Entre matière élémentaire et simulacre. La matérialité « stéréoscopique » de l’œuvre de Jean Dubuffet
Larisa Dryansky
Nr 10 . 19 janvier 2022
Peu d’œuvres incarnent autant que celles de Jean Dubuffet la revanche de la matière élémentaire sur la forme dans l’art après 1945.1 Le peintre accède en effet à la notoriété dans l’immédiat après-guerre avec des tableaux dont l’épaisse couche picturale et l’incorporation de matériaux prosaïques (sable, goudron, cailloux, etc.) paraissent aux commentateurs faire advenir sur la toile « la matière en personne ».2 Ces premiers travaux importants sont suivis notamment de plusieurs séries d’œuvres évoquant des vues rapprochées du sol –Célébrations du Sol (1957-1959) (Fig. 1), Matériologies (1959-1960), etc. – dans lesquelles Dubuffet se livre à une « exploration quasi-géologique », offrant des aperçus « étourdissants et révélateurs de la “prime matière”, des éléments les plus archaïques et les plus denses ».3
[Figure 1]Plus radicalement encore, le matiérisme de l’artiste semble à certains introduire « au cœur d’un monde excrémentiel »4, une vision encouragée par les propos mêmes de Dubuffet, affirmant dans un texte manifeste : « Ce n’est pas en regardant l’or, alchimiste, que tu trouveras le moyen d’en faire, mais cours à tes cornues, fais bouillir de l’urine, regarde, regarde avidement le plomb, là est ta besogne. »5 Ce propos, comme plusieurs autres du peintre, met en même temps sur la piste d’une lecture alchimique de son œuvre6, alchimie cependant dont on notera le caractère singulier. En effet, si la tâche de l’alchimiste, selon la formule baudelairienne, est de faire de l’or avec de la boue7, force est de constater que, chez Dubuffet, la boue reste obstinément de la boue, l’artiste se livrant même parfois à ce qui s’apparente à une opération inverse de la transmutation alchimique, comme dans certaines Matériologies faites de papier d’argent mais dont la surface est patinée à l’huile noire ou sombre de manière à leur faire perdre leur éclat (Fig. 2). 8
[Figure 2]Pourtant, à l’orée des années 1960, Dubuffet, sentant cette veine matiériste s’épuiser, prend, en apparence, une tout autre direction et se « lan[ce] dans la voie de l’irréalisme ».9 C’est ainsi que naît le cycle de L’Hourloupe auquel l’artiste se consacre de 1962 à 1974. (Fig. 3)
[Figure 3]« Fantomatique univers parallèle »10, le monde de L’Hourloupe est peuplé de figures étranges, multicellulaires, dont les contours sinueux semblent perpétuellement se faire et se défaire11 ; formes blanches, cernées de noir, qui sont désormais dépourvues d’épaisseur, mais rythmées de plages de couleur et de rayures colorées distribuées sans aucune logique et dont les teintes — rouge, bleu, jaune – évocatrices de « panneaux indicateurs »12 ou d’« affiches publicitaires »13 ne font qu’ajouter à l’impression d’artificialité. Ce projet de « figuration d’un monde autre que le nôtre »14 s’accentue encore avec le passage de l’image en deux dimensions à la réalisation de sculptures en polystyrène expansé que Dubuffet lui-même qualifie de « simulacres » et dont il définit la matérialité comme « spécieuse ».15 Les séries qui s’enchaînent après L’Hourloupe et jusqu’au décès de l’artiste poursuivent cette approche que l’on pourrait qualifier de métaphysique, se présentant comme des explorations d’une réalité mentale plutôt que matérielle.
Or, si le contraste est à première vue frappant entre les deux pôles de l’œuvre de Dubuffet, celui-ci n’a eu de cesse d’insister sur le caractère constitutif pour lui de l’oscillation entre le matériel et l’immatériel.16 De même, les meilleurs spécialistes de l’artiste ont relevé la complexité de son rapport à la matière qui, loin de se réduire à un matiérisme fondé dans l’authenticité supposée du matériau, dériverait plutôt de sa « fiction ».17 Prolongeant cette réflexion, l’enjeu ici est de proposer une relecture de la question de la matérialité chez Dubuffet en développant le rôle de la technique photographique dont l’importance dans la démarche de l’artiste a été révélée en 2017 par l’exposition Jean Dubuffet. L’Outil photographique.18 Trois pistes seront privilégiées pour cela : celle du photogramme et de la photographie entendue comme empreinte ; celle la projection photographique ; et enfin celle de la photographie stéréoscopique, une référence qui accompagne les travaux inauguraux de Dubuffet mais qui, dans la mesure où le stéréoscope appartient à la généalogie de « l’optique virtuelle »19, n’est pas non plus sans annoncer la notion de « simulacre » associée à L’Hourloupe. Aussi bien, en proposant de voir dans la photographie, au sens large, un modèle théorique pour Dubuffet, le but est également de contribuer à relier son travail au contexte de la modernité.
