Récupération d’Epstein et appropriation de Balázs, les procédés interprétatifs dans la théorie de Deleuze
Matthieu Couteau
Nr 11 . 15 décembre 2022
Table des matières
La proposition philosophique de Gilles Deleuze sur le cinéma marque un tournant dans l’analyse des images par l’originalité de son approche et de sa démarche. Comme le démontre l’ouvrage de Judith Michalet, Deleuze, penseur de l’image1, le philosophe français développe dans ses textes, et en particulier dans Cinéma 1 et dans Cinéma 2, une pensée à contre-courant de ce par quoi se définissent les médiums visuels. Cette réflexion singulière, qui conçoit l’image comme une expérience de transformation, s’appuie sur une méthode conceptuelle personnelle. L’élaboration de la notion d’ « image-affection » au cours du chapitre 6 de l’Image-mouvement2, donne à l’entreprise deleuzienne l’occasion d’une lecture uniforme de l’histoire théorique du gros plan, dans laquelle il s’inscrit. Nous nous proposons d’effectuer l’archéologie de ce discours interprétatif à travers une étude de cas précise : l’assimilation délibérée des questionnements esthétiques de Jean Epstein et de Béla Balázs sur le gros plan.
L’enjeu de cette démonstration est dans un premier temps de rendre compte d’une lecture croisée problématique entre Balázs et Epstein, faite au sein de l’histoire théorique du gros plan et dont Deleuze n’est pas la source. Puis, dans un deuxième temps, d’analyser les grands principes de l’interprétation deleuzienne, qui reprend à son compte cette lecture croisée pour élaborer une certaine histoire du gros plan. Enfin, de questionner la démarche et les résultats de l’entreprise conceptuelle de Deleuze dans le but de mettre en évidence les procédés interprétatifs de cette théorie forte.
Le parallèle Balazs/Epstein : l’infortune critique de l’un causée par la richesse de l’autre
Le parallèle récurrent entre les théories de Balazs et celles d’Epstein trouve son origine dans la réception critique des deux auteurs. En effet, les deux penseurs sont contemporains (1884-1949 pour Balázs, 1897-1953 pour Epstein), ils établissent leurs premières théories sur le cinéma dès les années 20, en plein essor des avant-gardes, (L’homme visible en 1924 et Bonjour Cinéma en 1921) et ils portent un intérêt particulier aux nouvelles formes d’expressions du septième art – plus spécifiquement le gros plan. Dans ces deux textes, il s’agit notamment d’une conception anatomique de l’art qui repose sur la capacité du médium à capter le visible et l’invisible (Balázs parle de la « visualisation du dessous caché des choses » tandis qu’Epstein conçoit le « tutoiement du drame avec le spectateur »).
Toutefois, ce parallèle, loin d’enrichir les deux penseurs et de servir la réflexion autour de leur théorie personnelle, a tendance à rendre leur réception indivisible et a pour conséquence de privilégier la théorie de l’un aux dépens de la théorie de l’autre. Comme le démontre Barthélemy Amengual dans son article La fortune critique de Béla Bálazs en France3, la réception du théoricien hongrois, rendue difficile pragmatiquement par la traduction et la parution tardive de ses œuvres au cours des années 80, souffre principalement d’un paradoxe irrésoluble qu’il énonce en ses termes : « Béla Balázs est trop différent de nos « théoriciens » ; il est dangereux, nous n’en voulons pas ; Béla Balázs est trop semblable à nos « théoriciens », il ne nous apporte rien de vraiment neuf, nous n’en n’avons aucun besoin4 ».
Cette ressemblance-différence avec la pensée française de l’époque trouve son aboutissement dans la figure de Jean Epstein, qui incarne mieux que les autres l’esprit théorique et la pensée spiritualiste de l’avant-garde française – que l’on définira rapidement pour le besoin de notre étude comme étant lyrique et participant à une esthétique du rêve contre le réel. Dès leurs premiers textes, les deux auteurs partagent une ferveur similaire devant l’apparition du cinéma. Amengual rappelle que Balázs a lui aussi eu une part mystique, d’où a émergé un idéalisme et un utopisme radical, associé à l’irrationalisme allemand, dont l’argument principal consistait à opposer le cinéma à la littérature, le visible à l’écrit, ou encore plus profondément le langage universel du corps au langage autoritaire de la parole. Le critique français résume cette concordance principale de la façon suivante :
« […] Balázs dira lui-même que L’homme visible était une protothéorie. […] Les Français n’ont pas dépassé cette proto-théorie mais ils pouvaient s’y reconnaître. Où Balazs parle de l’art du cinéma comme « d’un nouvel organe de sens », Epstein, dès 1921, fait état d’un « Sens 1 bis ». A l’homme devenu visible répond la photogénie […]5 ».
