La sous-interprétation : garde-fou d’une hypothèse heuristique
Quentin Barrois
Nr 11 . 15 décembre 2022
Dans cet article, j’exposerai et éprouverai une des étapes de la méthode que j’applique dans mon travail de thèse1.
Ma recherche se construit à partir de l’hypothèse suivante : la période mature du cinéma de Yasujirô Ozu – débutant en 1949 avec Printemps tardif qui est le premier film réunissant Chishû Ryû et Setsuko Hara – constituée de répétitions et de variations scénaristiques et de motifs, serait abordable comme formant un monde filmique, une diégèse, unique et multiple à la fois. Unique, car des éléments se reconduisent d’un film à l’autre et qu’un sens transversal pourrait bien en relier les occurrences ; multiple, car ces éléments se déclinent et que le sens transversal ne saurait unifier parfaitement toutes les variations de ce monde. En d’autres termes, cet ensemble de treize films serait si cohérent qu’il serait possible de le considérer comme présentant différentes versions d’un même film, tantôt le reconfigurant, tantôt en développant des pistes narratives ou formelles alternatives.
C’est donc déjà une hypothèse interprétative qui guide mon travail : c’est à partir de mon sentiment initial de spectateur que j’ai pu considérer ce corpus de cette manière. Voir ou revoir un film d’Ozu, c’est à la fois éprouver le plaisir de se retrouver en terrain connu, de rendre visite à un être cher, et dans le même temps, d’y faire des rencontres inattendues, de sans cesse découvrir du nouveau dans le même. Bien entendu, il ne s’agit pas de s’arrêter à ce premier sentiment, et il faut se donner la possibilité de tester cette hypothèse2. Pour ce faire, il est nécessaire de traquer, répertorier et décrire ces éléments qui se répètent, pour ensuite les classer, les analyser – en séparant notamment les caractères variables des caractères permanents – sans y appliquer un sens de prime abord.
En effet, pour que les analyses n’aient pas pour seul but de valider l’hypothèse mais d’en vérifier l’endurance, cette démarche implique d’abord de ne pas interpréter les phénomènes filmiques. Il s’agit alors pour l’analyste de se maintenir un temps dans une sous-interprétation – c’est-à-dire une lecture volontairement naïve – afin de laisser toute la place à la découverte inattendue de liens et de se laisser surprendre par l’importance insoupçonnée de certains motifs, au-delà des logiques singulières des œuvres. Insistons : l’hypothèse qui guide ce travail implique que l’interprétation doit avant tout prendre en compte ce qui se produit ailleurs dans la filmographie tardive, et qu’il faut par conséquent tenir à distance les interprétations des films pris individuellement.
Ainsi, c’est la valeur heuristique de la sous-interprétation qui sera présentée ici. Il s’agit d’un temps de la recherche – car il faudra bien proposer une interprétation de ses résultats – qui invite à n’ignorer aucune piste et surtout à ne se laisser enfermer dans aucun schéma. Même l’hypothèse initiale est vouée à être modifiée voire abandonnée, car son intérêt est avant tout de favoriser la découverte et non d’en guider les conclusions. L’interprétation qui lui succède a ainsi toutes les chances d’aboutir à une lecture renouvelée, soucieuse de rendre la parole aux films plutôt que de les faire parler.
Détaillons les étapes de la sous-interprétation. D’abord, il s’agit d’ignorer le classement des films en valorisant avec équité chaque film du corpus. Ensuite, éloigner les discours portant sur les films du cinéaste en s’autorisant à laisser de côté les voies les plus habituelles afin d’ouvrir de nouvelles pistes. Enfin, appréhender différemment le scénario, d’une part en acceptant qu’il refuse de trancher toutes les situations, et d’autre part en remarquant les échos qu’il produit au sein du corpus. Ces phases permettent d’esquiver un écueil majeur dans l’analyse d’Ozu : à force de se concentrer sur ses films les plus prestigieux, de les explorer selon le même angle (principalement culturel) et en partant du principe que ses scénarios sont sans intérêt, les commentateurs du cinéaste en ont fait un archétype d’auteur, dont on ne parle plus que pour se conforter dans des lieux communs. L’étude de trois cas mettra en lumière différents aspects de la sous-interprétation, qui permettent d’éviter les truismes et donnent accès à une reviviscence interprétative.
