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Disequilibrium. De la critique de l’eucrasie des éléments

Disequilibrium. De la critique de l’eucrasie des éléments


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I. 

L’expérience et l’impact de l’installation Our Product, 2015, de Pamela Rosenkranz, dans le pavillon suisse de la 56e Biennale de Venise, étaient peut-être moins dus à sa chorégraphie immanente d’espaces lumineux colorés et de récits spéculatifs qu’à une lisibilité de l’histoire naturelle qui reposait sur un moment de rupture ne pouvant se produire qu’à un seuil précisément défini. Ce seuil, où s’ouvrait l’espace de l’installation, coïncide avec la dichotomie classique entre nature et culture, telle qu’elle a été diversement identifiée et problématisée ces derniers temps.1 Il s’agit plus précisément du seuil de notre conception conventionnelle de la naturalité (les « Giardini ») et d’une idée institutionnalisée de l’art contemporain – et c’est avec ces deux conceptions, ainsi qu’avec la stabilisation de cette dichotomie entre naturalité contemporaine et culture contemporaine, que l’installation rompait au fil de l’expérience qu’elle proposait. À l’extérieur déjà, le pavillon se présentait avec une rupture subtile dans la structure conventionnelle de la façade : Rosenkranz avait peint le mât du drapeau, les colonnes du pavillon et le lettrage dans le même vert menthe qui allait remplir la première pièce avec différentes intensités d’éclairage direct et indirect [Fig. 1].

[Figure 1]

On était d’abord littéralement confronté à un champ lumineux rectangulaire [Fig. 2] ; puis, dans une sorte de « champ-contrechamp » chorégraphié, on apercevait les spots LED comme source de cette illumination et, dans la cour intérieure, une autre idée de la nature, un unique arbre et des feuilles éparses qui semblaient attirer l’attention sur elles-mêmes ou sur le fait qu’elles étaient encore là et n’avaient en aucun cas été balayées et enlevées.

[Figure 2]

Mais à présent la perception différée superposait à cette vision de nature déchue – au double sens de feuilles mortes et de natura lapsa – les images rémanentes de l’intense vert néon sous forme d’un voile latent de violet néon, qui posait une lueur artificielle sur cette pâle naturalité [Fig. 3].

[Figure 3]

Une fois de retour à l’intérieur de la séquence des installations on pouvait lire le purisme formel du champ lumineux vert fluo comme une réminiscence toute aussi pâle d’un modernisme défraîchi qui paraissait flou en ce que, outre sa mise en scène puriste, il semblait dans un même temps rompre avec les monochromes classiques de la modernité par le biais du coloris.

Le concept de frontalité de Greenberg en tant que catégorie de pure opticalité2 était encore respecté d’une certaine manière ; cependant, par la dialectique de la contamination et de l’aseptisation, l’atmosphère de l’installation éloignait de l’histoire de la peinture monochrome plutôt que de la réaffirmer. Il est significatif qu’elle y parvienne précisément par le biais d’une perception sensorielle non visuelle : la voix off féminine et la dimension olfactive de l’espace. Un couloir qui semblait également invoquer des références modernistes latentes [Fig. 4] – comme les couloirs de Christo (Corridor Store Front, 1967-68) ou de Bruce Nauman (Live-Taped Video Corridor, 1970) – conduisait finalement à un point final intérieur de la spirale des installations, un étang artificiel [Fig. 5, 6] au milieu du pavillon, dont Rosenkranz avait déjà introduit la « couleur de peau » à connotation raciste dans la série de ready-made constitués de bouteilles d’Evian, de San Benedetto et de FIJI.