En décembre 1950, Dubuffet achève Le Géologue, un de ses tableaux emblématiques (Fig. 4). De format rectangulaire, la toile est recouverte presque entièrement d’une épaisse couche de matière brunâtre : une sorte de mastic pétrie et comme sculptée par le peintre. Seule une toute petite bande irrégulière de couleur blanche ou beige se détache tout en haut de la composition, comme une ligne d’horizon. Un soleil maladroitement esquissé occupe le milieu de ce bout de ciel, tandis que, sur le bord de la masse brune, un bonhomme, représenté dans un style enfantin, avance comme sur la crête d’une montagne. Fidèle à l’ambiguïté spatiale qui caractérise les tableaux de Dubuffet, Le Géologue peut en effet aussi bien évoquer un paysage montagneux aperçu de loin qu’« une surface de terrain – quelque site aride et sauvage – ou une coupe verticale dans le sous-sol ».20 Le peintre semble ainsi vouloir offrir une véritable plongée au cœur des éléments. En même temps, un détail vient nuancer cette lecture, à savoir la loupe que tient en main le personnage. Cet instrument, sans aucun doute, désigne de façon sommaire la fonction scientifique de celui que l’on identifie ainsi au géologue du titre. Plus subtilement, il renvoie à la nature même de ce qui nous est donné à voir, soit un type d’image rappelant les vues extrêmement rapprochées de la matière que seuls permettent des dispositifs optiques : loupes, microscopes, appareils photographiques. Or, si ces instruments nous font pénétrer au plus profond de la matière, ils n’en restent pas moins des interfaces ou des médias qui s’interposent entre l’œil nu et la réalité concrète.
[Figure 4]De fait, la loupe du Géologue – dont, comme le remarque Hubert Damisch, on retrouve la trace dans le titre fantaisiste de L’Hourloupe21 – renvoie à la centralité du thème de l’« optique » dans la réflexion de Dubuffet. Ce terme, récurrent dans les propos du peintre, y désigne avant tout les normes culturelles qui conditionnent notre façon de voir le monde et dont il appellait à changer.22 Mais il est aussi à mettre en résonance avec cet autre leitmotiv que constituent chez lui les références à la technique photographique. Ainsi que mentionné précédemment, l’exposition Jean Dubuffet. L’Outil photographique a permis de mettre en lumière les différents usages que le peintre a fait de la photographie. Servant principalement à documenter et cataloguer scrupuleusement l’œuvre de Dubuffet, la photographie, en particulier stéréoscopique, lui a également été utile brièvement pour saisir des images sur le vif en vue de faire des tableaux. De même, l’artiste a-t-il conçu des photomontages pour l’aider à visualiser des projets de sculptures et d’architectures destinées à être édifiées dans l’espace public. La photographie est aussi intervenue comme étape dans la réalisation de certaines œuvres tardives en permettant de reporter et agrandir des dessins. Enfin, Dubuffet, dans la dernière période de sa vie, a employé de façon tout à fait originale la multiprojection de diapositives dans le cadre d’une exposition rétrospective. Mais l’intérêt de l’artiste pour la photographie ne s’arrête pas là, Dubuffet, en plus de recourir à des images photographiques, s’étant emparé, comme nous allons le voir, de notions photographiques pour penser sa peinture.
