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L’art du XVIIIe siècle, une « délicieuse décadence » ? Genèse, impacts, et survivances de certains stéréotypes et « délires » interprétatifs

L’art du XVIIIe siècle, une « délicieuse décadence » ? Genèse, impacts, et survivances de certains stéréotypes et « délires » interprétatifs


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Table des matières

Le 28 mars 1975, le critique Jean de Baroncelli commente, dans Le Monde, et à l’occasion de sa projection en salle, le deuxième long-métrage de Bertrand Tavernier, Que la Fête commence1 : « Il y a cinq ans que la guerre était finie, quatre ans que le vieux roi était mort, les années folles de la Régence battaient leur plein. À la cour et à la ville, la licence, le vice, la corruption, les appétits de toute sorte, s’étalaient au grand jour, avec d’autant plus de cynisme que l’hypocrisie les avait longtemps contenus. Chez les humbles, c’était la misère, chez les riches un besoin frénétique de s’étourdir et d’oublier la lugubre fin du règne de Louis XIV2 ».

Cette hypotypose présente le règne de Philippe d’Orléans (1715-1723) en des termes antithétiques. Assimilée à une fête, la Régence offre l’image d’une parenthèse licencieuse contrastée : sa libéralité, son insouciance, son opulence ne cesseraient d’être menacées par la pauvreté, la corruption et la conspiration. Loin d’être décontextualisé, le propos de Baroncelli renoue avec la bande-annonce du film de Tavernier3. La narration simultanée emprunte à l’art de la chronique. Elle insiste particulièrement sur le « libertinage4 », l’oisiveté festive, le badinage, « l’amour5 », et le chaos. À ces termes sont associés des plans descriptifs et narratifs jouant d’effets d’amplification permettant de moduler le récit. Dans son film, Tavernier a dressé le portrait haut en couleurs d’une époque délibérément polémique6. Il se nourrit d’une pluralité de sources documentaires, tel qu’il le précise dans son interview datée du 19 janvier 20197.  Si le premier état du scénario est une adaptation du roman d’Alexandre Dumas, La Fille du Régent (1845), Tavernier s’en détache progressivement. Supprimant toute intrigue de prime abord, il sélectionne, parmi ses lectures8, des scènes plaisantes, qu’il accumule selon son goût. Le film a d’abord été pensé comme une succession de tableaux9 ayant pour objectif d’offrir une « description de l’époque extraordinairement vive et drôle10 ». N’ayant pas l’absolue vocation de la fidélité historique, Que La Fête commence invite surtout à un spectacle de plaisir et de jouissance qu’ouvre ce début de siècle.

Au fond, la Régence est appréhendée selon un certain prisme idéologique dont le film n’est autre qu’une icône. L’intégralité du XVIIIe siècle n’y échappe d’ailleurs pas. En effet, Tavernier suggère que ce règne festif porte les germes de la Révolution, qu’il la préfigure. Il a pris soin d’opposer son faste à la pauvreté du peuple qu’il met en scène11. Cette lecture s’appuie sur un cliché propre au XVIIIe siècle. Les Goncourt l’assimilent, dès 1879, à une « délicieuse décadence12 ». Cette vision est loin de se restreindre aux seuls Goncourt. Pour Jean Starobinski, ce mythe est consubstantiel à la société du XIXe siècle : « il faut reprendre le XVIIIe siècle à sa légende. L’Europe bourgeoise, dès le début du XIXe siècle, a rêvé l’image d’un XVIIIe siècle élégant et frivole, libre de mœurs, vif d’esprit, voué coupablement et délicieusement à une fête insouciante […] À partir de 1850, le malaise et la fausse conscience des classes aisées ont élaboré leur philosophie de l’histoire sous la forme d’une mythologie de l’Ancien Régime. Il n’était pas impossible d’y projeter tous ensemble la nostalgie d’un bonheur sans interdits et l’accusation de légèreté fatale. »
Notre contribution interrogera précisément la généalogie et la propagation de cette légende persistant au XXIe siècle. Comment s’est-elle forgée et a-t-elle été diffusée par les arts ? Loin d’avoir la prétention de l’exhaustivité, notre démarche tente avant tout de révéler cette « pathologie herméneutique », qui continue à biaiser l’appréciation du XVIIIe siècle, ce en dépit de ses relectures. Nous mettrons donc en évidence l’invention de cette légende, ses moyens de transmission, ce afin de questionner ses formes de survivances au XXIe siècle.