Pourtant, ce premier accord, qui est fondé sur un engouement commun, trouve plus tard une différence majeure d’ordre idéologique puis esthétique. Alors qu’Epstein opte pour une théorie sensitive de l’image, la théorie de Balázs se fonde sur le matérialisme dialectique, issu du réalisme marxiste. Il envisage le cinéma comme le moyen de restituer le réel et d’en rendre une image véritable, capable de produire un changement dans le monde. Une fois encore, Amengual pointe cette différence :
« Jean Epstein, de tous les Français le plus lyrique, l’avait déjà dit : c’est « une rallonge inattendue au sens de la vue, une sorte de télépathie de l’œil. […] Et aussi : c’est « un œil en dehors de l’œil. », « un sujet qui est objet, sans conscience. ». Cet œil selon Balázs voit bien d’autres ondes encore : le visage supra-personnel […], la microphysionomie […] et la microdramaturgie. Et tout cela est bien réel. […] L’appareil est productif, mais ici produire c’est extraire comme le mineur « produit » du charbon. L’appareil produit en respectant le réel qu’il dévoile6 ».
La réflexion de Barthélemy Amengual révèle le parallèle existant entre les deux auteurs tout en décelant deux écueils majeurs liés à la pratique de l’interprétation : la confusion et la contamination. Dans notre cas, la confusion a lieu au moment où l’on prend Balázs pour Epstein, ce qui implique un mélange dans les discours. La contamination a quant à elle lieu lorsque l’on attribue les qualités de Balázs et d’Epstein à une troisième figure idéalisée qui les réunit. Pour lutter contre ces deux penchants, qui font passer de l’interprétation à la surinterprétation, Amengual propose une opération philologique qui consiste à réétudier le texte de près pour en faire émerger la proposition théorique personnelle de Béla Balázs :
« Le cadre et les autres moyens du cinéma, explique Balázs, superposent à l’image de la scène réelle une « image cachée », un « dessin latent » qui est sa composition plastico-dynamique. Le plan, alors, est à la fois fidèle et symbolique. Un exemple de cette productivité est le gros plan. Celui-ci arrache l’expression du visage à l’espace et au temps. Insituable, concrète et abstraite, elle apparaît bien comme la réalité intérieure, en soi invisible. Le montage lui conférera de nouvelles dimensions et un devenir. Par le cinéma, une convergence s’établit entre les mouvements de la réalité extérieure et ceux de la vie intérieure :« Non seulement ce qui arrive à la chose, mais ce qui se passe en nous simultanément7 ».
La lecture deleuzienne : la construction des masques à travers lesquels s’exprime la théorie monadique de Deleuze
Il nous faut maintenant en venir au cœur du problème qui consistera à analyser, à partir des textes et des exemples précis, l’interprétation que fait Deleuze de ces deux théories. Cette analyse permettra de démontrer comment le philosophe français entretient cette confusion symptomatique entre Balázs et Epstein, tout en participant à leur assimilation dans le but d’esquisser une théorie philosophique sur le cinéma et sur le réel.
Le chapitre 6 de L’image-mouvement8 est consacré à l’établissement de l’image-affection et tend vers la formulation d’une théorie du gros plan « monadique » – c’est-à-dire, selon les termes de Massimo Olivero : « où s’affiche l’isolement radical de la Partie par rapport au Tout, la Figure qui défait l’organisme, l’abandon de toute connexion, afin de laisser émerger surtout les forces et les intensités du sensible9 ». C’est précisément dans ce chapitre que Deleuze va effectuer une lecture croisée d’Epstein et de Balázs à travers deux procédés interprétatifs différents. Dans le cas d’Epstein, Deleuze effectue une récupération des principes théoriques de l’auteur. Tandis que dans le cas de Balázs, Deleuze opère une appropriation qui vise alors à détourner les hypothèses de l’auteur à son profit. Si le processus de récupération peut engendrer des interprétations problématiques, il se veut plus ou moins respectueux des conclusions de l’auteur d’origine puisqu’il se place dans son prolongement conceptuel. En tant qu’opération seconde, l’appropriation pose d’emblée la question de la surinterprétation puisqu’elle correspond à une récupération contestataire qui retourne l’argumentaire dans une lecture personnelle. Aussi c’est principalement sur le commentaire deleuzien de Balázs que nous allons construire notre réflexion autour du processus interprétatif. Pour ce faire, nous relèverons trois techniques discursives à l’œuvre dans le texte de l’Image-mouvement et qui aboutissent à l’appropriation deleuzienne : la récupération, le pliage et la contradiction dissimulée.
