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Arcimboldo, artiste du vivant. Un précurseur du XXIème siècle ?

Arcimboldo, artiste du vivant. Un précurseur du XXIème siècle ?


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Table des matières

 

En 1936, lors de sa première grande exposition historique intitulée, Fantastic Art, Dada, Surrealism, au MoMA de New York, Alfred H. Barr Jr. expose des œuvres d’Arcimboldo aux côtés de celles de Bosch, Füssli et Grandville en tant que précurseurs du surréalisme. Il établit une continuité entre le XVème siècle et le XXème siècle de Max Ernst, Man Ray et Salvador Dali, où l’image se transforme en énigme.1

Arcimboldo est le premier à donner un visage humain aux éléments ! Par son processus créatif de collage et sa logique d’accumulation, il inaugure des gestes précurseurs, qui se révèlent fondamentaux dans l’art du XXème siècle puis du XXIème siècle. Ses portraits des quatre éléments explorent la coexistence de l’animal, du végétal, du minéral et de l’humain ; en somme, la biodiversité du vivant. En regardant Arcimboldo aujourd’hui, ne voit-on pas combien ces entités mêlant l’organique à l’artificiel, interrogent autant l’hybridation que le transhumanisme ? 

L’analyse des œuvres d’Arcimboldo, située dans leur contexte historique, permettra ici de saisir en quoi il est contemporain.2

Nouvelle alliance : nature et culture

Pour le nouvel an 1569, Giuseppe Arcimboldo (1526-1593) offre à l’Empereur Maximilien II la série des Quatre saisons (1563) et des Quatre éléments (1566). Par une double articulation, il associe la personnification des éléments et des saisons à une allégorie politique. Ce portrait masqué de l’empereur confirme que son rôle est d’assurer l’harmonie et l’équilibre suivant les principes du Livre de la création. La surprise qu’Arcimboldo provoque par l’originalité de ses inventions lui assure le succès. De près, le spectateur distingue une multitude d’éléments hétéroclites ; de loin, soudainement, une tête lui fait face et le surprend.3 Arcimboldo invente ainsi le portrait composé associant deux principes de lecture : la découverte du portrait masqué et le processus de fragmentation. Ce dernier est un trait essentiel de l’allégorique : elle invite le spectateur au déchiffrement.

Giuseppe Arcimboldo, artiste polyvalent 

Né à Milan en 1526, d’une famille de peintres, Giuseppe Arcimboldo (1526-1593) travaille d’abord à Milan, Côme et Monza en Italie. En 1562, il rejoint l’empereur Maximilien II à Vienne et devient son portraitiste. Pendant vingt-cinq ans (1562 à 1587), il est au service de la Cour de trois empereurs d’Habsbourg : Ferdinand Ier, Maximilien II et Rodolphe II à Vienne, puis à Prague. Quatre ans après son retour à Milan en 1591, Rodolphe II l’anoblit Comte Palatin.

Arcimboldo est un artiste polyvalent, portraitiste, alchimiste, conseiller artistique des collections impériales et scénographe. Il orchestre les fastes de la vie à la cour impériale, les fêtes princières, les banquets grandioses, les costumes extravagants, la chorégraphie de ballets, et organise des tournois et des jeux d’eaux. 

La personnification des éléments

La logique d’assemblage des œuvres d’Arcimboldo, surnommées des « caprices », exalte le savoir encyclopédique. Le principe d’accumulation se réfère aux nouveaux inventaires et classifications du monde vivant. Ses créatures hybrides sont minutieusement composées soit d’espèces vivantes, soit d’objets qui sont les attributs de la personne portraiturée, comme le libraire ou le cuisinier. Ce procédé renvoie au sculpteur Vincenzo Danti : « de nouveaux mélanges et des choses parfois inventées par l’art comme il en est des chimères (…) qui, dans leur ensemble, ne sont pas des imitations de la nature, mais sont composés de parties empruntées à la nature ».4

L’allégorie de l’Eau (fig.1) est constituée de soixante quatre espèces poissons, crustacés, coquillages, reptiles, batraciens, mammifères qui se trouvent habituellement dans les filets des pêcheurs.5 Ce grouillement de créatures marines, aux yeux et aux bouches ouverts en fait un être aux regards multiples qui personnifie l’eau. Une raie forme la joue, un poisson-lune, l’œil, un requin, la bouche, une crevette, les cils, une huître avec sa perle, l’oreille, une anguille enroulée, le cou, un poulpe, l’épaule, et enfin un crabe et une langouste, la poitrine. Le corail couronnant la tête a une fonction protectrice. Le collier de perles exprime l’aspect féminin de cette créature qui réunit les habitants des eaux, tous à une même échelle, dans une entente surprenante.