[Figure 4]

Mais si ces œuvres de petit format pervertissaient avant tout l’usage médiatique de la « couleur de peau » (Dragon Skin) et en révélaient la marchandisation, le plan d’eau surdimensionné renvoie à l’eutrophisation, à un déséquilibre écologique donc, et fait ainsi basculer l’idée de pureté qui semblait initialement déterminer Our Product pour le transformer en son contraire, ou peut-être plus précisément : en son entropie. En transformant ainsi le point final de l’installation en un nouveau point de départ pour la lecture de l’œuvre, en permettant au spectateur de porter un regard nouveau sur ses différents éléments au moment de revenir sur ses pas dans l’installation et d’avoir ainsi une réflexion nouvelle sur la dichotomie entre nature et culture telle qu’elle nous est présentée de manière paradigmatique par les « Giardini » de la Biennale, l’artiste réintroduit l’idée d’une histoire naturelle comme critique de l’idée d’harmonie entre les éléments. Je vais maintenant m’attacher à développer cette critique de l’eucrasie – comprise comme un mélange harmonieux et équilibré des éléments – et l’expliciter grâce à un contre-concept, le disequilibrium.

[Figure 5]

II. 

Revenons d’abord un peu en arrière et demandons-nous dans quelle mesure la théorie classique des éléments constitue une pré-histoire dans laquelle l’esthétique de la contamination de Rosenkranz s’inscrit de manière critique, délimitative et déconstructive. Dans le premier chapitre de Saturne et la Mélancolie (1964) consacré aux études de l’histoire de la philosophie naturelle et de la médecine, Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl fournissent une généalogie éclairante allant de l’émergence de la théorie des éléments dans l’Antiquité jusqu’aux Quattuor Humores, la théorie des humeurs du début de l’époque moderne.3 Selon les auteurs, trois motifs essentiels perdurent dans cette généalogie, bien qu’ils subissent des variations, des transformations et des glissements. Ces trois motifs sont, successivement, le nombre de quatre, le mélange des éléments et enfin une compréhension de l’equilibrium (balance, équilibre, perfection, etc.) qui confère des connotations morales à ce mélange. Klibansky, Panofsky et Saxl situent la genèse du premier motif dans la synthèse du symbolisme numérique pythagoricien avec un contenu concret, autrement dit dans le désir d’établir une corrélation harmonieuse entre les « éléments originels » cosmiques et les réalités du monde terrestre ; en d’autres termes, de fournir une théorie holistique de l’univers au sens de la cosmologie. Ces « éléments originels » sont, on le sait, les quatre éléments (air, feu, terre, eau). À partir de là – selon la logique de la progression tétradique – s’opèrent la transformation métaphorologique et le glissement vers la théorie des quatre humeurs ou tempéraments (sang, bile jaune, bile noire, phlegme), des quatre saisons (printemps, été, automne, hiver) et des quatre âges (enfance, jeunesse, maturité, vieillesse). Dans De mundi celestis terrestrisque constitutione, le célèbre traité de Pseudo-Bède, il apparaît clairement à quel point ces systèmes apparemment hétérogènes étaient pensés ensemble, ou plutôt à quel point ils étaient pensés dans une relation interdépendante de mimesis (imitatio) :

« Il existe en effet quatre humeurs dans l’homme qui imitent les différents éléments [imitantur diversa elementa] ; chacune augmente à une saison différente, chacune est prédominante à une période différente de la vie. Le sang imite l’air, augmente au printemps et prédomine dans l’enfance. La bile jaune imite le feu, augmente en été et prédomine chez les jeunes. La bile noire ou mélancolie imite la terre, augmente en automne et est prédominante dans l’âge adulte. Le phlegme imite l’eau, augmente en hiver et est prédominant dans la vieillesse. Lorsque ces humeurs ne sont pas en quantité trop importante et circulent, l’homme est en pleine possession de ses forces. »4

La synthèse de perspectives microcosmique et macrocosmique, d’éléments concrets du monde terrestre avec le symbolisme abstrait et pythagoricien du nombre quatre, conduit à une cosmologie bien spécifique dont la forme la plus ancienne est la théorie des éléments d’Empédocle :