Revaloriser un corpus
L’hypothèse d’un même monde pour de nombreux films et d’un sens transversal informé par les liens entre ces œuvres, a pour première conséquence de devoir prendre en compte indistinctement chaque film du corpus. Des treize films de la seconde période d’Ozu, certains monopolisent l’attention, à l’instar de Printemps tardif (1949) et de Voyage à Tokyo (1953), qui sont considérés comme les chefs-d’œuvre du cinéaste. On peut penser par exemple au plan ozuien le plus commenté : l’image du vase dans le premier film3 ou à l’ouvrage de David Desser, Ozu’s Tokyo Story4, intégralement dédié au deuxième.
À l’inverse, des films comme Les Sœurs Munakata (1950), Le Goût du riz au thé vert (1952) ou Crépuscule à Tokyo (1957), sont rarement présents dans les analyses, parce qu’ils sont considérés comme moins représentatifs de l’œuvre. Pour Paul Schrader par exemple, dans Le Goût du riz au thé vert, le personnage principal effectue une volte-face en changeant radicalement d’avis à propos de son mari, et cette conversion n’est pas conforme à l’esprit du zen, dont le style d’Ozu est quasiment indistinguable. Schrader prétend par conséquent que Le Goût du riz au thé vert trahit le zen et ne peut donc pas être considéré comme un vrai (ou au minimum, comme un bon) film d’Ozu5. David Bordwell affirme que le style d’Ozu est inadapté au récit des Sœurs Munakata, et remarque qu’avec ce film, le cinéaste se rapproche du poncif qui lui est indûment attribué, selon lequel il se lamente sur les traditions perdues6. Dans Crépuscule à Tokyo également, les émotions sont trop explicites et les événements, trop extraordinaires, sortent du cadre quotidien, ce qui déforme le style ozuien7. Malgré des arguments opposés, les deux commentateurs se retrouvent en ce qu’ils disqualifient certains films, parce que ces derniers ne correspondent pas à leur vision de l’auteur. À leur suite, on pourrait être tenté d’écarter ces films de l’analyse en ce qu’ils mettent en danger toute tentative de lecture globale, du fait de leur non-conformité à l’ensemble.
Ici, la sous-interprétation consiste à se garder de reprendre ces classements déjà établis pour ne pas se priver de précieuses pistes d’analyse. Il ne s’agit pas de discuter la valeur critique de ces films – Crépuscule à Tokyo a été par exemple un véritable échec critique – mais de rappeler que cela n’exclut pas de les considérer comme des objets d’étude, capables d’indiquer des pistes de lecture et de rendre plus subtils nos modèles. Prenons un cas exemplaire. Les Sœurs Munakata raconte l’histoire de deux sœurs, Setsuko et Mariko, vivant ensemble à Tokyo. Setsuko, l’aînée, est une femme traditionnelle : elle aime la quiétude des temples, porte le kimono tous les jours, et a épousé un homme par un mariage arrangé. Mariko, la cadette, est ce qu’on appelle une modern girl ou moga : elle tient la tradition pour vieillerie, porte le tailleur, et a le mariage d’amour pour idéal. Cette opposition, de prime abord plutôt binaire, est justement un des points sur lesquels le film est critiqué : ces personnages à la personnalité archétypale et aux motivations et émotions identifiables, ressemblent très peu aux personnages ozuiens habituels, qui dissimulent leurs pensées et leurs ressentis, ce qui les rend plus complexes et profonds que les deux sœurs.
Pourtant, on aurait tort d’ignorer ce film, et ce pour deux raisons. En premier lieu, le procès fait au film est un peu rapide. Loin d’être parfaitement pétrie de tradition, Setsuko tient un bar, décoré à l’occidentale, où l’on peut lire une citation de Don Quichotte8. Son mari Mimura est certes le personnage le plus sombre jamais présenté chez Ozu, mais il est présenté sans jugement, comme tous les personnages de ce monde : déprimé par son chômage, persuadé qu’il ne mérite pas l’affection de sa femme et de sa belle-sœur, il sombre dans l’alcoolisme. Il est difficile de le réduire à une brute épaisse et oisive, quand le film montre qu’il est aussi la victime d’une vie injuste. En d’autres termes, les personnages ne sont pas si caricaturaux et on peut d’ailleurs les rapprocher d’autres personnages ozuiens : l’enthousiaste, naïve et indiscrète Mariko n’est pas sans rappeler Yuriko Sasaki dans Fin d’automne (1960), tandis que Mimura s’impose comme un passé possible du père de Voyage à Tokyo.