L’ « époque » et son « style » : l’invention d’un XVIIIe siècle « rococo »

Dans le premier quart du XIXe siècle, s’opère un véritable changement de paradigme dans la considération de l’Ancien Régime. Il est déprécié sous la Révolution, durant laquelle se forge cette image péjorative13. Pourtant, la Restauration renoue avec le passé monarchique, l’établissant en objet de mémoire. L’intérêt pour le siècle précédent est soutenu par un vaste réseau d’amateurs, collectionneurs, et antiquaires faisant circuler bibelots, objets et œuvres d’art. Dans sa thèse de doctorat14, Seymour O. Simches montre que certains artistes, qu’il qualifie de « romantiques », s’inscrivent dans ce processus. Ils utilisent le XVIIIe siècle comme une référence provocatrice, délibérément licencieuse, que Simches nomme l’« esthétique rococo ». Loin d’être désintéressé, l’engouement pour le XVIIIe siècle s’ancre dans une dimension politique particulière, cautionnant précisément son approche esthétique. En témoignent les propos d’un critique d’art, Charles Delescluze, à l’occasion du Salon de 1824 : « [La] médiocrité s’engraisse et le mauvais goût menace d’envahir l’École [des beaux-arts]. Au moment où chacun parle de la crise où se trouvent les arts en France aujourd’hui, j’aurois désiré que l’on exposât comme appendice instructif, quelques tableaux faits à l’époque où le goût en peinture s’est successivement corrompu chez nous. Si donc j’en étois le maître, je placerois un Jouvenet, un Restout, un Pierre, un Boucher, un Vanloo, un Watteau même à la suite de l’Exposition qui a lieu en ce moment15 ».

Delescluze fustige ce goût pour le XVIIIe siècle présent au Salon de 1824, lui assénant un double-reproche : la corruption et la médiocrité, à rebours de tout exemplum virtutis. La critique d’amoralité rejoint celle de canons jugés décadents par Delescluze.

Cette perception n’est pas l’apanage de ce seul critique. Elle s’ancre dans une conception de l’histoire cyclique, selon la théorie de Johan Joachim Winckelmann16. Chaque civilisation suit un même mouvement selon lequel elle s’affaisse après avoir atteint son apogée, sombrant dans sa décadence. De la sorte, le XVIIIe siècle, tel que l’a montré Jean-Jacques Tatin-Gourier, est associé à la notion de « fin d’Ancien Régime17 », qui s’élabore de 1789 à 1815. Il est donc cohérent, pour Delescluze, que les arts soient les miroirs de cet effondrement sociétal. Nonobstant, cette conception perdure au fil du XIXe siècle, faisant figure de fait historique. En effet, l’histoire se constitue alors en une discipline dotée de ses propres règles et méthodes. Dans ce contexte, des historiens véhiculent ce stéréotype. Ainsi, en 1833, Jules Michelet écrit dans son Histoire de France : « passer de la Régence à Fleury et Louis XV, c’est, ce semble, passer de la pleine lumière aux arrières cabinets de Versailles, cachés dans l’épaisseur des murs, sans air ni jour que ceux des petites cours qui ont sont des puits. […] La décadence en tout commence en 176018 ».

Michelet, figure d’autorité scientifique, passant pour l’« inventeur de l’histoire de France19 », accrédite la légende d’un XVIIIe siècle rongé par le vice. L’image des « petites cours » évoque les soupers fins filmés par Tavernier. L’histoire est ramenée à des plans intimes et obscurs.

Cette idéologie investit également l’histoire des styles, dont le théoricien principal est Gottfried Semper20. C’est en 1842 qu’apparaît le terme de rococo dans le dictionnaire : « rococo : adj[ectif ] et s[ubstantif ] m[asculin] (beaux-arts). Il se dit trivialement du genre d’ornement, de style et de dessin qui appartient à l’école du règne de Louis XV et du commencement de Louis XVI21 ».