« L’établissement effectif de cette doctrine des quatre humeurs n’était possible qu’à trois autres conditions. Premièrement, il fallait donner un contenu concret au nombre quatre que les pythagoriciens avaient vénéré comme le nombre parfait, en transformant la symbolique pythagoricienne des nombres en une théorie cosmologique des éléments […]. Dans cette tentative, on en est arrivé à la théorie des éléments, qui assimilait les « quatre racines de l’univers » à quatre éléments cosmiques fondamentaux très spécifiques : le soleil, la terre, le ciel et la mer. »5

Mais très vite – et ce sera l’objet de ce qui suit – ce mélange cosmologique des quatre éléments se trouve relié à un moralisme de l’equilibrium. Cet impératif qui, dans l’espace culturel occidental parcourt depuis deux mille ans, me semble-t-il, toutes les variations et toutes les transformations de la théorie des éléments, est : Ordonne dans l’équilibre !6 Dans cet impératif s’affrontent, depuis l’Antiquité des idéaux moraux, médicaux et même juridiques : moraux au sens d’un principe de la raison qui met sur un même plan la notion d’équilibre et de convenance ; médicaux, dans la mesure où l’équilibre est posé très tôt comme base de l’hygiène et d’un état de santé idéal ; et enfin juridiques au sens de l’isonomie (égal/relatif à la loi), comme le souligne un fragment présocratique : « la santé est maintenue par le droit égal (isonomia) des forces (dynameis) » ; par le « mélange égal des qualités (symmetros tôn poiôn krasis) ».7 Ce n’est donc pas le mélange d’éléments seul qui est décisif, mais seulement le bon mélange, celui qui, homogène et ordonné, annule finalement les dissonances : l’eucrasie. Celui qui discerne le mélange équilibré, l’eucrasie, qui sait ordonner et évaluer, fait également preuve de bon sens et de raison, ou agit – avec une connotation analogue – avec adéquation. 

« [Le] mélange parfait donne naissance à l’être humain qui possède la plus grande capacité d’entendement et les sens les plus aiguisés. Si tous les éléments ne sont pas répartis de manière homogène, l’homme est un sot. Si, en revanche, le nombre d’unités impliquées est trop petit ou trop grand, le résultat est un homme soit tourmenté et indolent, ou au contraire passionné ou enthousiaste, mais incapable d’aller au bout des choses. […] On voit qu’Empédocle a fermement – presque trop fermement – établi l’unité du macrocosme et du microcosme (car l’homme et le monde sont constitués des mêmes substances de base) et qu’il essaye aussi déjà de prouver une relation systématique entre les facteurs physiques et mentaux, c’est-à-dire d’établir une théorie psychophysiologique du caractère. »8

Pour une révision critique de la théorie des éléments, il semble donc surtout décisif de savoir comment la notion d’equilibrium a dû se transformer dans la modernité, pourquoi elle a perdu de plus en plus de sa plausibilité et de son éloquence, et comment on pourrait finalement penser les éléments de manière nouvelle si l’on présente à l’inverse un principe structurel du disequilibrium.

L’idée d’équilibre entre les éléments avait son pendant ontologique dans l’idée d’harmonie, la corrélation de l’Être et de l’Un, ainsi que dans une idée cosmique d’ordre, supérieure à toutes les exemplifications profanes. Comme l’a montré Werner Beierwaltes dans un essai majeur, Der Harmonie-Gedanke im frühen Mittelalter (« La notion d’harmonie au haut Moyen Âge »), ce modèle de pensée (comme base de la théorie des éléments) trouve son origine dans une « conception spécifique de rapports mathématiques de l’Être ».9 À partir des scènes originelles pythagoriciennes et platoniciennes, l’idée d’harmonie se poursuit ensuite via Augustin, Boèce et Jean Scot Érigène tout au long du Moyen Âge et jusqu’au début de la période moderne. Dans des conceptions holistiques de l’« unité de la nature »10, elle se répète encore au XXe siècle sous de nouvelles prémisses. Mais en même temps que le dogme de l’équilibre dans la théorie des éléments, et de façon parallèle, l’idée d’harmonie s’effondre avec l’avènement de la modernité, de façon paradigmatique comme ce fut naguère le cas pour l’harmonie des sphères (harmonia caelestis ; harmoniae consonantiae planetarum), dans la théorie et la pratique de la musique qui comprend désormais la dissonance non plus seulement comme une appoggiature, mais la laisse tel quel sans la résoudre ni la dissoudre (bien qu’un compositeur comme Arnold Schönberg appelle encore son traité musical un Traité d’harmonie).11 