C’est très tôt, il faut le noter, que la photographie apparaît dans le parcours du peintre. Dans les années 1920, alors qu’il décide pour une première fois de se consacrer à l’art23, Dubuffet réalise ainsi quelques expérimentations photographiques, parmi lesquelles il distingue rétrospectivement des images créées sans appareil à partir d’objets en verre posés directement sur du papier photosensible.24 Le procédé employé pour ces photogrammes rappelle les rayographies de Man Ray dont le jeune homme, qui gravitait autour des avant-gardes, pouvait avoir eu connaissance. Si ces essais, apparemment insatisfaisants25, sont restés sans suite, la notion d’empreinte associée au photogramme n’en a pas moins marqué en profondeur l’artiste comme en témoigne bien plus tard, en 1962, cette affirmation : « Je crois que c’est capitalement cela que j’attends d’une œuvre d’art : cette émouvante empreinte directe qu’elle peut livrer de la pensée et de la vie. Une espèce de photogramme. »26 Pour Dubuffet, le photogramme est donc assimilé à une sorte de photographie de l’esprit. En ce sens, les spéculations de l’artiste peuvent être reliées à tout un imaginaire occultiste entourant la technique photographique conçue comme prise d’empreinte de forces autrement invisibles, imaginaire né au XIXe siècle et qui a continué d’irriguer la modernité.27 Aussi, la référence au photogramme jette-t-elle une lumière supplémentaire sur le volet mental plutôt que matériel de l’œuvre de l’artiste. Il n’est pas anodin, de ce point de vue, que cette déclaration se situe au moment où Dubuffet affirme rompre avec le matiérisme. 1962 est, plus précisément, l’année où le peintre entame l’aventure de L’Hourloupe. En même temps, l’empreinte photographique se révèle être l’un des ponts qui relient en réalité les deux « périodes » de l’artiste comme en atteste la série lithographique des Phénomènes que Dubuffet conçoit entre 1958 et 1962.
Composée de 324 lithographies réunies en 22 albums, la suite des Phénomènes se présente dès l’abord comme une impressionnante exploration de la matière envisagée au niveau des éléments eux-mêmes. « L’Élémentaire », « La Terre et l’Eau », « Sols, Terres », « Eaux, Pierres, Sables » : tels sont, de façon significative, quelques-uns des titres des albums. Les images, abstraites, font se rejoindre le microscopique et le cosmique : on peut les rapprocher aussi bien de microphotographies de la matière que de vues astronomiques. Sur le plan technique, il s’agit d’empreintes obtenues sur du papier à report lithographique à partir d’objets et de textures de toute nature : vieilles valises, sols, pierres, débris, végétaux, et jusqu’à la peau du dos d’un ami.28 Dubuffet appréciait tout particulièrement le fait que ce procédé lui permettait d’opérer un retour aux principes essentiels de la lithographie, un art exploré par lui avec passion depuis ses premiers vrais débuts sur la scène artistique en 1944. L’artiste expliquait ainsi : « […] il ne faut pas oublier qu’une lithographie est une empreinte, que toute la lithographie est basée sur le principe d’estampage et de transport d’empreintes. J’avais donc l’impression, pour moi très satisfaisante, en abordant la lithographie à mains nues, sans autre outil que le rouleau, d’épouser plus totalement ses voies, d’entrer plus complètement dans son jeu propre qu’en dessinant avec précaution sur les pierres. »29 La genèse des Phénomènes indique cependant que l’artiste avait simultanément en tête cette technique cousine de la lithographie qu’est la photographie. En effet, ces images prennent leur source dans une première série d’empreintes que Dubuffet a réalisée par estampage à l’encre de Chine à partir de 1953 en vue de faire des collages. Pour cela, il a mis au point un dispositif certes très « sommaire »30 – feuilles de rhodoïd couvertes d’encre sur lesquelles Dubuffet jetait les éléments dont il voulait obtenir des empreintes, et feuilles de papier pour recueillir ces estampages – mais qu’il décrit néanmoins en termes explicitement photographiques comme un « appareil » qu’il « déclench[e] »31, et dont il perfectionne le procédé en « sensibilis[ant] »32 le papier avec de l’eau. Aussi bien, le but de la manœuvre n’était-il autre que de « photographi[er] » les « apparitions » surgies de la sorte33, c’est-à-dire les évocations multiples nées de ces empreintes et qui illustrent les métamorphoses de la matière : « [f]onds de mer ou des déserts de sable, des peaux, des sols, des voies lactées, éclatements, tumultes de nuages, formes explosées, ocellations, féeries, dormitions ou murmures, danses singulières, expansions de lieux inconnus. »34
