CrossWorlds, l’installation interactive exposée à Berlin en 2008 dans le cadre de la Transmediale, propose une réflexion sur la véracité du message (politique, économique, culturel), la censure et la propagande. Cette installation utilise comme matériau essentiel les semacodes, tags électroniques bidimensionnels.
Produits de la théorie des codes correcteurs d’erreur, les tags électroniques corrigent les erreurs de transmission, exploitent la redondance informationnelle, flirtent avec l’ordre, le désordre, et l’entropie d’information : dans CrossWorlds, le propos artistique intègre nativement les concepts d’un corpus scientifique né après-guerre sous l’impulsion de Claude Shannon, et tout à la fois extraordinairement fécond et actuel. Bien au-delà de la simple prestation de service technologique de la part du scientifique, c’est donc un véritable dialogue entre art et science que Kisseleva et Reynal mettent en scène ici.
1. Les origines de l’œuvre collaborative
L’avènement des systèmes de communications numériques à la fin des années 90 a engendré une mutation profonde de notre société. Il est indéniable que cette révolution technologique a modifié en profondeur la structuration des rapports entre les individus d’une part, et entre l’individu et le collectif (e.g., gouvernements, grandes entreprises, …) d’autre part. Prenant ce constat comme point d’ancrage, nous mettons en oeuvre une collaboration originale entre art et science, proposant un cheminement novateur en matière de collaboration entre artiste et scientifique ; ce cheminement singulier a été rendu possible par la spécificité de nos parcours respectifs.
Le mode opératoire d’Olga Kisseleva s’inscrit dans une démarche expérimentale : un décalage, détecté au cours d’un processus ou dans le fonctionnement d’une structure, l’amène à formuler une hypothèse, expliquant l’observation en question, et dans la mesure du possible, à proposer une solution à la problématique. Dans ce but, elle identifie les compétences nécessaires pour effectuer les études et elle pilote une recherche. Olga Kisseleva fait appel aux sciences exactes, à la biologie génétique, à la géophysique, ou bien aux sciences politiques et sociales. Elle procède aux expérimentations, calculs et analyses, en respectant strictement les méthodes du domaine scientifique concerné. Son hypothèse artistique est ainsi vérifiée et approuvée par une méthode strictement scientifique.
Sylvain Reynal a travaillé successivement dans les domaines de la physique théorique et numérique, du magnétisme et de la physique statistique, puis plus récemment de la théorie de l’information quantique et des codes correcteurs d’erreur. L’orientation de ses recherches a été et reste indéniablement interdisciplinaire. Les thèmes couvrent un spectre large, de “fondamental” en début de carrière, à “très appliqué” aujourd’hui au laboratoire ETIS du CNRS. Ses thèmes de recherche actuels portent sur l’analyse et la conception de codes correcteurs d’erreurs pour les machines électroniques actuelles (qu’on retrouve dans les téléphones portables, les CD, les DVD, les disques durs, …) ou bien destinés au futur ordinateur quantique. Ce sont des algorithmes qui permettent de palier les imperfections du matériel, du canal de transmission ou de la transcription de l’information.
Ces questionnements, ces méthodes, ces travaux de recherche ont nourri notre travail artistique.
2. L’œuvre : concept et fonctionnement
CrossWorlds se présente comme une série de tags électroniques interactifs et autogénérés. Un logiciel se connecte à intervalles réguliers au serveur Internet de Wall Street, y récupère les informations relatives au cours du Dow Jones, et génère des tags électroniques qui codent une sélection de messages politiques en fonction du cours de cet indicateur boursier. Les messages en question sont issus de la propagande soviétique et américaine de l’époque de la guerre froide. Si le Dow Jones monte, l’algorithme engendre plus de slogans américains ; au contraire, s’il chute, davantage de messages soviétiques sont produits.
Cette oeuvre a été réalisée dans le contexte de Transmediale, dont la thématique de 2008 était “Conspire” : intentions cachées, messages cachés, choses cachées… La pièce a été crée in situ à HKW, Berlin (Das Haus der Kulturen der Welt – La Maison des Cultures du Monde).
[Figure 1]En pénétrant dans ce lieu pour la première fois, on ressent une atmosphère proche des palais de la culture soviétiques des années 70 (époque ou Kisseleva, alors collégienne et membre des jeunesses communistes, prenait des cours de piano et de danse classique dans ce type d’institutions). Cependant, la HKW n’est pas un produit de Berlin-Est. Ce célèbre bâtiment fût offert par les américains à la ville de Berlin en signe d’amitié dans les années 50, pour “marquer” en quelque sorte leur territoire. Ainsi, dans les murs du bâtiment étaient gravés – au sens figuré – des slogans issus de la propagande américaine, témoins alors de la suprématie des Etats-Unis. Ce qui est surprenant, c’est que ce bâtiment est similaire à ceux que construisaient simultanément les soviétiques de l’autre côté du mur de Berlin. Ce point nous a impressionné, et nous a conduit à explorer la question liée à la similarité entre les cultures des deux blocs d’alors.