Faire dériver l’idée d’harmonie des théories antiques sur la musique est fructueux à bien des égards dès lors qu’on établit une comparaison avec des contre-modèles modernes. Comme le souligne Beierwaltes, la notion d’harmonie, avant toute considération concrète de principes d’harmonie musicale, se fonde dans l’ontologie de l’Un :

« Dès ses débuts, l’idée d’harmonie se situe dans l’horizon du concept d’unité ou de l’Un : elle peut être saisie comme une gestalt ou une concrétion particulière de l’idée d’unité. Une compréhension plus précise de la genèse historique et de la construction philosophique de l’idée d’harmonie présuppose donc logiquement une réflexion sur le concept d’unité ou d’Un. »12

Depuis la conception antique de l’harmonia caelestis jusqu’à la théorie de l’harmonie de Boèce, les proportions et les intervalles musicaux sont compris comme analogues à des rapports de nombres mathématiques remontant à un seul nombre (par exemple, l’unique corde du monocorde) ou, plus fondamentalement encore, au « nombre sans nombre » (monas ; numeri ex monade) d’origine divine.13 Sur la base de cette ontologie de l’Un, toutes les dissonances sont finalement dissoutes dans l’idée universelle d’harmonie.14 Ce modèle de possibles dissonances dans la consonance – Beierwaltes définit l’idée d’harmonie comme une « unité relationnelle en soi »15 – peut en ce sens être transposée à la théorie des éléments. Là aussi, l’unité est pensée de façon relationnelle dans l’équilibre des quatre éléments. Les éléments – terre, eau, air et feu – sont en relation les uns avec les autres. Ils sont les « éléments originels » d’un cosmos. Cependant l’idée d’équilibre leur est elle-même ontologiquement supérieure et ne peut être déduite de manière immanente de l’un des éléments. Issu des cosmologies pythagoriciennes, le nombre quatre est donc constitutif d’un ordre relationnel. La question qui se pose ici pour la période allant de la modernité à nos jours frappe précisément au cœur de ce principe d’harmonie, à savoir au moment où la dissonance passe (apparemment) au premier plan. Après tout, on peut se demander si la conception du Traité d’harmonie (1911), telle que nous le connaissons de Schönberg, appartient encore – bien qu’ex negativo – à cette longue histoire de la théorie du contrepoint et de l’harmonie, qui a commencé à l’époque du baroque avec le piano bien tempéré (!), ou si elle marque plutôt une rupture avec cette même tradition. En d’autres termes, la dissonance peut-elle être pensée de manière autonome, ou les modes de la dissonance en tant que modes de négation (absentiae, defectus, privationes, oppositiones, contrarietates) sont-ils en définitive soumis à un processus de résolution (Aufhebung) ?16

Dans une perspective contemporaine, il faudrait également se demander, sans pourtant suivre le modèle de la rupture dodécaphonique avec l’harmonie fonctionnelle, comment les phénomènes musicaux dissonants – tel que le complexe de noise – se rapportent à l’idée de proportionalitas (« proportionnalité ») en tant qu’unité relationnelle en soi et à l’idée ancienne d’une harmonia caelestis universelle.17 L’analogie entre la couleur du néon, tel que l’emploie Rosenkranz, et le bruit attirerait l’attention sur une dissonance ou un déséquilibre dans le spectre lui-même ; une réfraction, une dispersion ou une contamination qui peut également être produite par d’autres médias (voix, récits, stimuli acoustiques et olfactifs) ou par une qualité de lumière différente de la lumière « naturelle » du soleil ou des « couleurs atmosphériques »18 dans une tradition goethéenne.

III. 