Instrument moderne, la photographie, pourtant, peut sembler au premier abord bien éloignée de la matière primordiale. Or, pour Dubuffet, l’analogie photographique sert tout au contraire à souligner la capacité des éléments à produire une image par eux-mêmes35, ce qu’il nomme aussi « un mécanisme de la production naturante ».36 De fait, la photographie est abordée par l’artiste comme un modèle de production d’image qui, à l’opposé du dessin et de la peinture, minimise de façon radicale l’intervention de la main de l’artiste et toutes les notions de virtuosité qui y sont attachées. La comparaison avec le processus photographique permet en ce sens de préciser ce que les images dérivées des empreintes par estampage, et, par extension, celles nées des empreintes lithographiques, partagent avec « l’art brut » dont, on le sait, Dubuffet se voulait le grand découvreur. On serait également tenté d’éclairer la démarche de l’artiste par la notion bachelardienne d’ « imagination de la matière».37 Une autre source pertinente à cet égard serait peut-être cette formule difficile mais non moins évocatrice tirée de Matière et Mémoire (1896), l’ouvrage d’Henri Bergson dont le titre a été repris pour le premier album de lithographies de Dubuffet38: « Mais comment ne pas voir que la photographie […] est déjà prise, déjà tirée dans l’intérieur même des choses […] ? »39 Ainsi, le parallèle avec la photographie contribue chez Dubuffet à expliquer comment la dimension imageante, qui est aussi celle de l’esprit, se révèle au sein même de la matière élémentaire, une idée clairement illustrée par la planche intitulée Esprit de terre (1959) de la série des Phénomènes (Fig. 5).
[Figure 5]Ce pouvoir de spiritualiser les choses que Dubuffet associe de la sorte à la photographie se retrouve de façon plus explicite dans un des usages les plus surprenants que l’artiste a fait des images photographiques proprement dites, à savoir la multiprojection de reproductions de ses œuvres conçue pour son exposition rétrospective à Turin en 1978 (Fig. 6) 40.
[Figure 6]En plus d’une cinquantaine de pièces originales, l’artiste avait choisi de présenter une quarantaine de ses tableaux sous la forme de projections géantes. À cela s’ajoutait une projection multi-écrans portant sur la Closerie Falbala (1967-1969), une construction qui appartient au cycle de L’Hourloupe.41 Dubuffet avait déjà envisagé de montrer ses peintures sous forme de projections en 1945 dans le cadre d’une conférence.42 Mais, comme le rappellent à juste titre Anne Lacoste et Sophie Webel dans leur étude de la photographie chez l’artiste, l’événement de Turin manifeste une approche de la projection lumineuse par Dubuffet qui dépasse la simple fonction documentaire et pédagogique. En effet, l’enjeu, pour lui, n’était autre que de restituer les œuvres dans toute leur force originelle : « La projection lumineuse, en occultant tout le tissu du contexte pour ne plus présenter que la seule image, précipite l’esprit en soudain réveil. Alors peut-on bien dire qu’elle présente une peinture avec plus de vérité que ne le fait l’œuvre originale elle-même. Car l’œuvre a été créée dans le plein éveil de l’esprit ; elle veut être abordée dans un transport de l’esprit en un lieu tout autre que celui du contexte quotidien […] On peut donc affirmer, quoique ce puisse apparaître à première vue paradoxal, qu’une présentation de peintures dans la forme de leurs projections lumineuses les révèle plus complètement et plus véridiquement que ne le feraient les originaux. »43 Ainsi, selon Dubuffet, l’image photographique projetée redonne au tableau sa pleine présence en permettant de dévoiler sa nature profonde qui est d’être une pure projection mentale.