[Figure 1]

L’allégorie de la Terre (fig.2) est composée d’animaux sauvages. Des animaux à cornes (cerfs, rennes, daims, sanglier) forment sa chevelure, le loup, son nez, sa gueule ouverte. Ce gibier semble, paradoxalement, vivant. La tête d’éléphant forme son œil, sa joue et son oreille. Un singe, un tigre et un rhinocéros représentent la faune des pays exotiques. Maximilien possédait en effet un zoo d’animaux du nouveau monde, où Arcimboldo les étudie et les peint avec une exactitude scientifique.
Au sens métaphysique, la peau de lion évoque les prouesses d’Hercule, dont les Habsbourg prétendaient descendre. Le bélier ornant son buste symbolise l’emblème de la Toison d’Or. Ce portrait composé est un éloge du souverain Maximilien qui incarne les qualités animales : l’habilité du renard, l’agilité du lièvre, l’intelligence de l’éléphant et la puissance du lion.  

[Figure 2]

L’allégorie de l’Air (fig.3) est composée de nombreuses espèces d’oiseaux diurnes et nocturnes qui forment sa chevelure. Un dindon, le nez, un canard dévorant un poisson, l’œil. Un paon aux plumes déployées figure son buste orné de multiples ocelles dont la roue symbolise l’immortalité et la magnificence de Maximilien, à ses côté un perroquet son éloquence, et le coq son courage.

[Figure 3]

L’allégorie du Feu (fig.4) est constituée d’artefacts : un briquet forme le nez et la mèche d’amadou, le front, une bougie éteinte, l’œil. La flamme d’une lampe à huile forge son menton qui s’approche dangereusement des allumettes formant la moustache. Une bougie a déjà incendié sa chevelure faite de torches. Son épaule est formée de canons et de pistolets tandis que son buste orné de l’aigle bicéphale (l’emblème des Habsbourg) et du collier de la Toison d’Or symbolisant le pouvoir militaire de Maximilien II. 

[Figure 4]

Le Livre de la création 

Le cycle annuel des Quatre Saisons (1563) (fig.5 et détail) et la série des Quatre éléments (1566) devaient être disposés autour d’une fontaine réalisée par Wenzel Jamnitzer selon les quatre points cardinaux. Cette cosmogonie instaure une nouvelle vision de l’homme qui fait partie dorénavant du monde naturel et des cycles de l’univers.
La série réunit les quatre âges de l’homme : l’enfance, l’adolescence, la maturité et la vieillesse ainsi que les quatre tempéraments : sanguin, colérique, mélancolique et flegmatique. 

[Figure 5]

Disposés autour des quatre directions de l’espace, ces quatre âges établissent les correspondances entre l’homme, microcosme, et l’univers, macrocosme. À l’Ouest, l’automne incarne la solidité et la fertilité de la terre, l’abondance de la récolte. Le Nord symbolise la fluidité de l’eau, ainsi que la profondeur des émotions. L’Est correspond au mouvement de l’air, du printemps et au renouveau de la nature mais aussi à l’art de la divination. Au Sud, le feu est l’élément de l’énergie, de la croissance et de la transformation.

Les quatre éléments s’associent très naturellement aux quatre états de la matière : l’état solide pour la Terre, liquide pour l’Eau, gazeux pour l’Air et enfin l’état plasma pour le Feu solaire.

Ce système d’analogie entre l’organisme du corps humain et les éléments en tant que lois atemporelles, est toujours en vigueur dans la médecine traditionnelle chinoise mais aussi dans la naturopathie européenne dans le soucis de trouver le juste équilibre entre l’humain et son environnement.

Cosmogonie du corps zodiacal

La cosmologie antique d’Isidore de Séville (vers 560-636) pourrait être l’une des références possibles. Dans le natura rerum, sept diagrammes, six en formes circulaires, donnaient le titre au livre : Liber Rotarum.6 L’univers est basé sur un enchaînement entre : Ignis, le feu, Aqua, le fleuve, Aer, l’air et Terra, le paysage. Chaque partie de « l’homme anatomique » (ch.IX), concorde avec les quatre tempéraments et les quatre éléments.

Le corps zodiacal s’apparente à une cartographie dont chaque partie répond aux signes et aux influences des planètes. Les fluides subtils des quatre humeurs renvoient aux saisons, reliant ainsi les organes vitaux (cœur, poumon, foie, cerveau) au souffle de la vie.