Dès lors, le « rococo » devient un « type » symptomatique associé au XVIIIe siècle. L’étymologie de ce vocable n’est pas connue. Pour autant, il revêt un second sens, pouvant être utilisé tel un sobriquet désignant quelque chose de vieux et de suranné22. D’après Delescluze, il aurait d’abord été utilisé dans les ateliers de Jacques-Louis David afin de se moquer de l’art de l’Ancien Régime23.

Dans les années 1830, ce terme devient une catégorie stylistique défendue par un noyau d’artistes et critiques d’art24. Théophile Gautier contribue au réinvestissement sémantique du « rococo », faisant l’apologie artistique du XVIIIe siècle. En 1856, il clame son triomphe : « ce dix-huitième siècle si malmené par les pédants n’en a pas moins produit un nouveau style, une forme inconnue de l’art, adaptée avec enthousiasme de toute l’Europe, et qu’on a essayé vainement de flétrir en l’appelant « rococo » : forme originale, charmante, flexible, se prêtant à tout, d’une invention et d’un caprice inépuisables25 ».

Gautier nous invite à questionner le rôle des historiens des arts dans la transmission des stéréotypes associés au terme de « rococo ». Ce dernier n’est plus considéré comme un adjectif, mais comme un style, soit une forme artistique spécifique associée à une « époque », une « période26 », celle du XVIIIe siècle. Dès lors, il convient d’interroger cette acception du « rococo » à la manière dont certains historiens des arts du XIXe siècle ont écrit l’histoire des artistes du siècle passé.

Une « pathologie herméneutique » transmise par l’histoire des arts ?

L’art s’est particulièrement prêté à la transmission de ces clichés, qui relèvent d’une véritable « pathologie herméneutique27. En effet, l’historiographie des arts a particulièrement œuvré par ses choix et ses discours à conforter la représentation d’un XVIIIe siècle sulfureux. Deux artistes forment un duo antithétique occupant une place privilégiée dans cette historiographie : François Boucher et Antoine Watteau. Boucher n’a bénéficié d’aucune biographie, ni étude historique au XVIIIe siècle. En 1843, le critique d’art Arsène Houssaye lui dédie, le premier, une étude publiée dans un journal à grand tirage, La Revue des Deux Mondes28 Plus qu’une étude, l’article recèle d’anecdotes intimes et traits personnels forgeant la légende du peintre. De prime abord, Boucher est présenté comme l’« incarnation29 » de son siècle, son illustration. Cette association est reprise par les frères Goncourt en 186230. L’analogie ne s’arrête pas là, puisqu’Houssaye établit un point commun entre les deux : l’art de la tromperie, du simulacre. En contrepoint, le critique rapporte une légende, qui occupe la plus grande partie de sa publication : rencontrant une belle jeune femme pure, ingénue, et naïve, Rosine, Boucher s’en serait passionnément épris. Il en aurait fait son modèle, capturant sa fraîcheur, avant de la délaisser. Rosine serait morte de chagrin. Malgré sa beauté, cette fable n’est que le pur fruit de l’imagination d’Houssaye31. En effet, Christine Gouzi rappelle qu’Alaster Laing a mené, en 1986, la relecture critique des sources bibliographiques du XVIIIe siècle sur l’artiste. Si l’anecdote rapportée par Houssaye n’y figure pas, des accusations portant sur les mœurs de Boucher sont portées dès le Salon de 1765. Diderot fustige l’indécence de ses « plates marionnettes32» La même année, Antoine-Etienne-Nicolas Fantin-Desodoards reproche au peintre de fournir de jeunes modèles à Louis XV pour ses distractions du Parc-aux-Cerfs, propos dont Laing démontre l’imposture33Il s’agit donc de calomnies proches de la diffamation. Houssaye s’en serait peut-être inspiré, en les transposant dans son récit, soulignant par le biais de l’anecdote les mœurs de Boucher. De fait, l’anecdote rapportant la rencontre entre Rosine et l’artiste a une portée morale. Elle évoque le mythe de la « décadence » imputée au XVIIIe siècle que nous avons précédemment exposé. La critique sous-jacente d’Houssaye porte non seulement sur le caractère de Boucher mais aussi sur son art, lui-aussi jugé licencieux. Cette lecture morale de l’art peut, à ce titre, être considérée comme une interprétation abusive voire caricaturale d’une production artistique pourtant riche et diversifiée.