En second lieu, Setsuko est rattachable de façon particulièrement nette à un autre film, Printemps tardif, du fait de la présence d’une séquence analogue dans les deux films. Dans Printemps tardif, Noriko vient de refuser une invitation au théâtre de l’homme qu’elle aimait mais qu’elle ne peut épouser car il est fiancé. Elle est filmée de trois quarts dos, marchant le long d’un imposant bâtiment de style occidental, dépassant un arbre avant d’emprunter une rue perpendiculaire et de sortir du cadre. Dans Les Sœurs Munakata, Setsuko vient de retrouver l’homme qu’elle a aimé dans sa jeunesse mais qu’elle n’a pas pu épouser car elle n’a compris son amour pour lui qu’après son propre mariage avec Mimura. Elle est aussi filmée de trois quarts dos, marchant le long du même bâtiment, dépassant un arbre avant d’emprunter une rue perpendiculaire et de sortir du cadre. La présence de ce plan comparable lors d’une séquence semblable où les personnages doivent renoncer à l’amour, renforce la ressemblance entre Noriko et Setsuko, dont les personnalités sont similaires. Ainsi selon notre approche, Les Sœurs Munakata s’impose comme un film privilégié pour lire Printemps tardif : lien que ne permettrait pas de relever une approche qui s’obligerait à élire l’un aux dépens de l’autre.
Envisager d’autres angles
La deuxième conséquence de notre hypothèse est de prendre les mêmes précautions vis-à-vis des discours déjà produits sur l’œuvre du cinéaste. L’exemple précédent nous a montré que même si un discours sur la tradition est évidemment présent dans Les Sœurs Munakata, une analyse approfondie du personnage de Setsuko empêche de réduire le film à une lamentation sur la disparition de la tradition. C’est ce qu’on retrouve également avec le passé trouble du père de Voyage à Tokyo. Ce dernier est incarné par Chishû Ryû, souvent décrit comme le personnage portant la voix du réalisateur et comme le garant moral des films. Pourtant sa fille évoque bien un passé d’alcoolique menant la vie dure à sa femme, et ce seul fait invite à rediscuter la place de Ryû dans les films. Ce qui apparaît ici, c’est qu’une interprétation localisée sur un seul film et essayant d’en tirer un sens général tend à minimiser certaines subtilités des personnages (Voyage à Tokyo est centré sur les parents, et ce point de vue pousse à analyser les défauts des enfants plutôt que ceux des parents). C’est ce geste qui peut produire une cristallisation du style d’Ozu, limitant les discours à son sujet à des stéréotypes. Développons une autre de ces idées reçues : celle du rôle des femmes. La plupart des films de l’œuvre tournent autour d’une jeune femme que l’on veut marier. Cette jeune femme a souvent des raisons de faire traîner ce mariage tandis que ses proches font tout pour l’organiser au plus vite. Aussi la protagoniste devra-t-elle renoncer à vivre avec ses parents et parfois accepter un mariage arrangé. Face à une telle description, on peut facilement penser que les « femmes libres et les révoltées sont perdantes9».
Mais là encore il serait bon, avant de produire une telle interprétation, de porter notre attention sur les motifs et d’observer concrètement ce que font les personnages et comment sont représentées leurs actions. On peut d’abord rappeler que ce schéma de la jeune femme à marier n’est pas la seule possibilité chez Ozu, qui a aussi montré des histoires d’éloignement et de réconciliation de couples. Dans Le Goût du riz au thé vert, Taeko supporte mal le mari qu’elle n’a pas choisi, et redouble d’inventivité pour fuir le domicile conjugal. De son côté, Mokichi perçoit l’hostilité de son épouse, mais ne fait rien pour arranger leur relation. L’un comme l’autre laisse leur lien se distendre et le couple semble prêt à sombrer. C’est pourtant Taeko qui fait le premier pas à la fin du film pour s’ouvrir à son mari et entamer une réconciliation, et si cette volte-face peut paraître surprenante, il n’empêche que c’est bien elle qui décide de prendre les choses en main pour sauver son mariage. Il en va de même dans Printemps précoce, dans lequel Masako retourne vivre chez sa mère pour protester face à l’indifférence de son mari, qui d’ailleurs l’a trompée. Ici aussi, Shôji vit la situation avec passivité : semblant admettre mollement qu’il n’y a plus rien à faire, il accepte une mutation dans le nord du Japon. C’est encore Masako qui revient vers lui et lui fait comprendre qu’il avait besoin d’elle. Dans un cas comme dans l’autre, l’épouse effectue un mea culpa pour débloquer la situation, mais il n’empêche que c’est bien elle qui agit pour sauver le couple, et à ce titre, c’est elle qui tient les rênes du récit.