3. Tags électroniques : de la physique fondamentale à l’objet technologique
Les tags électroniques que nous utilisons dans sont des semacodes, version moderne bidimensionnelle des barcodes (ou codes à barres) des années 80. Les barcodes sont omniprésents dans l’étiquetage des produits ou objets (hypermarchés, bibliothèques, …), et servent essentiellement à assurer la traçabilité des marchandises. Ils sont constitués d’une succession de barres noires dont l’épaisseur, variable, représente respectivement un 0 ou un 1. Il s’agit toutefois plus que d’une simple technique de stockage de l’information numérique. Les barcodes (comme la plupart des codes visuels) sont robustes à l’erreur : ils contiennent de la redondance informationnelle, c’est-à-dire qu’ils contiennent plus d’information que nécessaire afin de pouvoir corriger d’éventuelles erreurs de lecture grâce à cette information additionnelle (par exemple, si une barre est difficilement lisible, offre un faible constraste, et que son épaisseur est par conséquent difficile à estimer). Chaque code possède ses propres performances, et permet de récupérer l’information originelle plus ou moins efficacement en fonction du taux d’erreur présent.
Les datamatrix sont la version bidimensionnelle des barcodes. Ce sont des carrés de quelques centimètres carrés, comportant une juxtaposition de pixels (ou carrés) noir ou blanc, codant respectivement un 0 et un 1. Apparus au Japon dans les années 90, adoptés rapidement par l’industrie nippone pour leur haute capacité de stockage sur une très faible surface (notamment leur capacité à coder les kanji de la langue japonaise). Ils sont eux aussi correcteurs d’erreur : si une zone du carré est floutée, ou faiblement contrastée, et rend la lecture de certains pixels difficile, la redondance informationnelle est suffisante pour récupérer l’information originelle pour peu que la zone floutée ne soit pas trop grande.
[Figure 2]Le choix des semacodes (variantes des datamatrix) comme support fondamental de l’oeuvre est au final également un choix esthétique. Le pictogramme qui peut contenir jusqu’à 4000 caractères offre à l’oeil un aspect sybillin, crypté, qui intrigue aussi parce qu’il est à la fois omniprésent dans la société contemporaine, et indéchiffrable sans l’aide d’une machine électronique.
En ce qu’ils sont correcteurs d’erreurs, les barcodes sont de facto le produit d’une obsession sécuritaire (sécurité alimentaire, médicale, …) qui croît au cours des années 80 et 90 et se nourrit de l’intolérance grandissante de notre société à l’erreur, comme d’une conception désormais ambiguë du risque (positivé lorsqu’il se marie à l’innovation et l’entreprenariat, il est aussi haï lorsqu’il flirte avec la mort – accident d’avion, erreurs médicales,…).
Le principe de correction d’erreur par redondance a été formalisé par Claude Shannon à la fin des années 40 dans son article “A Mathematical Theory of Communication”. Les humains ont depuis longtemps recours à ce mécanisme de redondance qui leur permet de communiquer même dans des conditions de transmission difficiles (bruit ambiant, …) : soit tout simplement en répétant plusieurs fois la même phrase (mécanisme de collationnement), soit en ajoutant de l’information par d’autre biais (gestuelle), soit enfin en utilisant la contextualisation pour décoder l’information (il manque un mot dans une phrase, mais le contexte nous permet de le deviner). Dans ce dernier cas, c’est notre culture, notre langue, qui nous permet de recouvrer l’information par contextualisation.
Les sémacodes sont visualisable comme une matrice bidimensionnelle de pixels noir ou blanc. Cela faisait écho à la thèse de Sylvain Reynal portant sur l’étude des réseaux bidimensionnels de spins (des modèles issus de la physique quantique, comme le modèle de Potts ou d’Ising, et destinés notamment aux matériaux magnétiques) : il y a étudié les mécanismes d’organisation à l’échelle microscopique de ces spins, que les physiciens visualisent habituellement sur ordinateur comme une juxtaposition de carrés noir ou blanc, un carré noir correspondant à un spin orienté vers le haut, tandis qu’un carré blanc correspondait à un alignement vers le bas. Ce travail s’intéressait notamment à l’influence de l’agitation thermique sur le degré d’organisation, et la transition ordre-désordre (ou perte d’organisation) qui a lieu lorsque la température (ou l’entropie) augmente. L’analogie visuelle avec les sémacodes nous a conduit à explorer plus loin les similarités conceptuelles entre le modèle physique des réseaux de spin (qu’on étudie depuis plusieurs décennies, et qui constitude le paradigme de la physique statistique) et l’objet technologique éminemment contemporain que constitue le sémacode.