« Le corps de l’homme embrasse et contient en lui toutes les choses qui sont comprises sous la loi et l’empire de la nature ». Cet abrégé du monde renferme tout ce que le monde contient en sa vaste et démesurée grandeur.  (Saint Paul I, Cor. XII, 12-30 et Ephes. V.21-33). » Honorius d’Autun décrit : « La chair est tirée de la terre, le sang de l’eau, le souffle et la chaleur du feu, l’ouïe et l’odorat de l’air. Les pieds de l’homme correspondent à la terre, ses os aux pierres, ses ongles aux arbres, ses cheveux à l’herbe, sa poitrine à l’air, son ventre à la mer, et sa tête au ciel. »7 Basée sur la technique de l’Ars memoria qui situe les choses dans un lieu et les inscrit dans une disposition ordonnée.

L’essor de l’alchimie

Citons le médecin érudit suisse, Paracelse : « Le végétal a sa peau, et c’est son écorce, il a sa tête et sa chevelure, ce sont ses racines, il a sa physionomie et ses sens, il a sa sensibilité aussi, de telle sorte que si on le blesse, il meurt. Son feuillage, ses fleurs et ses fruits sont ses ornements comme dans l’homme l’ouïe, le visage, et l’art de la parole. »8

Le langage hermétique des textes alchimiques décrit la transmutation des métaux et leur correspondance avec les plantes en termes de naissance, maturation et mort. Dans ces changements perpétuels de la physis où « aucun jour ne demeure pareil à ce qu’il a été. » Pour Paracelse, ces métaphores du corps font de celui-ci, le point d’ancrage. Il se compare à un « estomac-alchimiste » en déduisant des observations de son propre corps comme la digestion, transformation vitale, le fonctionnement de la vie qui relie l’homme à la terre. Les excréments, matière en putréfaction servent d’engrais à l’acte de régénération, la corruption de l’un permet la génération de l’autre. 9

La nature morte était le « genre » hiérarchiquement le moins élevé, Arcimboldo cependant décloisonne la hiérarchie des genres en déjouant les codes. En transformant une corbeille de fruits, 1590, composée d’objets inanimés en une figure « vivante ». Par ce processus, Arcimboldo met au jour une nouvelle approche de l’humain, constituée d’éléments dont il se nourrit(fig.7). Le corps est une interface de son environnement. Par-là, Arcimboldo se présente comme un précurseur des découvertes scientifiques récentes selon lesquelles les organes digestifs seraient le deuxième cerveau.10

Être multiple

En 1587, Arcimboldo réalise le Vertumnus (fig.6) en hommage à Rodolphe II. Ce dieu romain, qui protège les jardins et les vergers et veille sur la bonne récolte. Son nom signifie « tourner », « changer » car il représente la succession ininterrompue des saisons au fil de l’année. Ainsi, il se revêt de l’infinité des aspects de la nature. Citons les Métamorphoses d’Ovide : « Moissonneur, il porte des épis… ses tempes sont ceintes de foin frais coupé, on peut croire qu’il a fauché et s’est remué de l’herbe ».11 

[Figure 6]

Le dialogue fictif de l’érudit, théologien poète et ami d’Arcimboldo, Gregorio Comanini prête aux figures d’Arcimboldo une parole espiègle. Tels des acteurs, ils s’adressent aux spectateurs:

« Qui que tu sois qui regarde mon image difforme et étrange, le rire aux lèvres, les yeux moqueurs et le visage empreint d’une allégresse soudaine à la vue de ce monstre nouveau que dans leurs chants les anciens et sages filles d’Apollon appelèrent Vertumne, si me regardant ainsi point ne t’étonne de la laideur qui me fait beau, c’est que tu ignores combien toute beauté abonde de laideurs. Je suis multiple, et pourtant je ne suis qu’un produit de plusieurs choses».12

Ce tableau qui parle s’affirme être une créature complexe annonçant un changement de paradigme, celui de l’être multiforme. Cette entité n’obéit plus aux règles dictées par les modèles classiques de la figure, définie selon les principes harmonieux de la bonne proportion et de la symétrie d’une beauté normée. Le visage-puzzle s’assume en tant que monstre revendiquant en sa laideur effrayante une force apte à saisir le spectateur. Cela pose la question de la dimension esthétique du vivant, et de l’émotion esthétique de l’humain. Arcimboldo invite-t-il ses contemporains à se relier par l’effroi au vivant ?