Loin d’être réservé aux femmes plus mûres, ce dynamisme affecte également les jeunes femmes : si ces dernières finissent toujours par accepter le mariage, elles n’en sont pas moins les artisanes. Ainsi, dans Fin d’automne, Ayako épouse bien l’homme que lui destinaient ses proches, mais elle esquive les rendez-vous officiels et le rencontre en secret pour apprendre à le connaître. Ce faisant, elle substitue l’intimité à l’étiquette et transforme, par la ruse, le mariage arrangé en mariage d’amour. Le cas le plus spectaculaire est certainement celui d’Été précoce. Noriko accepte également de se marier, mais en choisissant un voisin, veuf et père d’une petite fille, contre l’avis de sa famille. Ce choix déclenche un tumulte, et les réactions réprobatrices de ses parents et de son frère pourraient ressembler à un jugement exprimé par le film. Cependant, une séquence permet à Noriko d’expliquer sa vision des choses à sa belle-sœur. Un travelling ascendant ouvre la séquence et découvre l’horizon. Après la discussion, Noriko court vers le rivage et invite sa belle-sœur à la rejoindre. Un nouveau travelling les accompagne marchant côte à côte sur le bord de mer. L’addition du rare – l’horizon et le travelling latéral – et de l’unique – le travelling ascendant – donne à la vision du monde de Noriko un écrin exceptionnel dans l’univers ozuien. Cette mise en scène permet d’affirmer que son discours est réfléchi et légitime.
Tirer parti du doute
L’hypothèse du monde unique et multiple à la fois ne peut se déployer qu’en admettant – au contraire d’une des idées reçues les plus tenaces10 – chez Ozu, le scénario est important voire fondamental : ce qui se déroule dans les films a autant d’importance que la manière dont les événements se donnent à voir, et il faut bien noter que ces intrigues sont bien souvent indécidables. À la suite d’Alain Bergala, selon lequel la structure des films d’Ozu « semble ignorer, elle aussi, le principe de contradiction : une situation et ses variations inversées sont possibles dans le même temps du film11», nous affirmons que les pistes scénaristiques peuvent coexister, et c’est dans cette optique que la sous-interprétation nous est utile, en ce qu’elle garantit l’existence de chaque piste. C’est ce que nous allons voir avec un troisième cas, se trouvant à la fin de Crépuscule à Tokyo. Pour résumer brièvement le film, Akiko a découvert qu’elle est enceinte de Kenji et le cherche longuement pour qu’ils décident de l’attitude à adopter. Pendant ce temps, elle rencontre par hasard sa mère qui les a abandonnées, elle et sa sœur Tokiko, ce qui la trouble grandement. Ne réussissant pas à discuter avec Kenji à temps, Akiko décide de se faire avorter, seule. Quand enfin elle le retrouve, Kenji lui reproche d’avoir été introuvable. Akiko le gifle, s’enfuit du bar et se fait renverser par un train, elle n’y survit pas. La mort de la jeune femme est souvent interprétée comme un suicide : c’est le cas de David Bordwell, qui trouve justement dans cette mort violente peu ozuienne une raison de déprécier le film.
Pourtant, rien ne permet d’affirmer avec certitude que Akiko s’est suicidée. Lorsque son père et sa sœur viennent la voir à l’hôpital, le patron du bar leur explique la situation, dont le spectateur, lui, n’a pas été témoin :
« Vraiment, quelle histoire ! J’ai été stupéfait. J’ai entendu le sifflet du train et je me suis précipité dehors… Elle venait juste de partir. En fait, ce passage à niveau est très dangereux. Il est même qualifié de “démoniaque” dans la presse. Récemment il y avait moins d’accidents, c’était bien, mais voilà ! Quelle déveine ! Juste à ce moment, le garde-barrière allait pisser. Le train arrive, mais lui veut pisser. Il dit qu’il a vite baissé la barrière mais pour la petite, c’était trop tard. Elle avait déjà été happée et renversée. Le malheureux garde-barrière était en larmes mais il été emmené au poste…12 ».