Néanmoins, force est de revenir sur le paradoxe pointé par l’artiste lui-même, paradoxe d’autant plus frappant dans le cas des œuvres montrées à l’occasion de cette exposition, lesquelles, pour la plupart, étaient emblématiques de la manière matiériste de Dubuffet. Pour tenter de répondre à ce problème, il est nécessaire de s’attarder sur une question qui a également préoccupé le peintre, à savoir celle du corps, ou plutôt de la corporéité des choses et des êtres. En effet, on retrouve de façon récurrente dans sa réflexion une réticence à donner une réalité trop corporelle à ses œuvres. Ainsi, à propos de son importante série des Corps de dames (1950-1951), des tableaux et des dessins dont le titre désigne pourtant la réalité corporelle et qui représentent des nus féminins dont la chair s’étale de façon outrageusement déformée. Récusant la dimension grotesque de ces images, Dubuffet expliquait ces déformations par la volonté d’éviter que les figures « prenne[nt] telle ou telle forme particulière »44, précisant que, dans ses œuvres, de manière générale, les apparentes maladresses avaient pour but de « s’oppose[r] à ce que les choses prennent trop de corps. »45 Dans ce terme de « corps », il faut d’abord entendre la représentation réaliste et mimétique des solides dans l’espace que rejette radicalement le peintre. Toutefois, la démarche de Dubuffet ne se confond pas avec la recherche d’une abstraction non objective. De façon plus complexe, comme il le précisait encore à propos des Corps de dames, son intention était de maintenir ses figures « dans une position de concept général et d’immatérialité » tout en continuant d’affirmer la matérialité de la peinture elle-même. Cette ambiguïté se retrouve dans la série significativement intitulée Personnages peu corporels (1952-1953) (Fig. 7). Si les empâtements caractéristiques des premiers travaux de la maturité de Dubuffet ont ici disparu, le traitement de la surface évoque toujours des sensations tactiles comme la rugosité de la pierre ou les craquelures d’une terre desséchée. En réalité, ce qui apparaît à travers ces exemples est l’idée que, pour l’artiste, la matérialité est dissociée de la corporéité, autrement dit, il s’agit d’une matérialité de surface, mais qui n’en est pas illusoire pour autant.
[Figure 7]La prédilection de Dubuffet pour la projection lumineuse prend ainsi tout son sens. Elle permet de mettre en exergue cet aspect de la matérialité des œuvres de l’artiste que l’on pourrait aussi qualifier de pelliculaire en songeant à la notion ancienne des simulacra, ces pellicules ou membranes invisibles enveloppant la surface des choses et dont la propagation dans les airs était censée, selon les philosophes épicuriens, expliquer la perception visuelle.46 En effet, il n’est pas interdit de rapprocher l’intérêt de Dubuffet pour l’image projetée de cette antique théorie, en rappelant, par ailleurs, que l’épicurisme constitue une des premières formulations de l’atomisme et qu’il est, de part en part, matérialiste. À l’appui de cette hypothèse, on rappellera que le peintre était, pour reprendre une de ses expressions, un « fin-lettré »47, et que, parmi ses lectures préférées, figuraient les écrits de Sénèque48, stoïcien mais dont la pensée dialogue avec l’épicurisme. Simultanément, cette référence aux simulacra jette un autre jour sur la notion de « simulacre » appliquée par Dubuffet aux sculptures de L’Hourloupe, comme mentionné plus haut.
Ceci étant, il n’est peut-être pas nécessaire de remonter aussi loin dans le temps pour trouver un modèle théorique à cette matérialité sans corps recherchée par Dubuffet. L’artiste a lui-même fourni très tôt une autre clé de lecture avec la photographie stéréoscopique. En 1946, se tient sa deuxième exposition monographique à la galerie parisienne René Drouin. C’est à l’occasion de cette manifestation, intitulée « Mirobolus, Macadam et Cie. Hautes Pâtes », que Dubuffet affirme véritablement, et non sans un certain scandale, sa nouvelle façon de concevoir l’art du peintre comme celui d’« une main besognant la pâte »49 picturale et faisant naître la forme du matériau lui-même. Le catalogue comprend seulement deux textes très courts : un manifeste de l’artiste, « L’auteur répond à quelques objections », et un extrait du chapitre du livre d’Ernst Jünger, Le Cœur aventureux (1938), intitulé le « Le Plaisir stéréoscopique ». Reproduit en pleine page, ce texte se voit attribuer la même valeur programmatique que la « réponse » du peintre à ses détracteurs. À première vue, le sens à donner à ce rapprochement est clair. Dubuffet s’appuie sur la notion de « plaisir stéréoscopique » développée par Jünger pour expliquer, voire légitimer sa conception tactile plutôt qu’optique de la couleur et de la peinture, une nouvelle gamme de textures se substituant chez lui à la gamme chromatique classique.50 En effet, l’auteur allemand, dans le passage cité, décrit, sous le nom de sensations « stéréoscopiques », des perceptions qui associent à la couleur « la pensée d’un contact ». Cette « valeur tactile de la couleur » lui est révélée par la somptuosité et l’onctuosité des teintes de coraux vus dans un aquarium.51
L’importance de ce passage de Jünger pour l’étude de Dubuffet a été peu relevée jusqu’ici. Eveline Pinto y fait allusion pour pointer l’ambiguïté du positionnement politique de Dubuffet.52 Si Jünger n’était pas à proprement parler coupable de nazisme, il y avait certes quelque provocation à se référer si peu de temps après la Libération à un ancien officier de la Wehrmacht, posté à Paris pendant la guerre. Mais c’est surtout Rachel E. Perry qui s’est penchée attentivement sur cette source. Dans un beau commentaire, elle a détaillé la nature, selon elle, synesthésique de ce « plaisir stéréoscopique » qu’elle relie à la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty.53 L’approche de Jünger coïnciderait ainsi avec l’affirmation par le philosophe de la primauté du corps dans la perception contre une conception désincarnée de la vision. Le « plaisir stéréoscopique » pointerait en ce sens vers la nature profondément « corporelle »54 de la vision mise en œuvre par les tableaux matiéristes de Dubuffet.