[Figure 3][Figure 4]L’agitation thermique, fondamentalement liée au concept d’entropie, décrit une dynamique complexe de particules à l’échelle microscopique, dont la première étude rigoureuse fût proposée par Einstein en 1905 dans son article sur le mouvement brownien. C’est une dynamique chaotique, qui semble gouvernée par le hasard (au demeurant, il s’agit là de la définition scientifique du hasard). Elle génère du bruit (ou souffle) dans un haut-parleur lorsqu’elle est amplifiée, produit une trace désordonnée sur un écran d’oscilloscope, et dans le langage de la théorie de l’information de Claude Shannon, on dira que son contenu informationnel (ou entropie d’information) est faible. Que se passe-t-il alors si l’on injecte de l’agitation thermique (forme parfaite de désordre) dans un sémacode (structuration ordonnée d’information numérique), en bruitant un à un les pixels qui le constituent ? C’est-à-dire, si en quelque sort on censure, on brouille, on masque, on cache ? Car le parallèle est intriguant avec notre résilience en matière d’accès à “l’information vraie” dans notre société “hypernumérique” : une multitude de chemins nous connectent à l’information (au sens journalistique, cette fois), réseaux sociaux notamment, et cette redondance-là est la garantie que nous pouvons accéder à l’information “vraie” en dépit des censures politiques.
4. Tags électroniques : le propos artistique et l’objet technologique
En tant qu’artiste, Olga Kisseleva s’est intéressée aux tags électroniques pour deux raisons. La première approche a été formelle: elle a trouvé cette forme géométrique composée de petits carrés, passionnante du point de vue esthétique et sémiologique. La dualité est présente dans chaque tag : noir/blanc, foncé/clair, zéro/un. A chaque fois, ce tag est comme un chemin à trouver dans un labyrinthe, une énigme à résoudre, une vérité à définir. L’artiste a été séduite avant tout par le côté cartésien, positif, de ces objets.
[Figure 5]Mais, si les tags ont une apparence séduisante, du point de vue social ou politique ils possèdent aussi une dimension effrayante. Souvent invisibles, grâce à leur petite taille, ils sont omniprésents dans le paysage urbain, espaces publics et privés, dans le métro, sur les affiches publicitaires, sur les couvertures des magazines… À la différence des barcodes qu’on trouve sur les produits en vente dans les supermarchés, les semacodes sont déchiffrables par un simple téléphone portable muni d’une caméra et du programme nécessaire au décodage (au lieu d’un lecteur laser à balayage). Une fois décodé, le message « entre » dans le téléphone.
Toutes sortes de messages peuvent s’adapter à la technologie du tag : de simples textes, ou des structures informationnelles plus compliquées, comme une adresse Internet (URL), un hypermessage (son, image ou vidéo), voire une commande que le téléphone exécutera. En pratique, en passant devant une affiche publicitaire dans le métro avec notre téléphone allumé et dirigé vers l’affiche, un message « saute » automatiquement dans notre téléphone, et nous invite à nous connecter sur le site de la marque en question et à acheter les dernières promotions ou les derniers modèles de la gamme. Il suffit de cliquer sur « OK ».
De fait, nous devenons de plus en plus manipulés par cette technologie. Nous avons de moins en moins de choix : c’est binaire, entre cliquer sur « OK », et ne pas cliquer. Tout le reste a déjà été préparé, le chemin a été tracé.
Pour Olga Kisseleva, la rencontre avec les tags électroniques s’est faite en 2006 lors de son exposition au musée Guggenheim de Bilbao. Le projet mettait en œuvre sur le territoire du Musée, la signalisation urbaine, qui permettait aux handicapés mentaux légers de se déplacer dans la ville. En plusieurs endroits de la ville de Bilbao où des difficultés de déplacement ou d’orientation pouvaient se présenter (bus, rue, croisement, etc…), des tags électroniques étaient présents pour les aider en leur apportant l’information nécessaire. Les handicaps étaient en quelque sorte téléguidés à travers la ville par ses tags. Il était surprenant de constater comment les handicapés récupéraient les facultés des gens “normaux” grâce à cette technologie. Et de fait, les non-handicapés devenaient presque handicapés à être démesurément assistés par cette technologie multimédia.