Selon le patron, le passage à niveau a déjà provoqué de nombreux accidents, et il insiste sur le caractère hasardeux de la chose : le drame n’aurait pas eu lieu en présence du garde-barrière, et l’agent de police considère manifestement que ce dernier est responsable par négligence. À ses yeux, il s’agit donc d’un accident qui aurait pu être empêché. Cela est aussi corroboré par les trois plans ouvrant la séquence, qui portent l’attention sur les panneaux appelant à la vigilance sur le passage à niveau – panneaux déjà aperçus lors d’une précédente séquence – et par le fait qu’Akiko a déjà beaucoup bu lorsqu’elle quitte le bar en courant. Lorsque plus tard leur mère demande à Tokiko comment sa sœur est morte, cette dernière répond « par ta faute13 ». Mais Tokiko n’est pas au courant de l’avortement, elle n’a connaissance que d’une partie des événements, et conclut donc qu’Akiko s’est tuée du fait de la troublante réapparition de leur mère dans la ville. Bordwell14 ou Shigehiko Hasumi15 la suivent dans cette hypothèse – et il faut bien avouer qu’elle est plausible – mais elle l’est en fait autant que celle de l’accident. Voici donc une situation indécidable, où l’on ne peut admettre une voie plutôt que l’autre qu’en excluant une partie des éléments. Pour interpréter le film, il est peut-être nécessaire de trancher entre ces deux possibles. Mais pour l’hypothèse qui est la nôtre, il est plus productif de conclure que le film ne le fait pas, et que cela rejette le postulat d’une narration totalisante. Les intrigues d’Ozu se distinguent par le fait qu’elles s’exposent partiellement devant le spectateur, et disséminent leurs éléments dans le but de « neutraliser le désir perpétuel de déchiffrer l’histoire qui se déroule devant lui16 ». Davantage constituées de potentialités que d’actualisations, ces histoires résistent à l’interprétation, et nous avons tout à gagner à considérer leur ouverture comme un sens en soi, plutôt qu’à tenter de les clore pour les lire plus aisément.
Conclusion
La sous-interprétation est une proposition méthodologique vouée à faire fonction de garde-fou lors de la quête d’un sens transversal, et à favoriser la découverte. En s’en tenant à ce qui est strictement attesté dans un film, cette méthode permet de se libérer des jugements de valeur et des cristallisations du sens, dans le but de renouveler l’analyse. En d’autres termes, la sous-interprétation protège du biais de confirmation, dans la mesure où l’analyse naïve permet de prendre en compte l’équivoque, le contradictoire et le singulier. Cette méthode met donc en évidence que la quête du sens transversal ne peut en aucun cas être le décryptage d’un supposé discours précédant (et présidant) la mise en forme : au contraire le seul sens transversal possible est un noyau de sens qui s’est constitué au fur et à mesure des fluctuations de formes au sein des films.
Ainsi, la sous-interprétation analyse avant tout des formes. Elle fait ressortir avec plus de force leurs différences. Les Sœurs Munakata se distingue notamment par ses personnages caricaturaux qui incarnent littéralement le conflit entre tradition et modernité. On peut choisir d’ignorer le film pour cette raison, mais on peut aussi le comparer aux autres et découvrir qu’il s’agit en fait du seul où ce thème est central et où les personnages sont univoques. Au contraire, Crépuscule à Tokyo est critiqué pour son suicide, alors même que d’autres morts violentes ont lieu chez Ozu : Mimura, qui s’effondre à force de noyer son désespoir dans l’alcool, dans Les Sœurs Munakata ; Banpei, qui fait fi de son état de santé pour mourir dans les bras de sa maîtresse, dans Dernier caprice (1961). Le suicide a aussi pour défaut d’être trop lié à une cause précise, ce qui n’empêche pourtant pas certains commentateurs d’affirmer que dans Voyage à Tokyo, la mère meurt du fait de la cruauté de ses enfants. Par comparaison, la mort de la mère semble aussi peu causale que celle d’Akiko : dans le monde d’Ozu comme dans la vie, les vieux meurent, et parfois les jeunes aussi. Par différence ou ressemblance, les films méconnus sont par conséquent aussi précieux que les chefs-d’œuvre pour appréhender la filmographie d’Ozu dans toute sa complexité : ils participent pleinement à l’identification et l’analyse de cet univers formel17.
Le cinéma d’Ozu est loin d’être le seul qui puisse être exploré par la sous-interprétation. Cette méthode permet de se rendre davantage sensible aux jeux d’échos, de motifs, à l’œuvre dans un film, une filmographie, un genre, ou au-delà. Son intérêt réside donc dans sa capacité à mettre en relation des phénomènes filmiques, incitant à diversifier les angles analytiques sur des œuvres connues, mais aussi à définir de nouveaux corpus. La sous-interprétation apparaît dès lors comme une sorte de phase d’associations libres18, aiguillonnant la découverte, et guidant vers l’élaboration d’interprétations inattendues.
Citer cet article
Quentin Barrois, « La sous-interprétation : garde-fou d’une hypothèse heuristique », [Plastik] : Interpréter les œuvres : questions de méthode #11 [en ligne], mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/12/15/la-sous-interpretation-garde-fou-dune-hypothese-heuristique/