Pour dépasser le moralisme de l’idée d’harmonie et d’équilibre dans l’étude de la théorie des éléments et son apparition dans les arts, il faut remettre en question le plus radicalement possible l’idée d’une unité de la nature, telle qu’elle s’est développée depuis l’antiquité pour se retrouver ensuite chez Goethe, puis dans la phénoménologie et les Remarques sur les couleurs de Wittgenstein et jusque dans la modernité actuelle. Cela est devenu possible avec Walter Benjamin et son « idée d’une histoire naturelle »19, notamment dans une confrontation critique avec Goethe. Dans l’idée d’histoire naturelle, la dialectique de la seconde nature préparée par Hegel et Marx a été pensée encore plus loin dans la mesure où l’histoire s’inscrit bien dans la nature, mais, de la même façon, l’historicité de la nature contaminée s’effondre dans la nature au moment de son dépérissement ou bien la rappelle sous forme de trace, sans toutefois pouvoir revenir à une conception intacte de la nature paradisiaque et harmonieuse, sans restitutio in integrum.20 Le langage prédestiné à la représentation de l’histoire naturelle est donc l’allégorie, car les allégories sont, comme l’écrit Benjamin, « dans le domaine de la pensée ce que les ruines sont dans le domaine des choses » .21 Elles le sont en outre en raison de certains présupposés quant à ce qui peut être concrètement considéré comme ruine. Pour Diderot, par exemple, seuls les palais ou les églises délabrés étaient considérés comme des ruines ; pour Pasolini, en revanche, même les murs sans nom de la ville de Sanaa22 entraient dans cette catégorie. Je dirais donc qu’en réalité tout peut potentiellement devenir ruine si l’on considère la ruine comme le signe ou – au sens de Benjamin – comme la représentation du dépérissement de son utopie dans son histoire naturelle respective – et cela vaut aussi justement pour la représentation d’éléments et de couleurs dans l’utopie de l’unité de la nature et de l’idée supposée d’harmonie. Au sens de la définition de Paul de Man, les allégories constituent toujours une « distance par rapport à leur propre origine »23, ce qui, en dépit du paradoxe apparent, peut être aisément compris si l’on considère « l’origine » non pas comme un lieu concret, mais toujours comme un idéal ou une pensée – comme une utopie – avec laquelle l’allégorie établit une distance tant temporelle que spatiale – dans le domaine des pensées ce qui est ruine dans le domaine des choses. En un certain sens, la « nature » n’aurait jamais existé ; n’aurait existé, toujours à partir de la rétrospective de l’histoire naturelle, qu’une nature comme idée d’une origine, idée par rapport à laquelle la représentation allégorique tire sa différence temporelle.

Encore une fois : dans l’allégorie, l’histoire et la nature se croisent et s’échangent dans un processus temporel de transition et de dépérissement. La nature, vue de manière allégorique, tend donc, selon Benjamin, à être « éternel déclin »24, et la ruine est une allégorie de l’histoire naturelle. C’est « cette nature », selon Benjamin, « dans laquelle s’imprime l’image du cours de l’histoire » ; la nature de l’histoire naturelle, c’est « la nature déchue ». Benjamin, et par la suite Adorno et Jameson, se sont confrontés à cette idée dans diverses approches et ont souvent été incapables de fournir une définition conceptuelle claire. Il me semble néanmoins évident – au sens d’un concept opérationnel – que le débat porte sur une toute autre philosophie de l’histoire et une lisibilité des arts en confrontation avec l’élémentaire.