Loin de réfuter cette lecture, il s’agit cependant de la nuancer en montrant que le modèle stéréoscopique contient aussi d’autres aspects. Sans reprendre à nouveau la question complexe du « corps » chez Dubuffet, on commencera simplement par revenir sur les caractéristiques du dispositif et des images stéréoscopiques. Si le stéréoscope sert en effet à recréer une impression de relief, la tangibilité ainsi restituée reste fondamentalement virtuelle et cela est même un des éléments du plaisir que procure ce divertissement. Il est intéressant de rappeler à cet égard que la scène décrite par Jünger se passe dans un aquarium et que le narrateur est donc séparé du spectacle qu’il savoure par une vitre. Plus fondamentalement, si l’on suit les analyses de Jonathan Crary dans son étude des techniques de la vision, l’invention du stéréoscope serait en réalité l’expression par excellence de la rupture entre tangibilité et visualité caractéristique de la modernité. En effet, pour l’historien, si l’image stéréoscopique produit une impression de tangibilité immédiate, cette tangibilité « a été transformée en une expérience purement visuelle »55.
Il est difficile, en réalité, de savoir précisément comment Dubuffet a perçu l’image stéréoscopique. Ce qui est certain est qu’il fait lui-même un usage assez important de vues stéréoscopiques dans la période entre 1953 et 1957. Il engage ainsi un photographe professionnel pour reproduire ses tableaux avec un appareil Vérascope F40 (le « meilleur appareil français »56), cette méthode, selon lui, permettant de rendre fidèlement à la fois les couleurs et le relief de ses peintures, de sorte qu’« une personne éloignée [puisse] en prendre connaissance presque comme si elle l’avait devant les yeux […] ».57 C’est donc, apparemment, le réalisme des images stéréoscopiques qui le séduit. Par ailleurs, Dubuffet pratique aussi lui-même à cette époque les prises de vue stéréoscopiques pour documenter des sujets de tableaux. Si cette utilisation reste « épisodique »58, l’artiste n’en manifeste pas moins un engouement pour les images stéréoscopiques, envisageant même, avec d’autres membres de la « confrérie des Vérascopiens »59, de monter une exposition de ce type de photographies.60 Une remarque, toutefois, jette un second éclairage sur la façon dont Dubuffet fait du stéréoscope, plus qu’un outil, un modèle pour expliquer sa peinture. Dans une lettre à Jean Paulhan, le critique qui a été essentiel pour la révélation de l’œuvre du peintre, Dubuffet écrit ainsi : « S’il s’agissait de dire la vérité sur la peinture, alors, on ne peut faire cela seul : il faut être au moins deux, parler ensemble, et dire chacun le contraire de l’autre. Seul moyen de donner une idée de la vérité. Principe du relief dans le stéréoscope : superposition de deux images différentes. »61 Ce texte, datant de décembre 1944, suit de peu la première exposition monographique de Dubuffet, qui s’est tenue en octobre de la même année chez Drouin, et atteste l’intérêt ancien de l’artiste pour le stéréoscope. Précédant la référence à Jünger, ces lignes ajoutent un élément à la compréhension de l’intérêt du peintre pour ce dispositif qui porte, non pas sur la dimension tactile de la vue stéréoscopique, mais sur la disparité au principe de sa constitution.