Gilles Deleuze commence la formulation de son hypothèse sur le gros plan « monadique » en réfutant l’idée que le gros plan est une image partielle, dont le montage serait chargé d’associer les caractéristiques et le contenu. Pour appuyer cette théorie du gros plan comme abstraction, l’auteur de L’Image-mouvement s’appuie sur la pensée de Balázs :
« Comme Balázs le montrait déjà très précisément, le gros plan n’arrache nullement son objet à un ensemble dont il ferait partie, dont il serait une partie, mais, ce qui est tout à fait différent, il l’abstrait de toutes coordonnées spatio-temporelles, c’est-à-dire qu’il l’élève à l’état d’Entité. Le gros plan n’est pas un grossissement et, s’il implique un changement de dimension, c’est un changement absolu10 ».
Le premier constat à formuler à partir de cette démarche interprétative est celui de la récupération, qui se présente comme le fait de récupérer une pensée extérieure en la noyant dans son discours. En effet, à l’idée balazsienne, citée en italique, Deleuze ajoute son propre concept d’« Entité » et ses propres idées sur le gros plan (pas de grossissement mais un changement absolu). A partir de là, la lecture de Deleuze déplace les critères que Balazs appliquait au visage humain à l’image. En d’autres termes, il donne à l’image les puissances plastiques du visage selon Balázs. Ce déplacement est identifiable dans la citation suivante que Deleuze fait du texte Le Cinéma11 :
« L’expression d’un visage isolé est un tout intelligible par lui-même. Nous n’avons rien à y ajouter par la pensée ni pour ce qui est de l’espace et du temps. Lorsqu’un visage, que nous venons de voir au milieu d’une foule est détaché de son environnement, mis en relief, c’est comme si nous étions soudain face à face avec lui ou encore si nous l’avons vu précédemment dans une grande pièce, nous ne penserons plus à celle-ci lorsque nous scruterons ce visage en gros plan. Car l’expression d’un visage et la signification de cette expression n’ont aucun rapport ou liaison avec l’espace. Face à un visage isolé nous ne percevons pas l’espace. Notre sensation de l’espace est abolie. Une dimension d’un autre ordre s’ouvre à nous12 ».
Cette citation correspond au moment du pliage conceptuel et s’effectue en deux temps différents : l’abstraction du contexte et le truchement des conclusions qui participent à l’interprétation contradictoire de Deleuze. En reprenant le texte de Balázs, nous pouvons observer que Deleuze ne prend pas en compte le contexte d’émergence de l’hypothèse. Cette dernière est énoncée dans une sous-partie intitulée La nouvelle dimension et réfute, dès ses premières formulations, la dimension sensitive de l’image, le gros plan, pour s’intéresser à l’objet filmé, le visage humain.
« Lorsque le gros plan détache un objet quelconque, ou le fragment d’un corps, de leur entourage, nous n’en savons pas moins que l’un et l’autre se trouvent dans l’espace. A aucun moment nous n’oublions que cette main en gros plan appartient à un être humain. C’est cette appartenance qui confère un sens à tous ses mouvements. Cependant, lorsque par un coup de génie, Griffith a projeté pour la première fois une gigantesque « tête coupée » sur un écran, il ne faisait pas que rapprocher de nous, dans l’espace, un visage humain, il la transposait des dimensions de l’espace dans une autre dimension. En disant cela, je ne vise pas l’écran et le jeu d’ombres et de lumières qu’on y voit danser – ce sont purement et simplement des choses visibles représentables dans l’espace – je veux parler de l’expression du visage. Comme je l’ai dit, une main isolée perdrait son sens, donc son expression, si je ne pouvais imaginer l’homme à qui elle appartient. En revanche, l’expression d’un visage isolé est un tout intelligible par lui-même, nous n’avons rien à y ajouter par la pensée, ni pour ce qui est de l’espace et du temps13 ».