L’esprit du Cabinet de curiosités

Dans une Europe dévastée par les conflits religieux entre catholiques et protestants, Rome n’est plus le centre du monde. Les empereurs habsbourgeois, installés à Vienne puis à Prague, y invitent d’éminents savants : les astronomes Tycho Brahé et Johannes Kepler, le physicien et alchimiste Michael Maier, le botaniste Carolus Clusius, des artistes comme Hans von Aachen, Bartholomeus Spranger, Roelant Savery et Wenzel Jamnitzer, ainsi que des penseurs comme John Dee et Giordano Bruno. C’est en Europe centrale, en Bohême plus précisément, que se réunit cette élite cosmopolite, qui incarne le dernier souffle de la Haute Renaissance, avant que la Guerre de trente ans n’incendie le vieux continent. Durant cette époque de profonde mutation, ce laboratoire d’expérimentation alchimique et astrologique excelle par sa tolérance, son ouverture d’esprit et sa libre pensée.

La découverte de l’Amérique inaugure une période d’expansion et de conquêtes de nouvelles civilisations. L’Été d’Arcimboldo (fig.7) est orné d’un épi de maïs. Friand des découvertes du Nouveau Monde, l’Occident cultive de nouvelles espèces et rassemble des animaux rares dans ses jardins botaniques et zoologiques. 

[Figure 7]

Ferdinand I, Maximilien II et enfin Rodolphe II instaurent à travers leurs collections, une imago mundi. Dans les cabinets de curiosités se côtoient artificialia (collections d’œuvres d’art, peintures, sculptures), naturalia (objets naturels du règne animal, végétal, minéral) et instruments scientifiques. Les dessins d’Arcimboldo montrent une acuité d’observation du monde naturel. Ses études témoignent des avancées des sciences de la nature, de la zoologie, de la botanique et de la minéralogie à la cour. L’objet, qu’il soit scientifique, artistique ou naturel, prend sa place dans un réseau de signes, de correspondances et de sympathies, qui sont autant de figures symboliques que les savants cherchaient à interpréter par une lecture allégorique. Le cabinet de curiosités incarne le lieu mental d’un ars combinatoria de toutes les créations possibles. De même, le procédé de collage si caractéristique de l’œuvre d’Arcimboldo engage le spectateur dans une logique intertextuelle. 

Arcimboldo, visionnaire 

Par un jeu de masques et de fragmentations oscillant entre l’un et le multiple, Arcimboldo interroge avec Flore (fig.8), en 1591, la nature de l’identification du moi qui devient l’autre. 

[Figure 8]

« Suis-je Flore, ou bien fleurs ? / Si je suis fleur, comment de Flore / ai-je avec le visage le rire ? Et si je suis Flore / Comment Flore n’est-elle que fleurs ? »13 L’être fusionne avec l’objet représenté, l’identité devient fluctuante.

L’homme, figuré par une accumulation d’objets, s’ouvre sur un monde du quotidien et des sciences naturelles. Le contemporain d’Arcimboldo, Michel de Montaigne (1533-1592) considère l’individu comme un mélange incomparable de particulier et d’universel à l’exemple d’un bouquet de fleurs : « Comme quelqu’un pourroit dire de moy que j’ay seulement faict icy un amas de fleurs estrangeres n’y ayant fourny du mien que le filet à les lier. Certes j’ay donné à l’opinion publique que ces parements empruntez m’accompagnaient ».14 

Comme à l’époque d’Arcimboldo, le XXIème siècle du transhumanisme est confronté à des processus de collage, d’assemblage, de cohabitation et de recombinaison des « briques » du vivant. La logique visuelle d’Arcimboldo, comparable à ce qu’affirme Montaigne, vient nous rappeler que l’homme est un être multiple en devenir, un lieu de croisements et d’hybridations d’expériences. Ces entités aux visages organiques et artificiels expriment la codépendance des espèces tout en annonçant déjà le Golem ou le Cyborg. Si Arcimboldo donne à voir les éléments tangibles dont l’humain était symboliquement et naturellement composé à son époque, quelle est l’équation du Micro- et Macrocosme à notre ère de débris ? 

Citer cet article

Jeanette Zwingenberger, « Arcimboldo, artiste du vivant. Un précurseur du XXIème siècle ? », [Plastik] : Vers une esthétique des éléments #10 [en ligne], mis en ligne le 19 janvier 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/01/19/arcimboldo-artiste-du-vivant-un-precurseur-du-xxieme-siecle/

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