En effet, si la réflexion de Dubuffet se situe ici sur un plan quasi philosophique, elle invite aussi à revenir concrètement sur la nature en réalité très singulière du relief stéréoscopique. Ainsi que le rappelle également Crary, « l’effet de réel »62 du stéréoscope repose sur la divergence entre les axes optiques des deux projections différentes du même objet à partir desquelles le spectateur recompose une image unique en trois dimensions. La vue stéréoscopique n’est pas en fait le résultat de la simple recombinaison de ces deux images mais de l’appréhension de leurs différences.63 Ceci a pour conséquence que la perception qu’on a de cette vue est instable et que sa profondeur est d’une tout autre nature que celle de la perspective. Au lieu d’un espace unifié, dans lequel les éléments s’organisent de façon progressive, l’image stéréoscopique est structurée en une série discontinue de « surfaces planes et découpées »64, obligeant l’œil à « sui[vre] un parcours heurté et irrégulier jusqu’au fond de l’image ».65 En ce sens, la vue stéréoscopique relève bien plus d’un espace feuilleté ou stratifié que du volume, voire du « corps », offrant de la sorte un modèle alternatif au réalisme perspectif – assimilé par Dubuffet au conditionnement culturel – pour rendre le relief.
Que Dubuffet ait été sensible à cet aspect de l’image stéréoscopique, en témoignent quelques-unes des photographies qu’il a prises lui-même avec son Vérascope. Les archives de la Fondation Dubuffet conservent un certain nombre de vues réalisées par l’artiste en 1953 et 1954 lors de séjours à la montagne. Pour beaucoup, ce sont des images avec très peu ou pas du tout de profondeur : vues rapprochées de moutons ou de vaches, vues en plongée de sols pierreux ou de champs. Certaines semblent avoir directement nourri sa peinture comme ces photographies d’herbes que Lacoste et Webel rapprochent du tableau L’Herbe (1954) (Fig. 8) 66. On peut en effet y reconnaître ce que l’on pourrait qualifier aussi de « profondeur maigre »67 de la vue stéréoscopique.
[Figure 8]Un cas plus compliqué cependant est celui de la peinture intitulée Le Torrent (1953) (Fig. 9). Séduit, en voyage, par la vision d’un torrent, Dubuffet était retourné quelques semaines plus tard sur place afin de faire des études pour une toile, emportant avec lui son Vérascope. Toutefois, en raison d’une erreur de manipulation, il produisit des vues monoculaires au lieu de binoculaires (un des atouts du Vérascope est qu’il permettait les deux fonctions).68 Cet accident n’empêcha pas le peintre de réaliser son tableau mais on peut noter que ce projet lui créa beaucoup de difficultés et qu’il ne fut pas content du résultat.69 Bien évidemment, cet échec, pour ainsi dire, ne peut être mis sur le compte de l’absence de vues stéréoscopiques préparatoires. Quoi qu’il en soit, on retrouve, dans l’état définitif l’« étagement de plans coexistants mobiles »70 à laquelle renvoie l’image stéréoscopique, ici en parfaite adéquation avec le projet de figurer la vision de cailloux à travers le mouvement de l’eau.
[Figure 9]Mais c’est avant tout avec les sculptures de L’Hourloupe que le paradigme stéréoscopique prend tout son sens. Bien que Dubuffet ne s’y réfère plus nommément, il y a de nombreuses résonances entre la manière dont il décrit la tridimensionnalité de ces pièces et celle de l’image du stéréoscope. La façon dont l’artiste aborde la sculpture est en effet paradoxale. Ainsi qu’il l’explique : « Tout au long de ce cycle de sculptures peintes de L’Hourloupe […] je n’ai cessé d’avoir en tête la constitution d’une statuaire réalisée par un qui est spécialement mal adapté à la vision en trois dimensions, dont l’œil est celui d’un peintre et non pas d’un sculpteur. »71 Aussi bien, les figures que Dubuffet découpe dans cette matière quasi immatérielle qu’est le polystyrène n’ont que peu à voir avec la sculpture au sens classique. « Plus relief que corps »72, elles sont constituées de plans disposés dans les trois dimensions. Le réseau de gros cernes noirs qui les sillonne de manière labyrinthique souligne cet aspect de découpage. (Fig. 10)