Antoine Watteau a, davantage que Boucher, les faveurs des historiens de l’art. Les écrits que lui consacrent Charles Blanc34, Théophile Gautier35, et les frères Goncourt36 s’accordent à faire de lui la véritable et seule égérie du XVIIIe siècle. Sa position est plus ambiguë. A l’instar de Boucher, il passe pour un artiste libertin, qui, pour Blanc, n’est « pas sans ressembler à sa peinture. Jeunesse, imprévoyance, inspiration toujours prête, travail facile37 ». Charmant peintre de la galanterie38 », Watteau est l’un de ces « aimables historiens de l’anecdote et du plaisir39 » Ainsi Blanc le considère-t-il comme un historien témoignant de son « époque40 ». Assimilé aux fêtes galantes, il caractérise l’époque de la Régence, son train de vie. En 1859, les frères Goncourt réitèrent cette vision dans L’Art du XVIIIe siècle. Watteau y apparaît en « grand peintre poète du XVIIIe siècle41 », incarnant un « mode idéal42 », peuplé de « visions enchantées43 », une sorte de « paradis galant44 », où triomphent l’amour et la grâce. Cette grâce, pour les deux frères, « s’agite sur un rythme45 »  d’une « danse menée avec harmonie46 ». Watteau est donc présenté par le biais même de la poésie. En 1857, Charles Baudelaire, dans son poème Les Phares, reprend une image analogue, transformant l’artiste en un « carnaval47 » dont les figures assistent à un « bal tournoyant48 ».

Cette étude historiographique révèle l’investissement de l’histoire des arts par cette idéologie, Watteau et Boucher n’en étant que des archétypes. Dès lors, l’art serait, en reprenant les termes de Starobinsky, lui-aussi « voué coupablement et délicieusement à une fête insouciante49 ». Or, cet effet de miroir peut être réfuté à bien des égards. Boucher, dont la protectrice n’est autre que Madame de Pompadour, « marraine […] et reine du rococo50 » pour les frères Goncourt, n’a pas uniquement eu pour idéal « la volupté51 », déclinée en scènes pastorales aux nus sensuels. Il a aussi participé à étendre le goût pour l’antiquité latine52, goût aussi partagé par sa bienfaitrice. L’œuvre de Boucher, passant pour l’épigone du « joli53 », peuplée de pastorales champêtres, est en réalité pétrie d’érudition. De même, l’art de Watteau ne peut-il pas être réduit au cliché qu’en donnent les frères Goncourt. L’artiste s’empare des thèmes de la mélancolie, de la tristesse et d’une forme de pesanteur54 complexifiant la compréhension de ses œuvres. Prenons le cas du Pèlerinage à l’île de Cythère, peint en 171755. Cette toile est aussi connue sous deux autres titres qui orientent son interprétation :  Retour de Cythère et Une Fête galante. Ainsi l’œuvre représenterait-elle une procession de personnages vers l’île de Cythère, qui, dans la Grèce antique, abrite un temple dédié à Aphrodite. Dans leur article sur Watteau, les frères Goncourt privilégient cette lecture : « éternelle variante du verbe aimer, l’œuvre de Watteau n’ouvre jamais que des perspectives heureuses. Elle éveille le désir, promet la volupté et fat penser à l’amour. La vie humaine y apparaît comme le prolongement sans fin d’un bal masqué […] si l’on s’embarque, c’est le départ pour Cythère56 ».