[Figure 6][Figure 7]Evidemment, cela fait écho à la technologie de propagande soviétique utilisée en URSS, qui martelait du matin au soir, à la crèche, à l’usine ou à la maison, les slogans auxquels il fallait se plier, comme “ne t’éloigne pas du collectif”, “aime ta patrie”, “chaque jour la vie du peuple soviétique est de plus en plus heureuse”. On se rendait compte en URSS qu’il existait de l’autre côté du rideau de fer, une autre sorte de propagande, de martèlement, mais avec d’autres valeurs. En s’intéressant aux slogans de la propagande américaine, on se rend compte à quel point ils sont proches de la propagande soviétique (en particulier, en traduisant les slogans soviétiques en anglais, on s’aperçoit qu’ils utilisent les mêmes mots). Par exemple le très soviétique “the dreams of the people come true” résonne étonnemment proche de l’américain “what the people believe is true”.
[Figure 8][Figure 9]Chaque tag est composé de deux images : l’une provient de la propagande soviétique, l’autre de la propagande américaine. A chaque fois, l’une des images joue le noir, l’autre jouant le blanc, et ensemble elles construisent un des slogans, soviétique ou américain. En les regardant, on constate une grande similitude entre ces deux images, par exemples entre les visages des danseuses ukrainiennes, et le visage d’une actrice hollywoodienne, ou encore plus flagrante, entre le visage de Marilyn Monroe et celui de Lubov Orlova (comédienne russe qui brillait dans tous les films soviétiques à la même époque) ; là on a l’impression que c’est le même visage. Quand on présente ces deux images aux spectateurs occidentaux, ils pensent qu’il s’agit de deux fois le visage de Marilyn Monroe. Mais il ne s’agit pas seulement des visages, mais aussi des symboles communs : dans un des tags l’on voit se croiser le drapeau rouge, et un fragment du sol Hall of Fame à Hollywood, avec les mêmes étoiles en forme de star.
[Figure 10][Figure 11]
5. Tag autogenéré
En concevant le programme informatique qui produit des sémacodes au vol en se connectant à Internet, nous souhaitions détourner le sémacode de sa fonction technologique primaire. Le programme, en effet, génère des sémacodes dont les pixels originellement blancs du tag électronique, prennent à intervalle régulier des couleurs qui rappellent l’aspect “flashy” des looks de l’époque disco du début des années 80. Ce choix esthétique n’est pas dû au hasard. Cette période symbolise également l’avènement de la perestroïka et de la détente est-ouest, une époque où nous étions l’un et l’autre adolescents, et où le mur de Berlin, l’amitié franco-allemande, la césure de l’Europe, etc. était omniprésents dans le discours politique et artistique à l’ouest.
[Figure 12]Un vrai sémacode ne fluctue pas, les pixels ne changent pas de couleur, l’opposition blanc/noir est donc ici troublée par une mise en couleur absurde, qui n’apporte rien sur le plan informationnel, et même, contribue à brouiller le tag en en réduisant le contraste. La mise en couleur, de surcroît, est aléatoire ; le choix des couleurs se fait au hasard parmi une palette de seize couleurs choisies pour leur aspect saturé. En fait de hasard, il s’agit d’ailleurs, en réalité, d’un hasard parfaitement reproductible, créé par un programme informatique appelé “générateur pseudo-aléatoire” qui produit de manière déterministe, c’est-à-dire prédictible et reproductible, une succession de nombres entre 1 et 16 ne possédant entre eux aucune corrélation apparente. Cette absence de corrélation est ce qui rend la succession de nombres imprédictible en apparence, donc digne d’être aléatoire. Ce type d’algorithme, couramment utilisé pour simuler la présence de chaos moléculaire ou d’agitation thermique dans les systèmes physiques (comme les réseaux de spin que Reynal étudiait dans sa thèse), est ici utilisé comme un brouilleur qui, en réduisant le contraste entre les pixels, rend le décodage plus difficile. A l’instar des brouilleurs radio qui étaient utilisés par les services de renseignement de l’ancien bloc de l’Est pour empêcher la réception des émissions de télévision produites par les chaînes de télévision de l’Ouest, notre brouilleur rend donc plus difficile l’accès au message politique contenu dans le tag. Ainsi, le spectateur de l’exposition, muni de son téléphone portable et du logiciel de décodage ad hoc, a parfois la surprise de ne pas pouvoir décoder le message si le hasard contribue à modifier une majorité de pixels de manière significative. Car comme nous l’avons expliqué précédemment, la redondance présente dans le code offre une robustesse vis-à-vis de ce mécanisme de brouillage. En-deça d’un certain seuil de brouillage (que l’on peut calculer exactement grâce à un théorème fourni par la théorie de l’information de Shannon), l’information redondante présente dans le tag est alors suffisante pour assurer la restitution du message originel.