A cette abstraction du contexte répond le truchement des conclusions, puisque la citation de Deleuze ampute l’objet du discours de Balázs, qui est l’expression du visage humain, qu’il nomme « physionomie » :
« Une dimension d’un autre ordre s’ouvre à nous : celle de la physionomie. La signification spatiale du fait que nous voyons les parties du visage côte à côte, donc qu’elles existent dans l’espace, que les yeux sont en haut les oreilles sur les côtés et la bouche en bas, ne joue plus dès que nous ne voyons plus des formes de chair et de sang, mais une expression, c’est-à-dire un sentiment, un état d’âme, une intention, une pensée. Nous voyons de nos yeux quelque chose qui n’existe pas dans l’espace. Les sentiments, les états d’âmes, les intentions, les pensées ne sont pas des choses spatiales, seraient-ils mille fois indiqués par des signes spatiaux14 ».
A travers la lecture de ces conclusions, nous constatons que la pensée de Balázs, contrairement à celle de Deleuze, se pense comme une théorie organique de l’image. Le gros plan apporte du sens, ouvre vers l’intériorité du personnage, à la recherche d’une vérité cachée. Il resserre à l’échelle du visage le drame singulier qui se déroule autour de lui. La physionomie se pense comme une série d’expressions produites par le visage, capable de pénétrer dans l’intériorité d’un individu à travers trois visages : le visage supra-personnel (ou visage de classe), la microphysionomie (le visage dissimulé, la personnalité) et la microdramaturgie (le conflit entre les deux visages précédents). Il y a de fait un pliage interprétatif de la part de Deleuze, qui consiste à faire assumer la pensée « monadique » de l’image à un auteur organique par le biais d’une abstraction et d’un truchement. Ce pliage débouche sur une contradiction finale dissimulée, où Deleuze propose une théorie nouvelle de l’image qui va à rebours de la théorie de Balázs et s’oppose à sa conception sur le visage.
« D’ordinaire, on reconnait au visage trois fonctions : il est individuant (il distingue ou caractérise chacun), il est socialisant (il manifeste un rôle social), il est relationnel ou communicant (il assure non seulement la communication entre deux personnes, mais aussi, dans une même personne, l’accord intérieur entre son caractère et son rôle). Eh bien, le visage, qui présente effectivement ces aspects au cinéma comme ailleurs, les perd tous trois dès qu’il s’agit du gros plan15 ».
Puis, plus loin dans le texte : « Il n’y a pas de gros plan de visage. Le gros plan c’est le visage, mais précisément le visage en tant qu’il défait sa triple fonction16 ». Cette réfutation des pouvoirs du visage correspond à une opposition franche avec la théorie de Balázs qui repose sur ces trois pouvoirs du visage. Elle défait sans la nommer la construction de la physionomie pour proposer les concepts d’ « Icône », d’ « espace quelconque » et de visage « déterritorialisé ».
L’interprétation deleuzienne : de la surinterprétation à la post-interprétation
La démarche interprétative de Deleuze fonctionne donc d’abord, dans ce chapitre 6, comme une surinterprétation de Béla Balázs et de Jean Epstein, et ce par le biais d’une lecture croisée qui les confond. Comme nous l’avons démontré au début de notre analyse, cette méthode est loin d’être spécifique à Deleuze. Elle lui est cependant indispensable pour construire son raisonnement herméneutique. Car aussitôt après avoir cité le texte de Balázs et d’avoir fait de lui un penseur de la sensation et de l’image, Gilles Deleuze l’assimile à la pensée d’Epstein, avant de les rapprocher ensemble d’un autre penseur du gros plan qu’est Sergueï Eisenstein.
« S’il est vrai que l’image de cinéma est toujours déterritorialisée, il y a donc une déterritorialisation très spéciale, propre à l’image affection. Et, quand Eisenstein critiquait les autres, Griffith et Dovjenko, il leur reprochait de rater parfois leur gros plan, parce qu’ils les laissaient connotés aux coordonnées spatio-temporelles d’un lieu, d’un moment, sans atteindre à ce qu’il appelait lui-même « l’élément pathétique », appréhendé dans l’extase ou dans l’affect17 ».
Ce discours interprétatif des textes cités donne du poids à la démonstration deleuzienne qui effectue un pliage des théories précédentes sur le gros plan au service de sa théorie forte. Dès lors, et malgré sa présence dans l’image-mouvement, le gros plan est à considérer comme l’une des images-temps.