La danse apparaît comme une métaphore de l’amour et de l’enivrement des sens. Pourtant, cette interprétation est aujourd’hui discutée. En faisant abstraction du titre, aucun élément de la composition n’indique résolument s’il s’agit d’un aller, ou d’un retour à Cythère. Pierre Rosenberg a d’ailleurs démontré l’ambiguïté de cette toile empreinte de rêverie, hors du temps57. En suspendant la narration, Watteau a aussi suspendu le sens de son œuvre : s’agit-il d’une invitation à l’amour ou de l’évocation nostalgique d’une Arcadie perdue ? Quoiqu’il en soit, l’interprétation de l’œuvre se heurte, elle-aussi, à ce mystère, n’en déplaise aux frères Goncourt.

Pourtant, certains artistes s’inspirent, à leur tour, des historiens des arts. Ainsi, le mythe d’artistes « rococos » s’incarne-t-il à travers des artefacts58. La légende de Boucher, rapportée par Houssaye, est, par exemple, illustrée par Faustin Besson. En 1881, il peint Boucher et Rosine59 représentant la rencontre du peintre libertin et de sa muse autour d’un panier de cerises. L’iconographie est conforme au discours même d’Houssaye. Ce dernier précise que Boucher demande à Rosine « une poignée de cerises60», pour les « manger avec un certain charme61 ».  Bien sûr, la présence des cerises n’est pas un hasard, ce fruit ayant lui-même un symbolisme ambivalent : symbole charnel, il est un appel aux sens mais évoque aussi la Passion du Christ62, le sacrifice ; préfigurant peut-être celui de Rosine. Mais Besson ne s’est pas contenté d’illustrer les propos d’Houssaye. Le marché devient, sous son pinceau, un espace champêtre peuplé de ruines, de dames aux toilettes raffinées, et même d’hommes en conversation galante. A cet égard, Besson apparaît en adéquation avec les frères Goncourt, qui rappelons-le, font des pastorales galantes et de la volupté des thèmes de prédilection de l’artiste. De la sorte, Besson accrédite le mythe de Boucher qui a d’abord été élaboré par des historiens des arts, pour s’ancrer dans la société du XIXe siècle.

Entre révision et survivances : un imaginaire stéréotypé vivant

A-t-on, depuis le XIXe siècle, remis en question le poncif du « rococo » qui entache l’interprétation des arts de Watteau et de Boucher ? L’histoire des arts a une position ambivalente sur ce sujet.

Dans les années 1980, s’amorce la révision de ces interprétations stéréotypées dans le contexte d’une mondialisation culturelle favorisant l’enrichissement des collections, et une recherche désormais internationale. Ainsi, la première exposition monographique sur Watteau (1984)63 s’inscrit-elle dans cette démarche. Elle témoigne d’un riche corpus et d’une diversité d’analyses laissant délibérément place à l’ambiguïté de l’interprétation du peintre et de son œuvre. En 1987, sont publiés les actes d’un colloque64 s’étant tenu pendant cette même rétrospective. Pierre Rosenberg, son directeur, reconnaît que l’une des difficultés est « l’interprétation de son œuvre. Watteau voulait-il des sujets à sa peinture ? Ou souhaitait-il qu’ils soient perçus comme de simple pastorales. La question divise les spécialistes65 ». Mystérieux, Watteau passe alors pour le maître de l’indécision. Boucher lui-aussi gagne du crédit, grâce à une rétrospective organisée en 1986. Loin d’être futile et de se livrer à la débauche, le peintre est salué pour la prolixité d’une œuvre multi-aspectuelle. Il est tout aussi loué pour son habileté de dessinateur. Sa moralité n’est plus le sujet de l’historiographie.

En dépit de ces nouvelles études, certains chercheurs et conservateurs restent encore dans le sillage historiographique du XIXe siècle. En témoigne le troisième volume de L’Art français, d’André Chastel, publié en 1996— un ouvrage servant, aujourd’hui encore, de référence. Or, sa structure révèle la survivance de clichés issus du XIXe siècle. Il découpe l’art sous l’Ancien Régime en périodes correspondant aux règnes successifs. De la sorte, Chastel brosse un tableau pittoresque de la Régence, où « le libertinage s’épanouit sans ménager les apparences […] dans un climat d’hédonisme66 ». Constatons qu’il y associe des œuvres jugées emblématiques et en particulier Le Pèlerinage à l’île de Cythère. Car, selon lui, « on attendait de l’artiste et du poète la jouissance fugitive de la grâce67 ». Chastel enchaîne ce portrait historique avec un chapitre dédié à Watteau, qu’il isole des autres artistes académiciens. Watteau occupe une place à part, puisqu’il permet à Chastel d’illustrer ses précédents propos. Bien qu’il souligne ses talents de dessinateur, il regrette que ce soit « l’artifice et la ‘’réalité fictive’’ du théâtre qui le monopolise le plus68 ».