Peut-être peut-on résumer cela de manière plus compréhensible pour la théorie des couleurs. L’unité relationnelle – l’unité de la nature – dans la théorie des couleurs de Goethe est l’idée de polarité holistique. L’œil correspond au soleil au sens platonicien, il est semblable au soleil , les couleurs apparaissent à la frontière entre le soleil et l’obscurité, la polarité est différence, mais elle fait partie d’un ensemble naturel, d’un cosmos dont le temps est l’éternité et non le temps de l’histoire. Dans l’œuvre de Rosenkranz, la polarité, telle qu’elle a été décrite au début, joue également un rôle décisif, car les images rémanentes du vert néon sont posées comme un voile sur le reste de nature devenue grise dans la cour intérieure du pavillon, créant ainsi un effet de distanciation. En tant que phénomène optique, ce sont des images rémanentes comparables au sens de l’optique de Goethe. Cependant, en plus de la phénoménalité pure, une histoire de la lumière artificielle, des substances toxiques, voire l’histoire naturelle du néon se trouve inscrite dans les couleurs. Il est important de souligner ici que ces dimensions colorées ne peuvent donc pas être expliquées uniquement sur la base de leur seule présence ; après tout, les spectres complémentaires dans l’optique de Goethe comprennent certainement des teintes « néon » (violet, rose, turquoise intenses) ; cependant, dans la disposition naturelle de la phénoménologie il manque à ces teintes toute l’historicité qu’il serait possible d’explorer et d’expliquer grâce à la lampe LED ou la lumière néon. En tant que traité de la couleur, Our Product rompt d’une certaine manière avec l’idée que la couleur, dans sa réduction abstraite, est un phénomène pur. La couleur, en d’autres termes, a également une dimension historico-philosophique dans son abstraction.

C’est précisément ici, dans son registre écologique déconstruisant les théories des éléments et des couleurs, que l’installation de Rosenkranz présente des parallèles étonnants avec une installation de couleurs de David Hammons. Dans Blues and the Abstract Truth [Fig. 7] de ce dernier, installée en 1997 à la Kunsthalle de Berne, la couleur bleue n’est pas seulement perceptible en tant que phénomène naturel, mais ne révèle son sens que dans le contexte d’une histoire du bleu au sein de la « Black Radical Tradition »25; les Blue Notes du blues et du jazz, dans Kind of Blue de Miles Davis, dans la signification du Blue comme contrepartie du Black, comme tonalité cathartique, mélancolique et poétique d’une autre tradition.

[Figure 6]

S’il émerge chez Rosenkranz une conscience pour ce type de regard, même s’il s’agit ici d’une perspective blanche (Our Product) sur la « couleur de peau » rose [Fig. 8], c’est notamment grâce à l’analogie qu’elle établit entre la couleur de peau des chrétiens blancs, le vert menthe du canal vénitien et l’unique protagoniste noir du Miracle de la relique de la Croix au pont San Lorenzo de Gentile Bellini (1500) [Fig. 9, 10] – un tableau incorporé à la fin du montage dans le livret accompagnant Our Product et qui constitue l’unique référence à l’histoire de l’art dans l’œuvre. Il serait facile de contextualiser et de relativiser ces détails et références historiques, mais ne peuvent-ils pas aussi être lus comme constitutifs de philosophies entières de l’histoire de l’art, de la société et de la science ?

[Figure 7]

En définitive, un disequilibrium imprègne l’histoire des éléments et des couleurs dès lors qu’ils ont une histoire intrinsèque et allégorique, qu’ils ont été façonnés et modelés par l’histoire et que leur partition a été elle-même le résultat de processus historiques et se poursuit de là jusqu’à aujourd’hui. Leur mélange n’est alors pas eucrasie, répartition harmonieuse et équilibrée, mais plutôt plein de fractures, de contradictions et d’antagonismes visibles et invisibles. Le contre-récit de l’eucrasie, pour rappeler une formulation classique de Jacques Rancière, dont l’actualisation vaudrait certainement la peine d’être faite pour un travail de révision des éléments, se rapproche peut-être le plus de la notion de « partage du sensible ».26 Une signature de cette partition du sensible serait alors le disequilibrium.

(Traduction : Tatjana Marwinski)

Citer cet article

Toni Hildebrandt, « Disequilibrium. De la critique de l’eucrasie des éléments », [Plastik] : Vers une esthétique des éléments #10 [en ligne], mis en ligne le 19 janvier 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/01/19/disequilibrium-de-la-critique-de-leucrasie-des-elements/

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