La démarche interprétative de Deleuze fonctionne ensuite comme une post-interprétation. Elle relie méthode et contenu puisqu’elle fragmente les citations, les textes, les pensées et qu’elle les inclut dans une pensée plus large qui en fait un discours détourné. Le discours deleuzien cite une référence noble et originale (Balázs reste encore aujourd’hui peu commenté) mais il la vide de sa substance et n’en fait rien de plus qu’une référence sur laquelle se greffe une nouvelle théorie. Ce moment d’évacuation de la pensée du discours n’est pas accidentel et participe à l’élaboration volontaire d’une certaine histoire du gros plan. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer les prémices de son interprétation, énoncées lors de ses cours de cinéma de février 198218, avec les postulats de cette dernière, contenus dans son premier ouvrage sur le cinéma de 1983. Dans son cours consacré au visage et au gros plan, Gilles Deleuze mentionne de façon différente la citation de Balázs, qui fait l’objet de notre attention, en particulier sa conclusion problématique sur la physionomie.
« L’expression d’un visage isolé est un Tout intelligible par lui-même. Nous n’avons rien à y ajouter par la pensée ni pour ce qui est de l’espace et du temps. Lorsqu’un visage, que nous venons de voir au milieu d’une foule est détaché de son environnement, mis en relief, c’est comme si nous étions soudain face à face avec lui ou encore si nous l’avons vu précédemment dans une grande pièce, nous ne penserons plus à celle-ci lorsque nous scruterons ce visage en gros plan. Car l’expression d’un visage et la signification de cette expression (dans mon vocabulaire, je dirais : le visage comme expression et l’exprimé du visage c’est à dire l’affect) n’ont aucun rapport ou liaison avec l’espace. Face à un visage isolé nous ne percevons pas l’espace. Notre sensation de l’espace est abolie. Une dimension d’un autre ordre s’ouvre à nous, celle de la physionomie (cela devient mauvais pour moi, c’est son affaire, il s’est juste trompé, il voulait dire une dimension d’un autre ordre s’ouvre à nous celle de l’affect « pur19 »).
La comparaison entre le texte de la retranscription et le texte publié de l’Image-mouvement rend sensible l’opération de récupération. Là où, en 1982, Deleuze tentait de réutiliser Béla Balázs, malgré une contradiction apparente, nous pouvons observer qu’en 1983, il évacue manifestement cette ambigüité en supprimant ces apartés (ici entre parenthèses), en retirant le terme « physionomie ». Au lieu de prendre en compte l’entièreté du discours et d’en faire le commentaire, il retire l’explication balázsienne et les conjectures qu’elle soulevait. En ayant recours à cette méthode, Deleuze participe à une uniformisation de l’histoire du gros plan sous le principe du sensible. Il perpétue le modèle sensationnel de l’avant-garde française, qui promeut la sensation, en donnant une version à lui des théoriciens du gros plan. Il y a donc un « Balázs », un « Epstein » et un « Eisenstein » selon Deleuze. Cette méthode deleuzienne de la citation est comparable à la pratique cinématographique du foundfootage20, qui s’approprie des images filmiques, en les isolant de leur montage et en les détournant de leur sens, pour servir une autre fiction, un autre discours, une autre esthétique.
Cette méthode a déjà fait l’objet d’un commentaire puisque Jacques Rancière constatait l’utilisation faite par Deleuze des mêmes images et des mêmes séquences au sein de ses deux ouvrages sur le cinéma. Dans La Fable cinématographique21, l’auteur critique ainsi la présence de Bresson et de Vertov comme « composantes » de l’image-mouvement au livre I et comme « principes constitutifs » de l’image-temps au livre II. Il conclut :
« Le passage d’un livre à l’autre ne définirait pas le passage d’un type et d’un âge de l’image cinématographique à un autre mais le passage à un autre point de vue sur les mêmes images22. » Ce dernier exemple nous permet de témoigner du postmodernisme de la méthodologie deleuzienne. En effet, qu’elle concerne les films ou les théories, l’interprétation de Gilles Deleuze tend significativement vers une subjectivité absolue de l’interprétant qui prime par-dessus les images et les textes, qui dès lors n’opposent plus aucune résistance.
Citer cet article
Matthieu Couteau, « Récupération d’Epstein et appropriation de Balázs, les procédés interprétatifs dans la théorie de Deleuze », [Plastik] : Interpréter les œuvres : questions de méthode #11 [en ligne], mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/12/15/titre-recuperation-depstein-et-appropriation-de-balazs-les-procedes-interpretatifs-dans-la-theorie-de-deleuze/