Cette vision moralisatrice d’un XVIIIe siècle artificiel et subversif perdure au XXIe siècle. En 2007, Sabrina Cauchy, étudiante en histoire moderne à l’Université Paris XII, publie un article en ligne, sur le portail scientifique OpenEditions Journals69. Il s’agit de la présentation de son mémoire portant sur Les bouquetières-chapelières en fleurs à Paris sous l’Ancien Régime. Or, analysant les liens entre Boucher et les boutiquières, elle précise que « François Boucher est l’un des principaux acteurs du mouvement « rococo ». Il peint de nombreuses scènes de plaisirs qui traduisent les mœurs relâchées de l’époque70 ».

Cette perception de l’artiste subsiste au sein de certaines expositions. En témoigne l’exposition Chine, une des provinces du rococo. La Chine rêvée de François Boucher. Elle s’est tenue au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon en 2019. Son objectif est d’explorer le goût des chinoiseries chez le peintre à partir de ses propres collections d’objets. Dans sa contribution71, Pierre Rosenberg ne regrette que l’usage du terme « rococo », qu’il considère inadéquat. Pourtant, ce même mot est employé par un journaliste lors de la présentation de cette rétrospective sur la chaîne YouTube de France 3 Bourgogne-Franche-Comté. Il précise que ces « objets [donc les chinoiseries exposées] appartiennent au mouvement rococo, un mouvement artistique que l’on retrouve dans la décoration d’intérieur72 ».

Le « rococo » n’apparaît plus comme une catégorie artistique, mais comme un mouvement, autrement dit un réseau d’artistes bien défini, et ayant un intérêt commun. Dans cette conception, l’œuvre n’est pas étudiée dans sa complexité, mais exemplifie une théorie qu’elle illustre. Loin de disparaître, le terme de « rococo » et ses connotations péjoratives perdurent au XXIe siècle. Sa force de survivance tient aux mythèmes que ce mot évoque, et qui rencontrent l’engouement du public. Mais elle s’appuie surtout sur une variété de médiums tel que nous l’avons constaté.

 

À l’issue de ce travail, sortir du spectre des beaux-arts s’impose : les symptômes et variations du « rococo » survivent et ne cessent d’être actualisés dans notre culture visuelle.  Jean-Claude Bonnet mène une réflexion originale sur le « XVIIIe siècle à l’écran73 ». Il y étudie l’appropriation d’objets complexes tels que la Révolution et le libertinage par des réalisateurs tels que Federico Fellini, Alexander Volkoff, Sergueï Eisenstein. Cependant, Bonnet confronte leur démarche à la « fragilité ontologique74 » du cinéma cherchant, par la réactualisation d’un mythe, à asseoir une poétique propre. L’appropriation d’objets complexes, se caractérisant par leur pluralité, contraint « le cinéma à prendre ses distances et à s’émanciper d’une routine illustrative en inventant son propre cheminement singulier75 ». En s’affranchissant de la fonction d’illustration, le cinéma doit chercher, par les moyens propres à son art, à traduire les multiples nuances d’un siècle bien loin de n’être qu’une « charmante époque76 ».

Citer cet article

Alithéia Soulié, « L’art du XVIIIe siècle, une « délicieuse décadence » ? Genèse, impacts, et survivances de certains stéréotypes et « délires » interprétatifs », [Plastik] : Interpréter les œuvres : questions de méthode #11 [en ligne], mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/12/15/titre-lart-du-xviiie-siecle-une-delicieuse-decadence-genese-impacts-et-survivances-de-certains-stereotypes-et-delires-interpretatifs/

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