6. Conclusion : les perspectives de collaboration entre artiste et scientifique
Pour le chercheur, un constat s’impose d’emblée, lié à l’inscription de son métier dans la société actuelle. Aujourd’hui peut-être plus qu’avant, être chercheur en sciences impose de prendre conscience que son travail n’est pas neutre politiquement : le processus de production de connaissances traverse les frontières du laboratoire, il ne se limite pas non plus à un univers peuplé des objets habituels de validation et de dissémination propres à la communauté universitaire (publications, théorèmes, algorithmes, dispositifs, technologies). Les deux derniers siècles ont montré combien le chercheur, l’ingénieur, le scientifique possédaient un pouvoir de mutation de la société dans laquelle ils vivaient, qu’ils exerçaient via un processus consistant le plus souvent à créér un fil (nouvelle théorie, invention technologique), ou bien à se suspendre à un fil existant et à en créer des ramifications plus ou moins rebelles. Le chercheur ne peut pas ne pas être responsable. Cette responsabilité devient, au cours de la maturation du chercheur, suffisamment prégnante pour qu’on ressente le besoin de l’exprimer.
Notre démarche s’articule autour de la mise en danger, de la prise de recul par rapport à la pratique quotidienne de la recherche, de la mise en perspective des travaux passés ; les dimensions sensible, risible, cynique ou provocatrice, sont tout aussi fondamentales, en ce qu’elles peuvent constituer une catharsis. En analysant les avancées scientifiques réalisées depuis la seconde guerre mondiale, il nous est apparu que la théorie de l’information était probablement ce qu’il y avait de plus dérangeant, stimulant, choquant ou déstabilisant dans les théories scientifiques introduites au XXème siècle. Dans la société ultranumérisée de l’information et de la connaissance, où le désir d’hypercommunication est la règle, il nous est de fait apparu essentiel de susciter une réflexion sur la signification de cette communication et sur la structuration de l’information qu’elle sous-tend. Pour le chercheur, il y a naturellement là une quête de sens liée aux implications sociétales de son travail.
Notre recherche commune, notre réflexion sur le propos de CrossWorlds, le caractère fortement interdisciplinaire de notre démarche, nous ont permis de donner à notre travail de recherche une résonance tour à tour scientifique, esthétique et politique. CrossWorlds a tout naturellement donné naissance au concept de résilience informationnelle : résistance à la censure, à la propagande ou à l’information tronquée, rôle fondamental joué par la redondance dans cette résistance, multiplicité des canaux d’accès à l’information, robustesse à l’erreur ou au brouillage. Ces clés seront affinées, déclinés, mises à l’épreuve des faits, dans d’autres oeuvres à venir.
Au-delà, il s’agit bien dans cette collaboration, aussi et peut-être surtout, de l’extraordinaire capacité que possède l’art de susciter chez le chercheur des questionnements et des mises en perspectives nouvelles en opérant une plongée en eaux troubles, en l’autorisant à se libérer des tabous implicitement liés à sa démarche cartésienne et à l’inscription de cette démarche dans une communauté scientifique. En ce qu’elle est au coeur de la politique de recherche scientifique de la plupart des grands pays, la production de nouvelles technologies est probablement le sujet le plus générateur de tabous, d’enfermements, voire de refoulement chez le chercheur/ingénieur. Le sujet est un cobaye de choix pour une collaboration art-science.
On voit donc bien qu’au-delà de la prestation de service technologique, de la production d’une partie technique d’une oeuvre, le chercheur peut provoquer, susciter, donner à voire une perspective connectée de son travail, en ce qu’elle est ancrée dans une multitude de questionnements ne relevant pas habituellement du champ scientifique : politique, esthétique, psychanalytique ou poétique, par exemple. Il peut suggérer ou construire un propos artistique qui fasse sens avec le corpus scientifique dont il est le spécialiste et qu’il contribue par son activité de recherche à enrichir au quotidien.
Citer cet article
Olga Kisseleva et Sylvain Reynal, « CrossWorlds : De la théorie des codes correcteurs d’erreur à la manipulation politique », [Plastik] : Être ici et là : La relativité générale et la physique quantique #01 [en ligne], mis en ligne le 8 janvier 2010, consulté le 03 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2010/01/08/crossworlds-de-la-theorie-des-codes-correcteurs-derreur-a-la-manipulation-politique/ ISSN 2101-0323