[Figure 10]Même une fois moulées en résine polyester ou époxy pour les besoins de la conservation, les œuvres gardent cette apparence qui, pour Dubuffet, les relient à un espace tout autre que celui des trois dimensions ordinaires73 et qu’il décrit en des termes qui pourraient en large part s’appliquer aussi au stéréoscope : « Les diverses notions dont la pensée use pour son appréhension du monde physique, celle par exemple de la dimension des objets ou celle de leur proximité ou éloignement, sont, sinon abolies, du moins violentées, mises en question. Elles ne défèrent plus du tout aux conventions que s’imposent les peintres et selon lesquelles les dimensions attribuées aux objets s’amenuisent en fonction des lois de l’optique, selon l’éloignement. Se trouve au lieu de cela constitué […] un espace d’un ordre tout différent […] en meilleur conformité du fonctionnement de la pensée puisque celle-ci porte son attention ici ou là sans souci des distances, avec une extrême mobilité qui fait à tout instant varier les situations respectives des objets et leur position […]. »74 On comparera ainsi la description de cet espace essentiellement mental avec le champ illogique et « fondamentalement désuni, un agrégat d’éléments disjoints »75 de la vue stéréoscopique, « produis[ant] l’effet perceptif d’un patchwork de reliefs très variés dans une seule image ».76 De même, l’espace des figures de L’Hourloupe partage, comme celui du stéréoscope, des traits avec le décor de théâtre : « Des fonds de paysages, écrit Dubuffet, des lointains seront abrégés sous forme d’une découpe historiée de tracés placés derrière un objet, comme un plan de décor au théâtre. Au théâtre aussi un paysage d’ample profondeur est brutalement décomposée en deux ou trois plans peints placés l’un derrière l’autre. »77
De nouveau, ce que le parallèle avec le stéréoscope permet de mettre en exergue dans l’œuvre de Dubuffet c’est l’intrication du tactile et de l’immatériel. Andreas Franzke, dans une étude de L’Hourloupe datant de 1971, résumait cela sous le terme de « réalité virtuelle ».78 La formule n’avait bien entendu pas encore le sens qu’il a couramment aujourd’hui, les technologies numériques de simulation de la réalité n’en étant alors qu’à leurs premiers balbutiements. Néanmoins, il est utile de rappeler à nouveau que le stéréoscope constitue un jalon essentiel dans la généalogie de ces dispositifs. Ainsi est-il possible, sans chercher abusivement à voir dans le travail de Dubuffet un écho direct de l’environnement technologique, de le faire néanmoins dialoguer avec les innovations de son temps. C’est une telle entreprise qu’a amorcée récemment Sophie Berrebi en resituant L’Hourloupe dans le contexte de la France moderne des années 1960-1970 et en rapprochant l’emploi du terme « simulacre » par Dubuffet de celui, contemporain, par Jean Baudrillard.79 Toutefois, sans compter le fait que la notion de simulacre, comme évoqué plus haut, a une histoire ancienne, il semble qu’une référence plus fructueuse que Baudrillard serait celle de Gilles Deleuze. En effet, dans la même période où Baudrillard s’empare de ce concept de simulacre pour qualifier – et condamner – la victoire de « l’hyperréel » sur le réel80, Deleuze, lui, en offre une version bien différente comme « “effet” d’optique »81, certes, mais qui outrepasse la distinction entre copie et original. De façon significative, Deleuze a aussi été très réceptif à l’harmonie des « deux ordres », matériel et immatériel, dans l’œuvre de Dubuffet sur lequel il a livré un commentaire bref mais non moins important82, s’appuyant pour cela sur certaines des œuvres du peintre qui sont les plus évocatrices de la géologie.
Aussi bien, de la matière élémentaire au simulacre il ne faut pas voir de solution de continuité chez Dubuffet, mais un mouvement sans cesse repris. Dans un texte sur les Matériologies, Renato Barilli, pour qualifier cette bipolarité tenant ensemble les contraires sans les fusionner, employait l’image d’une double « optique » – optique de la matière et optique de l’esprit – que Dubuffet, seul parmi les artistes de son époque, aurait été en mesure de faire jouer simultanément.83 Extrapolant à partir de cette image, on proposera, en fin de compte, de qualifier la matérialité paradoxale de l’œuvre du terme de « stéréoscopique ».
Citer cet article
Larisa Dryansky, « Entre matière élémentaire et simulacre. La matérialité « stéréoscopique » de l’œuvre de Jean Dubuffet », [Plastik] : Vers une esthétique des éléments #10 [en ligne], mis en ligne le 19 janvier 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/01/19/entre-matiere-elementaire-et-simulacre-la-materialite-stereoscopique-de-loeuvre-de-jean-dubuffet/